Site archivé par Silou. Le site officiel ayant disparu, toutes les fonctionnalités de recherche et de compte également. Ce site est une copie en lecture seule

Parler au lecteur. Aller aux commentaires
27 novembre 2015

Hi'.

Vers juin-juillet, alors que je me préparais à expliquer ma vision de l'écriture loin loin loin de chez moi, je me suis dit okay, la conception c'est le fondement de la linguistique, ça se résume à "l'histoire a un et un seul objet", pas de problème. Le développement c'est l'histoire de pertinence, mon éternelle équation "texte + contexte = sens". Tout cela est carré, (pseudo-)scientifique et très purrrrrr... et puis il y avait ma troisième partie, planification, et là j'ai bloqué.

En fait, comme un abruti, je me suis rendu compte que je n'avais jamais réfléchi au plan, au-delà d'un simple "j'ordonne (et subordonne) mes éléments".

Ma théorie du plan date de quand j'avais quinze ans et qu'on parlait de "fil rouge", avec l'idée qu'il y avait en gros une quête principale, des quêtes secondaires et des événements accessoires, et blablabla... théorie à peine retouchée quand on m'a appris à faire des plans à l'uni', avec par exemple l'idée que chaque partie doit faire à peu près la même taille. Tout ça c'est bien joli mais c'est du niveau de Cro-Magnon.

Du coup je me suis mis à réfléchir à la théorie linguistique qui pourrait s'appliquer au plan.

Et soudain, je me suis fichu une claque.

 

1. L'interactionnisme

La linguistique est la science du langage. La sociolinguistique est une science du langage qui considère le langage comme une activité humaine et, pour simplifier, regarde l'influence de l'élément humain (social) sur cette activité. Par exemple tu dis "tu" à telle personne et "vous" à telle autre, ou encore les djeunes y parlent pas comme que les vieux. Tavu. Ouais on a progressé un peu depuis Labov quand même.

Au sein de la sociolinguistique existe l'interactionnisme, qui dit en gros que quand tu parles tu interagis avec quelqu'un, et du coup ton activité va devoir prendre ce quelqu'un en compte. La communication sert toujours à transmettre un contenu (genre "on t'a volé tes bottes") mais sert aussi à négocier la communication elle-même (genre "me tape pas dessus mais..."). En termes moins commerciaux, même quand une seule personne parle, tout le monde coopère pour rendre la communication possible.

Tout le monde est actif, ou ça échoue.

Et cela, quand on y pense, va à l'encontre de notre représentation la plus basique de la lecture (et donc, de l'écriture). L'écriture est décrite comme une activité passive : le seul effort qui nous est demandé est de débrancher notre cerveau le temps d'une escapade dans l'improbable, et ah oui de tourner la page une fois arrivé en bas. Il en va de même pour les autres arts, et on ne pense vraiment à l'activité que si le spectateur se met à parler ou presser sur un bouton. En tant qu'auteur, on s'imagine complètement coupé du lecteur.

Difficile de nier cette idée. On ne peut pas répondre à l'auteur. On ne peut pas empêcher le héros de monter ce fichu escalier. On n'a clairement pas une manette en main et la possibilité de tuer des hordes de pajenti(tm). Cela dit, la conséquence de cette vision est d'écrire en supposant que le lecteur connaît son boulot et que ça passe ou ça casse. Parler au lecteur, c'est briser le quatrième mur genre "mais toi et moi, lecteur, savons qu'en fait elle est toutdous(tm)". Dans un texte normal, on ne parle pas au lecteur. Enfin si mais uniquement pour lui raconter l'histoire.

On n'imagine pas un seul instant avoir à coopérer avec lui pour dire "comment" on va la raconter.

La plupart d'entre nous ont entendu parler du "contrat de lecture", que perso' je sais toujours pas bien ce que c'est mais qui est en gros l'accord tacite passé entre l'auteur et le lecteur au moment où ce dernier commence à lire. Ça dit en gros "ouais je sais les poneys existent pas fais semblant et lâche-moi les basques" ou encore "ça va parler de bisous et du dessous des sabots, t'es prévenu". Mais pour la majorité d'entre nous, ce contrat est assez général et comparable à des clauses d'utilisations que tu lis pas quand tu installes ta nouvelle app. Et ça correspond aux tags, au pitch, à ce genre de choses. L'appliquer à l'intérieur du texte... inimaginable.

Cela dit, j'avais déjà une autre notion, quoique assez vague, pour cela. "Préparer" ou "annoncer" quelque chose dans le texte. Par exemple, l'héroïne pète les plombs mais le lecteur n'est censé le savoir que d'ici deux chapitres. Si on ne fait rien et que dans deux chapitres on découvre qu'elle était folle, ça va sembler tomber du ciel. Si on déballe tout dès le départ, ben tout l'intérêt, toute la tension, tout ça part dans le caniveau. L'idée est alors de simplement donner des indices, des signaux que "y a un truc" et que "ça pourrait être ça". Genre elle se met à collectionner les crayons, ou bien elle coupe toutes les conversations au beau milieu comme sur un coup de tête. Elle n'arrive plus à coiffer sa crinière. Des détails tout bêtes mais qui, une fois arrivé à la révélation, prennent tout leur sens et permettent au lecteur de faire "aaaah c'était donc ça" ou "JE LE SAVAIS ! (bang)".

Sans le savoir, ce système d'annonce au travers de détails, de "signaux" comme je dirais maintenant, est une forme de coopération avec le lecteur.

Et sans le savoir, on peut aller beaucoup, beaucoup plus dans la coopération.

 

2. Les paires adjacentes

L'interactionnisme dispose d'une grille d'analyse quand il s'agit d'étudier une conversation. Le principe est simple. Le langage est une activité entre plusieurs sujets parlants. Une activité implique des actions. Chaque action implique une réaction. Donc dès qu'une personne dit quelque chose, ce qu'il dit est une action qui va demander une réaction de la part de l'autre personne.

Ces paires "action - réaction" fonctionnent très bien pour les dialogues, par exemple les discussions au téléphone où, basiquement, l'autre répond. Mais, et c'était là une petite découverte du temps où j'étais bachelier, les personnes qui monologuent utilisent la même structure. J'avais vu un politicien argumenter avec un interlocuteur fictif, fabriqué de toutes pièces par son discours. Et nos textes eux-mêmes, qu'on en soit conscient ou non, utilisent aussi cette structure.

Ce qui signifie que c'est aussi la structure minimale d'un plan.

Ce sont des paires "action-réaction", entendu (on n'a pas encore vu d'exemple), mais pourquoi adjacentes ? Parce qu'elles se suivent, bien sûr. Et pas seulement parce qu'il y aurait des suites de paires genre "action-réaction" - "action-réaction" - "action-réaction"... mais parce qu'une réaction est, fondamentalement, également une action. Ce qui signifie qu'elle aussi demande une réaction. Un peu comme une escalade de la violence, où chacun dit "mais c'est lui qu'a commencé", sauf que là c'est pour demander à quelqu'un s'il veut négocier.

On parle alors de "paires imbriquées" et, une fois encore, c'est facile à voir quand vous causez avec quelqu'un. L'exemple typique est la paire "question-réponse" où la réponse demande en général une confirmation, mode "j'ai bien répondu ?" Discuter est une activité, on veut savoir comment cette activité se passe.

Maintenant, la question en or : est-ce qu'on peut appliquer tout ça à nos textes ? (Et surtout, à quoi ça nous sert ?)

La réponse est oui.

Et pas seulement pour les moments où nos personnages conversent, pour expliquer comment rendre leurs répliques plus cinglantes. Mais oui, on peut commencer par là.

Déjà, ça nous explique pourquoi on va se passer de tous les "bonjour-salu-sava" vu qu'on n'a pas besoin de négocier l'ouverture du dialogue. On ne conserve que les paires qui nous intéressent, et comme le début est une réaction, ça nous permet de faire "exister" ce qu'on a coupé. Type "Rarity salua Twilight et après avoir causé un peu : 'mais au fait, tu n'as pas vu blablabla...' dit la diva." Ce "mais au fait" indique un changement de sujet, on a l'illusion qu'elles ont pu se dire des tas de choses sans importance avant.

Ensuite, ça nous dit comment les faire réagir. Alors oui je sais, ça dépend énormément du personnage (et de nos propres compétences sociales), mais la tension d'un dialogue, son intérêt, ne se trouve pas seulement dans l'information transmise, type "Twilight, qu'est-ce qui se passe ?! - C'est horrible, Dash ! Spike est mort !" L'intérêt du dialogue se trouve aussi dans la manière dont les personnages coopèrent, négocient ou même se battent pour diriger la conversation. "Parlons du contrat. - Parlons de ma récompense." En deux répliques on a créé le conflit, et dit en gros : "bouffe-le ton contrat je ferai plus rien pour ta tronche avant d'avoir vu mon argent !" Si le premier ne veut/peut pas payer, il va tenter de parler du contrat (et de l'argent futur). Si le second en a marre de se faire avoir/ n'a plus confiance, il va revenir sans cesse à l'argent. Ils n'ont jamais besoin de le dire explicitement : chacun va parler de ce qui l'intéresse, et créer ces fameux "dialogues de sourds" jusqu'à ce que l'un d'eux cède et s'aligne sur l'autre.

Mais ce qui doit nous intéresser ici et maintenant, c'est qu'on peut appliquer les paires adjacentes à la narration.

 

3. Narration

Quand l'auteur écrit son texte, il monologue. Et le narrateur, en narrant l'histoire, fait exactement de même. Personne ne risque de les interrompre, ils peuvent continuer aussi longtemps qu'ils veulent. Par contre, ils doivent retenir l'attention du lecteur et pour cela, ils ont besoin que le lecteur coopère. Yup, il y a interaction.

"Carrot Top revenait des champs, la bêche à l'épaule, à trois pattes par le sentier qui serpentait la colline. L'air chaud d'été cuisait doucement les blés alentours. Entre les bosquets d'arbres, oasis d'ombres sous leurs feuillages, elle pouvait s'arrêter un instant et retirer la sueur qui lui coulait du front.

En bas du chemin, seul dans les champs, il y avait Big Macintosh."

Comment argumenter qu'ici il y a interaction ? Où sont les paires ? On peut, pour se simplifier la vie, décréter qu'à la place des répliques d'un dialogue, ici on a les phrases du texte. Première phrase ? Carrot Top revient des champs. Seconde phrase ? Il fait chaud. Troisième phrase ? Euh... arbres oasis sueur je sais pas moi. Quatrième phrase, y a Big Mac. C'est de la paraphrase et on n'a pas de quoi faire des paires, encore moins les imbriquer.

Mais rappelez-vous l'équation "texte + contexte = sens". Ici, on a seulement le discours du narrateur. Et si on rajoutait le discours d'un lecteur fictif ?

"Carrot Top revenait des champs (elle foutait quoi là-bas ?), la bêche à l'épaule, (ah d'accord), à trois pattes (wat) par le sentier qui serpentait (ranafiche) la colline. L'air chaud d'été (tu t'fous d'moi) cuisait doucement les blés alentours (c'est quoi ce ton mièvre ?). Entre les bosquets d'arbres, oasis d'ombres (t'es sérieux ?) sous leurs feuillages, elle pouvait s'arrêter un instant et retirer la sueur (il est sérieux) qui lui coulait du front.

En bas du chemin, seul dans les champs, il y avait Big Macintosh (okay romance)."

Bien sûr que le lecteur réagit au texte, il le lit, ce serait inquiétant qu'il n'en pense rien. Se mettre à la place du lecteur permet d'essayer de deviner ce qu'il va "dire", et donc d'y répondre par avance. Tout le texte est la simulation d'un dialogue avec un lecteur fictif posant ses questions de phrase en phrase et forçant le narrateur à développer tel ou tel point. Si je dis juste :

"Carrot Top revenait des champs par le sentier qui serpentait la colline. L'air chaud d'été..."

On peut se demandait ce qu'on fichait aux champs. Avec AJ c'est facile, c'est une fermière, mais même si certains peuvent se dire que Carrot Top cultive les carottes, ce n'est pas évident pour tout le monde. Donc on rajoute la bêche, et là c'est clair. Pourquoi à trois pattes ? Parce que ça m'amusait, mais aussi pour recentrer la conversation : ce qui nous intéresse, c'est Carrot Top, pas ce qu'elle fait. Quand on reprend le texte et qu'on parle du décor, ce qu'on garde de Carrot Top ce n'est pas sa bêche, c'est la jument.

De même, quand on finit par "la colline", une question légitime est : elle ressemble à quoi, cette colline ? Si on ne dit rien, une fois encore, le lecteur va remplir les trous pour nous, et ce n'est pas (toujours) un mal, mais le texte peut lui répondre en développant la description et, une fois encore, c'est l'occasion de recentrer la discussion : tout il va bien il est beau les petits oiseaux le facteur ta femme le canapé. Et si on pense que le lecteur n'aime pas les bucoliques ?

"L'air chaud d'été cuisait doucement les blés alentours. Il y avait de la routine dans ces paysages, mais la jument aimait à s'y perdre après le travail. Entre les bosquets d'arbres..."

Non, la jument en a ranafiche, la jument n'existe pas. Ce que cette phrase en plus dit en vérité c'est "toi, lecteur, tu peux trouver ça barbant, mais tu vas me faire le plaisir de t'y intéresser j'ai passé des nuits blanches sur ce texte bordel fais un effort !" Pas besoin d'interpeller, on a été subtil et au final le résultat est le même. Le lecteur va s'intéresser au paysage ne serait-ce que pour savoir ce que la jument pense ou ressent et tout le monde est content. Mais ça, le texte a dû le dire. Le texte a dû le négocier. Le narrateur, en pleine narration, a dû faire "okay maintenant on parle de ça" et obtenir l'assentiment du lecteur.

Et si on essayait un texte qui ne coopère pas ? Bon c'est impossible mais qui n'essaie pas de négocier son contenu ?

"Twilight gagna la chambre. Dehors, les calèches passaient à grand bruit, leurs larges roues cahotant sur la grand rue du village. On vendait les légumes par brassées entières aux étals où la monnaie allait de patte en patte sous le couvert des appels des marchands et des badinages. Dans le meuble, une lettre."

Qu'est.lfkasvdlhslk qui s'est passé ?! On arrive dans la chambre, okay, y a quoi dedans ? Dehors, les calèches... okay je suppose que c'est le bruit par la fenêtre... okay roues cahot si tu veux on peut revenir à la cham- j'en ai ranacirer de tes légumes ! Pourquoi qu'on me parle de monnaie, de marchands et de badinage non d'un chien on parlait de Twilight ! Et là soudain, un meuble. Okay. Donc tout ce bordel sur le dehors, le marché de village, ça a servi à quoi ? Texte ? Non ?

Ce n'est pas mal écrit, c'est juste que le texte n'en fait qu'à sa tête et ne coopère pas. Et forcément quand quelqu'un n'écoute pas, en général on n'a pas envie de l'écouter non plus.

 

4. Le plan

Le lecteur n'est donc pas passif. Il faut constamment, partout dans le texte, négocier avec lui du sujet de discussion. Le convaincre de nous laisser encore deux phrases pour décrire telle robe. Accepter de répondre à telle question même si qu'on voulait garder le mystère. Changer de sujet quand il se rend compte que bordel Canterlot et Manehattan c'est minimum plusieurs heures de trajet c'est quoi cette fumiste- ooooh une pouliche comme c'est meugnon !

Ça se passe en narration, de phrase en phrase et même à l'intérieur des phrases, et cela se passe au niveau du plan.

Fondamentalement, une histoire se résume par "problème - solution". Les poneys sont en danger ! Mais après vingt chapitres, la solution c'était l'amour, un Trixshy et au lit. Et s'il n'y a pas de solution, on met le tag sombre et marre. Poser un problème est inévitable, sans ça il n'y a pas de tension, donc pas d'intérêt, pas de texte - il faut un but, un enjeu et bien sûr, un conflit. Offrir une solution est nécessaire, même si cette solution se résume à "y en a pas", pour pouvoir écrire "the end" à la fin. Donc fondamentalement, notre texte est une paire.

On peut ensuite détailler cette paire, et c'est là vraiment que commence la conversation. On ne va pas chercher à savoir "quelles questions le lecteur va se poser", ça on ne le saura jamais. Non, on va chercher à savoir "quelles questions on veut que le lecteur se pose". Bêtement, disons qu'on débute l'histoire avec un personnage amnésique récupéré par le mane6 arrêtez de rire bande de saligauds. Est-ce qu'on a prévu que ce personnage recouvre la mémoire ? Si oui, est-ce qu'on a envie que le lecteur s'intéresse à cette mémoire ? Est-ce qu'on veut que le lecteur passe son temps à se demander "qu'est-ce qu'il savait ?"

Si on le veut, alors le plan va le refléter. On va passer plus de temps sur les événements qui impliquent cette mémoire. On va s'assurer qu'elle revienne à intervalles réguliers. Sinon ? On va réserver la question de la mémoire à des parenthèses assez courtes ici et là.

Le but n'est pas juste de dire la place que ça occupe dans l'histoire. Le but est de dire au lecteur la place que ça doit occuper pour lui.

"Une fois revenu de la fête, après avoir dit bonne nuit à Twilight, après avoir refermé la porte et gagné son lit, l'alicorne passa un moment dans la pénombre à regarder la photographie de toutes ces juments, ses nouvelles amies, qui le cajolaient. Il observa un moment ce mensonge, puis secoua la tête et acheva de s'endormir."

Un mot. Toutes ses préoccupations, tout ce qu'il peut jamais ressentir, en rapport à son amnésie, réduit à un mot. Puis il secoue la tête, limite lui aussi il s'en tape, et direction dodo. En gros là le texte a fait "je sais que t'as pas envie d'en entendre parler donc je glisse juste ça rapidement et on passe à autre chose okay ? On est cool ? On est cool". Le texte dit au lecteur qu'il n'y a pas de problème s'il ne veut pas s'en préoccuper. Ce n'est pas grave, il peut faire sans. Mais, juste... ça existe.

"À peine revenu de la fête, sans même dire bonne nuit à Twilight, l'alicorne s'enferma dans sa chambre pour réfléchir. C'était effrayant. C'était grisant. La pénombre lui rappelait combien la compagnie était douce. Il songeait, dix fois, cent fois, à frapper à la porte de Twilight, demander, comme un poulain, à passer la nuit avec elle. Puis en riait. Puis enrageait. Chaque instant de plus où ces souvenirs nouveaux effaçaient un peu plus de lui-même."

Ah ouais parce que je vous ai pas dit, c'est une romance. Ouais. Sauf que là la romance - mal foutue - passe largement au second plan, et l'alicorne veut juste du réconfort face, une fois encore, à son amnésie. Ce qui d'ailleurs est complètement wtf en soi mais passons. Le texte te met son intrigue dans la gueule et si tu veux pas écouter tant pis pour toi parce que là c'est clair c'est le sujet et rien d'autre. Merci de ne plus se préoccuper que de ça.

"Une fois revenu de la fête, l'alicorne s'attarda encore un peu avec Twilight, à lui dire bonne nuit, à paraître gêné, à s'excuser puis une fois éclipsé dans sa chambre, à se traiter d'imbécile. Son coeur battait. Il s'en voulait d'oublier son ancienne vie. Il suppliait d'en commencer une nouvelle. Et torturé entre ces deux idées il ne pouvait plus dormir."

Roooomaaaaance ! Le texte veut mettre ici sur un pied d'égalité amour et amnésie, on est censé s'intéresser aux deux, se soucier des deux tout comme le personnage s'en soucie (l'identification, c'est magique). Si, comme moi, la romance nous gonfle, on peut s'occuper de l'amnésie : l'amour devient un enjeu secondaire. Si, comme la vaste majorité du monde et de l'univers, on veut voir des petits coeurs flotter au-dessus de leurs crinières, on peut s'occuper de l'amour : l'amnésie devient un enjeu secondaire.

Le texte ne le dit jamais directement, mais au travers de la narration il négocie avec nous ce dont on va parler, constamment, même et y compris quand l'auteur ne s'en rend pas compte.

 

4. Stratégies

Les paires adjacentes nous disent donc que chaque fois qu'on écrit quelque chose, le lecteur y réagit, et ce qu'on écrit ensuite est censé réagir à ce que le lecteur aura "dit". Comme on ne sait pas comment il réagira vraiment, tout ce qu'on peut faire est de lui indiquer comment on aimerait qu'il réagisse. Une sorte de didacticiel, tout au long du texte, pour lui permettre de profiter de l'expérience.

Essentiellement, vu que le texte est déjà fini (à nuancer, et c'est un sujet intéressant, avec les commentaires à chaque chapitre d'une fic'), la négociation se résume à "pense ça - maintenant pense ça - maintenant pense ça - maintenant pense ça..." et forcément si on dit aux gens quoi faire, et que les gens ont pas envie, en général ils vont claquer la porte.

Alors oui, on peut décréter que "de toute manière Vuld il est débile il aime pas la romance il est chelou quand même" et on abandonne les réfractaires en chemin.

Et j'approuve.

Mais on peut aussi décider que mince, ce serait bête de s'arrêter à des préjugés. Après tout le mec chelou a quand même ouvert le livre - ou la page web - c'est donc qu'il a un minimum de curiosité. C'est donc là qu'il va falloir négocier un peu comme avec un pote à qui vous devez deux cents euros. Avec beaucoup, beaucoup de stratégie.

En interactionnisme symbolique, des stratégies il n'y en a que deux :

- L'atténuation
- L'évitement

L'atténuation, c'est l'euphémisme, c'est tenter de réduire la gravité du sujet. C'est juste deux cents euros, ça peut attendre, qu'est-ce que c'est comparé à une chouette amitié toussa ? On brosse les gens dans le bon sens du poil, on est poli, etc. L'évitement, c'est le changement de sujet. Si on n'a pas parlé de l'argent alors il n'y a aucune raison de se disputer. "Mon pote a perdu la tête, il s'est disputé avec moi parce que je suis allé au cinéma." Là c'est pas le moment, on est occupé, on va être en retard, on parlera des deux cents francs plus tard, bien au calme. Plus tard.

Ces mécanismes sont aussi bien présents dans nos dialogues. Direct :

"Twilight, qu'est-ce qui se passe ?"
"Spike est mort ! C'est clair, là ?! MORT !"

Atténué :

"Twilight, qu'est-ce qui se passe ?"
"C'est Spike ! Il avait les yeux fermés, alors j'ai cru qu'il dormait, mais il ne dormait pas !"

Évité :

"Twilight, qu'est-ce qui se passe ?"
"Laisse-moi ! Laissez-moi toutes ! Je veux qu'on me laisse seule !"

Dans le premier cas Twilight est en colère (ou alors le texte est comique) et c'est son sabot dans ta face. Dans le second cas Twilight n'a pas encore accepté ce qui s'est passé, elle le refuse - elle veut croire que ça peut encore changer. Dans le troisième cas Twilight l'a accepté et se sent seule, et ouais elle a besoin de le faire savoir. C'est toujours son sabot dans ta face mais cette fois c'est pas contre toi, c'est contre elle.

Et ce qui vaut pour le dialogue vaut pour la narration :

"Spike était mort. Les autres parlaient encore, mais il n'y avait plus rien à faire. Alors Twilight se remit à chercher parmi ses ouvrages, vaillamment, se mit à les empiler puis, plus doucement, puis presque plus, puis elle se rendit compte que les autres ne parlaient plus, puis elle se rendit compte qu'elle pleurait. Elle demanda, d'une petite voix : 'C'est vrai ?' Et elle leur suppliait de répondre."

On commence par être direct, eh, c'est des trucs qui arrivent, passe à autre chose, Twilight le fait bien. Retour à l'intrigue en cours, genre sauver le monde, tout ça. Mais ensuite on commence à négocier. On montre l'impact que ça a eu sur le monde (et sur Twilight) et on fait au lecteur "tu es sûr de ne pas vouloir y passer un moment ?" On a atténué. Et de fait, durant tout ce temps, on est aussi en train d'éviter une question : "comment ?" Ou pourquoi. Quand où qui tout ça quoi. Twilight ne voudra jamais savoir. Les autres n'oseront pas lui dire. L'histoire n'a pas envie d'y répondre.

L'important n'est pas ce que le lecteur aurait voulu penser. Une fois encore, on ne le contrôle pas. L'important est qu'ici on lui dit quoi penser : "pense comme Twilight, essaie d'oublier la mort" puis "pense comme Twilight, sois affecté par la mort" puis "pense comme Twilight, cède".

On dit au lecteur ce qu'on attend de lui. Et le lecteur, lui, passe son temps à n'en faire qu'à sa tête.

 

5. tl;dr

Tout ça, pour être honnête, est très nouveau pour moi.

L'idée que le lecteur soit actif est contre-intuitive. Mais fondamentalement nos textes fonctionnent effectivement, de phrase en phrase, en termes de paires action-réaction où le lecteur réagit à ce qu'on dit, et où ce qu'on dit réagit au lecteur, de sorte à enchaîner la "conversation".

L'idée est que si on se contente de céder constamment au lecteur, en lui donnant uniquement ce qu'on veut, on joue le rôle d'un bête distributeur à bonbons. Le lecteur - ou du moins le vieux grognard - veut être actif et veut avoir l'impression de converser avec le narrateur, de ne pas "subir" un monologue. Le but est donc, quand on planifie le texte, et jusque dans les paragraphes, de toujours voir dans le texte l'histoire et la négociation sur l'histoire.

En somme, tout au long du texte, on discute avec le lecteur de ce dont l'histoire parle.

Cela aussi doit être mis en scène. La conversation entre le narrateur et le lecteur, avec tout ce que le narrateur essaie de dire et de cacher, et tout ce qu'il espère que le lecteur acceptera de faire ou refusera de suivre pour l'impliquer dans l'histoire. Un peu l'exact contraire de ce que je fais dans ces articles, en fait.

Ou alors je ne sais pas, peut-être que cet aspect est depuis longtemps coutumier, fanficers,
à vos plumes !

Pour donner votre avis, connectez-vous ou inscrivez-vous.

cedricc666
cedricc666 : #30934
Superbe article, bien détaillé, expliqué, tout ça, tout ça. Bon pour être honnête, mettre tout cela en application surtout dans les "règles de l'art" n'est pas chose aisé, je dirais.
Bon, le truc avec tout ces tutos, (que j’apprécie) d'habitude, j'ai toujours 2 ou 3 neurones qui grillent au passage (normal). Dans celui-ci resté concentré du début à la fin a bien du en annihilé 10% de mon cerveau. (Attends? 10% de rien, sa donne quoi?) Je plaisante (quoi que) mais j'adore tes tutos. Ils sont vraiment bien détaillé (surtout celui-ci). Bien les illustrations au passage.
Bravo a toi, Vuld pour la peine que tu te donne.
Il y a 2 ans · Répondre
Brocco
Brocco : #30914
Excellent article, clair et précis, pour un concept qui ne l’est pas forcément.

Qui plus est, sa mise en place n’est pas forcément aisée vu qu’au final, le lecteur est multiple. Il a différentes attentes, différents préjugés, différents états d’esprits et même différents bagages. Au final, on ne travaille qu’avec une caricature du "lecteur", en espérant que notre estimation se trouve globalement dans un juste milieu. Un joli défi donc.

Et j’approuve l’utilisation de ces illustrations, qui aèrent les articles, tout au plus faudrait-il un peu de latence entre chaque phase des gifs.
Il y a 2 ans · Répondre
System
System : #30820
Oh, des illustrations, c'est sympa comme idée, ça rend le tout plus imagé (justement). Peut-être évite les gif, car ça demande plusieurs lectures pour tout assimiler, mais j'encourage ce format à l'avenir.

Pour certains, c'est une mise en pièces d'une machine complexe que l'on utilise inconsciemment, pour d'autres, c'est une découverte.

Bref, toujours aussi pertinent !
Il y a 2 ans · Répondre
ArthyBrony
ArthyBrony : #30781
"Super une leçon !" @ArthyBrony prit son cahier et écrivit.Quand il termina il avec entrain :
"Bon sinon que dire a part que c'est utile comme article ? Merci !"
Il y a 2 ans · Répondre
Moonrise
Moonrise : #30779
Evité: C'est un concept intéréssant que cet interactionisme.A la réflexion c'est le socle de tout au sein d'une communauté, comme tu l évoques.C'est de la sociologie, en somme.

Atténué: Grace à toi, je vais enfin me poser les bonnes questions.Merci.

Direct: J'ai tout lu, pas tout compris, mais je vais tout faire pour l assimiler. Mais si je ne sauvegarde pas cet article quelque part (mémoire par exemple), je ne l appliquerai pas. merci beaucoup cependant.
Il y a 2 ans · Répondre

Quelques statistiques

L'article a été visualisé 572 fois depuis sa publication le 27 novembre 2015. Celui-ci possède 5 commentaires.

Signaler l'article

À propos

Renard râleur, linguiste critique et correcteur, traducteur, littéraire et logicien.

16 fictions publiées
48 chapitres publiés
437 commentaires publiés
10 notes données
62 articles

En savoir plus...

Abonnés (44)

lnomsim Spirit EphelI LifeTech Blaxbones Angel raziel IGIBAB Toropicana BorralMidnight Cesese Evy Krash bookman spiritsprint BaronZZzero
Voir tous les abonnés

Nouveau message privé