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Bronify

Une fiction écrite par Vuld.

Bronify - 1. Crépuscule

L'opération « Sternweg », l'invasion d'Equestria donc, devait avoir lieu le vingt-et-un avril deux mille douze à midi.

Mon bataillon, le 501, avait quitté Müllheim le vingt au matin pour se rebaser à Besançon, à mon avis surtout pour faire plaisir aux français. Il n'y avait quasiment pas d'autoroute entre Besançon et Lausanne, où on devait faire notre jonction, à dix heures, avec les éléments de Berne. Le plan était de se lever à cinq heures, manger, faire un dernier service de parc puis rouler au sud en direction du portail.

L'ambiance, pour cette « dernière nuit sur Terre », était extatique. On était entre potes, avec un repas chaud, une douche chaude, un lit chaud dans une vraie maison et même la télévision. On discutait, on rigolait, on s'amusait et on pensait à tout sauf au blitz et au grand saut de demain qui nous nouait l'estomac. Une bande de jeunes laissés à eux-mêmes, en uniformes, qui se sentaient soudain au sommet du monde, ou au bord plus précisément. L'extinction des feux était pour dix heures, question d'être frais le lendemain, mais pour être honnête personne n'écoutait, officiers compris.

On n'en parlait pas, mais tout le monde y pensait, au portail. Moi, je me relisais encore et encore les premières pages de la Bible d'Equestria.

Dehors, il y avait les lumières de la ville -- ma section s'était arrêtée à Chalèze, un petit village contre le Doubs juste après la gare -- et puis il y avait les étoiles dans cette nuit sacrément belle, et enfin la lueur du sud. Il suffisait de se pencher à la fenêtre pour la voir, malgré les collines -- je parle du Jura -- une lueur bleu clair tirant au blanc, comme une minuscule aube éternelle.

Le portail culminait à quelques douze mille mètres, frôlant la stratosphère, si bien qu'on pouvait le voir au moins jusqu'à Berlin. Depuis la ligne Gex-Founex, au pied du portail, c'était un mur de flammes qui s'étendait en ligne droite des deux côtés de l'horizon et qui s'élevait aussi haut qu'on pouvait voir. Ce n'était pas une surface lisse, mais vraiment des flammes qui s'épuisaient rapidement sur l'espace d'une centaine de mètres et qui faisaient bouillonner le lac à leur contact, sans la moindre fumée, dans un grondement de cascade seul, avec les bruits de moteur des blindés, à briser la nuit.

Au nord, le 502 tenait la ligne Gex-Founex, c'est-à-dire la route qui allait du village de Gex, contre la crête, jusqu'au village de Founex contre le lac. Le paysage se résumait à quelques villages -- modernes, hein -- quelques bois et surtout un paquet de champs, le tout carrément à plat et baigné par les lueurs du portail sur une distance de huit kilomètres.

C'était à cinq mille mètres du portail, juste à côté donc, quasiment au contact. Les flammes froides continuaient d'y lécher l'herbe et les bâtiments. Ce n'étaient plus les flammes qu'avait connues l'Europe lors du blitz -- à l'ouverture du portail -- et qui avaient culminé à quelques huitante kilomètres d'altitude comme une fichue aurore boréale. C'étaient plus des feux follets, des flammeroles qui tremblotaient à la surface de la brique et des tuiles et sur les mâts des réverbères.

Tout avait été préservé, intact.

Les lumières aux fenêtres étaient toujours allumées comme au soir du blitz, les voitures sur les routes, immobilisées dans leur dernier trajet. Si les gens étaient revenus des flammes, ils auraient pu reprendre leur vie à l'instant, sans même réaliser que huit mois s'étaient écoulés sans eux.

La ligne était tenue ce matin-là par la section deux du lieutenant Paul Hymans et ses quatre blindés. Celui du sergent Freyard occupait Gex. La sergente Bessara- Beffara, pardon, tenait le mont Mussy, une petite crête à l'est de la ville et derrière laquelle passait la route ; tenir le mont, c'était tenir Gex. Hymans lui-même occupait Chavannes, un petit village où se trouvait, pour une obscure raison, la sortie d'autoroute. Cette autoroute, qui allait de Lausanne droit dans le portail, servait de voie d'accès pour le groupe nord du 502. Vitale. Enfin, à Founex, il y avait Sven Hassel. Ouais, le sergent Sven Hassel. Mais gardez en tête qu'à l'époque on était tous pareils, tous des débutants sans la moindre idée de ce qu'on faisait. Lui pareil. Ça faisait donc : Gex, mont Mussy, Chavannes, Founex, et la seconde section verrouillait toute la plaine.

Dans la nuit le portail découpait des ombres sur tout le relief et les soldats de l'infanterie évoluaient sans lumière, cachant leurs silhouettes parmi celles des villages ou des arbres de la colline. Ils patrouillaient, deux à deux, à l'affût du moindre bruit, d'une ombre furtive, d'un objet déplacé. Tout était baigné de cette lueur bleue et crue, comme une aurore sans fin. On était encore au mois d'avril : ils avaient soif, ils avaient sommeil, ils allaient avec leur masque à gaz et leur capuche, leurs gants épais, pareils à des spectres, et ils n'avaient aucune envie de rigoler.

Quand je dis soif, je dis vraiment soif. J'en sais quelque chose.

On a relevé le 502 entre le dix-huit mars et le quatre avril, et on a perdu douze gars en deux semaines. J'ai patrouillé la ligne Gex-Founex, à bord du char. On gagnait Chavannes, puis on passait sur la route, on s'arrêtait, on coupait le moteur et je fouillais les champs avec mes optiques. Une minute. Deux minutes. Puis on repartait. On était morts de peur, les premiers jours, à l'idée d'être victimes du blitz, et même dans le char on portait toujours le masque. Le sanitaire recevait sans cesse des soldats, surtout de l'infanterie, qui se plaignaient de maux de tête, de spasmes, ou qui frôlaient la folie. Et on n'a pas bu une goutte d'eau, durant deux semaines. Pas une goutte. Je croyais avoir déjà vécu l'enfer sur la ligne Gex-Founex, et les autres pensaient que ça pouvait pas être pire…

… connerie d'Equestria.

Notre brigadier, c'est-à-dire le commandant de toute la brigade Europa, c'était le brigadier Stefan Elars, donna sa démission le dix-neuf dans l'après-midi, juste avant qu'on ne parte pour Besançon. Ça nous a fichu un coup au moral. On se sentait trahis. On l'était. Son second, Marc Langel, a pris la tête de la brigade et a maintenu l'opération « Sternweg ».

Les poneys ont débarqué le matin du vingt-quatre, à deux heures.

Le jour même de l'opération. À dix heures près. Deux jours après la démission d'Elars. Même après tout ce que je sais, on ne m'enlèvera pas de la tête qu'il nous avait vendus.

C'est le poste d'observation de la Dôle, au nord de Gex, qui, le premier, a repéré les poneys. C'étaient les seuls à pouvoir le faire. Le blindé du mont Mussy avait alors son champ obstrué par la forêt et surveillait l'ouest, tandis que les poneys étaient arrivés au centre, sur Sauverny. En face d'eux, à cinq kilomètres, c'était Chavannes et l'autoroute : mais non seulement la distance était trop grande pour qu'ils se voient, il y avait aussi le bois des Portes entre eux. Puis, l'espace d'un champ avant le bois de Prodon et son marais. Enfin, les explorateurs depuis leur poste avaient l'atout de la lunette thermique.

Même sans le thermique, les poneys avaient débarqué devant Sauverny, en pleins champs, à découvert, et les reflets du portail ironiquement ne marquaient pas leurs cuirasses, mais marquaient l'herbe, si bien qu'ils étaient des taches noires bien visibles avec des ombres impossibles dans l'aura bleue de la nuit.

La Dôle faisait partie du bataillon 500 d'exploration -- les 501 et 502 étaient des bataillons de char. Le 502 avait son PC à Lausanne, le 501 à Besançon. Le 500 avait son PC à Oyonnax, une petite ville à l'ouest dans les collines, où se trouvaient également le dépôt avancé de la logistique, trois patrouilles d'explorateurs et la batterie de mortiers du lieutenant Pumley.

C'est une longue histoire, mais ouais, nos mortiers étaient perdus dans les collines à l'ouest. Je vous explique ? Allez, rapidement.

Le 502 n'est pas arrivé immédiatement. Quand il n'y avait encore que les postes d'observation du 500, ravitaillés déjà par les français à Oyonnax, la brigade a envoyé les mortiers en soutien. Une batterie de la compagnie Echo, soit quatre pièces. Il s'agissait alors d'aider à un improbable combat retardateur, et soutenir les patrouilles des explorateurs, sur les crêtes. Voilà comment les mortiers ont fini là-bas. Quant à savoir pourquoi ils y sont restés, c'est encore plus trivial. On n'avait qu'une seule batterie, avec des positions de tir et des caches depuis Champfromier jusqu'à Mijoux, et c'était à mi-distance des deux groupes qui gardaient le portail. Comme personne ne s'attendait réellement à une attaque, Elars a jugé qu'ils pourraient se déployer au nord comme au sud au besoin, et tout est resté en l'état jusqu'au matin du vingt-et-un.

À Oyonnax, les artilleurs dormaient littéralement dans leurs véhicules. Pas pour pouvoir partir plus vite, juste parce qu'ils étaient là depuis longtemps. Ils passaient la nuit à l'abri dans ces cages d'acier, trappe fermée, le masque sur le visage, tordus sur leurs sièges en quête de confort. Pour la même raison, leurs véhicules étaient toujours camouflés, entre deux exercices, à l'abri d'une maison ou d'un hangar, loin de la lueur pâle du portail.

La radio a crépité et les a tirés de leur sommeil. Leur commandant, le capitaine Arvilliers, leur disait de prendre position à Mijoux, la position de tir au nord, où se trouvait notamment une cache avec huit cents cartouches. À son tour Pumley a craché ses ordres et, le temps de tirer bas le camouflage, les véhicules ont pris la route, devancés par une patrouille du 500.

Ils pouvaient gagner Mijoux en une heure et, de là, ils avaient la portée sur Sauverny.

Mais, à ce stade, personne ne savait encore si les poneys seraient hostiles.

Il faut se remettre dans l'esprit de l'époque. Des poneys, bordel ! On était persuadés qu'Equestria était pacifiste au point de ne même pas connaître la notion de la guerre ! Pour nous, Equestria se résumait à Ponyville, Cloudsdale et Canterlot. Quelques zèbres, quelques griffons, une ou deux hydres, un dragon… tout cela tenait dans un mouchoir de poche. On se doutait qu'il y avait plus, mais ça se résumait à des fillettes à quatre pattes et bariolées qui se souciaient surtout de faire la fête.

Dans notre tête, ce serait forcément nous qui attaquerions. Ce serait nous les méchants. Et on allait tellement les fumer.

Les poneys, au contraire, nous craignaient.

Ils savaient qu'on avait des voitures et ils savaient qu'on avait des explosifs et des armes à feu. Ils pensaient qu'à côté on se battait aussi toujours à la hache et à l'épée, et ils n'avaient vraiment pas la moindre idée de ce qui les attendait. Comme nous, au final.

L'avant-train de leur expédition était formé des cataphractes de Low Marsh. Vingt poneys, soit la moitié du corps, et regroupés en cinq « chevauchées » de quatre poneys, soit plus ou moins ce qu'on aurait nous appelé une équipe. Les cataphractes portaient la cuirasse noire, une cuirasse de plates millénaire, faite pour porter l'Endstone, peu importe ce que c'était. De ce que j'ai compris, ils redoutaient de porter ces cuirasses parce qu'elles représentaient la mort et, au moment du blitz, la garde lunaire n'en avait plus que quarante. Les poneys considéraient qu'on ne pouvait pas se battre avec, parce qu'elles étaient trop lourdes, même en Equestria, que dedans on était trop lent et aveugle. Ces cuirasses étaient faites pour le choc, pour tenir la ligne et une fois à l'intérieur, le garde devenait insensible au monde.

Low Marsh… elle avait rejoint la garde lunaire à ses trois ans, écumé le sud puis poursuivi Pale Epoch dans les royaumes plus au sud encore. Revenue se faire soigner à Claremare, elle avait été mise à la retraite, pour ainsi dire, à Canterlot, quand le blitz eut lieu. Quand Luna ordonna de ressortir les cuirasses noires, toutes, et d'en forger de nouvelles, et qu'elle demanda à Low Marsh de diriger les cataphractes, cette dernière lui avait répondu : « C'est la fin d'Equestria ? »

Demandez-vous dans quelles conditions les poneys auraient besoin de telles cuirasses, et vous comprendrez le sens de sa question. Nous, on l'a appris à la dure, bien plus tard.

Quand les cataphractes émergèrent dans les champs de Sauverny, au nord du portail, inconscients d'avoir été repérés par le poste de la Dôle, Low Marsh découvrit ce monde qu'elle avait essayé d'imaginer cent fois. Elle vit le ciel semblable au sien, les couleurs ternes arrachées par l'aura du portail et les lumières des maisons au loin, comme un vaste papillonnement de lucioles. Elle vit les masses noires des bois à sa droite surtout : le bois des Portes et le bois Ruiné. Puis elle entendit des rumeurs au centre, c'est-à-dire au nord, qui étaient les moteurs des chars de la section trois, du lieutenant Condumier, venus relever la section deux de Mölzer, et qui descendaient donc par l'autoroute.

Pour la terrestre, c'étaient des grondements de machine par-dessus les bouillonnements de l'eau au loin, et définitivement persuadée que les lieux étaient habités, avec cette idée que les hommes grouillaient partout, elle voulut s'emparer des bois.

Elle avait aussi, évidemment, repéré la colline proche, le mont Mussy, mais voulait attendre les voltigeurs pour s'y attaquer.

Au final, les poneys voulaient s'emparer des forêts, nous des villages…

Derrière les cataphractes venait le premier corps des frondeurs, avec Purple Heart à leur tête. Ce pégase devait être le plus âgé de l'expédition, tout bien pris, avec douze ans dans les sabots et bien plus dans sa tête. Garde depuis ses cinq ans, voltigeur au départ, il avait ensuite rejoint le frondeurs avant de perdre son ombre à huit ans. Une « ombre », c'est un peu technique, disons juste que ce fut un coup dur. Purple Heart alla la remplacer à Lexingtrot, sans jamais y parvenir, et il allait tout abandonner quand le blitz lui fit reprendre la cuirasse. Plus précisément, c'était le lieutenant de la garde lunaire sur place, quelque chose Quartz, qui était venu lui demander son aide.

Quant aux frondeurs, équipés des désormais célèbres cuirasses de cauchemar -- les cuirasses bleu nuit, légères et luisantes, qui donnaient aux gardes cet aspect bestial -- ils étaient le fer de lance de la garde lunaire. Leurs chevauchées mêlaient « sabots, corne et ailes », c'est-à-dire deux terrestres, une licorne et une pégase, leur permettant de couvrir toutes les missions. Moyens en tout, mauvais en rien.

Surtout, ils venaient avec des pierres de vie au poitrail, des gemmes cristallines et scintillant de magie qui les recouvraient chacun d'une aura pareille à un brasier de couleurs.

Ce ne fut donc pas de voir bientôt soixante poneys au lieu de vingt qui affola la Dôle, ce fut de voir ce spectacle de flammes colorées qui aurait été hilarant s'il n'était pas synonyme de mort. Ils en informaient leur PC qui, de son côté, avait déjà fait remonter l'information jusqu'au commandement de la brigade, à Besançon, où Langel -- notre brigadier, donc -- avait été tiré du lit et, en apprenant la nouvelle, s'était précipité aux radios en pyjama, authentique, tandis que sur la carte des annonces était apparu le premier symbole équestre depuis huit mois.

Sans attendre, il avait donné ses ordres, et c'est comme ça que je reprenais conscience, secoué comme un prunier par Sophia -- notre chargeur de char -- dans la chambre de cette maison de Chalèze, tandis que les autres couraient déjà et que le village s'emplissait des cris et des appels des soldats.

Il n'y avait pas d'alarmes, la nuit était calme et à part les rumeurs des moteurs grondant sur la ville au loin et les clameurs des voix, on aurait dit que le monde était à l'arrêt. Le portail brillait au loin comme un bourdon insensible, découpé sur les silhouettes des crêtes, effaçant une bonne partie des étoiles.

Désolé pour la parenthèse mais c'est quelque chose qui me frappait, à l'époque, qu'on puisse voir les étoiles malgré les lumières des villes.

Mon sac était déjà dans le char. J'enfilais mes bottes, mon harnais puis mon casque et je me précipitais à mon tour dans l'escalier, par la porte et par la rue du village. Les quatre chars de ma section étaient tranquillement alignés, bien visibles, le long de la route, parqués dans le champ, et je m'étais demandé ce matin-là si vraiment on avait laissé nos véhicules comme ça sans surveillance, à la vue de tous, quand bien même il n'y avait personne pour les voir.

J'avais soudain terriblement conscience qu'aucun de nous n'était vraiment prêt au combat.

J'ai sauté dans le char, par la trappe, et à peine installé, après une tape pour Sophia, je me suis mis à vérifier le télémètre. J'étais encore occupé à ça quand Lou -- le sergent Louvois -- s'est glissé à son tour et a fermé la trappe. Soudain, les rumeurs du monde ont cessé d'exister, étouffées par l'épaisseur du blindage. On était trois avec nos regards de chiens battus pour demander à Lou ce qui se passait. Il n'en savait pas plus que nous. Tout ce dont on était sûrs, en attendant d'en apprendre plus, était qu'il n'y aurait pas de repas, pas de douche et qu'avec deux à trois heures de sommeil dans les tripes -- ça, on avait l'habitude -- il allait falloir rouler à toute allure rejoindre le 502. En d'autres termes, on était attaqués.

Le bataillon 502 était commandé par ce sacré colonel Hussami, un gaillard imperturbable, réputé flegmatique, qui était encore en train de demander à ses hommes leur position quand le PC d'Oyonnax lui apprit que le nombre de poneys avait triplé.

Hussami disposait de quatre compagnies -- plus les Gépards, mais j'y viendrai -- mais deux d'entre elles étaient au sud du portail, à Annecy. Au nord, il avait sous ses ordres le capitaine Philippot et sa compagnie Caesar qui alignait quatorze chars en trois sections. La section trois de Condumier roulait alors déjà sur Chavannes tandis que celle de la lieutenante Mölzer était sur place. Il n'eut donc qu'à prendre avec lui la section un, commandée par Nilsson, et rouler à son tour vers le portail.

C'était dans la section deux de la compagnie Caesar que servait la sergente Renate Weber. Incapable de dormir, elle jouait aux cartes à côté de la piscine chauffée, dans le jardin de la maison quand sa conductrice avait surgi en trombe pour lui dire de rallumer sa radio. Weber avait bafouillé, allumé et entendu les autres sergents répondre à un appel qu'elle avait manqué complètement.

Il paraît qu'elle avait dû demander à la lieutenante Nilsson de répéter son message, et que cette dernière l'avait traitée de « Bluebird », ne me demandez pas ce que ça pouvait bien vouloir dire, Weber elle-même n'en avait aucune idée.

Elle a rassemblé ses hommes et rejoint les chars, et avec Philippot en tête la colonne s'est engagée sur l'autoroute.

Outre les chars de Philippot, Hussami avait encore l'infanterie du capitaine Spezzia. Les blindés qui tenaient alors la ligne Gex-Founex dépendaient de lui. Outre donc le lieutenant Hymans, déjà sur place, il disposait de deux sections, commandées par Kert pour la première et Aguilar pour la troisième, soit au total quatorze blindés et cent douze hommes, lui compris. Dans l'esprit de Spezzia, sa mission était de tenir la ligne pour garder les poneys dans le mouchoir de poche qu'était Sauverny et les laisser se faire écraser là par Pumley et ses mortiers de cent vingt millimètres.

Ce faisant, il figeait sa défense.

Prenant à son tour la route pour Chavannes, à peine embarqué dans son blindé il contacta à nouveau ses lieutenants pour leur donner ses ordres : Hymans ne bougerait pas ; Kert allait renforcer Founex ; Aguilar irait à Gex. Avec presque cinquante mitrailleuses, autant de lance-roquettes et ses canons de trente millimètres, sans parler de l'appui des chars, Spezzia était persuadé de tenir.

J'allais encore l'oublier, mais il restait le lieutenant Pouzol, avec ses deux blindés « Gepard » antiaériens, armés de deux canons de trente-cinq millimètres et surtout deux radars : la réponse ultime contre les pégases. Quelque part Hussami dut l'oublier également, car le lieutenant se contenta de suivre les autres et de gagner Chavannes.

En recevant ses ordres, qui étaient de ne rien faire, Hymans se sentit vulnérable. Il tira sa carte et observa le terrain, et pour la première depuis qu'il était là, il s'aperçut que Hassel, à Founex, n'avait pour ainsi dire aucun champ de vision. Hassel tenait alors la pointe sud de Founex et, à l'alerte, il avait placé une mitrailleuse en embuscade derrière le chemin de Coppet, d'où il couvrait presque deux cents mètres de découvert en direction du lac. Sa seconde mitrailleuse couvrait le reste des champs depuis le chemin du petit Truet, et lui-même du côté de la crèche, appuyé par le blindé, couvrait les champs à l'ouest à hauteur de Repingonnes, si bien que quand Hymans le contacta, le sergent disposait d'une position solide. Mais, depuis sa carte, le lieutenant ne vit rien de cela.

Il ordonna à Hassel de s'avancer de Founex jusqu'à Commugny, dernier village avant lequel s'étendaient huit cents mètres de champs jusqu'au bois des Portes et au bois Ruiné.

Le sergent Hassel, convaincu que son lieutenant savait ce qu'il faisait, décrocha donc de sa position et rappela ses hommes au blindé pour se redéployer plus au sud-ouest, contre la route de Divonne. Les hommes se détachèrent en silence et le village, vide et muet juste avant, frémit soudain d'une vie brève au passage des capuches et des masques, des silhouettes des soldats dans les lueurs bleues ternes.

Hymans en avertit Kert, qui toujours en route depuis Lausanne approuva cette nouvelle position.

Dans le même temps, et sur l'avis de Low Marsh, les frondeurs de Purple Heart s'avancèrent sur le bois des Portes et le bois Ruiné. Il avait voulu envoyer deux chevauchées au bois de Prodon, mais se ravisa. Ses poneys avançaient dispersés, en tirailleurs si vous voulez, si bien qu'il sembla aux explorateurs de la Dôle que les poneys se disloquaient sur tous les champs. Ils s'attendaient, en progressant, en gagnant les maisons du petit village avant les bois -- quel nom, déjà… ça me reviendra -- à rencontrer des humains et à devoir se battre. Mais les chevauchées atteignirent les rues vides et les maisons vides également, et sans s'arrêter ils continuèrent leur mouvement sur les bois.

Low Marsh faisait de même. Elle envoyait quatre cataphractes dans le bois de Sauverny, collé au portail tout à sa gauche, quatre autres au bois de Prodon et huit de plus au bois des Portes. Puis, restée sur place elle-même, elle attendit qu'arrivent Faircount et ses voltigeurs.

Spezzia apprit le mouvement des poneys et devina que ses sections de renfort arriveraient trop tard. Il en avertit Hymans qui à son tour se tourna vers Hassel pour s'assurer que ce dernier serait déployé à temps, puis considéra sa propre défense de Chavannes.

Les poneys atteignirent les bois en même temps qu'Hassel gagnait Commugny.

Il me décrivit plus tard l'état dans lequel il était, d'excitation, comme une course contre la montre qui se jouait. Par chance la Dôle voyait le moindre mouvement adverse, les auras magiques étant immanquables -- bien que les arbres les étouffaient -- et il sut exactement où trouver son ennemi. Il fit débarquer ses hommes puis observa les environs à la jumelle. Les champs étaient à plat sur huit cents mètres, comme promis, et même de nuit le champ de vision était saisissant. De fait, seuls les canons des blindés pourraient tirer aussi loin, et ce dégagement que Hymans lui offrait était, pour les deux tiers, complètement inutile.

Plus encore, il avisa rapidement, presque contre le portail, le bois de Veytay et le village de Mies qui était confondu à Commugny et qui, au sud, offrait un couvert parfait pour le flanquer. Mais, confiant dans les observateurs du bat 500 et dans les ordres du lieutenant, Sven Hassel repositionna ses hommes par groupes de deux, les mitrailleuses aux extrémités, le blindé au centre, le long des haies face à la route, étirés sur quelques quatre cents mètres.

Purple Heart, face à lui, émergeait alors à la lisière et, voyant encore plus de maisons, il hésita à avancer. Sa mission était de sécuriser le portail et le précédent village avait été vide ; plus encore, devant lui la foule des habitations, bien plus vaste, risquait de le perdre. Enfin le vaste découvert ne lui donnait pas confiance.

La garde lunaire avançait à l'aveugle et en était parfaitement consciente, mais enfin le pégase se résolut à progresser encore.

Les hommes de Hassel n'avaient pas encore pris position quand le servant de tourelle à bord du blindé, plus aucune idée de son nom -- attendez, Vera, c'était peut-être Vera… non, ça c'était une des mitrailleuses… ah saleté -- la tourelle vit les lueurs à la lisière, puis vit les poneys s'avancer.

En s'engageant dans les champs, Purple Heart avait déclenché le premier combat de Commugny.

Hassel à son tour les observa et me dépeignit par la suite des sortes de feux follets s'avançant sur lui, au petit trot, et avec ses jumelles il pouvait voir les silhouettes assombries par ce halo des poneys, et il n'en revenait pas. Même en sachant qu'ils existaient, de les voir en vrai, c'était un choc.

Mais s'il avait besoin de se rappeler pourquoi il allait bientôt tirer, il n'aurait eu qu'à tourner la tête et regarder les habitations, ou même le portail qui flamboyait à quoi, deux mille mètres ? L'étonnement passé, il ne songea plus qu'au danger que pouvaient représenter ces auras, et à l'étrangeté des cuirasses.

Comme nous tous, il s'était plutôt attendu aux cuirasses dorées de la garde royale.

À la radio, on lui apprit que d'autres poneys encore étaient apparus, une quarantaine de plus, qui prenaient la direction de Gex. À son tour il prévint que les poneys avançaient sur sa position, confirmant ainsi la Dôle qui l'avait déjà saisi. Puis il donna l'ordre d'attendre que les poneys soient à trois cents mètres avant de tirer.

Si Hassel avait tiré tout de suite, seul le canon aurait ouvert le feu, il aurait révélé sa présence et sa position et les poneys n'auraient eu qu'un bond à faire pour revenir dans les bois.

À trois cents mètres, les poneys seraient à la merci de toutes ses armes.

En embuscade, on laissait l'ennemi s'approcher encore plus, mais si les poneys devaient se battre, tout le monde partait du principe que ce serait en mêlée. Il fallait donc les engager le plus loin possible, les maintenir à distance. Du reste, après avoir connu les flammes froides, Hassel n'avait aucune envie de savoir ce que pouvaient faire les auras de ces poneys.

Tandis qu'il se préparait à défendre Commugny, Beffara depuis le mont Mussy était avertie qu'elle allait être attaquée. Son adversaire était le corps des voltigeurs, quarante pégases en dix « ailes », l'équivalent des chevauchées, et menés par Faircount. Ce dernier avait rejoint la garde lunaire à quatre ans et son ombre, après avoir travaillé dans une tisserie, emmené à Canterlot, rejoignit à six ans la garde solaire, si bien que Faircount se retrouva garde deux fois. Écoeuré par la situation, il ne se calma qu'au mariage de son ombre avec Quiet Tulip. Après le blitz, volontaire pour l'expédition, il fut surpris de recevoir le commandement de tout un corps.

Beaucoup disaient qu'il avait sa place chez les lanciers, mais justement, de par sa double vie, ce pégase de tempérament ne l'aurait pas supporté. Les voltigeurs étaient faits pour lui.

Les voltigeurs étaient comme notre aviation légère. Les pégases en cuirasse de cauchemar volaient vite, au ras du sol, et l'aura dégagée par la pierre de vie, aux couleurs de leur pelage et de leur crin, s'effaçait quasiment dans leur traîne. Ils gagnèrent le bas de la colline et se retrouvèrent dans un angle mort de la Dôle. Beffara, toujours avertie, vit arriver leurs faibles lueurs au bas des pentes.

« Ce ne sont que de gros oiseaux. » Avait-elle dit à Karlstein.

Elle redoutait, pour autant, le combat en forêt, et quand les lueurs des pégases se perdirent parmi les feuillages, et qu'il n'en saisit plus que des mouvements, cédant presque face au danger -- non, cédant carrément, je ne veux pas lui faire un procès, mais quand même -- elle regroupa ses hommes en hérisson autour de son blindé. Ils tenaient alors le haut de la crête, à l'orée de la clairière qui dégageait toute la pointe sud du mont Mussy, et qui était aussi sa voie de retraite vers Gex.

Le second corps des frondeurs, avec Stronghead à leur tête, émergeait du portail quand, des deux côtés à la fois, à l'ouest à Mussy et à l'est à Commugny, les humains ouvrirent le feu.

À Commugny, dès le premier tir, les frondeurs se jetèrent au sol, mais bien trop tard. Avant qu'ils ne s'en rendent compte, le canon de trente millimètres tirait une rafale et fauchait deux poneys coup sur coup, les faisant rouler dans la terre sur un ou deux mètres et fulminer leurs auras. Les mitrailleuses battirent dans la ligne éparse des poneys et les firent tomber comme des mouches. Purple Heart lui-même fut projeté en avant par une roquette et frappa la terre molle. Il se relevait, sonné, le temps d'une seconde que déjà le feu de la mitrailleuse le fauchait. Douze, seize, dix-sept, avant de comprendre quoi que ce soit les rangs des gardes étaient décimés.

Frappé de dos par les éclats de la roquette, de face et de flanc par les balles des mitrailleuses, Purple Heart hennit de douleur, battit de pattes et cria de battre en retraite. Le bruit des armes l'empêcha de bien entendre, d'autant qu'il était près du blindé, mais Hassel m'avait juré avoir compris ce cri. Il vit les poneys se relever et se mettre à fuir au galop, retomber frappés par les balles, se relever encore.

Il avait tiré lui-même, vidé le magasin de son arme, et il regardait à présent s'échapper les poneys devant lui. Hassel ordonna la fin du feu, estomaqué, et resta encore quelques secondes sans y croire, à observer les poneys indemnes qui lui échappaient.

De son côté Purple Heart n'en revenait pas que les tirs humains aient pu briser les boucliers des licornes comme de simples bulles de savon. Il n'en revenait pas surtout qu'on ait pu lui tirer dessus de si loin : tout ce qu'il avait pu voir avait été les flammes des canons crachant depuis les haies, et il se demandait seulement comment affronter de tels monstres.

Au loin, les tirs de Mussy s'étaient calmés et n'étaient plus que sporadiques, brisés parfois par le tonnement soudain et vif du canon.

Les pégases avaient remonté les bois sans se poser, sous les branches, par petits coups d'ailes entre les troncs. Le groupe de Beffara les avait repérés aux lueurs et braqué toutes leurs armes sur l'ennemi qui approchait. Ils formaient alors quasiment une ligne, si bien que tout le groupe tenait sur moins de dix mètres, presque en un rang serré. Beffara avait ordonné le feu à volonté et les armes se mirent à crépiter.

Ce fut au tour de Faircount d'être pris par surprise et de se faire faucher par deux rafales qui l'envoyèrent rouler sur la pente et contre les racines d'un tronc. Il vit enfin les contours de ces hommes encapuchonnés, avec leurs masques sombres, le feu de leurs armes et l'énorme voiture derrière.

Le plus étrange, j'apprenais bien plus tard, était que leur littérature avait inventé des chars aux hommes, mais plutôt des forteresses géantes, bardées de boulons et de canons, et fumantes.

Faircount ne comprenait pas ce qu'il voyait.

Mais contrairement à Purple Heart, se relevant, il ordonna l'assaut. Et ses ailes continuant à remonter les bois, toujours taillées par les balles, flanquèrent Beffara. Quand les soldats comprirent que leurs adversaires se relevaient, dans les lueurs bleues et colorées et les ombres déchirées de la nuit, il était déjà trop tard. La troupe jetait ses grenades qui se perdirent parmi les arbres avant d'éclater, illuminant de trop bref instants les silhouettes de leurs adversaires soudain culbutés. Ensuite, d'après Karlstein -- vous savez, Karlstein -- les voltigeurs se rabattirent sur la troupe isolée, de trois côtés, et ce fut la mêlée.

Les hommes se battirent au fusil, à la crosse, à la baïonnette. Les pégases, à coups de sabots cuirassés.

Je ne peux que deviner ce qui s'est vraiment passé là-bas. Karlstein s'est reçue deux coups de sabots et avait bien cru avoir les côtes brisées. Elle s'était effondrée contre les chenilles du CV90 -- le blindé -- et à travers la visière de son masque le monde n'avait plus été que des éclats de lumière dans la nuit. Elle a soudain fait face à une pégase, dans sa cuirasse de cauchemar, qui la regardait avec deux gros yeux jaunes et fauves, et curieux. Et saisissant l'instant où cette jument ne bougeait pas, Karlstein braqua son fusil dessus et vida jusqu'à sa dernière cartouche droit entre les deux yeux. À la première rafale la garde se cabra et sans même un cri, elle s'effondra à terre.

Ou alors elle avait crié, et Karlstein n'avait pas pu l'entendre. Tout cela n'avait duré qu'une poignée de secondes et autour d'elle les humains hurlaient à l'agonie.

Les gardes avaient des sabots de guerre capables de percer l'acier. Leur tactique était de frapper puis de se retirer avant d'être frappés eux-mêmes, laissant la place au garde suivant. Mais au mont Mussy et comme partout ailleurs, les sabots de leurs cuirasses ne parvinrent même pas à assommer les humains. À la place, au contact des poneys, les soldats se tordirent soudain, luttant un bref instant avant que les flammes froides ne s'échappent par leur masque et par leurs gants et ne les dévorent. Karlstein en vit tomber un à quelques mètres et gratter l'herbe -- et les fleurs -- en hurlant, avant de se figer.

Nous, ce spectacle, on y était habitués. Mais pour les pégases, ce dut être un choc. Ils reculèrent, puis revinrent, et les hommes n'eurent que le temps de recharger. Les chenilles dans le dos de Karlstein se mirent à rouler, le blindé voulant se dégager. Les voltigeurs étaient comme des rapaces sur le groupe de soldats, des silhouettes furieuses et colorées que les balles fauchaient et qui se relevaient sans cesse avant de frapper, ajoutant des hurlements aux hurlements.

Je ne sais pas si elle invente, ou si c'est normal, mais pas un soldat ne tourna les talons. Ils restaient collés au CV90, à tirer dans tous les sens, furieusement. Ils se croyaient perdus peut-être, ou pensaient que le char était leur dernière chance. Ou alors ils ne pensaient plus à rien, et la rage au ventre, ils voulaient juste cracher la mort encore et encore.

Les poneys s'attaquèrent au blindé, sur la tourelle. Toutes les faiblesses étaient une cible. Un sabot dut frapper les optiques. La mitrailleuse téléopérée tirait encore quand Karlstein, tombée à terre, comme incapable de respirer, se redressa, et qu'un pégase la frappa de dos. Elle s'abattit au sol et perdit connaissance.

Ce que je devine, moi, c'est que les poneys ont fini par briser la trappe de tourelle ou celle à l'arrière, et sont entrés. Depuis Gex, à la jumelle, le sergent Freyard a seulement vu les tirs cesser, les silhouettes des poneys couvrir le véhicule, un brasier intense et confus, puis les poneys se sont retirés. Après cela, il ne restait que les uniformes à terre et le blindé couvert des flammes froides.

À la radio, Hymans demanda ce qui se passait.

Freyard lui dit que Beffara avait des problèmes et qu'il voulait aller le secourir. Mais Hymans insista, il voulait des détails. Freyard répéta qu'il voulait aller au secours de Beffara.

« Réponds à la question, David ! » Céda Hymans, hors de lui.

Ce fut comme un retour à la réalité, et muet, Freyard se fit à l'idée que tout un groupe de sa section venait de se faire annihiler.

La légende veut que ce soit au mont Mussy que le premier poney soit mort. Supposément, une balle aurait brisé la pierre de vie d'un pégase qui aurait ensuite été fauché par une rafale. Alors qu'il allait finir ses adversaires, Faircount aurait vu passer ce blessé à la blessure impossible, sanglante, et il aurait ordonné aussitôt la retraite. Puis, à l'abri des arbres, tandis qu'ils tentaient de le sauver, lui et les autres auraient regardé le garde étouffer lentement.

On attribue même ce premier mort à la soldate Marie Vaillant, sans doute parce que c'était l'une des dernières debout avant que Karlstein ne soit assommée.

On ne saura jamais.

Les voltigeurs tenaient le mont Mussy et dominaient Gex, coupant le village des renforts de Chavannes. Le premier corps des frondeurs tenait de son côté le bois des Portes. Les cataphractes, eux, étaient aux bois des Portes et de Prodon. Aussi quand le second corps des frondeurs arriva, accueilli par les tirs au loin, Low Marsh put leur assurer que la position était sûre.

Une estafette revint du mont Mussy : Faircount voulait rapatrier ses blessés. Il demandait également de nouvelles pierres de vie. Cette demande était d'autant plus surprenante que ces pierres n'arriveraient qu'avec le corps des volontaires, presque en fin de colonne, mais le pégase les demandait quand même. Stronghead voulut aller à son secours.

Stronghead avait été dans la garde lunaire depuis ses quatre ans, et depuis elle avait toujours cherché à faire ses preuves. Pleine d'audace par la force de la jeunesse, elle avait l'impression de toujours faire les mauvais choix, si bien que quand Low Marsh lui dit de rester dans les champs face au portail, n'y comprenant rien et craignant pour Faircount, elle accepta quand même et rongea son frein.

La décision de Low Marsh avait deux causes.

La première était qu'elle entendait clairement les grondements des machines face à sa position, donc au nord, à Chavannes. Persuadée que l'ennemi s'y massait, elle avait demandé à Purple Heart d'aller y observer et tenait autrement ses cataphractes en embuscade entre les deux bois. Purple Heart ne songeait qu'au village et regardait le bois de Veytay. Après avoir resserré les rangs, il envoyait sept chevauchées flanquer les humains. Ne pouvant compter sur lui pour l'aider contre la menace du centre, Low Marsh se tournait vers Stronghead et ses troupes fraîches.

La seconde cause était qu'après Stronghead venaient les luminaires, Pristine à leur tête, avec les armes les plus puissantes de la garde lunaire. Le tocsin, le marteau, les harpes. Inquiète pour Faircount, elle l'était bien plus pour les licornes et pour cet équipement vital à l'expédition. Or, avec ses cataphractes dispersés et sans appui, elle ne pensait pas pouvoir en assurer la protection.

Face aux poneys, à Chavannes, les renforts du 502 arrivaient enfin.

À trois heures moins quart, soulagé, Hymans vit arriver la dernière section de chars de Philippot et les deux sections de Spezzia -- et encore une fois, Pouzol était ignoré. Non, vraiment, dans son rapport Hymans ne pensa même pas à le mentionner.

Le colonel Hussami les contacta alors et ordonna que les troupes à Gex se replient sur Mijoux, où allaient arriver les mortiers, puis sur Oyonnax. De même les troupes devaient se replier de Commugny. En somme, il voulait abandonner la ligne Gex-Founex et se replier sur Nyon.

Spezzia lui jura être capable de tenir Gex-Founex.

Philippot fit valoir qu'il fallait briser l'élan ennemi et qu'avec sa compagnie au complet il pouvait charger droit sur Sauverny et mettre les poneys en déroute.

Hussami ne cédait jamais à la panique, mais facilement à ses subordonnés. Dans la trentaine, remarié et d'humeur paternaliste, il faisait confiance à ses soldats et privilégiait l'initiative. Aussi ne comprit-il pas que Spezzia s'enfermait dans sa logique de tenir les poneys confinés pour les écraser sous les tirs de mortiers, ni que Philippot, qui sentait la situation leur échapper, se reposait sur un plan d'action qui prévoyait de charger entre le bois des Portes et le bois Prodon et traverser les champs. Il n'y avait, entres les deux bois, que l'espace d'un seul champ, à peine plus de cent mètres de large, et le plan prévoyait que l'infanterie attaque ces bois en soutien. Mais le capitaine était persuadé qu'avec ou sans Spezzia la vitesse et le blindage de ses chars d'assaut « Léopard » lui assureraient de réussir.

Si le colonel avait su faire preuve de plus d'autorité, il aurait sans doute forcé ses capitaines à obéir. À la place, il les écouta tour à tour et demanda à Spezzia : « Vous êtes sûr de pouvoir tenir la ligne ? » Spezzia le prit comme un défi et redoubla d'assurance.

Hussami lui ordonna de soutenir l'assaut de Philippot.

C'était comme deux enfants qui se seraient disputés pour mener deux plans opposés, avec un père qui, croyant avoir tranché, n'avait fait qu'envenimer les choses. Il les abandonnait à peine que ceux-ci se divisaient et Philippot, seul, remonta dans son char avant d'ordonner la charge.

Sa compagnie, ironiquement était aussi la Dora, mais du 502.

Weber, en arrivant à Chavannes dans son char, avait été frappée par le nombre de véhicules qui s'alignaient dans les champs devant le village, tous feux allumés, et qui braquaient leurs canons sur le bois des Portes. Les bois étaient, de l'autre côté, une masse noire sous les lueurs du portail. On lui avait dit que les poneys s'y trouvaient, et elle s'usait les yeux dans son périscope pour tenter de les voir.

À la radio, elle reçut l'ordre d'attendre. À la radio toujours, son lieutenant, Nilsson, ajouta que le capitaine était sorti discuter avec « l'infanterie ». Ils étaient nerveux, elle-même aussi mais leur nombre et le calme de la nuit maintenaient la confiance.

Son conducteur discuta la rumeur selon laquelle les poneys résistaient aux balles. Ils avaient entendu ça sur la route, mais, avait-elle fait valoir, puisque les poneys avaient dû battre en retraite, ils n'étaient pas invincibles. À présent elle n'était plus qu'à quelques minutes de l'engagement et tout ce que la militaire arrivait à penser était qu'ils allaient enfin tirer sur des poneys. Que les poneys étaient là, à moins de mille mètres, et qu'elle allait venger les siens.

Enfin, Nilsson reprit contact et prévint que Philippot revenait. Ce dernier, une fois dans son véhicule, prit la parole et expliqua qu'ils allaient charger « comme à l'exercice », dans le goulot de Sauverny. Ne pas s'arrêter, rouler deux par deux, tirer à vue.

Ce fut comme un frisson. Weber jeta un oeil à son équipage tout aussi fébrile, et dans l'obscurité du char tous portaient le masque au visage, qu'ils collaient contre les optiques.

« Préparez-vous. » Elle leur dit, puis : « On colle au train de Mori. »

Le sergent Mori était le troisième char de sa section. Philippot démarra le premier, puis la première section suivit et Mori démarra, Weber derrière, si bien qu'ils se retrouvèrent à deux, à rouler à l'avant de la formation, sur le flanc gauche. Le champ était baigné par la lueur bleutée au point qu'elle pouvait en distinguer les mauvaises herbes. Le moteur gagnait en puissance, ils accéléraient, gagnaient les quarante quarante-cinq kilomètres heure et atteignirent la pointe du bois pour s'engager dans le goulot.

Weber avait fait tourner sa tourelle sur le bois et en fouillait elle-même la lisière avec son périscope. Tout ce qu'elle voyait étaient les contours bleutés des buissons et des troncs le long de la petite route goudronnée, à vingt mètres. Il y avait quelques maisons sur son chemin -- même pas un hameau -- qui la forcèrent à se serrer contre le bois, mais elle n'était pas inquiète : à cet endroit les Portes avait été déboisé, si bien qu'elle profitait en fait de plus d'espace pour manoeuvrer. Elle et Mori s'y engagèrent tandis que les autres chars passaient plus à l'ouest, et ils furent coupés un bref temps du reste de la formation.

Derrière suivaient les deux autres sections, Nilsson puis Condumier. Directement à sa droite, Weber avait les deux chars de commandement de Philippot, puis les deux du lieutenant au bout, contre Prodon.

Elle se préoccupait déjà, à la sortie du hameau, d'éviter le pylône électrique sur son chemin, silhouette engloutie par la lueur du portail droit devant, quand les cataphractes surgirent des bois.

Elle les vit la première : « Contact ! » Et avant même qu'elle ne dise où, son pointeur tourna la tourelle sur les silhouettes lourdes et noires qui cherchaient à leur couper le passage. Son conducteur accéléra et le char gagna en quelques secondes cinquante-cinq, soixante à l'heure sur les champs, si bien que les chenilles dévoraient la terre à grands coups et la faisaient voler comme des embruns de navire.

Ce n'était pas Low Marsh qui menait la charge. Elle était restée du côté du portail et, en entendant ces grondements lourds se rapprocher, elle avait demandé à Stronghead de se porter à leur rencontre. Mais ses poneys savaient quoi faire et avaient surgi des deux côtés pour briser la route à ces véhicules d'acier.

Leur charge était lourde et pesante, et dans les cuirasses les gardes avaient l'impression de ne pouvoir qu'à peine trotter.

Weber tira la première, un obus droit dans la chevauchée, faisant tomber un poney et trébucher les trois autres, puis Mori tira également et son obus frappa trop à droite, crevant une gerbe qui battit sur les cuirasses. Je peux compatir. Weber passa à quelques mètres des cataphractes, sans s'arrêter, et prévint par radio qu'ils étaient toujours debout. Derrière elle la seconde section s'apprêtait à les engager à leur tour, tandis que les gardes regardaient les véhicules leur échapper.

En entendant Philippot tirer, Spezzia hésita à prendre Hymans et ses deux blindés et à foncer pour le soutenir. Mais il devait tenir Chavannes. Aussi le capitaine, debout à côté de son CV90, se contenta de regarder la lisière sombre des bois derrière laquelle s'engouffraient les chars de la troisième section.

Purple Heart se trouvait toujours aux Portes et face à Commugny quand les tirs le firent tressaillir. Cela venait de son dos, du côté des cataphractes. Il songea une seconde à s'y rendre avec ses trois chevauchées, mais considéra leur état et la progression de son corps à droite de Commugny -- au sud, donc -- si bien qu'il n'envoya que deux pégases aller voir ce qui se passait.

La seconde section rencontrait les cataphractes.

Condumier rapporte avoir vu un garde se tourner sur le canon braqué face à lui et se dresser sur ses deux pattes, plaquer celles avant en bouclier, si bien que ce fut là où l'obus frappa : et le garde, à peine secoué, ne broncha pas sous le tir. Un foutu obus de cent vingt. Ces trucs peuvent traverser une voiture, ou deux ou trois à la suite, facile. Après ça, le lieutenant aurait dit à Weber avoir ordonné de changer de munitions pour des obus flèche, alors que sa propre section allait rencontrer les cataphractes.

Ces derniers avaient galopé à la rencontre de la seconde section et, longeant le flanc des chars, en avaient frappé les chenilles à coups de sabots. Sur le coup les chenilles et les barbotins avaient été brisés, et trois chars de la seconde section se retrouvèrent immobilisés, leur course s'achevant d'un coup, juste après les maisons. Condumier avait vu le dernier char tourner pour tirer encore, à la mitrailleuse puis à nouveau au canon, pour tenter de repousser les cataphractes loin des chars à l'arrêt, mais ces derniers couraient déjà intercepter la troisième section qui, à ce stade, avait gagné les septante kilomètres heure.

Avec tout le tact dont il pouvait faire preuve, Condumier ordonna à son conducteur de rouler sur les poneys.

Puis, avec la mitrailleuse, il regarda les balles ricocher contre les cuirasses noires, et il serra les dents. Son Léopard sembla déraper pour prendre de court le garde qui se dressa face au choc, et le char gronda en lui passant dessus, écrasant le garde contre terre, sous la caisse, comme si ça n'avait été qu'un gros caillou. Coup sur coup deux chars l'appelèrent pour annoncer des chenilles brisées et, pestant, le lieutenant regarda la première section continuer seule au bout du champ avant de tourner au secours de ses hommes.

Philippot sortait alors du goulot et n'avait plus qu'une rangée d'arbres entre deux champs qu'il dépassa aisément. Weber, sur sa gauche, avait une vue plus dégagée : elle distingua les lueurs colorées, des dizaines, qui les chargeaient de front et sur leurs deux heures, en remontant les bosquets.

Le capitaine passa la rangée d'arbres et se retrouva face aux frondeurs de Stronghead.

Ces derniers chargeaient alors à plus de cinquante kilomètres par heure, un galop furieux, et les chevauchées étaient à moins de cent mètres. La distance se réduisit en une poignée de secondes et les six chars tour à tour firent tonner leurs canons, couvrant la nuit de déflagrations. Les boucliers des licornes auraient aussi bien pu ne pas exister. Les obus soulevèrent la terre, y creusèrent des sillons et firent s'effondrer les gardes, soufflant l'aura l'espace d'un instant. Et plus frappant, ils ne s'en relevèrent pas.

Mais pour Weber, le plus frappant fut que cette fois elle pouvait voir les poneys. Pas juste des cuirasses noires de plates à forme équine, mais vraiment des poneys, bien qu'assombris dans ces auras, des êtres de chair et de sang, avec leur pelage, leurs regards -- elle distingua même le jaune de leurs yeux -- et elle eut comme un pincement au coeur.

Ce fut à quelques secondes de la mêlée qu'arrivèrent les luminaires.

Le demi-corps de vingt licornes apportait avec lui les plus puissantes armes de la garde lunaire : tocsin, marteau, harpes. Le tocsin était sur une tour de siège haute de douze mètres, toute de bois et bardée de pièces de cuivre à gros rivets, et ce fut du haut de la tour émergeant tout juste du portail que Pristine, aveuglée d'abord par les ténèbres, vit tonner les canons des chars puis les lueurs des pierres de vie fulminer dans les champs et se confondre aux véhicules des humains, à quoi, cinq cents mètres ou moins.

Stronghead esquiva le char qui lui fonçait dessus, d'un bond de côté, et galopant toujours il frappa à deux reprises la chenille sur toute sa longueur. C'était le char de Philippot. Le blindé déchenilla et, à pleine vitesse, dérapa soudain à gauche presque en un demi-cercle avant de s'immobiliser. Renate eut plus de chance : son char bouscula trois poneys, puis elle parvint à virer et esquiver une autre chevauchée, et elle roula encore assez pour, soudain, se détachant du combat, tourner son périscope sur la tour de siège tout juste détachée du portail. Elle zooma et vit même les deux licornes à son sommet, à côté de la grande cloche de cuivre.

Weber tira sur la tour mais son obus passa à gauche et éclata contre le portail. Elle s'attendait à ce que Mori tire aussi mais ce dernier avait été immobilisé en arrière.

Seuls trois chars sur six roulaient encore, et trois autres en arrière dans le goulot, qui luttaient toujours contre les cataphractes.

Philippot demanda qui restait. Mölzer l'appela à l'aide : les poneys cherchaient à monter sur les Léopards pour en démolir les optiques et les armes, et les sabots battaient sur le blindage à grands coups. Elle était paniquée. Condumier, lui, ralliant les deux chars restants, évitait toujours la chevauchée qui cherchait à le briser, et regardait impuissant les véhicules immobilisés se défendre l'un l'autre, les mitrailleuses tirant presque en continu sans même ralentir les cuirasses, puis être réduites au silence.

Difficile de dire ce que ressentit Philippot sur le moment.

De la peur ? Des remords ? Sa compagnie était hors de combat, dispersée sur presque un kilomètre et encerclée par les poneys. Il ordonna la retraite. Weber l'appela par radio : « Il y a une tour en bois, au portail, je peux l'avoir. » Le capitaine la coupa et lui hurla : « Foutez le camp ! » Dans les faits, son propre char était paralysé. Il ferait partie de ceux restés derrière.

Juste après ça, trois chevauchées assaillirent Weber de trois côtés et la piégèrent enfin, frappèrent ses chenilles et l'immobilisèrent à son tour.

Aussitôt, m'expliqua-t-elle, les poneys avaient gravi la caisse et monté sur la tourelle. Avec sa propre mitrailleuse, elle en avait repoussé deux puis un troisième, après quoi plusieurs coups de sabots brisèrent l'affût et démolirent son arme. Elle entendit les sabots battre au-dessus de sa tête et, tournant la tourelle, elle repoussa les poneys qui brisaient les grilles à l'arrière. Soudain, son pointeur se mit à hurler comme un dément, et elle le repoussa d'un coup tandis que la chargeure s'échappait du côté du conducteur. Tous trois regardèrent leur compagnon se tordre et s'effondrer de son siège, hurler et hurler tandis que les éclats brefs des flammes froides éclairaient soudain la tourelle.

Weber me l'admit plus tard, mais quelque chose avait cédé en elle, à ce moment précis, et elle n'osa plus rien faire. Elle se sentit aussi paralysée que son char et, même après que les hurlements aient cessé, même après que les poneys se soient éloignés, elle et son équipage restèrent là, muets.

Elle pensait même avoir entendu le conducteur pleurer.

Dans le même temps commençait le second combat de Commugny.

Alors même que la compagnie de Philippot se faisait tailler en pièces, les chevauchées de Purple Heart fondirent sur la section de Kert. Ce dernier roulait alors en convoi, par le chemin des Rannaux pour sécuriser le flanc de Hassel quand les frondeurs, remontant toujours depuis le lac sur tout le long du village, lui tombèrent dessus.

Pourtant, la Dôle n'avait pas cessé de suivre la progression des poneys à l'est, mais Kert avait mal compris ou pensé qu'il pouvait prendre l'ennemi de vitesse.

Ses blindés longeaient les maisons et les jardins, plongés dans le noir, assombris encore plus par la lumière le long des routes. Ils avisèrent soudain les lueurs colorées sur leur droite et la seconde d'après les chevauchées galopaient au travers même du convoi, sans s'arrêter, bondissant par-dessus les haies pour traverser la route. Ce fut si rapide que le second véhicule braqua et freina comme pour éviter un animal.

La sergent Vlody, en queue du convoi, reçut l'ordre par radio de débarquer. Le blindé pila et elle ouvrit la trappe pour se précipiter dehors, suivie de ses hommes, en deux files sur les côtés. Quand elle surgit dans le chemin, prête à tirer, et qu'elle se tourner vers le convoi, elle s'arrêta stupéfaite en voyant deux soldats du blindé juste devant elle courir, couverts de flammes, et s'effondrer. Puis elle vit les lueurs contournant la maison sur sa gauche et elle ouvrit le feu. Les poneys, face aux tirs, se jetèrent à couvert, et elle fit signe à ses hommes de se déployer, alors même que les autres groupes se mettaient eux aussi à tirer.

À la tête d'une chevauchée se trouvait Pettygrew, une pégase dont pour être franc je ne sais absolument rien, sinon ce qu'en ont rapporté Vlody et Hassel. Vlody la remarqua, une jument ailée d'un vert très sombre et venimeux -- dû à la cuirasse -- qui avait couru depuis le couvert de la maison derrière un des deux arbres du jardin. Les soldats avaient tiré, d'abord au fusil puis avec une roquette, et le tronc de l'arbre avait été crevé, si bien qu'il s'effondra sur la haie. La pégase, suivie de deux terrestres, bondit au second arbre qu'elle frappa à grands coups. Un terrestre fut fauché par les tirs, elle-même touchée par une rafale mais elle se redressa et brisa enfin le tronc dans un craquement sec. L'arbre s'abattit à son tour, poussé par les poneys, droit sur la route, et une autre chevauchée faisait de même avec ceux à l'angle, si bien que quatre troncs bloquèrent la retraite des véhicules.

Je dis « bloquèrent » mais en fait les blindés auraient pu passer cet obstacle sans mal.

Seulement les poneys faisaient de même à hauteur du second véhicule -- faute d'arbres en bout du chemin où Kert était quasiment dégagé -- et firent s'abattre six arbres, dont ils poussèrent plusieurs sur la route, coupant le véhicule des autres et le couvrant avec les feuillages. Et avec ces couverts les poneys assaillirent le blindé soudain isolé d'où, en quelques secondes, s'élevèrent des hurlements. Le blindé de Turunen, d'où avaient surgi les deux soldats victimes des flammes froides, se porta à leur secours. Ce faisant ils laissèrent Vlody en arrière et celle-ci ne s'en rendit pas compte. Pettygrew, voyant cette ouverture, ordonna l'assaut et trois chevauchées se jetèrent sur les soldats.

Vlody refusa le contact. Elle hurla au char de dégager et prenant ses hommes elle chargea sur sa gauche, tirant toujours pour faire rouler les poneys sur son passage, et elle brisa l'encerclement. La sergente quitta la rue au pas de course pour s'enfiler par-dessus la haie parmi les maisons, et elle fixait déjà un nouveau rendez-vous pour que le blindé la reprenne quand de nouveaux hurlements déchirèrent les ondes.

Kert ne répondait plus.

On retrouva le blindé de Kert dans le champ entre le chemin des Rannaux et celui de la Source, à trente ou quarante mètres de l'embuscade. Chenilles brisées. La trappe arrière martelée et ouverte. Mais les survivants de son groupe, c'est-à-dire les fuyards -- et bon sang, personne ne leur en voudra -- soutiennent que le lieutenant avait tenu le terrain jusqu'au bout.

De fait, comme Vlody, toute la section semblait vouloir s'enfuir de ce piège à rats. Les blindés devaient manoeuvrer pour se dégager, et les tirs de mitrailleuse maintenaient les poneys à distance. Mais ces derniers se glissaient partout où ils pouvaient, trompant la vigilance, tirant parti des couverts avant de charger sur le chemin pour tenter de briser les chenilles. Ils durent s'y reprendre à plusieurs fois, mais alors qu'elle longeait le chemin des Marais Vlody entendit le conducteur annoncer qu'ils étaient immobilisés.

Elle arrêta son groupe, vit trois pégases fondre sur elle et les accueillit sous un feu nourri, les forçant à se terrer. Puis elle ordonna de se déployer pour revenir vers le véhicule et « le tirer de là ».

Mais quand elle le rappela pour lui annoncer qu'ils arrivaient, et de tenir, il n'y avait plus de réponse.

Malgré tout, la sergente maintint son mouvement. Je n'ai jamais pu lui parler, mais elle a dit à Hassel s'être sentie soudain misérable, une moins que rien, et s'être fait brûler le visage de l'équipage du blindé dans le crâne. Chaque non, chaque intonation de voix.

Seulement la voix du sergent Hassel la coupa dans son élan. Hassel appelait par radio, directement, et ordonnait à toute la section de se replier sur lui. Lui-même avait décroché de sa position pour le chemin de la Dauphine, progressant à pied, par petits groupes, et se sachant trop loin pour intervenir il allait établir une couverture pour couvrir la retraite. Son appel arriva juste à temps pour éviter à Vlody de se faire envelopper. Ses hommes la persuadèrent de céder. Ils avaient eux-mêmes la rage aux tripes, mais peur aussi, et elle se plia enfin à leur avis.

À ce stade on pouvait estimer que la première section avait perdu la moitié de ses quarante-quatre hommes, et était donc hors de combat.

Mais tandis que le flanc gauche du 502 s'effondrait, Aguilar roulait sur Gex. La route passait derrière le mont Mussy, par le village de la Divonne. Le colonel Hussami, conscient de la présence des poneys sur la crête, reçut enfin l'appel de Pumpley, qui venait d'arriver à Mijoux, et le colonel lui donna les coordonnées du mont. Il voulait soit forcer les poneys à la retraite, soit les clouer sur place le temps qu'Aguilar passe. Son ordre donné, Spezzia le contactait pour lui annoncer le désastre de Commugny.

Avant que l'artillerie ne puisse tirer, cependant, deux choses se produisirent.

La première fut l'arrivée de la princesse Luna, escortée par le reste des cataphractes. La princesse surgit du portail et fut aussitôt frappée par ce monde hostile. Elle serra les dents, se raidit mais ne montra rien de la douleur dans ses membres et s'avança encore pour rejoindre Pristine, avant de s'arrêter à nouveau, cette fois à la vue des frondeurs du second corps, revenus du combat contre Philippot, et qui étaient étendus dans l'herbe des champs, plaintifs et gémissants, leurs auras faiblissant sous les lueurs crues du portail.

La seconde fut que les luminaires avaient achevé de préparer le tocsin et le firent sonner.

Le tocsin était la cloche qui annonçait les dangers et, dans la garde lunaire, une arme destinée à renforcer les alliés et à affaiblir l'ennemi, de plus en plus à mesure qu'elle sonnait, de sorte que cette seule arme, après des heures ou des jours, pouvaient renverser les batailles.

Sur Terre, elle eut un tout autre effet.

Il était alors quasiment trois heures du matin. Ma compagnie arrivait à l'entrée de Pontarlier, au nord, à hauteur d'une sorte de carrière et de lacs dont l'un bordait quasiment la route. Nous avions roulé à pleine allure, c'est-à-dire à septante, et ça peut sembler peu pour une voiture mais pour un char c'était pousser le moteur dans ses derniers retranchements. Une heure de route comme ça, le bruit était assourdissant et avec nos masques sur le visage on causait à peine.

Notre capitaine, j'allais dire Deklaïens mais à l'époque c'était encore Stahlmann, n'avait pas laissé filtrer la moindre information. Du coup, Kuhn n'avait rien pu dire à Lou et pour nous le sud était toujours une vaste inconnue où les copains se battaient depuis une heure. On était inquiets, avec l'impression de rouler vers un gouffre, vers le bourdon aveuglant du portail, un ennemi gigantesque et invincible face auquel nos chars n'étaient que des insectes.

Sophia cherchait à grappiller encore un peu de sommeil, malgré les chocs, et moi je n'osais rien en faire. Je devais surveiller le secteur avant. Et surtout j'avais peur de m'endormir.

Soudain, ma radio a craché une friture à me déchirer les oreilles et j'ai hurlé comme un beau diable. J'avais l'impression que mon crâne allait exploser. Notre char a fait une embardée sur la gauche puis sur la droite et a quitté la route. Il aurait fini dans le lac si ses soixante tonnes n'avaient pas été le meilleur frein du monde. J'avais besoin d'arracher mon masque, j'avais déjà jeté mon casque et je hurlais.

Une voix me vrillait la tête, comme un appel à l'aide terrifiant, un truc de cauchemar, ma propre voix qui répèterait en boucle de la sauver. Je me frappai la tête contre le disque de la tourelle pour la chasser, et j'étais persuadé que le blitz allait m'emporter.

Puis, quand ça s'est calmé assez pour que je puisse me reprendre, accroché au canon sur le côté, j'ai regardé les autres. Jasmine était effondrée en avant. Sophia, roulé dans le fond de la tourelle, murmurait en sanglotant, les gants sur son masque. J'arrivais à entendre son murmure et je me suis rendu compte que le char était à l'arrêt, moteur éteint, et que tout autour de nous c'était le silence. Je me suis retourné et j'ai vu Lou effondré sur son siège, inerte.

Un coup d’œil dans les optiques : tout le convoi était à l'arrêt, en désordre, les véhicules arrêtés comme en pleine course. Les optiques étaient rougies, brouillées, malsaines. Mon casque continuait de cracher sa friture. Je me tournais encore vers Lou pour le secouer, puis je revenais aux optiques et je vis, à l'avant de la colonne, un blindé de l'infanterie en flammes.

Ces foutues flammes froides, d'un bleu clair tirant au blanc, qui ne semblent pas toucher la surface, sans chaleur, sans bruit, fatales.

La première brigade venait de perdre toutes ses communications et, dans la foulée, plus d'une centaine d'hommes, et la cloche de cuivre du tocsin continuait de frapper là-bas, au loin, au pied du portail.

C'était ça, le crépuscule.

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Vuld
Vuld : #3767
@titanassault En bref, non.
Pas dans le texte. Je considère qu'en l'état le lecteur dispose d'assez d'informations.

Je peux l'expliquer à côté, cela dit.
Les flammes froides elles-mêmes sont la manifestation la plus brute de la magie dans le monde humain. C'est en gros de la magie qui se consume. Plus on est éloigné du portail, moins il y a de magie. L'introduction te parle de flammes qui ont recouvert l'Europe : c'est ça.
Maintenant, tout ne réagit pas pareillement à la magie. Ma règle est "plus c'est conscient, plus c'est affecté". Par exemple, les flammes froides brûlent plus facilement sur l'eau que sur la terre. L'homme est déjà constitué aux deux tiers d'eau, mais il a surtout des émotions, ce qui en fait une véritable allumette sur pattes.
La magie a d'autres effets -- vis-à-vis des balles et des sabots notamment -- et tu dois considérer l'inverse pour les poneys : ils sont dans un environnement en fait presque dépourvu de magie. Mais bref.

À ce stade tout ce qui importe est que les gens se mettent à mourir sans raison.
Il y a 4 ans · Répondre
titanassault
titanassault : #3762
il y a une chose que jessai de comprendre durant toute la fiction je voie ( les flammes froides)

pourrait tu mexpliquer sa
Il y a 4 ans · Répondre
Spirit
Spirit : #3392
Outch! La on tient du lourd, je suis vraiment impressionner par la qualité de l'écrit mais aussi par les nombreux détails apportés tout le long, vraiment impressionnant !

Pour en revenir au récit,je doute que les hommes puissent envahir facilement Equestria malgré les armes modernes à leurs dispositions,(des Leopard qui se fond d'écheniller aussi facilement m'ont bien surpris, finis la deutch quality , préféré la French Touch avec les Leclerc ^^) ne seraisse pas plutôt l'inverse? L'arrivée de Luna et de leur tocsin ne me dit rien qui vaille.

Dans tout les cas, je suivrai cette fiction avec intention et je suis très impatient de lire la suite !

Il y a 4 ans · Répondre

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