Cher Journal,
Que se passe-t-il entre le sommeil et l'éveil ? Chaque nuit, quand la lune se lève, nous avançons tels des moutons dans cette sombre contrée, ignorant par quel mécanisme nos cœurs continuent de battre par ce noble silence. Sommes-nous vraiment les mêmes quand nous nous réveillons ? Ou l'être qui se redresse au matin n'est-il qu'une copie carbone de la créature pensante qui s'est étendue la veille au soir ? Quelle étrange créature ce doit être, golem des souvenirs fragiles d'une âme endormie. Pas étonnant qu'il reste si peu de choses de nos ambitions, aspirations et espoirs, quand la fin arrive.
Dans ce cas, comment expliquer nos rêves ? Sont-ils des manifestations du regret ? Sont-ils la substance de tous nos attachements, jetés dans le creuset ardent de nos peurs mortelles ? Rêvons-nous parce que nous sommes séparés ? Parce que la séparation, dans toute sa froideur, est telle un mur de briques sur lequel nos désirs projetés crèvent comme de vulgaires coquilles d'œufs ?
J'ai cru en toutes ces choses. J'ai vu la nuit tomber annonçant la mort. Les rêves étaient pour moi des murmures d'agonie, comme le battement des ailes ou le repliement des pattes d'un papillon de nuit renversé, dont la courte vie, consacrée à quelque mystérieux objectif derrière la flamme, s'est révélée vaine. Quand un poney est seul, et lucide, et plongé dans l'abysse d'un monde qui l'ignore, les rêves n'ont pas pour autre fin que d'introduire la dissonante symphonie de ses pleurs.
C'est dans cette folie, précisément, que j'eus la miraculeuse épiphanie : un rêve est comme une chanson. Il est courant que les poneys oublient le titre du morceau. Parfois, les poneys ont aussi tendance à oublier le nom du compositeur. Ce qui demeure dans ce gouffre insondable qui sépare le sommeil de l'éveil, c'est la mélodie, cette voix indéfinissable qui s'infiltre dans nos oreilles comme une mère caresse son nouveau-né. Quand nous ouvrons les yeux à la lumière de l'aube, c'est plus qu'un corps qui nous anime, c'est un tempo qui fait vibrer nos cœurs, un rythme qui nous fait sortir de nos lits tel un chant divin faisant grimper les âmes hors de leurs tombes.
La vie est une sombre, triste et cruelle erreur de la nature. Mais il y a quelque chose dans le vide glacé de la nuit, quelque chose d'aussi noir – si ce n'est plus – que la mort elle-même, quelque chose qui s'infiltre dans nos âmes comme la graine dans le sol fertile. De cette graine mûrit une symphonie, un orchestre sans musiciens. Et comme cet orchestre, nous nous élevons du néant, jusqu'à ce que notre recherche devienne la vie elle-même : quelque chose d'impossible, comme se rappeler le nom d'un musicien qu'on n'a jamais rencontré. Parce que depuis le début, ce musicien c'était nous.
J'aime beaucoup les rêves. Est-ce que ça fait de moi une démente ? J'ose penser que ça fait de moi un être vivant.
C'était la veille de la Fête du solstice d'été. Dans tout Poneyville des poneys se rassemblaient en joyeux petits groupes, formant des cercles autour de grands feux qui brillaient telles des plumes d'ambre sous la lueur du crépuscule. Le village était plein de rires, de murmures et de musique, alors que les villageois se préparaient comme tous les ans à passer la nuit entre amis. La princesse Célestia visitait Baltimare cette année, mais ça n'empêchait pas les poneyvillois d'attendre avec impatience le lever du soleil, et de remercier leur régente alicorne pour la lumière qu'elle leur donnait tous les jours.
Il était cependant une âme qui ne s'amusait guère. Un poney, terrestre, était assis tout seul près d'un feu, à l'écart de la foule. L'ombre ternissait son pelage orange et sa crinière brune, rajoutant à l'air mélancolique de l'étalon, qui regardait les flammes avec lassitude, écoutant à peine la musique qui portait par derrière son dos voûté. Alors que le jour s'éteignait paisiblement autour de lui, formant un toit mauve au-dessus du village où régnait le bonheur, ses yeux se fermèrent, et il poussa un soupir froid.
À ce moment-là, une voix pleine de joie se fit entendre par-dessus les crépitements du foyer devant lui. « Caramel ! Eh bah alors, qu'est-ce qui se passe mon pote ?! »
Caramel sursauta, puis retrouva sa respiration normale. Il portait un sourire étudié, aussi doux que son nom et pourtant aussi léger. « Salut Thunderlane… et Blossomforth. Tout va bien pour vous ? »
Le couple de pégases rejoignit Caramel près du feu. « On allait te demander la même chose, mon pote ! » s'exclama Thunderlane. « Les autres traînent tous du côté de la mairie. »
« Il paraît que le filleul de la Maire – un Wonderbolt – est venu tout droit de Cloudsdale pour visiter la ville ! » ajouta Blossomforth avec un sourire, tâches de rousseur illuminées par les flammes proches. « On dit qu'il va montrer des acrobaties avant les feux d'artifice au lever de la lune ! »
« Hmmm… ça a l'air chouette », dit Caramel avec un sourire qui commençait à s'affaiblir. « Mais bon, soyons honnêtes. Elle est géniale votre petite clique de pégases, mais j'ai l'impression d'être un poids mort à côté de vous. »
« N'importe quoi ! » Blossomforth fit la moue. « Comment tu peux dire ça Caramel ? On adore quand tu traînes avec nous. »
« Ouais. Et puis… » Thunderlane remua les sourcils. « Wind Whistler sera là… »
« Chuuut ! » Blossomforth frappa gentiment Thunderlane sur le ventre avec une de ses ailes couleur lait. « Thunder ! Qu'est-ce qu'on avait dit plus tôt… ? »
« Eh ho ! Pardon ! Je voulais juste… ! »
Caramel s'éclaircit la gorge. Regardant les deux pégases, il dit : « Vous êtes âmes du solstice, n'est-ce pas ? »
Les deux pégases lui rendirent son regard, puis sourirent timidement, les joues se colorant d'un même rouge, sabots grattant distraitement le sol.
« C'est que… »
« Et pourquoi on ne pourrait pas être âmes du solstice deux années de suite, hein ? »
« Il n'y a personne d'autre, vraiment… »
« Je sais qu'on parle de nous depuis la Saint Galopin, mais… »
« Oh et puis alors… C'est si grave que ça ? »
Caramel leur sourit tendrement, un sourire très sincère. « Je suis heureux pour vous. Je suis sûr que les autres poneys aussi. J'espère que vous passerez une Fête du solstice d'été mémorable. Quant à moi… J'ai juste envie de rester assis et de me reposer. Ça a été une année compliquée, et ce soir est l'occasion rêvée pour… pour réfléchir, vous comprenez ? »
« Mais ce n'est pas une raison pour réfléchir tout seul ! » dit Blossomforth avec une expression de compassion. « C'est censé être une nuit spéciale, Caramel. Tu as des amis. En fait, Windy parlait justement l'autre jour de ses… oh… euh… » Elle se mordit la lèvre d'un air coupable et interrogea Thunderlane du regard.
Ce dernier sourit, frotta son museau au sien, et se tourna vers Caramel une dernière fois. « Tu es sûr, mon pote ? »
« Allez-y, âmes du solstice », dit Caramel sur un ton détaché. Il ferma les yeux, se reposant au son des accords de musique qui le berçaient au cœur de la nuit. « Regardez le soleil se lever ensemble. Ne vous en faites pas pour moi. »
Les deux pégases le quittèrent lentement, tristement, et bientôt leurs sabots ne furent plus que des bruits feutrés dans le crépitement des flammes. Quand ses amis furent devenu un souvenir, Caramel soupira. Il ouvrit les yeux et traça des cercles dans la terre entre lui et le feu, comme pour représenter l'éternité qui se présentait devant lui.
C'est à ce moment bien précis que la musique s'arrêta.
« Ça ressemble beaucoup à un rêve, n'est-ce pas ? »
Caramel cligna plusieurs fois des yeux. Il leva la tête pour chercher autour de lui, jusqu'à remarquer ma présence. « Euh… qu'est-ce qui ressemble à un rêve ? » demanda-t-il.
« La vie », dis-je. Je me tenais quelques mètres derrière lui, appuyée contre un poteau de bois, ma lyre lévitant devant moi. Je levai les deux sabots pour ôter la capuche gris roche qui couvrait ma corne. « L'aube et le crépuscule : le sommeil et l'éveil se disputent notre temps. Comme dans une pièce de théâtre avec des changements de scène en permanence, et les plus sombres rideaux qu'on puisse imaginer. » Je commençai à frotter les cordes de la lyre en souriant. L'instrument menait la conversation ; mes mots n'étaient guère qu'un chœur derrière la mélodie. « Vous avez l'air d'un acteur qui a perdu sa motivation. Puis-je demander pourquoi ? »
« Écoutez, merci de vous inquiéter pour moi, mais je ne suis là que pour réfléchir en paix, si ça ne vous dérange pas », dit-il. « Cela dit, vous pouvez… jouer de la musique si vous voulez. C'est agréable. »
« Hmmm… Très bien. » Je poursuivis mon morceau par magie. « En avant la musique. »
Mais tandis que la mélodie reprenait, Caramel n'était pas très à l'aise. Il remuait sur place, ses tics nerveux rivalisant avec les craquements des bûches incandescentes. Finalement, il parla. « Mes amis refusent de comprendre. »
« Hmm ? » fis-je entre deux accords. « Comment ? »
« Mes amis. Les pégases qui viennent de s'en aller. »
« Ceux qui sont partis au trot joyeusement en vous laissant tout seul ? Comment leur en vouloir ? C'est censé être une nuit de fête, non ? »
« C'est vrai… »
« Et y a-t-il une raison particulière pour laquelle vous ne faites pas la fête avec eux ? »
« Oh, rien d'important », dit Caramel.
« Tant mieux. Je vais rester là et jouer de la musique », dis-je sans cacher mon sourire.
La mâchoire de Caramel se tendit. Après avoir soufflé par les naseaux, il dit tout haut : « Avant j'adorais cette période de l'année. Mais celle fois-ci, c'est différent. » Il s'adressait à moi, une parfaite étrangère. Quelque chose dans ses traits las indiquait un besoin désespéré de parler ; autrement, je n'aurais jamais pris la peine de le pousser à se confesser. « Tout ce que fait cette fête, c'est me rappeler combien de temps a passé… » Il laissa échapper un soupir tremblant, ses yeux bleus perdus dans les flammes. « … et j'en ai tiré si peu de bénéfices. »
« Je vois. » Je hochai la tête, passant à une plus sombre mélodie qui seyait mieux au ton de sa voix. « Pour certains poneys, dormir est plus difficile que rêver. »
Il eut un léger rictus, puis se tourna vers moi. « Vous n'êtes pas d'ici, je me trompe ? »
« Je ne vais pas répandre d'horribles rumeurs qui pourraient atteindre vos connaissances, si c'est ce que vous voulez savoir. »
« Oh, ce n'est pas ça », dit-il, bien que le frémissement dans sa voix mît son honnêteté en question. « C'est juste que… c'est la Fête du solstice d'été, et tous les poneys devraient être chez eux, là où ils sont le plus heureux. » Il déglutit et ajouta : « Ils devraient être avec ceux qu'ils aiment. »
« Je suis… très loin de chez moi », dis-je avec regret. Mais mon émotion fut vite remplacée par un chaleureux sourire, tandis que je reprenais ma musique avec assurance. « Mais pour ce qui est de ceux que j'aime, je ne les abandonnerai pas pour un instant. Et vous, Monsieur ? »
« Je… » L'expression de Caramel se tordit, comme si on venait de lui planter une dague en plein cœur. « C'est compliqué. »
« Assez compliqué pour rendre impossible une chose aussi simple que trouver une âme du solstice ? » remarquai-je avec un sourire. Je cessai de parler un moment pour accompagner les notes en fredonnant. « C'est une tradition vieille comme le monde. Quand la princesse Célestia leva le soleil pour la première fois, elle découvrit trois couples de poneys – les ancêtres des licornes, poneys terrestres et pégases –, et bénit ces "âmes du solstice" de la lumière qu'il leur fallait pour fonder une civilisation de gloire, honneur et amour. Depuis ce jour, tout poney possède une âme qu'il chérit par-dessus tout. Je suis sûre que vous n'êtes pas une exception. »
« Hmmm… Ouais… » marmonna Caramel. « Je dois seulement avoir peur. »
« N'est-ce pas le cas de tout le monde ? »
« Mais ce n'est pas une excuse ! » s'exclama-t-il avec colère, bien qu'elle ne fût pas dirigée vers moi. « Les temps sont si durs en ce moment. Je peux les supporter tout seul, mais Windy… » L'emportement de Caramel se dissipa, pour laisser place à une expression de peine. Il s'avachit sur le sol dans un soupir.
Je fredonnai quelques accords de plus avant de regarder dans sa direction. « Je suppose que vous parlez de cette "Wind Whistler" que vos amis ont mentionnée plus tôt. »
« Hmph… C'est une jument très importante pour moi », dit Caramel, les yeux perdus dans les flammes. « Vous dites que vivre est comme rêver. Quand Windy est là, c'est toujours un bon rêve, et je n'ai pas envie de me réveiller. Elle est si gentille, si gaie, si honnête, et intelligente. Quand elle rit, je m'effondre comme une statue d'allumettes, et il n'y a que le son de sa voix qui peut me remettre en place. »
« Hé hé hé… » gloussai-je en faisant une pause dans ma pratique. « J'ai choisi, ce me semble, le feu de William Flankspeare cette année. »
Il me lança un sourire et un regard du coin de son œil. « Wind Whistler aussi dit que je parle comme un poète. Pourtant, quand je suis près d'elle, j'ai l'impression d'avoir des balles de ping-pong dans la bouche… Je suis incapable de m'exprimer correctement. »
« Les mots nous manquent souvent quand on a le plus besoin d'eux », dis-je. Je me remis à jouer convenablement, l'harmonie prenant la place du silence. « Alors, pourquoi Wind Whislter n'est-elle pas avec vous ? Je payerais cher pour voir des balles de ping-pong sortir de la bouche d'un étalon. »
« Je rêve de lui demander d'être mon âme du solstice. Mais… »
« Mais quoi ? »
« Ce ne serait pas juste », dit-il avec abattement.
« Oh ? »
Caramel déglutit. Après une profonde expiration, il laissa finalement tout sortir. « La situation de ma ferme est au plus bas. Les plants de céleri de ma famille meurent, et nos récoltes pour la moisson de cette année sont insuffisantes. Mon père et ma mère en sont réduit à vendre leur bétail, mais même cela ne nous aide pas. J'ai pris deux travails différents en ville pour les soutenir comme je peux, mais je crains qu'il ne soit déjà trop tard. Ma famille a pris contact avec des cousins éloignés de Whinniepeg. Nous envisageons sérieusement de laisser tomber la ferme, tout revendre avant la Veillée chaleureuse, et déménager. Je pense que je pourrais rester à Poneyville, mais quel genre de vie serait-ce ? Dans le meilleur des cas, j'aurais un appartement, et juste assez de temps pour dormir entre mes deux, voire trois boulots. »
« C'est ce qu'on appelle ne pas avoir de chance », dis-je avec un hochement de tête compréhensif. « Cela dit, pardonnez mon indiscrétion, mais je dois vous demander : quel est le rapport avec le fait que vous ne soyez pas avec Wind Whistler ce soir ? »
« Nous nous sommes beaucoup rapprochés cette année », dit Caramel. « Mais elle en sait si peu sur les choses qui me tourmentent. Ma vie promet de devenir un enfer, et… et… » Il serra les dents et frémit brièvement. « Elle est si heureuse et pleine de vie. Elle n'a pas besoin qu'un pauvre poney terrestre comme moi la tire vers le bas. Elle n'a pas besoin que mes problèmes obscurcissent son ciel bleu. Je l'aime… Je l'aime, et c'est pour ça que je dois l'oublier… »
La note que je jouai alors était grave. Elle résonna longuement dans l'espace qui nous séparait. Je jetai un regard curieux à Caramel. « Oh, vraiment ? »
« Si je lui demandais d'être mon âme du solstice, ce serait lui donner de faux espoirs », grommela-t-il. « C'est la Fête du solstice d'été, l'aube d'un nouveau départ – pour moi en tout cas. Il est temps que je prenne mon futur en sabot… et que je protège le sien également. » Il regarda tristement les flammes, comme si toutes les couleurs de sa vie étaient en train de s'y consumer. « Il temps que je… que j'oublie… que j'oublie Windy. C'est pour le mieux. »
« Hmmm… » J'acquiesçai. « C'est toujours pour le mieux, quand nous abandonnons un rêve avant qu'il se termine par lui-même », dis-je d'un ton grave. « Après tout, quand le rêve emporte là où l'on veut se trouver, alors il ne sert plus à rien de rêver, n'est-ce pas ? »
Caramel me lança un regard oblique, les traits déformés par la confusion. « Quoi ? »
Je ris. « Vous aussi vous trouvez ça absurde, on dirait. » Je continuai de jouer, mais cette fois sur un rythme plus joyeux. « Dites-moi, connaissez-vous l'histoire du Poney fou ? »
« Euh… » Caramel se gratta la tête, pour finalement me lancer un sourire. « Pourquoi ? Vous êtes aussi conteuse ? »
« J'ai déjà fait des choses plus bizarres. Voulez-vous l'écouter ? »
« Quoi, l'histoire ? » Il déglutit et se tourna en direction des flammes. « Je ne sais pas. Est-ce qu'elle est longue ? »
Je regardai vers l'horizon ouest. Le monde était toujours bordé d'une ligne orangée, et la lune invisible. « Elle est assez courte, comme toutes les bonnes choses en ce monde. Si vous préférez, je vais me taire et laisser ma lyre faire la discussion. Ça ne changera pas grand-chose de toute façon… »
« Bah, ça va. Je n'ai rien d'autre à faire de tout manière. » Il soupira et regarda les feux au loin, où d'autres poneys parlaient bruyamment, liés les uns aux autres par la bonne humeur qui lui manquait cruellement. « Et puis, une bonne histoire me fera du bien. Ma vie en est une plutôt sombre dernièrement. »
Je souris. Les meilleurs publics sont les plus innocents. Mon défi était de préserver leur innocence jusqu'à la fin de l'histoire. Sans hésitation, j'élevai la lyre au-dessus de moi, et laissai les notes suivantes se répandre majestueusement plus loin que la lumière du feu.
« L'histoire du Poney fou commence dans un village comme le nôtre, lors d'une Fête du solstice d'été aussi excitante et extravagante que celle que nous nous apprêtons à passer… »
Tous les villageois étaient comblés de bonheur. Il faut dire que la nuit précédant le lever du soleil avait été immensément plus longue et sombre que toutes les autres cet été, donc quand la Princesse amena finalement l'aube, celle-ci fut d'autant plus lumineuse et vivifiante. Tous les poneys dansaient et chantaient dans les rues, à l'exception d'un seul, une étrangère, qui venait de découvrir qu'elle n'avait plus de quoi être heureuse. En fait, elle apprendrait bientôt qu'elle avait toutes les raisons de devenir folle.
Cela avait commencé de façon très subtile. Des poneys pouvaient la regarder deux fois avec la même expression. Ensuite, des poneys se mirent à la saluer plus d'une fois le même jour, encore et encore. Puis d'autres poneys, qu'elle était sûre d'avoir rencontrés avant, la traitèrent comme ils l'avaient traitée lorsqu'elle venait d'arriver en ville, deux jours plus tôt.
"Je ne comprends pas. Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ?", demandait-elle. "N'étiez-vous pas là quand je me suis réveillée à l'hôpital après une commotion ? Et vous, n'êtes-vous pas les deux poneys qui m'avez trouvée inconsciente à l'ombre de la mairie ce matin ?"
Les poneys lui rendaient des regards confus, secouaient la tête, et poursuivaient leur fête endiablée. La ville tout entière était en proie aux festivités du solstice d'été, et au milieu de tout ça se trouvait ce poney, tâchant d'accepter le triste fait que, en plus d'être seule dans son malheur, elle était désormais maudite.
Bien sûr qu'elle était maudite. Comment expliquer autrement sa nouvelle condition ? Elle commença à présenter son visage aux yeux de tous les poneys qu'elle croisait, demandant, suppliant, ordonnant qu'on se souvienne d'elle, peinant de plus en plus à respirer. Tentative après tentative, les villageois ignoraient son désespoir. C'était comme si le moindre de ses mots, de ses cris et de ses pleurs, était immédiatement jeté dans une profonde oubliette. C'est une chose d'être exclu, banni, ou exécuté. C'en est une pire d'être ignoré, de n'avoir plus de valeur qu'un peu de poussière aux yeux des autres bien avant d'avoir rejoint sa tombe.
"Pourquoi faites-vous ça ?!" se mit-elle à hurler. "Est-ce que c'est une mauvaise plaisanterie ? S'il vous plaît ! Que quelqu'un m'entende !"
Mais ses plaintes tombèrent dans les oreilles de sourds. Peu importe à quel point un villageois était surpris ou choqué, il ou elle l'oublierait quelques moments plus tard. Le poney se demanda si elle était dans un rêve, car pareille cruauté ne pouvait exister que dans les cauchemars. Désespérée, le poney recourut à une comédie digne d'une pièce absurde, frappant tout ce qui tombait sous ses sabots, renversant des effigies de la Princesse, et détruisant des étals de bibelots célestes.
Quand même ces actes d'hystérie ne suffirent à marquer ses semblables équins, elle alla contre sa nature, contre son dernier rempart de décence, et jeta une torche de la fête estivale dans un jardin fleuri, mettant le feu devant le tribunal de la ville. Les festivités cessèrent immédiatement, tandis que chaque villageois dont le chaos fumant était à portée de vue courait se saisir d'un seau d'eau pour stopper l'incendie. Le poney se tenait là, dans la lueur des flammes, d'où elle se vantait ouvertement de son crime atroce. Bien entendu, deux étalons policiers arrivèrent pour l'emmener vers la prison, de l'autre côté de la ville.
Le poney ne pouvait être plus heureuse. Elle accueillit les officiers avec des larmes de bonheur, essaya de les serrer dans ses bras quand elle le put, et les laissa joyeusement l'installer dans une charrette à destination de sa cellule – qu'elle ait un lieu en lequel exister, enfin ! Imaginez son désarroi quand, à mi-chemin de la station, ils se stoppèrent net dans leur course, hagards, comme sortant d'une torpeur magique. Se répandant en excuses au poney pour l'avoir dérangée, ils la libérèrent. Elle marcha dans les rues d'une démarche lourde, essayant de comprendre si la scène dont elle avait été témoin était réelle, ou issue de son imagination dérangée.
Puis elle retourna au tribunal de la ville, et faillit perdre connaissance. Non seulement les flammes étaient éteintes et les dégâts réparés, mais tous les poneys avaient repris la fête, indifférents au retour de la pyromane, comme si aucune atrocité n'avait été commise ce jour-là. Le poney réalisa qu'elle pouvait bien être une sainte ou une pécheresse, la morale ne ferait aucune différence. Elle n'était pas plus importante que l'ombre de son propre souffle, et même cette dernière était en train de se faire vieille.
Ce n'est pas ça qui l'a rendue folle. Non, le dernier filament auquel tenait son intégrité attendait d'être coupé. Elle trotta péniblement vers le centre-ville, le cœur lourd, en direction de la bibliothèque. Là, elle trouverait un poney qu'elle connaissait depuis sa tendre enfance, et qui – sans l'ombre d'un doute – se souviendrait d'elle. C'était d'ailleurs cette âme qui l'avait amenée dans ce village pour la Fête du solstice d'été. À coup sûr, elle saurait dissiper le sombre nuage qui s'était formé autour de sa maudite existence. Quand elle frappa à la porte, et que le visage familier de son amie apparut, le poney poussa un cri de joie. Mais cette vive exhalation fut de courte durée, car elle vit ensuite sur ce visage la même expression neutre qui s'était répandue à travers toute la ville.
L'amour perdu d'un ami est comme une mort sans funérailles. Des galaxies entières ont disparu à travers les éons, mais en comparaison elles ne sont rien. Aucun être vivant ne mérite de connaître pareille réalité, comme une île sans océan, seulement la noire indifférence à perte de vue. Les poneys ne sont pas faits pour être seuls ; ce n'est pas dans notre nature. Nous nous attirons les uns les autres. Nous sommes cohésifs, tout comme l'eau. Si le vide de l'Univers existe, ce n'est que parce que nous sommes là, en son centre, pour le montrer et l'appeler vide, l'appeler plus froid et plus effrayant qu'une nuit d'hiver, plus pauvre que nous, cas il ne pourra jamais comprendre ce qu'est la chaleur, ce qu'est être heureux, être ensemble.
Les derniers espoirs du Poney fou moururent ce jour-là, mais elle réalisa bien vite que ce ne serait pas sa dernière mort. Son cauchemar était telle une prison noire, aux cellules autant de destins tragiques. Elle mourait chaque fois qu'elle parlait à un poney, regardait un poney, ou simplement se trouvait en présence d'un poney. Être oubliée était assez horrible comme ça, alors être ignorée encore et encore par toutes les âmes qu'elle rencontrait ? Elle erra dans les rues comme le cadavre qu'elle resterait pour toujours, ressassant lamentablement les mêmes pensées à la recherche d'un remède à cet affreux cauchemar dont elle ne cessait de se réveiller, mais qui n'en finissait pas.
Comment sort-on d'un rêve sans fin ? Ce n'était plus une question de vie ou de mort. Elle devait provoquer cette mascarade de malheur qu'était son rêve, et alors la douleur prendrait fin. Le monde qui l'attendait par-delà le mur du sommeil était peut-être plus noir que noir, mais le poney avait soudain réalisé que l'inconscience ne pouvait faire de mal à qui avait perdu la capacité de voir.
Le jour touchait à sa fin, et la Fête s'était essoufflée. Toutes les décorations avaient été retirées du centre-ville. Il était tard dans la soirée ; les citoyens se préparaient à partir se coucher. Elle aussi, se préparait à une longue nuit de sommeil.
Deux poneys terrestres étaient occupés à ranger du matériel, quand tout à coup, l'un d'eux leva les yeux, et vit le Poney fou debout sur une corniche du quatrième étage de la mairie. Il poussa un cri, ses yeux saphir emplis d'horreur, l'expression exacte qu'elle avait passé la journée à essayer de soutirer à quelqu'un. Seulement, il était trop tard. Mais il lui fit des signes, tout en criant à son camarade.
"Oh sainte Célestia ! Vite, va chercher un pégase – quelqu'un qui sache voler !" Alors que son ami s'en allait dans un galop désespéré, il trotta sans peur vers le bâtiment, et lui parla depuis le sol. "Madame, je ne peux pas prétendre savoir ce que vous traversez, mais s'il vous plaît, ça ne peut pas être la bonne réponse. Il doit y avoir une autre solution !"
Mais le Poney fou n'avait plus envie de raisonner. Si ses larmes ne suffisaient pas à la prouver, peut-être sa crinière en pagaille et son pelage plein de boue en disaient-ils plus long à l'étalon sous le choc. "Arrêtez ! Arrêtez de parler !" hurla-t-elle. "Parler ne sert à rien ! Les mots ne veulent rien dire ! Bientôt, vous ne vous souviendrez plus de moi ! Je ferais mieux d'être morte – je devrais déjà l'être !"
"Non ! Ne dites pas ça ! Personne ne mérite de mourir pour rien !" L'étalon tendit un sabot vers elle. "Je vous promets que nous ne vous oublierons pas ! Éloignez-vous du bord et venez nous parler !"
"Rien de ce que vous me promettrez ne sera retenu !" dit-elle, hoquetant, luttant pour respirer normalement. Son âme vacillait au bord du vide et menaçait d'entraîner son corps avec elle. Il paraît que les poneys qui chutent dans leurs rêves ne touchent jamais le sol ; elle était prête à tester cette théorie. "Ce village n'a rien fait pour moi ! C'est une prison ! Rien de plus ! Rien !"
"Écoutez…" L'étalon leva ses deux sabots avant et parla sur un ton calme, rassurant, bien qu'il tremblât brièvement comme elle. "Même si la vie est aussi horrible que vous le prétendez, cela ne va pas s'arranger comme ça. Vous devez avoir foi, et vous éloigner du rebord. Ne vous avisez pas de partir avant l'heure !"
Cette fois-ci, le Poney fou en avait assez. "Pourquoi ?!" lui cracha-t-elle avec fureur. "Pourquoi ne devrais-je pas sauter ? Pourquoi ne pas mettre fin au cauchemar une bonne fois pour toutes ?"
Il leva les yeux vers elle, mais curieusement c'était un autre étalon à présent. Ou alors c'était la première fois qu'elle le remarquait, comme tant de villageois l'avaient remarquée pour l'oublier ensuite. Cette fois par contre, il n'y aurait pas d'oubli, car elle réalisait qu'elle était l'essence de ce souvenir, qu'elle avait toujours eu ce pouvoir, mais qu'elle s'était repliée dans la grotte de sa malédiction. Peut-être était-ce l'affaissement de ses oreilles, ou la courbure de ses lèvres, ou l'éclat dans ses yeux saphir qui traduisit le sens de ses mots. Quoi qu'il en soit, une partie du Poney fou qu'elle avait crue partie pour toujours reçut son message de plein fouet, comme une petite pouliche paisiblement endormie, réveillée par une douce mélodie infiltrée dans ses oreilles, et ramenée en toute douceur à la glorieuse lumière du jour :
Parce que tu es importante, parce que tu es précieuse, et parce que ce monde n'aurait plus la même saveur si tu choisissais de le quitter.
Le Poney fou ne dit plus rien. Elle regarda l'étalon, un parfait étranger. Il ne la connaissait pas, dans quelques minutes il ne la connaîtrait plus du tout, et pourtant ça ne l'empêchait pas de s'adresser au plus profond de son être, la partie d'elle encore chaude, qu'elle avait retrouvée grâce à lui. En quelques secondes, il l'avait pratiquement fait naître… ou renaître, simplement parce qu'il le pouvait, et le voulait. C'était lui qui était précieux, car il ignorait que dans peu de temps il serait parti, changé en ombre sur les parois de l'esprit assiégé du Poney fou.
Et c'est ainsi qu'elle réalisa combien elle s'était montrée égoïste dans son désespoir. Ce n'était pas elle qui mourait à de multiples reprises, encore et encore. C'était les autres, ces admirables villageois. Ceux-là n'étaient rien de plus que les ombres amnésiques de leurs êtres passés, des façades de papier, de pauvres esprits autrefois bénis du droit de garder pour toujours chacune des pensées qui les traversaient, mais ne le pouvaient plus, parce que le Poney fou était là pour mettre fin à leurs rêves.
Le village tout entier mourait, çà et là des poneys tombaient dans l'inconscience, car elle – un poney maudit – avait l'audace de rentrer dans leurs vies et de les exposer à sa peste. Il y en avait tellement, un nombre incalculable – des poneys qui lui souriaient brièvement ou riaient avec elle –, bien trop pour un seul cimetière, mais suffisamment pour leur dédier une chanson – comme l'obsédante mélodie qui prenait vie dans sa tête, un chœur qui s'amplifiait à chaque pulsation dans ses veines au rythme de son cœur battant pour l'étalon. Car bientôt, ses précieux mots allaient tomber dans le néant plus vite que le pitoyable corps du Poney fou pourrait chuter dans le vide. Les visages de ces poneys étaient autant d'instantanés, éternellement beaux, si elle voulait bien les regarder, si elle était courageuse, si elle était assez folle pour vivre son cauchemar, et découvrir quelles couleurs il recelait.
Avant que cette épiphanie ait fini de l'éclairer comme pas un lever de soleil n'aurait pu le faire, un frisson parcourut son corps, et elle sut qu'une chose éphémère venait de disparaître pour toujours, car l'étalon clignait déjà des yeux comme un bambin se réveillant dans son berceau. Mais tandis que ce dernier sortait de son rêve, les larmes dans ses yeux se redécouvrirent dans ceux du Poney fou. Elle sourit pour la première fois en bien des jours, et s'éloigna de la corniche.
Ma lyre pleurait la fin de la journée. Malgré l'air triste de la mélodie, le ton était joyeux, et mon sourire aussi. Je me tenais en face de Caramel, terminant mon histoire sous la nappe mauve de la nuit tombante.
« La malédiction du Poney fou ne s'est pas arrêtée ce jour-là. En fait, elle ne faisait que commencer. Mais quelque chose d'autre était née avec elle, une chaleur profonde qui allait l'accompagner au cours des froides semaines à venir. La folie serait son guide. Elle lui insufflerait le courage et la persistance dont elle avait besoin pour vivre son rêve dément, chantant des chansons à ceux qui oubliaient le visage du musicien, dans l'espoir qu'ils trouvent un sens à sa musique. Car voyez-vous, un souvenir n'est plus que l'ombre de lui-même une fois vécu, dépossédé de ses couleurs. Néanmoins, la musique a ce pouvoir de faire vibrer les cordes sensibles, tel un morceau nous tirant de nos pires cauchemars, ou un chant traversant les âges, défiant leur héritage de mort et de séparation. C'était ce que l'étalon avait enseigné au Poney fou. En quelques mots, il lui avait montré que peu importe l'horreur de sa malédiction, elle avait toujours le pouvoir – et le devoir – de vivre dans le moment présent. La vie est le seul rêve sous notre contrôle, et elle ne s'achèvera que lorsque nous aurons fouillé chacun de ses sombres recoins à la recherche de couleur, et les aurons mises en chanson. »
La musique prit fin, et le vide qui survint déroba leur souffle aux poumons de Caramel. Il me fixa longuement, aveugle au feu qui scintillait à côté de nous, comme si ce dernier eût été moins lumineux qu'une aura qui émanait de moi en cet instant.
« C'est une très belle histoire », murmura-t-il. « Triste, et en même temps… en même temps… »
« Il n'y a pas de tristesse sans joie », dis-je avec bienveillance, le sourire plus fragile que la voix. « Nous sommes là aujourd'hui, en bonne santé et heureux. Mais de même que les souvenirs, cela est voué à disparaître, et bientôt je jouerai dans le vide… Il y a une place pour l'amour et la séparation en ce monde. Nous pouvons les refuser ou les accepter. J'ai choisi de les accepter, parce que cela fait de la séparation une source de sérénité, la preuve que j'aurai apprécié les aléas de mon existence avec dignité. Il est trop facile de faire de cette planète notre asile, bâti de nos peurs, et gardé par nos regrets. Il ne tient qu'à nous de cesser de nous préoccuper des tours de sécurité que nous prévoyons d'ériger dans le futur, et de profiter simplement des feux de joie qui se trouvent devant nous aujourd'hui. Et croyez-moi, la plupart du temps, nous ne sommes pas seuls quand nous chérissons ces moments-là ! »
Caramel déglutit, les yeux bleus brillant. « Wind Whistler m'aime, et je ne demande qu'à l'aimer en retour. Mais comment puis-je l'aimer si je n'ai rien à lui offrir ? »
« Offrez-vous à elle », dis-je, grattant la lyre afin que la mélodie de mon histoire lui revienne en mémoire. « Offrez-vous à elle et vivez – vivez avec elle – afin que votre couple soit plus qu'un bon souvenir, et que vous puissiez admirer l'aube tous les deux, peu importe combien le jour à venir s'annonce lugubre. Parce que vous pouvez vous le permettre, et que le monde perdrait de sa saveur si vous abandonniez une quête aussi précieuse. »
Il sourit douloureusement. Quelque chose de brillant éclaira le coin de ses yeux. Je pourrais reconnaître cette orbe pâle entre mille, parce que c'est ce que j'ai fait sans cesse pendant une année entière. Je réprimai un frisson soudain pour regarder Caramel dans les yeux, alors qu'il demandait : « Ce Poney fou a-t-elle trouvé le remède à sa malédiction ? »
Je déglutis. « Non. Non, jamais. Mais elle ne put jamais nier le fait que la malédiction lui avait offert des occasions uniques de jouer des chansons sur des choses qu'elle avait jusqu'à alors oubliées elle-même. Pourtant… » Je pris une profonde inspiration, regardant brièvement le feu. « Elle aurait abandonné toute cette connaissance, si cela avait pu l'aider à retrouver l'étalon qui a changé sa vie, même pour une journée… » Je haussai lentement le menton et regardai ses yeux saphir, la voix cachée par un rideau de buée nous séparant comme les quatre coins de la Terre. « Et lui dire à quel point elle est reconnaissante. Elle dirait à l'étalon qu'elle ne cessera jamais de rêver, qu'elle se souviendra toujours de lui. »
Des étincelles craquèrent dans le foyer, comme une couleur brève dans les yeux de Caramel. Il cligna des yeux, réalisant que la nuit était tombée, et qu'il était seul. Un horrible frisson parcourut son corps. Partout où il regardait, des ombres de plus en plus épaisses brouillaient sa vision. Alors, il délaissa sa vue et s'en remit à son ouïe à la place. Une jolie musique était à ses oreilles, comme un lever de soleil réveillant un poulain dans son lit. Il se tourna et vit un feu quelques mètres plus loin, entouré par des fêtards pégases. Caramel sauta sur ses sabots et galopa dans leur direction comme un possédé.
Une jument aux ailes bleu ciel et à la crinière blonde se tenait au milieu, discutant avec un ami à côté d'un tas de bûches. Ses rires étaient pareils à des grelots. Caramel faillit s'évanouir au son mélodique, luttant pour se tenir droit derrière elle. Il s'éclaircit la gorge et murmura bravement : « Windy ? »
Wind Whistler se retourna. En remarquant Caramel, ses ailes battirent et ses yeux marron s'illuminèrent. « Caramel ! Je… » Elle perdit le contrôle de son souffle, déglutit, puis se reprit. « Tu m'avais dit que tu ne serais pas à la Fête cette année… »
« Je sais ce que j'ai dit. Mais j'étais juste… » commença-t-il, avant de trébucher sur ses mots. Il se tenait au bord d'un précipice de confusion, cherchant dans les flammes la raison pour laquelle il avait trotté jusqu'à elle. Ses oreilles remuèrent, car elles venaient d'entendre, pour une nouvelle fois, une mélodie intemporelle, et elle étira doucement les commissures de ses lèvres. « J'écoutais de la musique. Une très jolie musique », dit-il en souriant, puis se tournant vers elle pour contempler son image à nouveau. « Mais ça ne suffisait pas, parce que tu n'étais pas là pour l'écouter avec moi. »
Les plumes de Wind Whistler frémirent, et sa queue dorée s'enroula deux fois sur elle-même, tandis qu'elle produisait un beau sourire. « Oh mon cœur… » Sourire aussi fragile que les digues dans ses yeux. Ses amis s'écartèrent discrètement, laissant à elle et Caramel un espace gigantesque, comme si quelque bal était sur le point d'avoir lieu. « Toi aussi tu m'as manqué. »
« Windy, j'allais… euh… » Caramel se mordit la lèvre et se remit à trembler, comme s'il n'était pas digne de son regard d'ange. « Je me demandais si… Enfin, si tu ne fais rien de spécial cette Fête… »
« Oui, Caramel. » Elle fit un grand sourire, montrant des dents qui brillaient comme la lune dans le ciel. « Je serais heureuse d'être ton âme du solstice. »
Caramel cligna plusieurs fois des yeux. Regardant de l'autre côté du brasier, il aperçut Blossomforth et Thunderlane lui envoyant des clins d'œil. Sourire en coin, il s'installa près de Wind Whistler. « Et qu'est-ce qui te fait penser que j'allais te demander ça ? »
« Hmmm… » Elle se pencha, frotta son museau à lui, et susurra dans son oreille : « Prouve le contraire. »
Il expira profondément et la câlina en retour. Sa voix ressemblait à celle d'un petit poulain. « Jamais. » Il eut un reniflement.
Wind Whisler lui donna une expression d'inquiétude. « Caramel ? Est-ce que… Est-ce que tout va bien ? »
Ses yeux humides scintillaient sous le reflet des flammes. Mais la tristesse fut bien vite partie. « Je suis juste vraiment heureux d'être en vie, et d'être avec toi. Tu es comme un rêve qui ne se termine pas, Windy. Pardon de ne pas l'avoir dit assez souvent. »
Elle lui rendit son sourire. « Mieux vaut tard que jamais, non ? »
Les deux poneys rirent et se reposèrent l'un sur l'autre, se délectant de la chaleur de la Fête. Je me tenais à distance des rayons dansants du feu, où je m'étais rendue après que la lune eut rompu le lien entre Caramel et moi, jouant de la lyre.
Même aujourd'hui, je ne peux me rappeler combien de temps a passé avant que la musique s'arrête. Quand j'ai remarqué qu'il n'y avait plus de mélodie, j'ai réalisé que j'étais en train de serrer mon instrument contre ma poitrine. Un soupir m'a échappé, en même temps triste et soulagé. L'instrument n'est que le début de la mélodie. Une composition a besoin d'être entendue pour se terminer, même si la fin n'existe pas.
La tranquillité du moment fut interrompue par un bruit de tonnerre. Caramel, Wind Whistler et les autres regardaient le ciel et acclamaient le premier des nombreux feux d'artifice nocturnes illuminant la voûte céleste. Poneyville était devenue un kaléidoscope de flammes ambre et d'explosions arc-en-ciel. Des poneys dansaient dans la rue : pouliches et poulains, juments comme étalons, et âmes du solstice s'étant promis de veiller jusqu'à l'aube, quand la tâche incombera à leur princesse d'invoquer une lumière à la hauteur de la joie dans leurs cœurs.
Les villageois étaient si absorbés par les festivités qu'aucun ne remarqua un poney traversant le cœur de l'événement, un poney que les brasiers n'éclairaient pas, un poney auquel les feux d'artifice ne donnaient pas d'ombre.
Je m'arrêtai à mi-chemin sur mon trajet vers l'extérieur du centre pour regarder par-dessus mon épaule. L'espace d'un instant, je vis – ou crus voir – mes propres empreintes de sabot disparaître lentement derrière moi à la lueur de la lune. À cette vision des plus oniriques, je fis ce que seul un poney fou pourrait faire.
Je souris.
Si seules mes traces sur ce monde m'intéressent dans la vie, alors je ne laisserai derrière moi guère plus qu'une pierre tombale.
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Mais je préfère le mot "tristesse" au mot "déprime" pour ce genre de choses. C'est extrêmement différent.
C'est émotionnellement vraiment puisant comme fiction, merci d'en faire la trad.
Vous êtes nombreux à me souhaiter bon courage et tout et tout, et ça me fait plaisir, cela dit je n'en ai pas particulièrement besoin. N'hésitez pas à dire ce que vous pensez de l'histoire aussi, ce n'est pas parce que je ne l'ai pas écrite que ça ne m'intéresse pas. Au contraire, je traduis parce que je veux savoir ce que les autres en pensent.