Cher Journal,
Qu'est-ce qui fait un poney ? Sont-ce ses rêves ? Ses pensées et ses ambitions ? Tout ce qu'il espère accomplir avant sa mort ? Sont-ce ses peurs et ses tourments ? Ses nombreuses sources d'angoisse ?
Quand je vivais à Canterlot – quand j'étais avec ma famille –, je savais exactement quel serait mon avenir. Je savais quel type de carrière j'allais poursuivre. Je savais quel genre d'étalon j'allais épouser. Je savais même quel type d'enfants je voulais avoir. Si on m'avait demandé “Qu'est-ce qui fait un poney ?”, j'aurais répondu “La somme de ses talents”.
C'était facile à croire, quand j'avais une maison. Quand je suis arrivée à Poneyville – quand j'ai été jetée dans le froid éternel –, c'est comme si j'avais été mise à l'épreuve du feu, et dépouillée de tout ce que j'avais toujours tenu pour acquis.
Je ne pense pas que quiconque puisse se préparer à être sans-abri, réduit à la somme de ses talents, quand pas un seul n'est bon à lui donner à manger, un lit, ou une étreinte dans laquelle se réfugier. Aucun nombre d'années de composition musicale et de philosophie n'auraient pu me préparer aux nuits que je passai à la recherche de nourriture dans la rue, ou d'un bâtiment abandonné dans lequel dormir. Plus d'une fois j'ai failli laisser la terreur me submerger. N'importe quel sain d'esprit l'aurait fait.
Toutefois, comme j'allais vite le réaliser, personne n'était non plus préparé à être béni – car j'allais être bénie. Si c'est sa maison qui fait un poney, alors je suis faite du cran des plus forts et plus généreux que moi. Nombreuses sont les âmes à Poneyville qui n'entendront jamais mes chansons. Mais c'est loin d'être une tragédie comme je le pensais autrefois, car les briques de mon art existent déjà dans leurs cœurs. Je le sais, parce qu'ils ont eu la bienveillance de partager ces fondations avec moi.
Mes frissons cessèrent à la seconde où je l'entendis. C'était forcément elle ; aucun autre poney n'empruntait ce chemin de terre entre ma maison et sa ferme. Sous le grondement d'une déverse d'été, j'entendais ses sabots frotter sur les planches de bois du patio de ma cabane.
Je levai les yeux de ma feuille, sur laquelle les touches finales d'une partition du Thrène de la Nuit attendaient d'être apportées. Devant moi, les flammes d'une cheminée de briques ne jetaient plus qu'une faible lueur. J'avais été si absorbée par mon travail que les vents froids me dérangeaient à peine. La pluie continuait de marteler la toiture en bardeaux, et je sentais toujours sa présence à l'extérieur. J'étais plus curieuse qu'inquiète. Après avoir ajusté les manches de mon sweat, je me levai, traversai la cabane, et ouvris la porte d'entrée.
Applejack se retourna dans un sursaut. Je n'avais pas l'habitude de la voir surprise… encore moins trempée. La pauvre jument se tenait sur mon porche, mouillée de la tête aux sabots. Des mèches blondes encadraient un visage parcouru de tremblements, dont les joues couvertes de taches de rousseur s'empourpraient.
« Bien le bonjour », dis-je avec un sourire placide, tenant la porte grande ouverte par magie. « Sale temps pour la promenade, n'est-ce pas ? »
« Oh, 'scusez-moi », grommela Applejack en remuant. Derrière elle, le monde était un épais rideau de cascades. Le chemin de terre qui serpentait devant la cabane s'était métamorphosé en rivière de boue depuis longtemps, et la lumière vive de l'après-midi envoyait de gris reflets spectraux sur la forêt au loin. « Euh… Mince, je m'suis mise dans de beaux draps on dirait. » Elle poussa un rire penaud. Je remarquai un panier garni de serviettes trempées en-dessous d'elle, comme si elle se servait des vestiges de sa peau sèche pour le protéger de la pluie. « Tout ce que j'voulais c'est m'abriter d'cette maudite averse. J'vous jure, dans le temps les pégases nous prévenaient comme il faut au moins. »
Je haussai les épaules. « Moi aussi j'ai été surprise. Normalement, je suis dehors à cette heure-ci. Aujourd'hui, par hasard, j'étais à l'intérieur, à travailler. » Je fis un sourire aimable. « En parlant d'intérieur, vous semblez avoir besoin de changer d'air. »
« Oh non, Madame, n'y pensez pas ! » Applejack secoua la tête et montra le ciel menaçant. « J'suis sûre qu'elle s'arrêtera… euh… un jour. Vous tracassez pas pour moi. Je n'vais pas rester dans vos pattes. J'n'ai jamais voulu m'imposer… »
« Quel genre de poney laisserait une âme comme vous se noyer dans la pluie ? » Je reculai de quelques pas, l'invitant à entrer à l'intérieur de ma cabane. « Entrez. Il y a une cheminée. Venez vous réchauffer. »
« Euh… » Applejack se mordit la lèvre. Elle tourna les yeux vers moi, vers la pluie, vers son panier, puis encore vers moi. « Vous êtes sûre et certaine que je n'dérange pas ? »
Je fis un sourire espiègle. « Ramenez-vous avant que je change d'avis ! »
« Bon, d'accord… » Elle frissonna avant de se faufiler humblement à l'intérieur, tirant son panier. « Pfiou ! Vous savez, j'ai pas souvenir d'avoir déjà vu cet endroit, c'qui est drôle vu à quel point je prends souvent ce chemin. Il n'y avait pas une grange abandonnée par ici avant ? »
« Peut-être bien », dis-je avec un sourire, fermant la porte derrière elle, nous séparant du monde froid et humide à l'extérieur. « Je ne suis pas ici depuis très longtemps, relativement parlant. »
« Alors salut la compagnie et bienvenue à Poneyville », dit Applejack. Je fis glisser un seau devant elle. Saisissant la suggestion, elle posa son chapeau par terre et commença à essorer ses longs cheveux blonds au-dessus du réceptacle de métal. « Pourtant, j'aurais pu parier qu'cette cabane a poussé pendant la nuit. »
« Hmmm… pas exactement », dis-je. Me déplaçant vers la cheminée, je fis léviter trois bûches toutes fraîches depuis un support de métal. « Mais je ne vous en veux pas de ne pas l'avoir remarquée. » Je déposai le bois dans l'âtre et ravivai le feu. Bientôt une lumière vive éclairait de nouveau la cabane, réchauffant plus que ma seule personne cette fois. « Je ne suis pas le genre de poney qui… attire l'attention facilement. Il est normal que ma maison en fasse autant. »
« J'ai vu les pommiers entre cette cabane et la remise derrière », dit-elle. Avant de reprendre, elle leva les yeux au ciel. « Hm. Il fallait que je remarque les pommiers en premier. »
« Ce n'est pas un crime. »
« J'ai vu qu'ils étaient greffés. Vous les avez plantés vous-même ? »
« Hmmm… » Je traversai la cabane, passant devant mon lit, et ouvris un cabinet plein de serviettes. « Oui. Mais je ne l'ai pas fait toute seule. »
« J'en ai des pareils par centaines dans mon verger au bout de la route. »
« Nous sommes donc voisines ! »
« Hm. On dirait qu'oui. J'm'en veux de ne pas être venue faire coucou plus tôt, du coup. Où est passée mon hospitalité ? » Sa voix s'affaiblit comme elle examinait les murs de la pièce. « Eh ben, regardez-moi ça. »
« Hmmm ? » Je revins vers elle. Suivant son regard, j'observai les nombreux instruments de musique accrochés au mur. Nous étions cernées par un assortiment plutôt familier de flûtes, guitares, harpes, carillons, violons, violoncelles et clarinettes, tous suspendus à des crochets de métal sur tout l'intérieur de la petite cabane éclairée par les flammes. « Ah, oui… Je suis musicienne », chantonnai-je, comme si cela pût expliquer rapidement la forêt d'outils orchestraux autour de nous. « Je vis loin du centre-ville pour une bonne raison : avec le boucan que je dois faire, toute “l'hospitalité” à laquelle je pourrais m'attendre, c'est des coups de sabots dans la croupe. »
« Quoi ? Vous composez des morceaux ? »
« Je les recherche. »
« Je… » Applejack cessa d'essorer sa crinière et se mordit la lèvre. J'n'ai pas l'impression de comprendre. »
« Moi non plus. » Je lui tendis la serviette avec un sourire. « Je ne comprendrai pas avant d'avoir trouvé. Ensuite je passerai au mystère suivant. » Elle prit la serviette et je retournai à la cheminée pour entretenir le feu. « Je m'appelle Lyra, au passage. Lyra Heartstrings. »
« Applejack », se présenta-t-elle comme si c'était la première fois.
C'est toujours la “première fois”, et pourtant chaque fois je suis sous le charme. La voix d'un poney qui pense qu'il ne vous a jamais parlé a quelque chose de mélodique dans sa tonalité, et l'accent d'Applejack a de quoi rendre jaloux tous les violons du monde. J'ai hâte de l'entendre à nouveau un de ces jours. C'est ce genre de chose qui fait de ma vie une symphonie.
« Et je jure que j'n'avais pas l'intention d'être un fardeau », continua-t-elle. « S'il n'y avait pas eu cette pluie, je s'rais au chaud chez moi à l'heure qu'il est. »
« Qu'est-ce que vous faisiez en ville, si ce n'est pas indiscret ? »
« Je venais pour ça. » Applejack passa la serviette sur sa nuque et se mit à défaire les couvertures trempées de son panier. « Sainte Célestia, faites qu'elle soit sèche… Pfiou ! » Soupirant de soulagement, elle sortit une petite poupée d'alicorne à la lumière orange de la cheminée. Le jouet était sec – c'était peut-être ce qu'il y avait de plus sec dans la cabane –, et elle le câlinait comme son propre enfant. « Je m'serais jetée d'une falaise s'il lui était arrivé quelque chose. »
« Eh bien, votre secret est en sécurité avec moi, Mlle Applejack », dis-je avec un sourire benêt.
« Hein ? » Elle me regarda d'un air incrédule, les sourcils froncés. « Oh non ! C'n'est pas c'que vous croyez ! » Elle s'éclaircit la gorge et replaça la poupée dans le panier. « Ça appartient à ma p'tite sœur, Applebloom. Sa Maman la lui a donnée juste avant qu'elle et Papa décèdent. Qu'ils reposent en paix. » Elle baissa les yeux et expira, profitant de la chaleur du feu, avant de poursuivre. « Applebloom a la poneycelle. Nous les Apple l'attrapons toujours à cet âge-là. Je m'souviens qu'la mienne n'était pas une partie de plaisir, alors j'essaye de rendre la sienne plus facile à vivre. Je suis allée en ville pour faire rafistoler sa poupée, mais en revenant… ben… » Elle fit un geste vers les murs de la cabane, d'où grondait toujours le bruit du déluge à l'extérieur. « J'ai failli avoir une attaque. Pas question que la poupée d'Applebloom soit ruinée par la pluie. Vous comprenez maintenant pourquoi j'ai volé votre patio. »
« Vous n'avez rien volé du tout, Applejack », dis-je calmement. « Je comprends tout à fait. Mais si vous voulez mon avis, la poupée devrait être le cadet de vos soucis. Tenez… » J'empruntai à mon lit une de ses couvertures de laine. « La famille Apple n'a pas besoin qu'un deuxième de ses membres attrape quelque chose. »
« Oh Mlle Heartstrings, je ne peux pas accepter… »
« Chut. » Je drapai la couverture autour d'Applejack et la rapprochai de la cheminée. « Si, vous pouvez. Détendez-vous. Vous avez reçu une pluie cauchemardesque, c'est la moindre des choses que je puisse faire. »
Elle prit une longue inspiration tremblante, et bientôt elle reposait confortablement devant les flammes, séchant son corps dans la sphère brûlante. « Hmmm… j'admets qu'c'est plutôt agréable. »
Je souris. « Je pense pareil. »
« Ça me rappelle un peu la cheminée qu'on a à la ferme », dit-elle, refermant les bords de la couverture autour d'elle. Les braises crépitantes dansaient dans ses yeux verts. « C'est mon Papa qui l'a construite. Une fois il m'a dit qu'il se servait du plan qu'avait aussi utilisé son père, et le père de son père, quand les Apple se sont installés dans cette région d'Équestria. Vous imaginez ? Toutes ces maisons, construites de la même façon. »
« Comme quoi… » Je m'assis à côté d'Applejack et la regardai tendrement. « … on peut accomplir des choses incroyables, pour peu qu'on ait de bonnes fondations. »
Douze mois plus tôt, j'étais dans un état pitoyable. Je reposais sur le côté dans le sombre recoin d'une grange en bordure de la ville, recroquevillée sur moi-même, le visage couvert par deux sabots tremblants. Il n'y avait rien de plus puissant que mes remords, sinon un froid immense, qui me rongeait jusqu'à l'os. Cela faisait des jours que cette mystérieuse sensation me tourmentait, me hantait, me suivant partout à travers Poneyville. À l'époque, toutefois – cachée dans la poussière et le foin d'une grange abandonnée –, j'accueillais cette sensation glaciale avec joie, car les frissons arrêtaient presque les larmes, créant l'illusion que rien de ce que je traversais n'était réel.
Entre deux hoquets, je humais mon environnement rustique. Je me sentais chez moi parmi les détritus, comme un personnage secondaire oublié. Ma sacoche pleine de maigres provisions avait été jetée dans un coin à mon arrivée titubante, et sous les rayons épars perçant la toiture poreuse de la grange, je pouvais à peine faire la différence entre ma lyre et le bric-à-brac des fermiers dispersé autour.
Un autre sanglot, un autre frisson ; j'entendis ma voix sortir par mes lèvres gercées, et on aurait dit celle d'une étrangère. Oh si seulement je pouvais m'oublier moi-même, pensais-je. Ma vie aurait été immensément plus supportable, si j'avais pu oublier les souvenirs qui me poursuivaient : un poney fou semant la pagaille en ville ; le visage de Twilight Sparkle me regardant comme si j'étais invisible ; et le grand vide s'étirant devant moi, alors que je me tiens sur la corniche au sommet de la mairie, prête à m'élancer…
Je gémis et enfouis mon visage entre mes sabots. J'avais l'impression d'être une petite pouliche. J'avais essayé de fuir, vers l'est. Si j'avais pu rejoindre Canterlot au galop, je l'aurais fait. Mais à pas moins d'un demi-kilomètre de Poneyville, je me heurtai à un horrible mur glacial, si froid que je commençai à perdre la sensation de mes membres. Je retournai au centre-ville à toute vitesse, repris mes esprits, et tentai de trotter vers l'ouest. La même distance parcourue, un blizzard invisible me pétrifia, et je dus retourner au cœur de ma nouvelle prison.
Appeler à l'aide aurait été absurde. En fait, je ne voulais même pas qu'on me regarde. Les résidents de Poneyville étaient heureux. Ils avaient tous les droits et toutes les raisons de l'être, et je ne leur en voulais pas. J'en voulais à moi-même. Croiser leur chemin et être exposée à leurs expressions guillerettes me rappelait seulement à quel point j'avais froid, et faim, et peur. Alors je fis ce que ces trois facteurs me poussaient à faire : je me cachai.
Je courus à l'ouest jusqu'à la sortie de la ville – ou le froid était encore supportable, mais suffisamment fort pour me maintenir éveillée –, et je me réfugiai dans cette grange abandonnée au bord du chemin de terre. Je voulais mettre de l'ordre dans mes pensées, mais bientôt je reçus une tâche encore plus impossible. Je devais mettre de l'ordre dans mon esprit, brisé en mille morceaux, comme les larmes qui coulaient sur mes sabots, sur la terre et sur le foin.
Même si j'avais pu me ressaisir, je ne suis pas sûre que j'en aurais eu l'envie. Je ne voulais pas savoir avec quoi cette âme allait être harnachée, à quel destin elle devait s'attendre. C'est une chose d'être sans abri, c'en est une autre d'être sans nom. Peu importe qu'on ait un manoir et la plus grande des fortunes. Peu importe qu'on possède un million de maisons, un million d'hectares, et un million de serviteurs répondant au moindre de ses besoins. Peu importe même qu'on ait réservé sa place dans le cimetière le plus sacré au monde. À moins d'avoir un nom, il n'y a aucun endroit qu'on puisse appeler “chez soi”, ni dans cette vie, ni au-delà.
Je songeais à ça, pleurais de ceci, désespérais et me lamentais de cela, quand elle se montra.
« Bon sang de bonsoir ! » tambourina sa voix de fermière sur les murs délabrés de la grange. J'entendis un quatuor de sabots frottant contre le plancher alors que la silhouette s'avançait depuis le monde extérieur lumineux. « Il m'semblait bien que j'avais entendu quequ'chose ! Euh… Y a quelqu'un ? Qui est là ? »
Je n'avais pas réalisé qu'il me restait de l'énergie avant le moment où je me relevai dans un sursaut. Je me tournai vers elle, et la première chose que je vis furent ses taches de rousseur. Un rai de lumière captura une paire d'yeux verts, ainsi que le sourire le plus chaleureux que j'avais vu en trois jours de famine.
« Wouah ! Salut la compagnie ! » Elle agita deux sabots haut dans les airs en signe de paix. Je vis un chapeau marron, une crinière blonde ridiculement longue, et deux paniers de pommes contre ses flancs. « Détends-toi, sucre d'orge. Je ne voulais pas t'faire peur. » Elle semblait forte, sans peur, un poney terrestre par excellence. Et puis cette figure de pure puissance se para d'un air de tendre compassion. « Ma belle, t'as l'air en sale état ! Je t'entendais pleurer comme une madeleine depuis la route. Est-c'que tout va bien ? »
Que pouvais-je bien lui dire ? Quelles paroles auraient eu le moindre poids pour elle ? J'étais en possession d'un marteau et d'un burin dans un monde de sable et de boue. Je regrettais presque de ne pas avoir fait la morte plutôt que de lui avoir répondu. Peut-être serais-je passée inaperçue comme le fantôme que j'étais.
Au lieu de ça, elle me regarda fixement et dit : « T'es au courant que cette grange est abandonnée depuis des dizaines d'années ? Est-c'que tu es loin de chez toi ? »
Ses mots étaient un pur délice, comme des notes de musique que je n'avais jamais eu la chance d'entendre auparavant, assez gracieuse pour me tirer quelques larmes supplémentaires. Je reniflai à peine cependant, car j'étais trop occupée à fixer – pas elle, mais les paniers jumeaux de fruits rouges qui ornaient sa silhouette. Je pris soudain conscience que ma bouche était très sèche. Il y eut un grondement sourd, comme si la structure de bois tout entière grinçait autour de nous.
Elle l'entendit elle aussi, mais elle au moins avait toute sa tête pour le reconnaître. « Hé hé hé… Un petit creux ? » Elle suivit la direction de mon regard avec un rictus. « Partons du bon sabot, d'accord ? J'm'appelle Applejack. Tiens. » Elle se tordit le cou et fit tenir un fruit en équilibre sur son nez, avant de me le lancer. « Voilà une orange. Ha ha ha ha… ahem. Vieille blague de famille. »
Je ne pouvais soudain plus l'entendre : mes papilles gustatives criaient trop fort. J'eus dévoré la pomme en entier en moins d'une minute. J'aurais pu m'étrangler sans regret, si ç'avait été pour quelques tendres bouchées de plus. Je n'étais pas certaine d'avoir calmé ma faim quand il ne resta plus qu'un trognon, mais au moins j'avais séché mes larmes.
Applejack sifflotait. « Bon sang ! Tout doux, ma belle ! Heureusement que je les lave avant de les amener au marché, hein ? » Elle s'assit par terre en face de moi. « Bon, j't'ai déjà dit mon nom. Est-c'que j'ai le droit de savoir le tien ? »
J'évitai son regard ainsi que sa question avec un frisson. Même aujourd'hui, je pense que je ne prononce plus mon nom tout haut que pour m'apaiser. Je ne l'avais sûrement pas choisi moi-même ; et si j'avais dû le remplacer, quoi de mieux que ma lyre pour l'annoncer ? Tout ce qui comptait – à ce moment –, c'est que quelque chose me rongeait plus que le froid et la faim : Applejack était si réelle, si chaleureuse, et si présente, que j'étais prête à faire ou dire n'importe quoi, rien que pour éviter ce destin de solitude qui menaçait de tout me prendre.
« Lyra », bégayai-je finalement. « Lyra Heartstrings. »
« Lyra », murmura-t-elle avec un hochement de tête. Elle pencha le bord de son chapeau d'un sabot avec un sourire tranquille. « C't'un bien joli nom, Lyra. »
Ma vision se brouilla encore. Je pouvais sentir mon cœur battre. Je voulais la serrer dans mes bras. Je voulais qu'elle me serre. Je voulais être au chaud, en sécurité, et heureuse – tout en sachant que ça ne durerait pas. Rien de tout cela ne durerait. J'aurais dû mettre fin à la conversation sur-le-champ. J'aurais dû prendre mon sac, galoper hors de la grange, et me cacher dans la forêt, où il n'y aurait pas eu de créature pour me sourire, me nourrir, me rappeler que j'avais de la valeur et méritais d'être chérie, ni la voix caressante d'Applejack pour faire fuir les frissons, comme si je n'étais pas cette paria larmoyante souillée de terre.
« Je connais cette ville comme le creux d'mon sabot », continua Applejack. « Et j'dois avouer que je n't'ai jamais vue avant, Lyra. Tu rends visite à ta famille ? Est-c'que je peux t'emmener à quelqu'un ? Inutile de pourrir dans cette vieille grange délabrée, si ? » Elle me regarda en plissant les yeux. « Euh… Mlle Heartstrings ? »
Au début, je me demandai pourquoi elle me posait tant de questions. Mais quand sa silhouette vacilla et se fit engloutir par les ombres, tout devint clair. Je perdais connaissance. Je m'évanouis comme une pauvre demoiselle en détresse, perdant tout contrôle de mon corps. À croire que la faim demeure tolérable jusqu'à ce qu'on se souvienne qu'on est capable de manger. Je m'effondrai, et quand je revins à moi, le monde était mille fois plus clair que l'intérieur de cette grange. Je vis le sol défiler en-dessous, et quand je levai les yeux l'horizon faisait des petits bonds.
« Salut la compagnie ! » J'entendis les vibrations dans la voix d'Applejack. Je réalisai qu'elle me portait sur son dos. Un chemin de terre menait à une maison rouge en forme de grange nichée au milieu d'une mer de pommiers, et nous nous dirigions vers l'épicentre de lumière. Le monde au-delà des frontières de Poneyville était de plus en plus froid, mais la chaleur du corps d'Applejack chassait mes frissons. « Détends-toi, sucre d'orge. J't'emmène en sécurité. Tu seras comme à la maison. »
« C'est… » Étendue sur son dos, je luttai pour garder mon rythme respiratoire. Plusieurs jours de course paniquée à travers Poneyville avaient causé des courbatures que je découvrais alors. « C'est là que vous vivez ? »
« Un peu ! À la Ferme de la douce pomme, on cueille les meilleures pommes rouges de tout Équestria ! » Nous passâmes devant des clôtures et des charrettes de pommes. J'entendais du bétail au loin et je sentais l'odeur des ballots de foin. « Mais je pourrai te faire visiter plus tard avec ma famille. T'as l'air d'avoir attrapé une vilaine fièvre, Lyra. Allons te mettre au chaud. »
Je poussai un cri étouffé. « Vous… Vous vous souvenez de mon nom ? »
« Enfin, bien sûr ma belle ! C'n'est pas parce qu'les Apple sont des poneys de la ferme qu'on est tous des gros bêtas ! »
Parfois j'ai l'impression que les larmes sont la seule ressource inépuisable au monde. Fermant les yeux, je fis un sourire, fragile comme de la porcelaine, et m'accrochai fermement à elle. Le monde était clair autour de moi, comme si les bords abîmés d'un voile de cauchemar qui m'avait couverte pendant des jours se consumaient dans un grand feu.
Je fus presque triste de retrouver la terre ferme. J'ouvris les yeux et réalisai que j'étais dans la maison de cette généreuse jument, posée sur un canapé au milieu d'un salon ancien rempli de photos, d'objets de famille, et d'ornements décoratifs faits au sabot. Il y avait une cheminée devant moi, aussi vide que mon âme. Le simple fait de la voir me fit frémir. Applejack dut s'en apercevoir, car bientôt elle récupérait des planches de bois sec d'un support de métal.
« Là, allumons ça. Mets-toi à l'aise, j'vais dire à Granny Smith de préparer de la soupe. »
« Granny… Smith… ? » murmurai-je. Juste ensuite, mes oreilles se redressaient au son de voix de l'autre côté de la maison. Applejack et moi n'étions pas seules. Cet endroit était vivant, et je me sentais une intruse, assise sur le canapé familial immaculé, avec ma crinière ébouriffée et mon pelage sale.
« Elle s'appelle Lyra Heartstrings, Granny ! » entendis-je Applejack crier, poursuivant une conversation que, dans mon état second, je ne pouvais comprendre que partiellement. « J'l'ai trouvée hors de la ville ! Un peu d'hospitalité ne lui ferait pas de mal, la pauvre. »
« Je… » Je me mordis la lèvre, assaillie par une salve de frissons. « Merci infiniment, Mlle Applejack. Mais vous n'avez vraiment pas à faire tout ça juste pour… pour… » Je me tus, car baignant soudain dans une mer de chaleur. La cheminée avait été allumée, et tandis que mes oreilles se délectaient du crépitement du bois brûlant dans l'âtre, mon corps se fondit dans le tissu du canapé. « Oooh par Célestia, ça fait du bien », murmurai-je avec un sourire euphorique.
Le sourire que me rendit Applejack était bien plus charmant. « Rien de tel qu'un bon bain dans la cheminée des Apple pour éloigner la maladie. » Elle fit un clin d'œil. « Mince alors, ça m'rappelle quand j'ai eu la poneycelle. J'en ai passé des nuits de fièvre, bien au chaud devant cette cheminée. »
« Je ne suis pas malade », dis-je aussi poliment que possible. « Je suis… » Je sentis un nœud se former dans ma gorge. Je ne voulais pas trop abuser de la générosité de cette jument, mais en même temps c'était la première occasion en plusieurs jours pour… me détendre et oublier. Je voulais déverser tous mes tourments sur quelqu'un d'autre, mais je ne voulais pas leur infliger quelque chose que je ne comprenais même pas. « Je suis perdue, Applejack », lâchai-je. Je fis courir un sabot dans ma crinière hirsute et réprimai quelques pleurs. « Je suis tellement perdue que je ne sais pas par où commencer. »
« Eh ben, je ne sais pas pour toi, mais j'crois que la maison est un bon point de départ. »
« La maison ? »
« C'est c'qui fait un poney, en tout cas c'est c'que j'ai toujours cru. » Elle posa le garde-feu devant l'âtre de briques et trotta vers moi. « Un jour, quand j'étais juste une petite pouliche, j'ai quitté cette ferme pour la ville. Je me croyais capable de vivre un autre genre de vie que celui d'ma famille… Ça a été la plus stupide de chez stupide des décisions de toute ma vie ! J'en ai pleuré pendant des jours, puis je suis rentrée chez moi au galop, et j'étais heureuse. » Elle se tenait devant moi. Tendant doucement un sabot vers ma crinière, elle en retira une feuille et une brindille de foin que j'avais emportées avec moi depuis la grange. « Parfois, on quitte sa maison – alors que c'est l'endroit qui nous est le plus cher – parce qu'on veut découvrir qui on est. Mais on n'arrive qu'à l'oublier. »
« Je n'ai pas fui ma maison, Applejack », dis-je avec un soupir. Un courant d'air invisible survint de nulle part. La cheminée parut soudain très lointaine, alors que des souvenirs de Canterlot défilaient dans ma tête. « Je donnerais n'importe quoi pour y retourner, mais je ne peux pas. »
« Et pourquoi ça, sucre d'orge ? »
Je me mordis la lèvre. J'avais la chair de poule. Je serrai mes bras contre mon ventre et luttai contre les ombres de glace autant que possible. Applejack avait été si bonne avec moi. La dernière chose dont elle avait besoin, c'est qu'une étrangère émaciée s'effondre en plein milieu de son salon. Jamais de toute ma vie je ne m'étais préparée à devenir ce que j'étais : une vagabonde, une clocharde, une licorne sans but et sans statut. J'avais toujours regardé les errants rassemblés dans les quartiers plus sombres de Canterlot avec un mélange de pitié et de curiosité. Et voilà que je prenais leur place, portant leur odeur dégoûtante ; même ces pauvres âmes avaient plus d'espoir que moi. Si je pouvais rentrer chez moi, aurais-je le droit de réclamer ce qui m'avait autrefois appartenu ? Mes parents pourraient-ils m'aider ?
Maman. Papa.
« Pour rien », murmurai-je, les lèvres tremblantes. « Il n'y a rien qui m'empêche de revenir. » Je me blottis dans les contours profonds du canapé. L'espace d'un moment, je regrettai qu'il ne fût pas un cercueil.
« Hmmm… En tout cas, on peut t'abriter pour le moment, sucre d'orge », dit Applejack, dont l'altruisme n'avait d'égal que la radiance du sourire. Elle se déplaça promptement vers une armoire, l'ouvrit, et fouilla parmi les vêtements à l'intérieur. « J'ai quelque chose d'autre pour toi. Pile c'qu'il te faut pour lutter contre la fièvre. » Après un minimum d'effort, elle émergea en tenant un vêtement gris entre ses dents. Elle le déposa à côté de moi. « Eh voilà. Je le portais quand j'étais plus jeune, pour travailler au verger l'automne et tout ça. Je ne l'utilise plus beaucoup, à cause du fait que je me suis fait une seconde peau à la longue. »
Je la regardai, puis je regardai son cadeau. Après l'avoir étudié, je réalisai que c'était un sweatshirt à manches longues. Sans hésiter, je pris le vêtement dans un halo de télékinésie et le passai par-dessus ma tête. Après m'être débattue un peu avec, je glissai mes bras à travers les manches, et me reposai, enveloppée confortablement dans le sweat. Bientôt, la chair de poule s'en alla, comme si l'habit absorbait la chaleur irradiant de la cheminée. Maintenant que j'y pense, je crois que c'est au geste en lui-même que je devais ça. Applejack avait eu la bonté de me donner une petite partie d'elle-même, et c'était comme être tenue dans ses bras en permanence. Je ne pouvais plus m'empêcher de sourire, car je me souvenais ce que cela faisait d'être en compagnie d'un poney qui était plus qu'un étranger. J'étais prête à considérer cette jument charmante et attentionnée comme mon amie.
« M-Merci. Merci beaucoup, Applejack », dis-je en me blottissant contre l'accoudoir du canapé, me chauffant à la lueur de l'âtre. « Merci pour tout. J'aimerais pouvoir faire quelque chose en retour. »
« Ma maison est ta maison », dit-elle en haussant les épaules. « Repose-toi, et rétablis-toi. On t'aidera à retrouver ta maison plus tard, d'acc ? »
Je poussai un tout petit rire. « Bien sûr, “d'acc”. » Je souris, laissant les longues manches grises du sweat pendouiller au bout de mes sabots. Quand j'étais jeune, j'étais jalouse de Twilight Sparkle ; je voulais avoir aussi un grand frère pour s'occuper de moi quand mes parents partaient. Je me demande si c'était cela qu'on ressentait. « Mais je ne suis pas sûre qu'il existe une cheminée à la hauteur de celle-là quelque part dans le monde. »
« C'est une bonne cheminée », dit Applejack avec un hochement de tête. « C'est mon Papa qui l'a construite. “Fais attention à toujours poser de bonnes fondations”, qu'il disait. “Le reste prend du temps, mais si les fondations sont solides, tout ira bien”. » Elle tourna brièvement la tête vers le feu. Elle parut soudain plus vieille, bien que son visage exprimât plus de force que ceux mélancoliques que je vois chez la plupart des poneys. « Faut croire que je l'ai pris au mot. Papa a posé les fondations de ma vie. »
Je flottais légèrement sur un nuage de chaleur, mais j'étais quand même capable de saisir la gravité dans les mots de ma nouvelle amie. « Je suis sûre qu'il peut être fier de vous », dis-je.
« Hmm. Il ne pourrait pas l'être moins. » Une étincelle brilla dans ses yeux verts, et elle sourit, puis s'éloigna. « J'vais voir où en est Granny avec la soupe. J'reviens tout d'suite. »
« Bon, d'accord », dis-je en ajustant ma position sur le canapé. Des étincelles dansaient sur le garde-feu devant moi. J'examinai les flammes, laissant fondre les souvenirs de mes récentes mésaventures. Je rabattis la capuche de mon sweat sur ma corne et poussai un profond soupir, comme si je laissais derrière moi une sombre partie de moi-même ayant contrôlé mes membres tremblants durant tant de nuits de désespoir.
C'était ma première occasion en des jours pour m'asseoir et réfléchir calmement. En conséquence, quelque chose de sombre et mystérieux émergea à la surface de mon esprit, une chose qui dansait sur les vagues de misère sur lesquelles j'avais navigué jusque-là. Plus j'y songeais, plus mes oreilles s'agitaient, car je réalisais que j'étais en train de déterrer une mélodie des tréfonds de mon psyché, un morceau intemporel né des profondeurs de mon esprit, et demeuré secret depuis mon réveil dans une allée sombre, victime frissonnante et apeurée de la nuit éternelle.
Absorbée par ces réflexions, je ne remarquai pas, dans ma vision périphérique, la silhouette jaune qui s'approchait au trot… avant de pousser un cri.
Je me tournai. Une petite pouliche m'observait avec de grands yeux ronds couleur ambre. Un ruban rouge se balançait sur sa crinière, car elle tremblait. N'étais-je pas la seule à avoir froid ? Non, ce n'était pas cela. Elle avait peur de moi.
« Oh, bonjour », dis-je sur le ton le plus doux et inoffensif possible. Je lui souris et me penchai légèrement vers elle. « Tu dois être la sœur d'Applejack. »
La fille recula, les yeux ronds comme des soucoupes. « Euuuh… » Sa mâchoire se décrocha, une lueur pâle dansa dans ses iris, comme la lumière de la lune dans une mare. « Euuuh… AJ ?! »
« Chuuut, tout va bien ! Ta sœur a dû oublier de prévenir que vous aviez une invitée… »
« Qu'est-ce qu'il y a, Applebloom ? » Une silhouette orange familière entra dans la pièce, pour se figer immédiatement. Mon cœur fit un bond, car Applejack se mit à crier. « Applebloom ! Viens par ici ! Tout de suite ! »
À bout de souffle, la petite pouliche détala vers sa sœur. Je regardai, confuse, Applebloom se cacher derrière la jument, qui se tint dans une posture protectrice devant elle tout en m'accusant du regard sur le canapé. Toute la gentillesse et l'hospitalité d'Applejack étaient parties, brisées en mille morceaux par un regard aussi dur que le diamant. « Qui êtes-vous et qu'est-c'que vous faites chez nous ?! »
« Que… Quoi ?! » m'écriai-je, le cœur battant si fort qu'il aurait pu faire un trou dans le sweat à tout moment. « Mais… Mais… J'étais juste… Je pensais que… »
« Est-ce que c'est mon sweat que je vois là ? » s'exclama Applejack, m'examinant de ses yeux émeraude. J'entendais la voix plaintive d'Applebloom qui se couvrait le visage. Derrière les sœurs, une vieille jument verte entra dans la pièce, attirée par l'agitation. « Vous avez fouillé dans nos affaires ? » continua Applejack, presque avec mépris. « Crachez le morceau ! »
« Applejack, je… »
« Vous… Vous connaissez mon nom ? » Applejack pencha la tête sur le côté. Sa colère fut brièvement remplacée par de la confusion, mais le dédain fut de retour aussitôt ce nuage dissipé. « C'est un autre poney qui vous fait faire ça ? Si c'est le cas, c'n'est pas drôle ! D'autres vandales dans vot' genre ont saccagé notre grange le mois dernier ! Cette ferme n'a pas besoin de plus de pagaille ! Vous allez me répondre, oui ou non ? »
« Je ne comprends pas ! Je suis Lyra, vous vous souvenez ? Nous étions juste… » Je m'arrêtai en pleine phrase. Mon cœur s'arrêta brièvement, et je sentis la chaleur du salon se dissoudre. Ma prochaine expiration fut un gémissement, car je venais de comprendre ma bêtise. « Oh sainte Célestia, ça recommence. »
« Qu'est-ce qui recommence ?! Bon sang ! J'exige de savoir pourquoi vous vous êtes introduite dans notre maison ! »
« Écoutez… Euh… » Je me levai, faible, les jambes tremblantes. « Comment dire… Je… » Je déglutis et fis quelques pas en arrière, agitant un sabot. « Je ne sais même pas comment expliquer… »
« Essayez un peu ! » Applejack amena son regard de glace jusqu'à moi. La lueur des flammes soulignait chacun de ses traits les plus durs, et pas ses taches de rousseur. « Avant que j'appelle la police. »
« Nous étions en train de parler quelques minutes plus tôt, Applejack ! Vous m'avez portée depuis la sortie de la ville… »
« Portée ?! Je n'vous ai jamais vue de toute ma vie ! »
« Je sais que vous croyez ça, mais je vous le jure ! » Je déglutis, avant de me mettre à bégayer, comme une petite menteuse craignant la fessée. « Nous avons parlé ! Vous avez allumé la cheminée pour moi! Vous m'avez donné ce sweat… »
« C'est ça. Vous m'prenez pour une imbécile ? »
« N-Non ! Pour l'amour de Luna, ce n'est pas ce que… » Je me tus. Les frissons avaient quadruplé en intensité. Je sentis mes os se changer en glace. Mon regard chavira le long des portraits de famille alignés dans le salon. Je ne vis rien d'autre que des visages d'étrangers, comme l'étaient et le seraient toujours ces trois âmes devant moi. Je grimaçai comme si je venais de donner naissance à une horreur familière. « Je suis désolée… Je… Je dois partir ! »
« Oh non tu ne partiras pas comme ça… »
Je fis volte-face et galopai désespérément vers l'autre bout de la maison. « Je suis désolée ! »
« Applejack ! » commença la vieille jument. « Elle s'échappe ! »
« Elle n'ira pas loin ! Big Mac ! »
Leurs cris s'affaiblirent alors que je contournai un coin et fonçai vers la porte d'entrée. Au lieu de ça, je rentrai dans quelque chose de gros et rouge. « Ouf ! » Je titubai et tombai sur mes hanches. Levant les yeux, je poussai un cri.
Un grand étalon me dominait de sa taille, son pelage rouge parcouru d'une mer de muscles saillants. Dans d'autres circonstances, sa vision aurait été délectable pour une jument comme moi. Sur le moment, toutefois, il était aussi menaçant qu'un dangereux minotaure.
« Big Macintosh ! » entendis-je crier la vieille jument par-dessus le claquement des sabots d'Applejack dans la pièce derrière moi. « Attrape-la avant qu'elle s'échappe ! »
Je serrai les dents, jetant des regards à droite et à gauche. Je vis une salle de bain à portée de bond. Alors que la brute rouge se jetait sur moi, je m'élançai hors de sa portée et vers la porte. La poignée brillait déjà dans ma magie au moment où je me lançai à l'intérieur et claquai la porte derrière moi. La maison grondait du tonnerre de tous les sabots lancés à ma poursuite. Je glissai sur un tapis, manquai de tomber, et me remis sur pattes à temps pour verrouiller la porte et m'appuyer de tout mon poids contre.
On cogna une fois, deux fois. Je me pressai contre désespérément, tremblant, usant de mon corps affamé et de ma magie grésillante comme d'un fragile rempart contre la colère justifiée de la famille tout entière. « Oh Célestia. Oh Célestia, je vous en supplie. » Je commençai à pleurer, mouillant de mes larmes le col du sweat gris qui m'avait été donné par un fantôme. On cogna une troisième fois et je faillis tomber, luttant pour maintenir mes sabots fermement sur le carrelage glissant.
« Ouvrez ! » entendis-je Applejack crier. « Je promets qu'on ne vous fera aucun mal. Mais vous nous devez des explications, nom d'un pépin ! » J'entendis les autres membres de la famille murmurer à l'extérieur. « Vous savez que la police de Poneyville peut vous mettre en prison pour être entrée chez quelqu'un ? »
« Laissez-moi tranquille s'il vous plaît ! » sanglotai-je, proche de l'hyperventilation. Je chuchotai à la porte : « La police ne fera rien, croyez-moi. Personne ne peut rien faire pour moi. Oh sainte Luna… » J'eus un hoquet, et me laissai glisser le long de la porte, me prenant la tête, tremblante. La musique était plus forte cette fois, comme si elle voulait s'échapper de mon crâne et recouvrir les murs de la salle de bain avec ce qu'il restait de mon âme. « Je veux juste qu'on m'aide, comme vous avez failli le faire. Est-ce que c'est trop demander ? »
De l'autre côté, personne ne répondit. Je restai assise, reniflant, serrant mes pattes contre moi et tremblant pendant une minute… deux minutes… trois. Je secouai la tête et séchai mes yeux avec une manche grise.
« Il y a quelqu'un ? » appelai-je nerveusement. Encore une fois, pas de réponse. « Mlle Applejack ? Applebloom ? » Je déglutis. « Big Mac ? »
Silence.
Pensive, je me levai. Je fixai la poignée pendant Célestia sait combien de temps avant de trouver la force de la déverrouiller. Poussant la porte scintillante, je sortis la tête à l'extérieur, dans le couloir. Il n'y avait aucun poney. Une fois ma respiration suffisamment calme, je sortis. Le plancher grinçait sous mes sabots. Crispée, j'avançai tout doucement, jusqu'à atteindre l'entrée du salon dans lequel toute cette débâcle avait commencé. Je me penchai doucement derrière le coin.
Applejack se tenait devant l'âtre, me tournant le dos. « Hmmm… On est en plein été, c'est c'que j'appelle du gâchis de bois. » Elle ôta son chapeau et gratta sa crinière blonde tout en regardant dans la cheminée. « Qui a fait ça au juste ? Applebloom ? »
« C'est pas moi, grande sœur ! » La petite pouliche jaune trotta à côté d'elle. « D'ailleurs, j'ai pas le droit de mettre des bûches dedans sans ta permission ou celle de Big Mac ! C'est pas c'que tu dis toujours ? »
« Autant j'apprécie que tu sois si obéissante, autant parfois je me demande… »
« Eh ! Qu'est-c'que tu veux dire par là ? »
« Cessez donc de vous chamailler, les filles ! » La vieille jument verte et ridée était assise sur un rocking-chair et souriait, baignant dans la chaleur de la cheminée. « Après tout, c'est c'que ce bon vieux docteur a prescrit pour mes os. Hé hé hé hé. Ohhh… Applebloom, sois gentille et apporte sa couette à ta grand-mère, ma chérie. »
« Bien sûr, Granny Smith. »
« Je suppose que j'ferais mieux d'aider Big Mac avec les corvées », marmonna Applejack en se dirigeant vers la porte de derrière de la maison. « Sacré nom d'une pomme ! » Elle secoua la tête en sortant dans le crépuscule rougeoyant. « Comment le temps a-t-il pu passer aussi vite ? Je dois me faire vieille. »
« Ohhh ferme ton clapet, canaille ! » cracha Granny Smith.
« Hi hi hi… » rit Applebloom en couvrant sa grand-mère d'une couverture. Derrière, Applejack leva ses yeux verts au ciel et s'en alla.
Me mordant la lèvre, je m'éloignai de cet endroit. Je me tins dans le couloir, retenant ma respiration, seule avec mes frissons. Je jetai un coup d'œil à mon reflet dans un miroir circulaire accroché au mur. Une licorne débraillée, couverte de terre et triste me regardait. Avec un sabot, je jouai avec la capuche pendue à mon cou. C'est ce jour que je pris la mesure de toute l'amitié que je pourrais me permettre dans cette vie.
Mon estomac grogna encore. Je lorgnai longtemps sur la sortie de la maison, mais elle semblait s'éloigner comme par magie, de même que la culpabilité pour ce que je m'apprêtais à faire. Dans un éclair, je galopai dans la cuisine familiale. J'ouvris le premier placard que je trouvai. Je découvris deux miches de pain, et les fourrai immédiatement dans la poche avant de mon sweat. Il y avait bien d'autres choses dans cette cuisine – de jolies babioles que j'aurais pu vendre cher au centre-ville –, mais je n'y touchai pas. C'était mon premier vol. Tout petit qu'il fût, je priai Célestia pour qu'il soit mon dernier, et fuis hors de la ferme afin de retrouver ma lyre, comme si c'était la dernière chose qui pût me rappeler le sens du mot “maison”.
Quand Applejack tourna à l'angle du chemin le lendemain matin, je la vis tout de suite. Il ne s'était passé qu'un jour depuis ma petite mésaventure à sa ferme, et je n'avais pas fermé l'œil de la nuit. Les frissons maintenaient mon corps éveillé ; mon estomac était plein de pain volé. Mue par un mélange de culpabilité et de solitude, je ne me cachai pas dans la grange comme j'aurais dû le faire. Je me tins devant la façade, exposée à la jument orange qui trottait le long du chemin de terre.
Bien entendu, elle m'aperçut. À ma consternation, et mon soulagement, elle se figea net au milieu de la route, et me fit un sourire.
« Salut la compagnie ! » Son sourire était plein de vie. J'aurais pu la confondre avec le lever du soleil. « Ça fait plaisir de croiser quelqu'un de bon matin ! » Elle transportait deux gros paniers de pommes sur son dos. « Envie d'un petit-déjeuner ? Normalement c'est une pièce la pomme, mais vu que j'suis de bonne humeur aujourd'hui, qu'est-ce que tu dis de deux pour le prix d'une ? »
Je me réjouis de revoir ses taches de rousseur, ombres lointaines d'une sœur que j'avais perdue pour toujours. Plus je les regardais, plus son image laissait place au souvenir d'un placard de bois ouvert et dévalisé. J'arrachai mon regard à elle, refusant même de le poser sur les délicieuses pommes qu'elle était prête à me vendre.
« Euh… Merci, mais non merci, Madame. Je, euh… Je suis juste en train d'attendre quelqu'un. »
« Ah ouais ? Quelqu'un que je connais ? J'ai pas mal d'amis en ville. »
Je me mordis la lèvre en m'appuyant avec gêne sur le chambranle de la grange. « Vous… Vous ne pouvez pas la connaître. » Je soupirai et fis courir un sabot dans ma crinière, dans une tentative désespérée de ne pas avoir l'air de la misérable sans-abri que j'étais de toute évidence. « Mais peut-être… peut-être que vous la rencontrerez un jour. » Je tentai de sourire ; il aurait été plus facile de me faire pousser des ailes et de m'envoler.
« Tout va bien, sucre d'orge ? Je sais que ce n'sont pas mes oignons, mais tu n'as pas l'air dans ton assiette. » Applejack ajusta son chapeau et me lança un regard sympathique, aussi réconfortant qu'une cheminée. « C'est une belle journée. Cesse de viser la pelouse avec ta corne, et regarde un peu le ciel ! »
Je sentis les commissures de mes lèvres finalement se retrousser, chose que je n'aurais pu faire toute seule. Je respirais un peu plus calmement, mes frissons s'étant dissipés. « J'étais, euh… » dis-je avant de me rendre compte que des mots sortaient de ma bouche. Je me demandai combien de temps j'allais devoir déblatérer avant de pouvoir émettre une vérité utile. « Je me demandais juste pour cette grange… »
« Ouais ? Qu'est-ce qu'elle a ? »
« À qui appartient-elle ? » Je regardai l'édifice de bois délabré dans lequel j'avais passé les deux nuits dernières. Quelque part à l'intérieur, ma lyre et ma sacoche étaient posées tels les trésors maudits d'un sarcophage fendu. « Est-ce qu'elle appartient à quelqu'un ? »
Applejack ricana et me rejoignit. « Demande-toi plutôt si quelqu'un en voudrait. » Elle donna un impitoyable coup de sabot dans le chambranle, faisant tomber une planche verticale dans la terre entre nous deux. « D'aussi loin que j'm'rappelle, cette grange est là depuis plus longtemps que moi. Maman et Papa n'en parlaient jamais. Y a des chances qu'elle ait appartenu à la famille de Filthy Rich avant qu'ils se lancent dans le commerce, mais c'était il y a des années. Nan, si tu veux mon avis, ce taudis n'est à personne. Mais je doute que quelqu'un en voudrait. » Elle regarda la rangée d'arbres qui bordaient le chemin de terre de l'autre côté de la vieille structure. « Même si ces arbres étaient abattus, ça prendrait des centaines de poneys ou un bon coup de balai magique pour rendre le sol assez meuble pour planter quoi qu'ce soit. En bref, ma belle, cette grange n'est qu'un vieux souvenir… comme tant de choses à Poneyville ces derniers temps. »
Je jugeai la structure du regard, caressant le chambranle d'un sabot. « Je connais bien les vieux souvenirs », murmurai-je évasivement.
« Hmm. C'est drôle. »
Je la regardai avec curiosité. « Vraiment ? »
« Non, pas ça. » Elle se frottait le menton en examinant quelque chose en-dessous de mon cou. « J'avais un sweat avant, pile comme celui que tu portes. »
Je déglutis, trifouillant mes longues manches. « Ah bon… ? »
« Hmmm… Ha ha ha… Mais ça fait des années que je n'l'ai pas porté. »
Je haussai un sourcil. « Peut-être qu'à force de travailler dans le froid pendant si longtemps, vous vous êtes fait une seconde peau ? »
Les yeux d'Applejack remuèrent pensivement. « C'est une jolie façon de dire les choses. »
Je pris une grande inspiration, puis m'éclaircis la gorge en admirant le fragile édifice de la grange. « Dites-moi… Comment peut-on… euh… gagner de l'argent par ici ? »
« De l'argent ? »
« Des pièces, ouais », acquiesçai-je. « Vous connaissez des poneys qui pourraient m'embaucher… » Je me mordis la lèvre et explorai l'impossibilité de l'idée que je m'apprêtais à émettre. « … en freelance ? »
« Si tu veux apprendre une chose ou deux sur les offres de travail, va jeter un œil au panneau d'affichage dans la rue principale », dit Applejack. « Mais je doute que tu trouves quoi qu'ce soit à part des travails à plein temps. »
Je déglutis et baissai les yeux. « D'accord. Dommage… »
« Par contre, j'suis sûre qu'une musicienne peut faire plein de trucs en freelance », dit-elle aimablement.
« Je la regardai, confuse. « Musicienne ? »
« Ben oui, pardi ! » Elle montra ma marque de beauté avec un rire. « T'as quand même pas eu ça parce que tu aimes lécher des timbres? »
« M-Mon talent spécial », bégayai-je faiblement, comme si une couverture de glace était posée sur ma tête. « D'accord… » Je regardai en direction des ballots de foin à l'intérieur de la grange, où se trouvait ma lyre. « Hmmm… » Je me retournai vers Applejack et pointai sa marque de beauté. « Je vois que votre talent à vous, c'est de vendre des oranges. »
Elle me fixa drôlement, puis pouffa de rire. Son chapeau manqua de tomber alors qu'elle s'esclaffait bruyamment. Je ris avec elle, car d'un coup l'air s'était réchauffé pour moi.
Quand Applejack tourna à l'angle du chemin, elle s'arrêta pour regarder la grange de bois. C'était manifestement la même grange de bois devant laquelle elle passait tous les matins quand elle se rendait en ville, sauf qu'aujourd'hui une tente verte était plantée à côté.
« Qu'est-ce que c'est que ce bazar… ? » Elle l'examina curieusement. Ses oreilles remuèrent au son d'une mélodie flottant à travers les branches qui bordaient les deux côtés de la route. « Est-ce qu'un cirque est en ville ? »
« Plutôt un ménestrel voyageur. »
Applejack regarda dans ma direction. « Hein ? » Quatre pièces volèrent vers elle et atterrirent sur le bord de son chapeau, la faisant sursauter.
Je me tenais dans l'embrasure de l'entrée de la grange, appuyée contre le chambranle délabré tout en pinçant ma lyre. « Est-ce que c'est assez pour deux de ces délicieuses pommes, Madame ? »
Applejack regarda les paniers en question suspendus à son dos. Elle baissa son chapeau et récupéra les pièces. « Pour être honnête, Mad'moiselle, c'est assez pour quatre. »
Je lui donnai un sourire étudié, chose à laquelle j'étais devenue meilleure après de nombreuses semaines à jouer en ville. « Très bien, quatre dans ce cas. Elles ont l'air absolument succulentes, et il se trouve que j'ai quelques pièces de côté. »
« Vraiment ? » dit Applejack tout en prenant quatre de ses meilleurs fruits et les plaçant dans un sac. « Vous devez être en vacances. »
« Plus ou moins. Cependant, je dois dire que cette ville semble plus lumineuse de jour en jour. Je me demande si je ne vais pas rester un peu plus longtemps. » Je continuai de jouer et me déplaçai vers elle. « Vous avez l'air en forme, si j'ose dire, Madame. Travaillez-vous dans une ferme ? »
« Ha, il se trouve que oui. » Elle me tendit le sac de pommes en souriant. « Et si vous avez l'intention de traîner encore un peu par ici, alors vous allez finir par nous connaître, moi et ma famille. On récolte nos pommes ici depuis très longtemps. »
« Très longtemps, hm ? » Je pris le sac dans un halo de télékinésie et le posai à côté de la tente. « Dans ce cas, j'ai une petite question à vous poser. »
« Bien sûr. »
« Cette grange a l'air abandonnée. Est-ce le cas ? »
« Eh bien, euh… On peut dire ça, ouais. »
« Est-ce aussi le cas du terrain ? »
« De ce que je sais, oui. »
Je souris d'un air entendu. « Alors je suppose que ce bâtiment se tient là sans raison ? »
« Où est-c'que vous voulez en venir ? » Applejack me donna un regard en coin. « Vous pensez démolir c't'endroit ? »
« Eh bien, ça dépend. » Je pinçai la lyre et donnai un coup de sabot arrière joueur dans la façade du bâtiment. « Auriez-vous de l'expérience dans ce domaine ? »
« Ha ! Désolée, Mad'moiselle, mais vous vous adressez au mauvais poney. »
« Oh ? »
« Je s'rais ravie de vous donner des conseils, mais la vérité c'est que j'n'aime pas détruire des granges autant que j'aime les construire. » Elle s'éventa dans la lumière du soleil matinal avant de replacer son chapeau sur sa crinière blonde. « En fait, j'ai regardé mon Papa construire des tas de choses de son vivant. Qu'il repose en paix. » Ses naseaux frémirent comme elle murmurait : « Il aurait pu construire des cabanes les yeux fermés s'il l'avait voulu. »
Je haussai un sourcil. « Des cabanes ? »
« En moins de deux ! On l'appelait “le Planteur de cabanes” par ici. Ha. Mais… ouais. » Elle retourna sur le chemin de terre. « J'ferais mieux d'aller au marché. Mais si vous voulez détruire cette grange, vous devriez demander à des poneys en ville. »
« Des poneys comme qui ? »
Quand Applejack tourna à l'angle du chemin, elle se figea au son d'un rugissement. Des éclats de bois volèrent au-dessus d'elle, suivis par une tache colorée passant devant elle comme une fusée.
« Rainbow Dash ? » Elle chercha du regard. Lentement, elle sortit du chemin, pour assister, sous le choc, au spectacle d'une vieille grange se faisant réduire en miettes, planche par planche, par une pégase bleue au corps agile traversant violemment l'édifice de bois. « Bon sang, Rainbow ! » Elle se baissa tandis qu'une vague de morceaux de bois lui tombaient sur la tête. « Regarde où tu vas ! Sérieusement ! Est-c'qu'une guerre s'est déclarée ce matin ? »
« Tenez. » Un casque flotta magiquement devant elle. « Vous allez avoir besoin de ça », dis-je avec un sourire, depuis mon emplacement à côté de ma tente et de mes provisions. « Elle devient folle de temps en temps, mais c'est amusant à regarder. »
« Hmm… J'veux bien le croire. » Applejack retira son chapeau et enfila maladroitement le casque à la place. « Ce s'rait possible d'avoir des explications ? »
« Qu'y a-t-il à expliquer ? Pour le moment, il y a une grange, mais bientôt il n'y en aura plus. N'est-ce pas, Mlle… Rainbow Dash, c'est bien ça ? »
« Hhhhmph ! » La pégase aux lunettes de protection était en train de faire un grand trou au milieu de la grange. Elle arracha une charpente avec ses dents et se préparait à défoncer un morceau du plafond avec ses sabots arrière. « Yyyyah ! »
« Hé ho ?! » criai-je, les sabots en coupe autour de mon museau. « La Terre appelle Rainbow Dash ! »
« Quoi ?! » Rainbow Dash se tourna vers moi. Lentement, le rictus de berseker sur son visage s'évanouit, et elle exprima sa confusion par une série de clignements des yeux. « Attends. Quoi ? Vous êtes qui ? »
« Lyra. »
« Lyra qui ? »
« Lyra Heartstrings. » Je m'approchai, faisait briller ma corne à travers le trou dans mon casque comme en signe de paix. « Vous vous souvenez ? Je suis le poney qui vous paye cinquante pièces pour réduire cette grange en miettes. »
« Une seconde. » Rainbow Dash voleta au-dessus de nous deux, une lueur dans ses yeux rubis. « Tu veux dire que j'ai le droit de casser des trucs et d'être payée pour ça ? »
« Absolument ! »
« D'enfer ! » Elle se propulsa dans les airs comme un missile vers ce qu'il restait de la structure. « Mange ça, la grange ! Rrrrah ! »
Il y eut une explosion assourdissante. Applejack et moi nous baissâmes sous une pluie d'éclats.
« Je vois qu'vous êtes nouvelle en ville ! » grogna Applejack avant d'épousseter des particules de sciure de ses paniers de pommes. « Mais vous devez être sacrément beau parleur pour avoir pu faire travailler RD aussi dur à cette heure-ci ! »
« C'est une amie à vous ? »
« Une bien loyale, même si elle peut être loyalement pénible parfois. » Applejack fit un sourire en coin, et augmenta le volume de sa voix pour dire : « Comme quand elle délivre accidentellement un nuage de pluie au mauvais bout du verger ! »
« Eh ! » s'exclama l'éclair spectral dans le ciel avant d'exploser une fois de plus dans la grange. « J'ai entendu ! »
« Vous possédez une ferme ? » parvins-je à demander au milieu d'une nouvelle averse de débris.
« Ahem. Ouaip. La Ferme de la douce pomme. »
« En voilà un nom vendeur. »
« Bah. Quand il le faut. Pourquoi ? Vous comptez vous lancer dans la vente de fruits ? C'est qu'ce marché est plutôt déjà bien rempli par ici. »
« Ce n'est pas ça », dis-je en jetant un œil au travail chaotique de Rainbow Dash. La lumière du soleil s'accaparait de plus en plus de terrain le long de la route alors que la grange était lentement désassemblée sous nos yeux. « J'espérais trouver un poney qui connaisse bien la terre. J'ai besoin de quelques conseils, voyez-vous. »
« Vraiment ? Quel genre de conseils ? »
« Eh bien, je… hm… » Je remuai un peu sur place et souris. « Je suis en ville… pour des vacances, plus ou moins. Mais je pense rester beaucoup plus longtemps que ce que j'avais prévu. Après tout, pourquoi pas ? Bah… C'est un joli village. »
« C'est ce que j'ai toujours pensé », dit Applejack avec un sourire.
« Vous ne connaîtriez pas un poney qui soit expert en construction ? »
« Construction de quoi ? »
« Oh… » Je pris une profonde inspiration, regardai la rangée de chênes qui cernait la grange délabrée, et murmurai : « Des cabanes. »
Le visage d'Applejack s'éclaira instantanément. « Ben ça alors ! Hé hé… C'est drôle que vous demandiez ça ! »
Je déglutis et marmonnai : « À qui le dites-vous… »
« Il se trouve que je sais une chose ou deux à ce sujet ! Mon Papa pouvait construire des cabanes les yeux fermés. Il m'a appris tout ce qu'il savait. Qu'il repose en paix. »
« Mes condoléances. »
« Je vous remercie. »
« Bref… » J'ajustai les manches de mon sweat et me tournai vers elle. « Puis-je vous demander quel est le meilleur moyen de commencer ? »
« Avec une bonne hache bien solide. »
Je battis des paupières. Pour quelque raison absurde, je ne m'étais pas attendue à ça. « Oh ? »
« Hé hé hé… » Applejack me lança un regard narquois. « À moins que vous soyez assez riche pour acheter le bois… » Elle montra la forêt. « Mais on dirait que vous avez de quoi travailler juste là. C'est comme ça que chaque famille par ici a commencé. »
« Oui. » Je déglutis et fis un sourire courageux. « Ça se tient, je suppose. Hmm… » Je me grattai la nuque et me tournai humblement vers elle. « Est-ce que je peux vous demander conseil sur la hache à utiliser… sans parler des autres outils ? »
« Eh ! Pas de souci ! » Applejack s'appuya contre un arbre non loin. « Mais vous feriez bien d'prendre des notes, à supposer que vous puissiez vous concentrer pendant que Rainbow Dash rejoue la guerre civile lunaire dans le ciel. Pas vrai, Rainbow !? »
« Hhhhmph… Hein ? Quoi ? » Rainbow Dash s'arrêta et voltigea dans notre direction, en sueur et à bout de souffle. « Applejack ? Qu'est-ce que tu fais avec ce casque ? » Elle loucha, tapotant les lunettes sur son propre visage. « Qu'est-ce que c'est que ce cirque ? »
« Tu t'es cogné la tête trop fort ou quoi ? » Applejack réprimait un fou rire. « Ce serait bête de te blesser après tout ce que t'as fait pour Mlle Heartstrings ! »
« Qu'est-ce que j'ai fait ?! » Rainbow Dash fronça les sourcils. « Qui est Mlle Heartstrings ?! »
« Bonjour ! » Je lui fis signe, souriant. « Je suis celle qui vous paye cent pièces pour réduire cette grange en miettes ! »
« Une seconde. Tu veux dire que j'ai le droit de casser des trucs et d'être payée pour ça ? D'enfer ! Rrrrah ! »
Quand Applejack tourna à l'angle du chemin, elle fit la grimace immédiatement. Tout doucement, sous la chute des feuilles couleur d'ambre, elle trotta en direction de grands bruits secs répétés. « Euh… M'dame ? Vous avez besoin d'aide ? »
« Hhhmph… Non ! » m'exclamai-je. C'était sorti de manière agressive, mais j'étais trop fatiguée pour m'excuser. Je faisais léviter la hache un mètre devant moi, en nage. J'étais en train de couper le flanc d'un chêne épais. Ma corne pulsait au sommet de mon crâne, les courants magiques y circulant me torturaient, et mes muscles télékinésiques étaient à deux crins de leur point de rupture. « Je sais ce que je fais ! Je dois juste convaincre cet arbre de malheur de coopérer ! Hhhmph ! »
J'envoyai la hache dans le tronc une fois de plus, aspergeant la terre d'éclats de bois et de sciure. Peu importe combien je coupais, hachais, mordais l'arbre de ma lame, la structure naturelle ne semblait pas prête à tomber.
« Ahem. Pas que j'aime me mêler des affaires des autres, mais… » Applejack s'approcha à une distance respectueuse de mon travail maladroit. « … mais vous feriez vraiment bien de me laisser montrer comment on fait. »
« Mmmff… Vous n'avez… » Un coup de hache. « … pas un… » Un autre. « … Défi du poney de fer… » Encore. « … sur le feu ?! Wouah ! » Je tombai sur mes faibles hanches, le souffle coupé, alors que la hache chutait au sol à côté de moi.
« Combien de poneys savent pour ce truc entre Rainbow et moi ? J'vous jure, elle doit le dire à tout le monde en ville pour que d'parfaits étrangers en aient eu vent. » Applejack trotta vers moi et posa un sabot sur le manche de l'outil. « Sérieusement, je peux ? »
Je pris plusieurs inspirations, essuyai la sueur de mon front, et fis un geste vers elle. « Comme vous voulez… »
« Ça marche. » Elle sourit et souleva la hache avec ses dents. Puis trottant vers l'arbre, elle posa la lame contre le tronc et s'arrêta pour me regarder. « Tu t'y prends mal, ma belle. Si tu veux abattre un arbre comme cette beauté juste là, faut qu'tu estimes où repose tout son poids, en prenant compte d'la direction dans laquelle tu veux l'faire tomber. » Elle contourna l'arbre et tapota une partie du tronc perpendiculaire à celle que j'avais pathétiquement tenté de ciseler. « Juste ici c'est l'idéal. Après, une fois qu't'as choisi l'endroit où couper, tu fais comme ça. »
Applejack reprit la hache dans sa bouche. Ses muscles se tendirent et ses sabots se fixèrent dans la terre, alors qu'elle balançait tout le poids de la lame dans le tronc de façon répétée. Son incision faisait un angle manifeste, à quarante-cinq degrés vers les racines de l'arbre. Une fois la fente diagonale à mi-épaisseur du tronc, elle commença à couper horizontalement, de façon à ce qu'une entaille visible se forme dans la structure.
« Pfiou… » Je ne pouvais que rester bouche bée et me gratter la tête. « Vous devez avoir de très, très bonnes dents. »
Applejack termina le travail et cracha la hache sur le sol. « Hmph… Ouaip, j'crois bien. » Elle n'avait pas une goutte de sueur. Je l'observai se placer de l'autre côté de l'arbre, à l'opposé de l'entaille, et l'examiner de près. « Je connais bien les arbres. Je vis dans la ferme par là-bas. T'as sans doute entendu parler de la Ferme de la douce pomme. »
« Possible », dis-je avec un sourire. « Enfin, merci du coup de sabot… »
« Oh, c'n'est pas fini sucre d'orge. » Applejack montra l'écorce. « Maintenant il faut couper droit dans le tronc de l'autre côté de la découpe qu'on vient d'faire. Une fois qu't'as coupé c'qu'il reste de l'épaisseur, l'arbre devrait tomber dans la direction de l'entaille. Tu m'suis ? »
« Je vous suis. » Je trottai vers l'arbre et mis la hache en position. « Par contre, il faut que je sache, ça vous arrive souvent de passer la matinée à aider des étrangers à couper des arbres ? »
« Qu'est-ce qu'il y a de bizarre à ça ? » Applejack se tenait à bonne distance de moi. « Vous essayez de vivre une vie honnête à Poneyville, si j'ai bien compris. Je serais une piètre voisine si je passais mon chemin en vous laissant vous épuiser jusqu'à c'que votre corne explose ! »
« Ha… » Je me concentrai pour couper l'arbre, parallèlement au plan horizontal qu'elle avait formé à la base de l'entaille. « À vous entendre, on croirait que n'importe quel poney pourrait être votre voisin. »
« Oh, ça… » Applejack épousseta son chapeau et me regarda travailler. « C'est une stratégie à moi. La règle d'or ne peut pas le rester si on n'la polit pas avec les gens qu'on rencontre, vous m'suivez ? »
Je m'arrêtai brièvement pour méditer là-dessus. J'inhalai l'air tonifiant de l'automne et souris, comme ressourcée. « C'est un principe très solide, Madame. » Je continuai à couper. L'arbre vacilla de toute sa hauteur, se penchant légèrement dans la direction qu'Applejack avait choisie avec expertise. « Pas étonnant que vous soyez un poney de fer. »
« Ça me fait mal de le dire, mais ce n'est pas en étant amicale que j'ai obtenu ce titre. »
« Je ne partage pas cet avis. »
« C'est drôle… »
« Hmmm ? »
« Oh, rien… » Applejack se gratta le menton. « J'aurais juré qu'il y avait une grange par ici avant. »
« Je suis sûre qu'elle a fini comme toutes les choses inutiles », murmurai-je tout en donnant un ultime coup de hache. « Disparue. » L'arbre craqua, et commença à se pencher dans la direction opposée. « Hééé… Ça y est ! » Je reculai, tout sourire.
« Ahem. C'est le moment où on crie “timber”, ma belle. »
« Oh, euh. » Je pris une grande inspiration, la bouche grande ouverte. À cet instant précis, la terre trembla sous un grondement de tonnerre. Des feuilles tombèrent de l'arbre lourd écrasé au sol et papillonnèrent autour de nous. Je rougis légèrement. « … Timber ? »
« Ha ha ha ha ha… »
Je me tournai vers la jument hilare. « Et si je creusais un trou dedans et vivais à l'intérieur, plutôt ? »
« Faut qu'les encoches soient plus profondes, Mlle… Mlle… »
« Heartstrings », dis-je dans un grognement, alors que je taillais les bûches de chêne avec ma hachette. Les arbres restants autour de nous étaient nus, dépourvus de leurs feuilles. Un froid vif m'assaillait tandis que je me préparais à faire grandir le rectangle de poutres de bois qui se constituait peu à peu au bord du chemin. « Ça se présente plutôt bien. Je m'en veux de vous déranger par une si belle journée. »
« Y a pas de mal ! » dit Applejack en agitant un sabot. Elle portait une écharpe brune simple autour du cou pour la protéger du froid mordant de novembre. « J'ai toujours pris mon temps sur le chemin du retour, au cas où je tomberais sur des poneys dans le besoin comme vous. »
« Eh bien, je vous en remercie. Il faut vraiment, vraiment que je finisse cela », m'exclamai-je, en sueur, focalisée sur l'encoche, qui devait être parfaite afin de correspondre aux poutres que j'avais déjà empilées. « J'ai perdu assez de temps. Ma magie ne vaut pas l'expérience, si vous voyez ce que je veux dire. »
« Absolument. Je plains les licornes… » commença Applejack, avant de secouer la tête et rougir. « Ne le prenez pas mal. »
Je souris. « C'est bon. »
« C'est juste que vous vous vantez sans arrêt de pouvoir abattre des tonnes de travail incroyables avec ces cornes sur vos têtes. Deux d'mes meilleures amies sont des licornes, et je peux vous assurer que porter trop de choses avec la magie donne des migraines pas possibles. J'pense que c'est bien que vous vous ménagiez. Je regrette de pas avoir eu l'occasion de vous voir et vous aider plus tôt. »
« Oh, Mlle Applejack… » J'apportai les dernières touches au bois en souriant. « Faites-moi confiance. Vous n'avez pas à vous en faire pour ça. »
« Si vous insistez. Prête à les mettre en place ? »
« Vous pouvez me guider ? »
« Aucun problème ! »
Je pris une profonde inspiration, tendis mes muscles, et déployai un flux de magie à travers ma corne. Tout doucement, je soulevai la poutre entière et la fis léviter à travers la clairière jusqu'à la base rectangulaire que j'avais commencée. Guidée par Applejack, je posai lentement la bûche afin que les encoches s'alignent avec celles des poutres déjà en place.
« Voilà… Ça f'ra l'affaire ! Yeee-haw ! Vu ? Je suis prête à parier qu'elle est mieux rentrée que celles d'avant ! »
« Je peux voir ça. » J'expirai brusquement, ajustant mon col et séchant la sueur sur ma nuque. Je lui offris un sourire sincère. « Merci, Applejack. Je n'aurais jamais pu le faire sans vous. »
« Pfff. » Elle haussa les épaules et ajusta son écharpe. « Je vous ai donné un conseil, et vous me remerciez comme si j'étais votre patron. Je suis contente de pouvoir donner un coup de sabot, Mlle Heartstrings. N'oubliez pas d'appliquer le mortier entre les poutres. Je peux vous montrer comment faire, si vous voulez. Mon père était un as de la construction de cabanes, vous savez. »
« Ah bon ? » Je pris un grand bol de l'air froid de l'automne, et regardai dans sa direction. « Dites-moi, se pourrait-il qu'il ait quelque chose à voir avec la construction de cette ville ? »
« Drôle que vous demandiez ça, Mad'moiselle. » Debout sur l'échafaudage de bois à côté de moi, Applejack soufflait des nuages de buée. Ensemble, nous finissions d'enduire de mortier les poutres supérieures de l'un des murs achevés de la cabane. « Beaucoup de poneys l'ignorent, mais Poneyville a triplé de taille du vivant de mon Papa. Il est responsable de plein de décisions qu'a prises le Conseil de la ville, y compris l'expansion d'la banlieue nord. »
« Vraiment ? » J'appliquai plus de mortier avec un sourire. Des flocons de neige tachetaient la toile bleue qui faisait office de toit temporaire. « Alors il ne s'intéressait pas qu'aux pommes ? »
« Eh ! C'n'est pas grave de s'intéresser qu'aux pommes ! » Elle fit brièvement la grimace tandis que je poussai un gloussement puéril. Souriant tranquillement, elle regarda la forêt hivernale et dit : « Mon Papa croyait qu'il faut prendre soin de soi, mais sa conscience s'étendait plus loin qu'ça. Tous ceux qu'il rencontrait étaient dans le besoin, et toute sa vie il a travaillé dur pour leur donner une chance de briller comme lui. J'pense qu'il aurait fait un excellent maire… » Elle soupira profondément, et ses yeux verts se baissèrent. « Si le destin avait décidé de lui sourire, avec Maman. »
« Je suis désolée », murmurai-je.
« Bah. Faut pas. » Elle me sourit. « J'ai pas de regrets, étant donné que Papa m'a appris tout ce que j'ai besoin de savoir pour soutenir ma famille et ceux que j'aime. »
« Je trouve que vous êtes une ponette très chanceuse, Applejack », ne puis-je m'empêcher de marmonner. J'interrompis mon travail un instant, devant endurer une vague de frissons. « Vous savez où et avec qui se trouve votre place. »
« Papa disait toujours “Fais attention à toujours poser de bonnes fondations. Le reste prend du temps, mais si les fondations sont solides, tout ira bien.” » Après avoir énoncé ces mots familiers, elle me regarda dans les yeux. « Ce que je comprends, Mlle Heartstrings, c'est qu'dans la vie, on est tous dans le même bateau. Comment mieux en profiter qu'en s'aidant les uns les autres ? Ma place, c'est ici et maintenant, à vous aider. »
J'expirai doucement, ajustant les manches de mon sweat, savourant les doigts brûlants d'une cheminée au fond de mon esprit. « Le monde a besoin de poneys comme vous, Applejack. »
« Oh… » Ses joues rougirent un peu. « Bah, je fais juste ce qu'il faut qu'je fasse. Il y a des tas de poneys qui sont plus amicaux que moi. »
« Ah bon ? » Je me penchai sur l'échafaudage pour appliquer plus de mortier. « Comme qui ? »
« Prenez ce poney par exemple. » Applejack me tendit une autre brique. « Granny Smith insiste pour dire que c'est une ponette. Big Mac pense que c'est une des mules du quartier. Quoi qu'il en soit, on ne l'a jamais vu, mais ça ne l'a jamais empêché de passer tous les samedis matins ces trois derniers mois pour laisser un panier-cadeau devant notre porte de derrière. »
« Oh ? » Je profitais de la chaleur d'un feu de camp près d'un mur non terminé de la cabane. Je pris un peu de ciment depuis un bac chauffé et l'appliquai sur la brique, avant d'empiler cette dernière au sommet d'une cheminée inachevée du côté nord de la maison. « Quel genre de panier-cadeau ? »
« C'est ça qui est drôle : deux miches de pain, et à chaque fois elles sont toutes chaudes… comme si elles sortaient du four d'une boulangerie locale ! »
« Hm… » Je souris placidement pour moi-même, et empilai les briques de plus en plus haut, guidée par Applejack. « Quelqu'un doit penser que vous ne savez pas cuisiner. »
« Ha ! Pas de bol. N'empêche qu'on a jamais compris qui est le villageois qui nous rend visite, ni pourquoi il a choisi de se cacher. Mais je ne vais pas me plaindre ! Le pain est délicieux, et il me permet de n'pas avoir à me soucier d'en faire moi-même régulièrement. Plus de temps pour travailler à la ferme, vous m'suivez ? »
« Maintenant ça ressemble moins à un cadeau. »
« Les meilleurs cadeaux sont ceux dont on a besoin, pas ceux dont on a envie. » Elle expira un nuage de buée dans l'atmosphère hivernale et se déplaça vers la cheminée qui s'élevait peu à peu. « Par exemple, il faudrait être fou pour passer sa Veillée chaleureuse à finir de construire sa cabane. »
« Je ne peux m'en prendre qu'à moi-même », murmurai-je. « J'aurais dû la finir il y a longtemps de cela. »
« Au moins, vous êtes décidée à travailler. » Elle me fit un clin d'œil. « Une bonne éthique de travail implique de vouloir apprendre tout en se battant contre la meule. »
« Il faut que je vous remercie, Mlle Applejack », dis-je aimablement, essuyant une trace de ciment de mon front. « Je vous dois cette cheminée. Je suis contente de m'y être attelée avant que l'hiver soit terminé. »
« Eh ben, vous pourrez toujours vous en servir par temps froid », dit Applejack en me tendant une autre paire de clous. Un monde blanc de neige et de givre s'étendait derrière elle. Elle se tenait sur l'échafaudage avec sa veste verte et son chapeau brun. « N'empêche que c'est une sacrée cheminée. Le principal, c'est qu'on l'ait finie avant le toit. »
« J'apprécie beaucoup, Applejack », grognai-je, rassemblant ma concentration pour enfoncer au marteau l'un des derniers bardeaux de bois au sommet de la cabane. « Mais j'ai assez abusé de votre temps. Vous n'avez pas des graines à planter ? »
« Pff, comme s'il y avait des poneys debout à cette heure. » Elle leva ses yeux verts au ciel. « Une chose à la fois », dit-elle en jetant un regard vers le centre de Poneyville à travers les cimes. « L'hiver sera p't-être nettoyé d'ici demain matin, mais il fera encore froid quelques semaines. Ce serait dommage que votre maison n'soit pas finie à temps. »
« Vous êtes un poney important en ville, je me trompe ? » J'enfonçai un bardeau de plus. « J'imagine que tous les fermiers du coin vous doivent une fière chandelle chaque printemps pour le nettoyage des champs. »
« Bah… Je suis plutôt douée pour aboyer des ordres, si c'est à ça qu'vous pensez. » Applejack eut un petit sourire de fierté. « Mais je serais ravie de troquer mon mégaphone contre une charrue si ça pouvait nous faire finir à temps pour une fois. »
« Qu'est-ce que vous voulez dire ? »
Applejack soupira. « Ça veut seulement dire que Poneyville a du retard tous les ans pour nettoyer l'hiver, et que la raison principale c'est que très peu de poneys sont assez du matin comme vous et moi. »
« Hmmm… » Je plantai un dernier clou et la regardai. « À ce que je vois, un peu d'organisation ne vous ferait pas de mal. »
« J'aimerais penser pareil, mais je n'peux que faire ce qu'il faut pour que les champs soient nettoyés et plantés. Je ne suis peut-être pas très ponctuelle, mais je peux être sacrément précise. »
« Vous n'êtes pas seulement pleine de ressources, Applejack », dis-je avec un sourire. Frissonnant brièvement, j'ajustai la capuche autour de mon cou et déclarai : « Vous êtes le genre de personne prête à aider qui que ce soit. Tant que c'est ce qui vous importe, peu importe le timing. Vous pensez vraiment que seule la terre a besoin de nettoyage ? Il faut que les poneys y vivent, vous savez. »
« Hmmm… C'est une bonne façon de voir les choses », dit Applejack en se grattant le menton. « Pourtant », soupira-t-elle, « je donnerais mon dernier sou pour être à temps pour une fois. »
« Et si je vous aidais cette année ! » Je posai le marteau et pivotai pour lui faire face. « Enfin… si ça ne vous dérange pas qu'une étrangère participe. »
« Bah… » Applejack sourit. « Avec l'esprit d'entraide et quatre bons sabots pour le guider, on n'est jamais un étranger. »
« Ça vient de votre père ? »
« De moi, en fait. Mais je mentirais si je disais qu'il ne m'a pas inspirée. » Elle fit un clin d'œil. « Bon, on devrait peut-être vous trouver une veste. »
« Ça dépend… » Je passai un sabot dans ma crinière et souris. « Il y a plusieurs couleurs ? »
« À quoi servent les piquets ? » J'examinais la rangée de jeunes pousses qui s'élevaient du sol. « Le poney à la jardinerie ne me l'a pas très bien expliqué. »
Applejack longea la ligne des pommiers naissants. « Ils servent à faire en sorte que les arbres poussent droit. Le principe de la greffe, c'est que les scions n'sont pas faits pour grandir juste à partir des plants. Si vous utilisez les piquets le temps que les arbrisseaux poussent, vous pouvez être certaine qu'ils ne finiront pas penchés, ou pire. »
Je ris. Une nuée d'oiseaux chantèrent dans le ciel, volant bas au-dessus des feuilles vertes qui entouraient la clairière dans laquelle ma cabane résidait. « Vous devez connaître les pommiers comme le creux de vos sabots. »
« J'aimerais qu'ils se connaissent moitié aussi bien eux-mêmes. La vie serait plus facile si les arbres se plantaient tout seuls. »
« Où serait le fun dans tout ça ? »
« C'est ce que j'essaie tout l'temps de dire à Big Mac, mon grand frère. » Elle marcha avec moi autour du jardin d'herbe verte fraîchement plantée. « Un printemps, il nous a convaincus d'essayer de cultiver des poires. Je fais encore des cauchemars de l'été qui a suivi », grommela-t-elle avec un frisson. « C'est depuis qu'on a décidé que je prenais les décisions dans la famille, pas lui. Hé hé hé. »
« Je suppose qu'il ferait une meilleure mascotte », dis-je avec un clin d'œil.
« Pouah. » Elle leva les yeux au ciel. « Demandez à la moitié des juments en ville, j'pense qu'elles seront plus que d'accord. J'vous jure, c'est à croire qu'il n'y a pas assez de mâles sur Terre pour les contenter, nom de Célestia. »
« Dites, en parlant de l'été. » Je regardai la façade de ma cabane. « Vous sauriez me conseiller pour prolonger le toit sur le devant ? »
« Quoi, comme un patio ? »
« Ouais », acquiesçai-je. « Cette ville est bien plus jolie que là d'où je viens, et je n'aurais rien contre passer quelques après-midis dehors. » Je haussai les épaules. « Et puis, on ne sait jamais quand la pluie peut se mettre à tomber. »
Applejack leva les yeux de la cheminée, son corps blotti dans la couverture de laine, puis me donna un regard incrédule. « Quand même, je suis très curieuse. » Sa voix était un murmure à peine audible sous le rugissement de la tempête martelant les murs de la cabane. « Qu'est-ce qu'une musicienne comme vous fabrique en bordure de la ville ? Tous les artistes sont dans le centre-ville. Ça paraît bête pour un poney aussi généreux d'habiter dans un endroit aussi isolé. »
« Croyez-moi… » J'inspirai calmement, partageant avec elle la chaleur des flammes. « Je suis loin d'être aussi seule que vous le pensez. »
« Vous avez plein de visiteurs ? »
« Oh… occasionnellement. » Je souris. « J'ai une amie en particulier qui me rend visite régulièrement. »
« Ah ouais ? Comment elle s'appelle ? Je parie que je la connais. »
Je pris une profonde inspiration, ainsi qu'une expression froide et mélancolique. « Non. Malheureusement, vous ne pouvez pas la connaître. »
« En tout cas, c'est bon de savoir que vous n'êtes pas seule. C'est une chouette petite cabane que vous avez là. » Elle sourit en se tournant à nouveau vers le feu rougeoyant. « Ça doit être sacrément calme. »
« Oui. Très. »
« Je peux vous demander ce que vous faites dans la vie ? »
« Ce que je fais dans la vie ? » répétai-je, parcourant du regard les instruments de musique en cercle autour de nous. « Je… vis. Je vis pour être heureuse, pour accompagner de ma musique les belles choses que je vois, pour conserver ce qui est triste et ce qui est perdu. Car que ne sont les choses les plus noires de la vie, sinon les ombres du bonheur que nous sommes trop occupés pour voir devant nous? »
J'ajustai les manches grises de mon sweat et souris. « Cela dit, je ne suis jamais assez occupée. Je suis un poney qui écoute, Applejack, et la plupart du temps j'aime ce que j'écoute. Après tout, à quoi bon mépriser les quelques trésors qu'on nous tend ? J'ai mis du temps à comprendre que j'ai été bénie, mais je ne regrette pas ce temps. C'est comme construire une maison : c'est en érigeant les murs et le toit pour la première fois qu'on en apprend le plus. Une fois terminée, ce n'est plus notre œuvre à nous seuls, c'est plutôt la somme de l'amour et du soutien des amis qui y ont contribué. Finalement, une maison n'est rien d'autre qu'une extension de nous, une chose qui n'aurait pas pu exister sans les fondations qu'ont posées ceux à qui l'on tient. » Je fermai les yeux, expirant calmement. « Quand je vis ici, tous mes nouveaux amis vivent avec moi. Ainsi, cet endroit est quelque chose de permanent… comme un souvenir qui dure pour toujours. Comment appeler ça “solitude” ? »
Je n'attendais pas vraiment de réponse à mon discours sincère, mais je n'attendais pas le silence total non plus. Alors que les secondes passaient, la lueur du feu se ternit devant moi. Je sentis un vent froid traverser la cabane, bien qu'aucune fenêtre ne fût ouverte. Quand j'ouvris les yeux, je vis de la buée s'échapper par ma bouche. Avec un claquement de dents impossible à réprimer, je regardai sur le côté.
« Applejack… ? »
Elle se massait le front avec un sabot, frappée par un bref étourdissement. Aussitôt qu'elle eut repris ses esprits, ses yeux s'ouvrirent en grand. « Qu'est-ce que c'est que… ? » La confusion se mua rapidement en panique alors qu'elle inspectait son étrange environnement, la pression d'une couverture de laine sur ses épaules. « Par Célestia… où… ? »
« Applejack… »
« Aaah ! » Elle cria de stupeur et bondit, manquant de renverser le panier avec la poupée d'Applebloom. « Que… Que s'est-il passé ? Qu'est-c'que j'fais ici ? Pourquoi ma crinière est trempée… ?! » Elle commença à trembler, telle une âme délicate qu'elle sortit autrefois d'un lieu depuis longtemps oublié. « Eh mince… Je suis tombée sous la pluie, c'est ça ? »
« S'il vous plaît… » Je me levai, les deux sabots en l'air. « Calmez-vous… »
« Je suis tellement désolée de vous déranger, Madame. C'est si… » Elle se mordit la lèvre, passant un sabot dans ses mèches humides, tremblant de tous ses membres. Je n'avais jamais vu Applejack aussi faible et effrayée. Je voulais la prendre dans mes bras. Personne ne devrait avoir à supporter le poids du monde s'écroulant sur ses épaules – personne à part moi. Je suis sûre qu'elle aurait été moins effrayée si la cabane était tombée en poussière autour de nous. « Comment ai-je pu m'évanouir dans une tempête ? » Sa voix était cassée, comme si elle était sur le point de faire une chose à laquelle je n'étais pas digne d'assister. « Qu'est-c'qui n'va pas chez moi ? Je n'ai jamais… jamais… »
« Applejack… Écoutez-moi… » Je m'approchai d'elle et posai mes sabots sur ses épaules, la forçant à me regarder droit dans les yeux. « Vous êtes forte. Mais il faut de la force pour faire confiance aux autres. Alors faites-moi confiance. Tout va bien. Vous avez été surprise par la pluie, et je vous ai fait entrer. » Je souris, ravivant la chaleur qu'elle avait perdue en s'éloignant de la cheminée. « Ma maison est la vôtre. »
Petit à petit, les frissons d'Applejack s'arrêtèrent, comme les miens le font toujours… bien souvent grâce à elle. Elle déglutit, et hocha la tête, retroussant légèrement les lèvres. « D'accord, c'est plutôt bon à entendre. »
« Je l'espère », dis-je, l'invitant à s'asseoir devant la cheminée, où elle pouvait profiter de la chaleur. « Après tout, je suis musicienne. » Je drapai la couverture autour des épaules de la jument confuse, tâchant de la rassurer tandis que la tempête persistait. « Et vous ? Est-ce que vous vendez des oranges ? »
Applejack me regarda d'un air béat. Ça ressemblait à un bégaiement au début, mais bientôt elle s'esclaffait comme le poney qui m'avait appris à manier une hache. Peu à peu, sa respiration trouva un rythme plus régulier. « Ahem… Sinon, hm, c'est quoi votre nom ? C'est bête de ne pas connaître le nom d'un poney qui nous offre une telle hospitalité. »
« Lyra », dis-je avec un hochement de tête. « Lyra Heartstrings. »
« Lyra », répéta-t-elle, parcourant de ses yeux verts les instruments de musique autour de nous avec émerveillement. « C't'un bien joli nom… »
« Hmmm… C'est ce qu'on m'a dit. »
Nous parlâmes pendant deux heures et demi, durant lesquelles Applejack ne m'oublia pas, à ma plus grande gratitude. La plupart des choses qu'elle me dit étaient des histoires que j'avais déjà entendues au cours des derniers mois, passés avec tous ces visages d'amnésiques aux taches de rousseur que j'avais eu la chance de rencontrer. Pas une seule fois je ne songeai à interrompre ses anecdotes, peu importe à quel point elles étaient familières. Les mélodies les plus douces dans la vie sont celles qu'on peut écouter en boucle. Mais pas une chanson ne pourrait rendre justice à Applejack. Elle est une symphonie à laquelle j'ai eu le privilège d'assister très souvent, et à chaque fois j'en redemande.
La tempête s'arrêta. À contrecœur, je l'aidai à rassembler ses affaires. Pendant qu'elle prenait son chapeau, je m'occupai personnellement de préparer le panier avec le jouet d'Applebloom. Je le lui donnai et nous nous séparâmes. Une partie de moi silencieuse pensa que je venais enfin de rencontrer ma grande sœur, juste au moment où elle partait pour un long voyage.
J'observais Applejack depuis le patio devant ma cabane alors qu'elle avançait péniblement dans la boue. Comme je l'avais prédit, elle finit par s'arrêter en chemin, juste avant de prendre le virage. Je continuai à regarder, car il était manifeste que quelque chose d'autre que l'oubli pesait sur la conscience d'Applejack. Je la vis balancer le panier en haut et en bas, comme alarmée par son poids. Rapidement, elle défit les couvertures qui préservaient son contenu de l'humidité. Je vis ensuite une expression de choc à laquelle aucun peintre ne pourrait rendre justice. Nichées à côté de la poupée d'Applebloom se trouvaient deux miches de pain à la croûte fraîche et odorante.
Les lèvres d'Applejack se pincèrent. Elle balaya l'horizon du regard, murmurant des mots d'effarement. Elle vit des arbres, de la boue, un arc-en-ciel dans la brume, et même une drôle de cabane en bois. Mais elle ne me vit pas, moi.
J'étais de retour à l'intérieur, blottie sous des couvertures devant la cheminée, finissant de composer les dernières mesures du Thrène de la Nuit. Bientôt, la partition serait finie, et la dernière étape avant de la jouer serait d'acquérir plus d'ingrédients pour m'offrir une protection magique. Je me rappelai ce qui s'était passé lors de ma dernière expérience. Un frisson d'épouvante remonta ma colonne vertébrale, si bien que je me tirai plus près des flammes.
Puis je sentis le tissu du sweat autour de mon corps, pareil à l'éternelle étreinte d'une sœur, plus chaude que toutes les bûches ardentes du monde. Une nuit de plus, je m'endormis avec le sourire, plutôt que dans les larmes. Je ne m'inquiétai pas pour les cendres qui se répandaient hors de l'âtre. Après tout, j'avais de bonnes fondations.
J'ignore le temps qu'il me faudra pour retrouver ma maison, mais tant que je serai en vie, je ne serai jamais à court de voisins.
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Juste incroyablement réfléchis. J'attends la suite avec toute l'impatience du monde ^^