On avait amarré un canot en bois simple pour le roi et la garde qu’il s’était choisi. Cette dernière avait été pensée en vitesse mais elle n’en était pas moins complète et prête à agir. Elle était composée de cinq individus, dont Nuada, fièrement campé au centre de l’esquif qui allait s’échouer avec légèreté sur le sable blanc de la grève dans quelques minutes. Trois de ceux qui formaient ce groupe étaient des guerriers, reconnaissables aux protections faites de coquilles de bois reliées par des courroies de cuir qu’ils portaient sur les épaules et aux genoux. Un plastron de cuir protégeait la partie de leur corps qui allait de leur cou à leur ventre, et, pendues à leurs épaules, dans des fourreaux qu’ils avaient attachés sur leurs dos, leurs courtes épées arrondies étaient prêtes à servir. Ils la prenaient en bouche et la maniait comme ils le pouvaient. Ces combattants avaient également des javelots qu’ils tenaient dans un carquois placé du côté opposé à leurs épées, et ils préféraient utiliser ces armes, étant habitués à se servir d’elles contre les griffons.
Ces inimitiés de race avaient nettement influencé les choix quant au matériel martial que les cerfs avaient adopté. Les griffons, rapides et massifs, ayant l’avantage du vol, devaient être stoppés en l’air avant de pouvoir frapper. Cette considération tactique fit naître dans les rangs cervidés la nécessité d’avoir des armes capables de rompre la vélocité d’un aigle tout en gardant le recul nécessaire à une bonne sécurité. Les lances et les javelots répondaient à cette attente, aussi devinrent-ils leurs armes de prédilection. Ils n’avaient pas d’arcs, mais ils avaient trouvé le moyen de compenser cette lacune par un dispositif de leur cru, dont ils ne se servaient que durant les batailles organisées, tant il était spécial. Les bois étaient surtout utilisés lors des duels et des entraînements et leur utilité en bataille consistait à provoquer l’assommement de l’adversaire par une charge formidable.
Tandis que deux de ces soldats occupaient le poste avant, le troisième couvrait avec attention les arrières du groupe. Nuada, lui-même au centre de cette ligne, regardait avec une appréhension toute nerveuse la terre se rapprocher de l’embarcation. Derrière le haut-roi, un vieillard vêtu de blanc et au poil grisonnant scrutait dans la même direction que le monarque, mais on lisait néanmoins derrière ce regard toute la curiosité que peut engendrer l’inconnu dans un esprit et une physionomie ouverte à la soif de connaissance la plus brute. Ce druide, car il était bien un représentant de cette caste sibylline et respectée, était depuis de nombreuses années au service de Nuada comme prêtre de cour. Son nom était Uishcias.
C’était lui, qui, voyant la terre pour la première fois, assura Nuada que leur nouvelle demeure devait se lever là-bas. Tel était le message positif que lui envoyait quelque être d’un autre monde. C’était également lui qui avait fait l’éducation du jeune souverain, qui se retrouvait blessé de sa participation au concile secret qui fit de lui le roi des exilés. Sa présence dans ce groupe de reconnaissance s’expliquait facilement, et se révélait même nécessaire. Les druides étant ceux qui maîtrisaient le plus d’idiomes, le rôle d’interprète et de diplomate leur revenait pleinement. En effet, la quasi-non existence du commerce au sein de la race des cerfs avait entrainé une montée en puissance fulgurante de ces devins qui se faisaient tour à tour savants, médecins, philosophes, linguistes, professeurs, conseillers et parfois même confidents.
Il ne fallait de plus pas ignorer que la magie tantôt incantatoire, tantôt rituelle des cerfs en blanc se révélait souvent d’une utilité vitale, qu’il s’agisse de présages à décrypter, de sortilèges inconnus à défaire ou au contraire de sorts à lancer dans l’espoir d’un combat favorable. Leur croyance consistait en une philosophie profondément animiste et en la vénération des esprits qu’ils trouvaient en chaque arbre, mer ou tempête ; la prière leur était inconnue, mais le respect de leurs principes par le peuple et par eux-mêmes leur était acquis. Ils n’avaient pas de principes et d’engagements sur le pouvoir, et si quelques-uns d’entre eux trahirent leurs souverains pour une récompense matérielle, ils furent reniés si vite, si bien et si sincèrement par leur ordre que nul ne gardait le souvenir de ces êtres machiavéliques.
La position de neutralité leur donnait droit au respect auprès du peuple, mais également à un dédain sourd de la noblesse qui allait de la rage d’avoir des serviteurs si peu serviables bien qu’indispensables au contentement moyen de garder près de soi un conseiller très fiable avec lequel il fallait composer. Druide était alors un statut particulier, bien au-dessus du peuple, mais pas tout à fait l’égal des rois, quoique ceci ne pouvaient aller au-delà de l’insulte sans prendre le risque d’encourir un ubris divin. Il fallait composer avec ces cerfs-là, alors on composait.
Nuada se retourna un instant vers le druide, plus pour regarder la flotte qui commençait à disparaitre dans le nuage de brume fuyant que pour constater l’air impatient et curieux de son devin de cour. Il eut à peine le temps d’entre-apercevoir une forme épaisse et remuante, qu’il interpréta comme Dagda qui remuait une fois de plus son ordre avec une rudesse toute militaire. Mais le druide, qui ne regardait pas dans la même direction que celle du haut-roi, prit pour une interrogation muette ce qui n’était qu’une assurance visuelle de la part du souverain quant au bon respect de ses ordres.
Au bout d’un moment et sans qu’il ne se rendit compte du quiproquo, Uishcias interpella son maitre d’une voix grave, caverneuse et ancienne et qu’on devinait toute pénétrée d’un respect véritable : « Sire ? L’intéressé tourna la tête, surpris autant par le bruit que par une poussée marine, qui, plus fourbe ou plus forte que les autres vagues, ébranla un peu le navire, sans gravité. Le roi contempla alors la physionomie de cette vieille tête aux ramures imposantes, à la crinière longue, grise et sale ainsi qu’aux yeux bleus enterrés sous le poids des crevasses et des rides que bien des hivers avaient dû creuser sur ce faciès. « Vous allez bien ? reprit la même voix, voyant que le cerf bleuté le regardait en silence, ce qui était extrêmement dérangeant.
Nuada, comprenant maintenant l’interrogation du vieillard, et la gêne dans laquelle il tenait ce dernier, fit improviser son esprit vif, trouvant en une fraction de seconde matière à justifier sa réticence à parler. « Et vous, dit-il d’un ton impérieux quoique tempéré par un vague accent de sympathie, et vous, où est-ce que vous étiez la nuit où c’est arrivé ?
- La … la nuit…bredouilla Uishcias, Je ne comprends pas, sire.
- Vous me comprenez parfaitement, Uishcias, en tant que druide de cour royale, il était de votre devoir de me prévenir de votre départ, ainsi que d’un tel présage. Je vous demande juste ce qui vous a retenu.
- Un présage de cette ampleur …
- Laissait voir une tempête contre laquelle ni les lances de nos tribus ni les enchantements fumeux de votre ordre auraient pu lutter, le coupa le roi, et cependant, vous avez laissé ceux qui avaient les moyens de défendre nos îles sans des renseignements qui auraient pu leur être précieux. Peut-être même aurions-nous pu organiser une alliance temporaire avec la tribu de Llyr pour défendre notre patrimoine, mais vous avez préféré nous tenir à l’écart du problème et vous servir de votre mystique influence pour changer le cours de notre histoire. Je suis curieux de connaître la raison profonde d’un pareil choix, qui n’est pas sans bon sens. ».
Il avait dit cette dernière parole en heurtant sa broche du sabot, lui faisant rendre un son assez aigu pour dépasser le tumulte des flots fendus par leur canot.
- Ce sont des choses… Que vous ne devez pas savoir ou même chercher à savoir. J’ai fait ce que mon devoir m’avait ordonné. Fidèle à mon ordre. » Ajouta le vieillard d’un ton sec, comme pour assener un coup oral à son interlocuteur, qui l’avait obligé de se défendre en abordant un sujet si sensible.
- Si tous étaient fidèles, soupira Nuada, ou du moins si on peut en être bien sûr. Après tout, un druide n’est rien qu’un cerf vêtu de blanc.
- Et un roi n’en serait pas moins un cerf vêtu d’un manteau et armé d’un glaive, aussi précieux que soient l’un et l’autre. Nuada sourit à cette réplique, touché qu’il fût dans le peu de vanité qu’il accordait à sa tenue. Le haut-roi reprit avec un ton sérieux.
- Il n’en reste pas moins que peu de gens sont fiables dans ce monde, et à la cour plus qu’ailleurs. Si le druide de Gwydion avait parlé à son maître, nous serions aujourd’hui guidés par ce vieillard plein de visées obscures et souillé de scandales.
- Personne n’a manqué à son devoir, mais j’ai cru comprendre que ce n’était pas le cas de tout le monde…
- Dois-je en déduire que vous avez écouté la conversation que j’ai entretenue avec mon ami tout à l’heure ?
- Si fait… Notre… Nouveau maitre, dit le druide en serrant ses dents, a pris des mesures qui sont aussi imparfaites qu’il est indiscret.
- Vous ne me raconterez donc pas comment vous avez réagi ? A cette heure, un roi emplumé et gras dort surement dans ma forteresse, qui fut celle de mes ancêtres pendant autant de générations que l’on pourrait en compter sur les ramures des gens de ta caste. Je mérite bien de savoir pourquoi.
- J’ai réagi comme les autres, dit Uishcias avec un air de réprobation, j’ai quitté discrètement le fort dès que le présage a été vu. Nous nous sommes retrouvés en bande dans les bois et avons mis trois jours à coordonner nos efforts pour tous nous rassembler dans un des bois sacrés de Gwydion. Vous connaissez la suite.
- Et vous avez laissé Dagda hors du secret ? demanda Nuada avec surprise.
- Il est seigneur, et par conséquent attaché à votre personne par des engagements que l’on ne brise pas si facilement. Cependant, il a bien agit si l’on considère vos critères de fidélité et son attention à votre égard. Il me semble d’ailleurs qu’en raison de ce même attachement, vous l’en avez récompensé avant même de connaitre le fond de l’affaire, et par un titre qu’il mérite fort peu.
- C’est une nécessité pour un roi que de tenir tout le monde sous contrôle, vous êtes druide, et par conséquent aussi apte à être mon chambellan que mon guide spirituel. Vous devez donc savoir que c’est une manœuvre basique que de placer des cerfs de confiance à la tête des ordres importants.
- Je le sais. Mais sur cette nomination, et je m’adresse à vous en tant que druide de cour, vous avez joué bas, car vous avez placé un ami qui ne remplit qu’à peine ses devoirs envers son ordre, et finira par vous l’aliéner plutôt que de vous l’attacher. Un monarque plus avisé aurait vu qu’il y avait des gens plus qualifiés et tout aussi fidèles.
- Vous pensez à vous-même ? Demanda Nuada d’un ton d’audace.
- Non pas, sire. Répondit l’ancien d’un air offensé plutôt qu’amusé. Le druide de Dagda, Semias, qui est autant attaché à vous qu’à son maître et qui est vu d’un bon œil par l’ordre aurait fait l’affaire.
- Vous me jugez sévèrement, Uishcias. Trop sévèrement.
- C’est le rôle de tout professeur que de corriger avec gravité les fautes de l’élève qu’on lui a confié. Tout comme c’est le devoir d’un conseiller d’en faire de même avec celui qu’il conseille.
- Et l’œuvre des circonstances, conseiller, l’as-tu prise en compte ? Je n’étais roi que depuis peu, et la situation était à l’urgence, il a fallu fortifier mon parti, et il fallait que je le fasse vite. Et les druides ne semblaient alors que peu dignes de confiance aux seigneurs.
- Et telle est pourtant l’œuvre d’un chef que de bien répondre aux circonstances sur l’instant. Demandez-vous si Gwydion aurait fait la même erreur.
- Gwydion n’est pas le haut-roi, les esprits en soient remerciés ! Et si sa fourberie ne vous aurait pas valu un sort que je n’ose envier au pire de mes ennemis, je ne suis plus un cerf, et encore moins un roi. Cependant, le calice est consommé, et il est maintenant dangereux de révoquer mes ordres précédents.
- C’est vrai. Concéda Uishcias.
- Il me faudra juste vous demander de garder cette conversation entre nous, et de m’aider à tenir votre ordre dans le bon chemin. Mon amitié vous est acquise, par l’attachement de l’ancienneté et la rigueur avec laquelle vous avez servi mon père et son père avant lui. Votre fidélité m’est-elle acquise, elle ?
- Sire, répondit le druide en s’inclinant et d’un ton de respect absolu, même si votre commandement devait signer la fin de mon ordre et ma fin personnelle, il n’en sera pas moins respecté jusqu’au bout. »
Le haut-roi, touché de cet aveu de fidélité, allait remercier avec cœur le vieillard qui l’avait élevé et qui avait bercé son enfance d’histoire de batailles et d’enseignements qui aujourd’hui constituaient le fondement même de ses réflexions quand un crissement, prévenu par le garde qui ouvrait la colonne d’expédition, qui annonça que l’on allait donner dans la grève, se fit entendre.
Soit bonne fortune de la navigation, soit compétence des gardes rameurs, une vague prit la frêle embarcation et fit glisser sa proue sur le sable sans même la faire tanguer. Les soldats descendirent et poussèrent la barque avec pour but de la faire échouer. Pendant ce temps, Nuada exécuta un bon puissant depuis l’avant de l’embarcation, et atterrit sur le sable blanc de cette plage inespérée. Uishcias, que l’âge autant que l’inaction avaient rendu fragile, attendit que les gardes eussent fini leur entreprise avant de mettre le sabot à terre. Tous eurent d’abord du mal à marcher correctement sur la terre ferme, problème causé par l’habitude de la mer, mais cela ne dura que quelques pas.
Le haut-roi, plus inquiet alors de la flotte qu’il avait laissée sous un commandement incertain que de sa position découverte et risquée, tourna de nouveau son regard du côté des navires. Le brouillard l’avait quasiment digérée. Cela ne ressemblait plus qu’à quelques vastes ombres monstrueuses cachés par une gaze en argent, et de ce dôme où se partageaient les espoirs et les incertitudes du prince des cerfs, il commença à émerger des navires et des canots. Il en vint d’abord sept, trois pavillons à harpe d’or et à trois autres à dragon rouge. Pour les séparer, le convoi de Dagda, avec le bac contenant la pierre noire et les navires auquel ce bac était attaché. Les navires remplis de guerriers sur ses flancs protégeait les druides des rafales écumantes de la marée durant ce court mais intense périple que constituait le débarquement d’un tel objet. Cela est bien se dit Nuada en lui-même, au moins mes ordres sont respectés.
Laissant la flotte derrière lui, Nuada prit son rang dans la colonne qu’il avait disposé de la façon qui suit : un guerrier ouvrait la marche tandis que lui prenait le second rang, un autre guerrier était derrière lui et le séparait d’Uishcias, enfin un dernier guerrier fermait la marche. La position du roi était certes moins enviable que celle du druide en cas d’embuscade, mais s’eut été, en cas d’ambassade avec un peuple inconnu, un signe de faiblesse que de rester trop en arrière dans une escorte, aussi modeste soit-elle. Le début de la marche ne se fit pas attendre.
Le vent apportait avec lui l’odeur et le goût salé de la marée tout en faisant peu d’effet sur ces corps habitués à la rudesse d’une vie dans des îles où le froid avait été plus mordant. Le sabot ne s’enfonçait pas trop dans ce sable qui était de toute façon doux au toucher. A droite, on apercevait l’interminable falaise qui avait empêché le roi de débarquer pendant tant de jours. De l’autre côté, la grève se prolongeait jusqu’à une autre falaise. La plage s’élevait jusqu’à une sorte de bocage ou de lande d’où dépassait plusieurs rochers que l’on voyait dressés. C’était des formations de granit qui formaient des pics inquiétants vers le ciel. Les cerfs avaient connus des pierres levées dans leurs îles, mais ni la mémoire des chefs, ni celle des druides n’avait pu déterminer l’origine ou l’utilité de telles installations. Quoiqu’il en soit, celles qui se dressaient actuellement devant le roi et son groupe prenait un aspect particulièrement pervers, voire dérangeant. Certaines d’entre elles formaient des courbes avant de finir en pointes, comme des griffes de dragons. D’autres avaient plusieurs pointes sur ce modèle, les faisant paraître pareilles à des saules dénués de feuilles. Quand ils furent suffisamment en vue de ces sinistres formations rocheuses, ils purent distinguer à loisir des ornements gravés représentant des spirales entremêlées. Nuada se tourna alors vers Uishcias, qui fit un signe négatif de sa tête, sa façon à lui de formuler qu’il ne savait rien sur ce phénomène aussi étrange qu’inquiétant.
Le roi profita de son coup d’œil pour constater que les navires avaient presque gagné la plage. Attendre l’armée aurait certes été une mesure prudente, mais mener une ambassade auprès des habitants de cette contrée –car l’existence des pierres trahissait le caractère habité de cet endroit- leur garantirait à coup sûr un meilleur accueil, assurant ainsi un bon contact qui serait du moins une pause après des années de belligérances avec les griffons qui s’étaient si mal terminées. Le groupe continua sa marche, et, arrivé au niveau des pierres sinistres, ils remarquèrent qu’en effet celles-ci faisaient approximativement la même taille que celles que leurs îles avaient abritées.
De là, ils constatèrent qu’ils se tenaient sur une butte un peu surélevée par rapport à la lande plate qui se déroulait devant eux. Une longue et infinie nuance de vert dessinait le paysage sous un ciel d’un bleu hésitant criblé de quelques nuages gris. Tout était désert et cependant, on voyait au loin d’autres de ces roches qui imprimaient une marque délétère sur cette terre mystérieuse. Les yeux des guerriers de la garde royale, moins marqué par la sensibilité à l’étrange, se bornaient à fixer au loin des collines sur lesquelles se dessinaient vaguement le vert tendre d’une forêt de feuillus, terrain si cher aux cervidés à cause de l’abondance végétale qui le caractérisait. Nuada, lui, voyait les choses à plus long terme. Cette terre n’est pas cultivable… La forêt est proche, mais ce n’est pas une ressource assez certaine… Et il va falloir redistribuer les terres à la noblesse, enfin, pour l’instant, cette affaire n’est pas urgente, il va falloir juste s’assurer que nous sommes seuls.
Tandis que le groupe avançait prudemment sur la lande, Nuada resta plongé longtemps dans un état de méditation qui le fit regarder le sol plutôt que les alentours. Ni le pas régulier de sa troupe, ni les sensations désagréables qui résultaient du contact des pattes avec la végétation qui se montrait drue au point d’en être presque coupante ne le préoccupait. Il s’était rendu compte qu’il n’avait pas entrevu une seule des immenses entreprises qu’il lui faudrait accomplir alors qu’il s’était borné à bien faire débarquer la flotte. Mais maintenant que cette terre était sous ses sabots, elle lui semblait acquise, soumise, et il fallait maintenant repenser à la reconstruction de la patrie, de la société, de l’inévitable et fatale répartition des terres… Et si cette arrivée marquait la fin de la nécessité de son règne ? De telles perspectives lui faisaient échafauder des plans, rassembler des moyens imaginaires et déployer des politiques inimaginables, et à chaque fois qu’un plan ou une idée se détaillait, il était aussitôt chassé par un autre, relié à celui-ci par relation de cause à effet ou simplement par hasard. Il aurait volontiers consulté Uishcias tout de suite, sur l’instant, mais son incapacité à se focaliser présentement sur une idée devant ce malaise lui faisait perdre nombre de ses moyens.
Il fallut une tape sur l’épaule de la part de son vieux serviteur pour qu’il revienne à peu près à la réalité. On était alors au crépuscule, et on avait marché deux heures. Le groupe fit demi-tour devant la première forêt. Uishcias parut déçu de n’avoir rencontré aucun indigène qui lui eusse permis de pratiquer son savoir des langues, car le vieux druide avait cette vanité naïve, toute simple et même touchante tant elle paraissait enfantine, de démontrer son habilité dans tous les domaines. C’était là quelque chose qui était le plus souvent perçu comme de l’élitisme parmi ceux de son espèce, ainsi que de ceux de son ordre.
A mi-chemin, un bruit de sabot indiquant une cavalcade nombreuse se fit entendre. L’astre solaire projetait alors une lumière de feu sur cette plaine qui avait tout à l’heure affiché un vague vert morne. En alerte et pressés par leur zèle envers leur souverains, les trois guerriers se mirent immédiatement en mouvement, formant un rempart vivant devant leur prince qui lui-même était prêt à dégainer l’épée de lumière si sa vie se trouvait en danger. Le vieux Uishcias se tassait derrière le souverain, plus inquiet qu’effrayé d’une éventuelle agression, car, ayant acquis avec l’âge la certitude d’avoir bien vécu, la mort lui était indifférente, celle de son élève lui serait par contre insupportable. Nuada aussi aurait difficilement accepté la disparition de son vieil ami, mais, contrairement à lui, il n’envisageait que très peu la sienne propre.
Les fiers gardes de Nuada étaient en position, leur épée dans la bouche et un javelot au sabot, quand le groupe vit sur la plaine un détachement de guerriers en armure de cuir que l’on pouvait compter par dizaines. Leur chevauchée faisait trembler la terre et assourdissait toutes les oreilles proches tandis qu’ils soulevaient un puissant nuage de poussière. Leurs bois indiquaient qu’il s’agissait positivement de cerfs et des oriflammes marqués d’un dragon rouge balayaient tout doute quant à leur identité. Contrairement à sa garde personnelle, ils étaient complètement armés de toutes les subtilités meurtrières qui constituent cet aspect sombre de la martialité, des outils inventés dans le but inique d’être le camp qui ôtera le plus de vies lors de la prochaine échauffourée ; cependant, l’histoire de ce peuple fut tant remplie d’envahisseur et de conflits qu’il n’est pas difficile de pardonner un tel étalage de génie mortuaire. La troupe s’arrêta à quelque dizaine de mètres du souverain.
Il s’en détacha deux individus, tous deux en armure et armés. Le premier était grand et laissait flotter fièrement une longue crinière blanche derrière un casque de cuir bouilli qui cachait ses traits. Son armure, en plus de sembler plus lourde que celle de tous ses compagnons, était par endroit décorée de motifs gravés sur le cuir qui représentaient un arbre stylisé. Une longue lance à la large pointe en argent pesait sur son dos. Une épée dans son fourreau battait son épaule. Ses jambes lui assuraient une posture digne et très fière mais elles avaient un on-ne-sait-quoi d’incertain qui laissait présager le nuage d’une faiblesse physique.
Le second était bien plus jeune de par sa taille et le développement peu avancé de ses bois. Son poil était du brun le plus profond que l’on puisse imaginer, si bien qu’il ne semblait ne faire qu’un avec son armure. La façon dont variait la vitesse de son pas, tantôt souhaitant accélérer et tantôt se rangeant sur le pas de son aîné, en s’assurant de ne jamais le dépasser, soulignait une jeunesse certaine et une fougue mal retenue, évidemment liée aux affres de cet âge. Il portait, comme les gardes de Nuada, une courte épée à son épaule gauche, et un carquois de javelots sur la dextre. Il tenait levé une bannière reprenant le motif martial de la tribu de Llyr dans son sabot droit.
Ayant abandonné toute inquiétude dès qu’il avait vu le symbole au-dessus de la troupe, Nuada fit un signe impérieux à ses gardes, qui rangèrent leurs armes. Le haut-roi s’avança alors vers les deux cerfs tout en regardant au sol de telle façon à ce que nul ne put lire l’appréhension qui s’était peinte sur son visage. Il redoutait avec justesse l’entretien qui allait suivre, partie car son respect pour la tribu de Llyr était purement diplomatique, partie car il présentait sous ces armures des personnalités qu’il ne tenait pas en bonne sympathie. Quand il ne fut qu’à quelques mètres des guerriers, ceux-ci mirent un genou en terre avant de se relever avec respect. L’aîné des deux ôta son casque. Nuada ne fut guère surpris : «Gwydion… Vous n’avez pas pris votre temps pour débarquer en paix. A votre âge, cela est fâcheux.
- La place d’un roi est aux côtés de ses hommes d’armes pour défendre sa tribu. Répondit le vieux roi avec un orgueil tout personnel. Je ne fais qu’imiter le glorieux exemple que vous nous avez offert avec ce qui me semble être ici une héroïque tentative de suicide royal, et, à n’importe quel âge, cette pratique n’est guère raisonnable.
- J’ai donné mes instructions, et j’accomplis mon devoir, à savoir organiser une ambassade avec des éventuels habitant plutôt que de brûler vif ce qui vit ici alors que je ne connais pas la terre.
- Qu’importe que vous ne connaissiez pas les lieux. Un roi, ça se reconnait à son habit, partout de par le monde. Je ne vous suis pas supérieur mais je dois avouer que vous me décevez. On vous dit bon stratège.
- C’est ce que l’on dit également de vous.
- Et je le suis et je ne vais pas sautiller en avant-garde avec les éclaireurs. Nuada sentait que malgré la rancœur naturelle de ce souverain qui n’était qu’à peine préféré par sa tribu que ses remontrances avaient un fond de vrai, quoique la bouche qui les avait prononcées fût d’un naturel railleur et plaisantin.
- Mais malgré tout, reprit Nuada en y repensant, vous avez désobéi à mes ordres, vous deviez rester sur la plage.
- Le messager qui est venu à bord de mon vaisseau a simplement déclaré qu’il fallait débarquer, rien de plus. Et, à partir du moment où un ordre royal est respecté, il est de mon droit de me sentir libre jusqu’à ce que l’on m’en donne un nouveau. » Nuada pestait déjà contre cette rencontre avec l’un des êtres qui lui était le plus infâme qui lui ai été donné de connaître. La fourberie de Gwydion, ce manque de sérieux permanent et surtout les horreurs vraies ou fausses qui circulaient sur ce cerf et sur sa famille ne manquaient jamais d’assombrir son portrait de dirigeant qui ne disait pas son nom, basculant entre la légèreté du caprice et la rigueur d’un philosophe sans jamais préférer l’un ou l’autre de ses aspects. Tachant de dissimuler son dégoût sous des contractions de visage maladroites, le cerf bleuté changea de sujet :
- Avez-vous au moins des nouvelles à me fournir de Dagda ? Le débarquement de la pierre de Fàl s’est déroulé sans encombre ?
- Votre maitre des druides a effectivement réussi son entreprise à force de voix sur ses disciples involontaires. Il criait suffisamment fort pour guider les bateaux vers la côte. La pierre est prête à être tirée, s’ils n’ont pas déjà commencé à le faire…
- Sans mon ordre ? S’indigna Nuada. Uishcias secoua la tête en signe de désapprobation.
- Eh bien je vous répondrais que vous avez là un serviteur capable d’initiative. Un don assez rare, et qui doit être bien canalisé pour ne pas être funeste au suzerain… Mais je suis mauvaise langue, et je dois dire que j’ai trouvé ce seigneur extrêmement sympathique après avoir conversé un seul petit moment avec lui. Nuada était plus mal à l’aise que jamais et un mauvais sentiment s’était emparé de lui ; Gwydion continua en prenant son ton de malice qui lui était naturel : savez-vous, haut-roi, que j’ai découvert que lui et moi avions une commune passion pour le jeu ?
- Le jeu ? demanda le pauvre roi avec humeur.
- Si fait, le jeu. Autant pour le plaisir de parier que pour celui de participer. Nous sommes justement en pleine partie ! ». Gwydion était à deux doigts de rire tandis que le jeune cerf qui l’accompagnait commençait à baisser la tête tout en restant silencieux. Nuada, explosant enfin :
- Gwydion, que signifient ces pitreries ? Où est Dagda et que faites-vous actuellement ?
- Oh… Calmez-vous grand prince, répondit le vieux roi, toujours aussi jovial de visage, Dagda et moi participons à une innocente partie de chasse.
- De la chasse ! cria Nuada. Et la pierre ?
- N’ayez crainte. Comme je vous l’ai dit, c’est un serviteur plein d’initiative. Il a donné ordre à ses druides de veiller sur la pierre en son absence. Nuada enrageait et commençait à devenir rouge.
- Et peut-on savoir ce que vous êtes parti chasser sur ces terres inconnues ?
- Hahaha ! Mais, sire ! Quelle question ! La seule proie que nous étions sûrs de trouver ici : Vous ! »
Et le vieux roi repartit d’un violent éclat de rire. Uishcias se désola silencieusement de la mauvaise plaisanterie de Gwydion.
- Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Tout simplement que moi et le seigneur Dagda tenons mal en place sans instructions. Aussi nous sommes-nous hâtés de vous trouver pour demander d’autres ordres. Tout en faisant un innocent pari. Le premier à vous trouver gagne, c’est simple. Et je suis vainqueur, ce qui me rend plus joyeux que d’habitude. Remarquez, l’ennui de cette longue navigation m’a donné envie de simplement me dégourdir.
- Vous avez donc, reprit Nuada qui avait récupéré un brin d’empire sur lui-même, défié avec vaillance le seigneur Dagda seul avec cette armée ?
- Armée… Armée… Le mot est fort, il s’agit simplement d’une petite troupe de sécurité. Quant à Dagda, sa fierté l’a poussé à n’accepter ce pari que s’il était soumis à un fort handicap, étant plus jeune et plus robuste que moi. Devant tant de courtoisie, il me fut bien difficile de refuser. Il faudra que je le remercie encore quand je le reverrais.
- Et comment m’avez-vous trouvé ?
- Purement par hasard. Je battais le terrain en prenant une rapide curiosité sur ses pierres. En fait, c’est presque vous qui êtes venus à nous. Mais nous sommes vos humbles serviteurs et vous permettrez sûrement que nous prenions sur nos vies et sur nos réputation l’honneur de vous escorter jusqu’à la plage, où nombre de vos guerriers doivent vous attendre. »
Refuser cette proposition, c’était à la fois une insulte pour Gwydion et une prudence pour Nuada ; l’accepter, c’était céder au caprice d’un valet dont on ne pouvait dire les intentions. Le haut-roi décida de gagner du temps pour réfléchir au choix qui lui offrirait le plus de prudence. Pour se faire, il détourna le sujet de la conversation, et, se tournant vers le jeune porte bannière à la fourrure brune : « Dis-moi, Gwydion, ce jeune cerf, est-il ton fils, ton échanson ou les deux ?
- Ah, sire, répondit le vieux roi qui conservait un pli de malice imprimé sur ses lèvres fripées, celui qui se tient à mes côtés, vous vous devriez de le connaître, car c’est un individu précieux.
- Vraiment ?
- Et il n’est ni mon fils, ni mon échanson, mais mon neveu, quoiqu’il puisse dire en toute honnêteté que je lui ai tenu lieu de père et de tuteur. Je vous présente Lleu, l’héritier du trône de la tribu de Llyr, si jamais ce titre continuera de durer avec les siècles. ».
Lleu, aussi craintif que respectueux, ôta son casque sitôt qu’il fut nommé. On vit alors apparaître des traits forts réguliers, une crinière courte et soignée et des yeux noisette dans lesquels on voyait la flamme de la jeunesse qui se disputait avec l’incertitude de ceux qui ne savent s’ils doivent céder à la responsabilité ou à l’inclination des cœurs jeunes pour le risque et l’audace. Il s’inclina gracieusement et bafouilla d’une voix maladroite mais gracieuse un vague serment improvisé qui assurait sa fidélité au haut-roi. Nuada, oubliant la raison qui l’avait amené à interroger Gwydion sur ce jeune cerf, vit sa curiosité touchée par les surprises que lui réservait ce roi que les chroniques druidiques enregistrèrent sous le surnom de « farceur sylvestre ».
- Vous n’avez donc pas de fils ?
- Sire, dit Gwydion avec gravité toute théâtrale, j’en eu trois, aucun de légitime, mais mon prédécesseur, le roi Mavh, en fit des guerrier puissants. Ils sont tombés en défendant les côtes de notre île contre un débarquement griffon. Et si vous vous étonnez que je ne préfère pas mon lignage proche dans cette affaire, vous devez savoir que je n’avais que peu de liens de parenté avec Mavh lorsque celui-ci fit de moi son successeur. ».
Le nom de Mavh n’était pas inconnu aux oreilles du puissant Nuada. Les rois de la tribu de Llyr avaient toujours pris l’habitude plus ou moins bonne de s’entourer de mystère, et c’était souvent pour cacher les pires scandales. En effet, les complots, guerres intestines et trahisons incessantes avaient toujours marqué comme une fatalité le destin de cette tribu qui le payait aujourd’hui d’une réputation entaché et d’un rôle subalterne dans le commandement de la race. Mavh avait été un original à moitié fou, capable de faire la guerre à ses propres vassaux sur la base de rumeurs sans fondement ou dans une visée de pillage de ses propres terres. Sa disparition mystérieuse quelques mois après qu’il eut donné la faveur de la succession à Gwydion fut prise avec soulagement par les vassaux de la tribu, qui étaient sûrs que l’intelligence du nouveau souverain serait une garantie satisfaisante pour la tranquillité de leurs états.
« Mais, haut-roi, reprit Gwydion, je vous en conjure, et au nom de votre sécurité, acceptez notre protection jusqu’aux vôtres. Lleu est jeune, mais il est déjà un excellent guerrier, et ces cerfs qui m’accompagnent sont tous vétérans de plusieurs conflits, sur la terre et sur l’onde. »
Nuada allait accepter, acculé comme il l’était par une telle proposition, quand une ombre bondit hors d’un fourré pour atterrir devant Gwydion en hurlant d’une voix rauque et grave : «Ah, maudit vieillard ! Je vous y prends à ennuyer le haut-roi !
- Ah, répondit l’intéressé en souriant, je suis bien aise de voir que vous ne vous êtes pas perdu, en plus de constater que vous arrivez à temps pour voir que notre pari a joué en ma faveur…
En effet, c’était Dagda qui avait surgi, et qui, essoufflé et l’écume à la bouche tendait son visage rougit par la colère d’avoir perdu son pari. Comprenant, suite à son entretien, tout le ridicule que Gwydion pourrait faire subir au chef des druides, Nuada calma la situation par ses moyens : « Dagda, tu as désobéi à mes ordres pour un vulgaire jeu de cache-cache. Cela est indigne d’un noble et d’un chef. Remets donc ton gage à ton adversaire, car c’est au moins une punition bien méritée pour ton insubordination ! »
Calmé par la remontrance du roi, et dépité d’avoir perdu, le guerrier druide se refroidit, et, enlevant la broche de cuivre gravé qui tenait son plaid en place, il la jeta aux sabots de son adversaire qui la considéra vaguement avant de la prendre. « S’il vous plairait de la regagner, sire Dagda, sachez qu’il n’est pas de joueur plus assidu que moi parmi les rescapés des quatre îles. ». Et, la glissant dans son armure, il regagna son ost, suivi de Lleu au pas incertain. Dagda avait maintenant enroulé son plaid autour de son cou comme une écharpe. Il se rangea sur le pas de Nuada qui le considérait comme un père considère son enfant après que celui-ci ai brisé un carreau… par jeu.
Le soleil commençait à se coucher tout à fait quand Uishcias poussa un cri d’exclamation qui fit se retourner la compagnie doublement royale. Il leur montra la droite avec son sabot, visiblement trop étonné de ce qu’il avait vu pour pouvoir prononcer un mot. En effet, la vision n’était pas ordinaire. Trois formes animées déployaient leurs ombres devant l’astre mourant du jour. Chacune d’entre elle était séparée d’une autre par l’ombre de ces pierres sinistres qui parsemaient la lande. Elles étaient assez près, mais le contrejour sous lequel elles se présentaient empêchait toute identification. Ce ne fut que lorsque l’une des ombres, celle du centre et la plus grande, leva son sabot en l’air que l’on se rendit compte que quelque chose clochait sincèrement. Le sabot était troué et laissait passer des rayons de lumières que l’on voyait au sol pareil à ses trous dans les branchages qui font entrer des minces filets de lumière dans la forêt. Cette ombres auraient pu facilement se confondre avec les roches du paysage, car elles possédaient chacune une corne distordue et celle du milieu, plus grande que les autres dominait aussi par la taille de l’appendice frontal.
Ce n’était rien que l’on ne connaissait alors. Nuada, précédé de son druide et observé avec attention par les trois seigneurs que la situation intriguait au plus haut point cria en direction des formes : «Je suis le haut-roi Nuada, fils du roi Erth. Roi des cerfs et de la tribu de Dana. Je viens en paix pour parler au roi de ces terres.
- Salut à toi, lui répondit une voix féminine et spectrale, glacée comme l’hiver, salut à toi Nuada, qui prit la fuite face à l’ennemi, qui prit la mer après la fuite et qui compte prendre la terre après la mer. Le haut-roi était médusé.
- Qui êtes-vous et qu’est-ce qui vous autorise à tenir de pareils propos ? ».
Le soleil perdit alors son éclat en finissant de disparaitre, ce qui laissa plus visible les traits de l’inconnue. C’était une créature noire et ses sabots et sa corne étaient percés de trous. Une crinière verte était arrangée en une coiffure complexe, enchevêtrement de tresses emmêlées. Elle portait une robe grise qui lui descendait sur le flanc et qui était brodée avec des symboles grossiers faits de fil de tissus couleur viridienne qui s’accordait assez bien au vert pâle et malsain que laissait voir ses yeux. Des ailes d’insecte trouaient la robe et semblaient prêtes à remplir leur office à tout instant. Les deux autres affichaient quelques caractéristiques communes avec cette créature, à savoir leur aspect chitineux et noir de leur corps ainsi que les ailes insectoïdes. Leurs yeux étaient verts et vides. La créature du centre, baignée d’une aura qui la rendait terrible à des cœurs superstitieux comme ceux des guerriers cervidés, semblait faire avec ses sens l’expérience d’une nouvelle sensation. Dagda et Lleu s’affaissèrent légèrement, tandis que Nuada ressentit en lui-même une main invisible jouer sur ses nerfs comme on joue de la harpe. La créature siffla de nouveau de sa voix d’outre-tombe : « De l’orgueil, de la rage, du courage et bien peu d’amour… Vous constituerez une nourriture bien coriace pour les nôtres, mais cela reste mieux que rien.
- Qui êtes-vous pour nous menacer ainsi, sorcière ?
- Mon nom est Sharpedwings, dit l’inconnue en faisant glisser son regard vers celui du haut-roi qui luttait stoïquement contre cette sensation interne qui s’était visiblement propagée à l’ensemble des guerriers de Gwydion, et je suis venue vous trouver, Nuada à l’épée de foudre, pour vous transmettre le défi de mon roi, Balor. Roi de cette terre et des changelins qui y ont pris place, la tribu des fomoires.
- Et comment Balor de la tribu des fomoires sait que j’ai débarqué ?
- Ses éclaireurs vous ont épié à loisir, cachés dans les forêts de la côte. Quant à savoir pourquoi j’en sais tant sur vous, sachez que nous pratiquons la magie et la divination aussi bien que vos tribus.
- Et quel défi m’envoie Balor ?
- Celui-ci : dans un an, notre roi aura regroupé tous ses vassaux dans sa forteresse, dans les montagnes du nord gelé. Dans un an, nous nous retrouverons ici, et nous lutterons pour cette terre. Si vous nous massacrez, elle sera votre, si vous tombez, votre peuple sera esclave entre nos sabots et leur émotions nous nourrirons jusqu’à ce que l’on n’en puisse plus rien tirer. »
C’était donc ça… Actuellement, ces créatures se nourrissent donc de l’impétuosité de Dagda de Lleu et de nos guerriers. Gwydion est trop stoïque pour céder à ce genre de menace. En se disant cela, il regarda du côté du vieux roi qui promenait un regard nonchalant sur les créatures, comme si ce qui se passait autour de lui tenait d’un spectacle banal. Se sentant interpellé, Gwydion demanda au roi ce qu’il comptait répondre à une demande si hardie et si directe. Sans répondre, Nuada interrogea Uishcias : « Etes-vous sûr que nous sommes les bienvenus ici ? Que c’est ce que vous avaient dit les esprits ? Le regard du vieillard prit un aspect désolé.
- Le dieu de la mer est formel. C’est ici que se jouera le destin des nôtres. »
A cette mention, Gwydion sourit discrètement, tandis que Nuada, se retournant vers la changelin à la robe, lui répondit : « Je jure que je ne suis plus haut-roi si je ne réponds pas à votre défi. Et j’en appelle à une malédiction rouge sur vos têtes de monstres si votre roi ne répond pas de sa déclaration de guerre dans un an !
- Et moi, ajouta Dagda en se relevant, et moi je vous jure sur l’if de ma massue que je briserai moi-même votre crâne, sorcière ! »
Les malédictions étaient, dans la culture des cervidés prises extrêmement aux sérieuse, plus par peur de représailles divines que par détermination personnelle. Un peuple aussi attaché aux coutumes primitives qui le caractérisait pouvait bien s’en tenir à cela. Les changelins, sans que leurs expressions ne laissent montrer la moindre trace d’émotion sur leurs visages, tournèrent le dos à la compagnie sous les provocations vulgaires des soldats de Gwydion. Nuada prit à part ses gardes, Uishcias et Dagda, et contourna prudemment le groupe de son rival et vassal tandis que celui-ci regardait fixement l’horizon désormais obscur, renforcer encore l’impression de malaise qui sortait des pierres difformes.
Nuada allait passer la nuit à préparer ses plans pour le lendemain, à savoir discuter avec les grands seigneurs de l’emploi qu’ils devaient faire avec cette année qui leur avait été accordé par le mystérieux roi changelin Balor. La perspective d’une guerre aurait bien dut inquiéter le haut-roi, mais il voyait en ce futur conflit le moyen de souder un peu plus longtemps les deux clans et d’éviter les délicats problèmes que constituaient la redistribution des terres et du pouvoir. La première décision qu’il prit sur cette terre fut d’envoyer plusieurs navires avec des vivres et de bons équipages pour explorer les côtes. Au bout de quatre mois, les navires revinrent là où Nuada avait débarqué et installé sa cour, dans le palais de la ville de Caerdeer, qu’il avait fondé et qui resta dès lors la demeure des haut-rois. Les capitaines, qui étaient bons explorateurs, lui affirmèrent qu’ils se trouvaient sur une île bordée par des mers aussi riches que les terres étaient fertiles. Elle était entourée de bien d’autres petits îlots dans le nord du pays, qui était tout en colline et en rochers. Ils rapportèrent également que dans le sud, la vision de plusieurs hautes palissades en bois montraient la présence de peuples, mais par peur de la tribu changeline des Fomoires, ils n’attaquèrent pas, étant en sous-nombre. Mais Nuada connaissait enfin sa position. Une grande île au Sud de son ancien royaume.
Ils nommèrent cette île Ynis Kervein, l’île des forts, que nous nous bornerons à nommer Île de Cervidas, ou juste Cervidas pour ne pas écorcher les accents de cette langue ancienne qui est celle des cerfs.
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Le petit revers de la médaille c'est que maintenant que c'est assez correct à lire, il y a beaucoup de petites erreurs qui ressortent. Des formulations étranges comme "appréhension toute nerveuse" qui est très redondant, et des formules qui posent parfois des problèmes de fond : tu dis que les cerfs manipulent leurs épées comme ils le puevent, mais non, ils ont eu une vie pour s'entraîner à la manier, vu qu'il s'agit apparemment d'une arme règlementaire.
A un moment, tu emploie l'expression "tel était" de manière assez injustifiée, pour parler du présage donné par le dieu de la mer au druide (dont je n'ai pas retenu l'orthographe, donc je ne veux pas risquer d'écorcher son nom). Je m'explique : "tel était" sert surtout à accentuer quelque chose. Qu'il s'agisse de décrire une justice, un pouvoir ou un talent, rajouter "tel était" renforce l'aspect formidable et héroïque ou au contraire monstrueux d'un acte. Ici, il ne s'agit "que" d'un augure assez discutable, donc ça justifie assez mal.
Ensuite, là on touche à un vrai problème de forme, c'est l'absence quasi-totale de séparation que tu fais entre les dialogues et la narration. Parfois, tu as plus de 5 lignes de narration qui s'insèrent dans une phrase, alors que la décence demande un nouveau paragraphe pour faciliter la compréhension.
Et il y a encore des cartons de trucs qui ne vont pas, notamment la narration, qui hésite entre être interne et externe : tu dis à un moment "on avait marché deux heures" et un peu plus loin un "tout à l'heure" se balade sans qu'on vienne l'embêter. Ca il faut que tu y fasse hyper attention, parce que ça ruine la cohérence de ton texte, qui oscille donc entre une histoire contée au coin du feu, une épopée homérique retranscrite dans un quelconque manuscrit et une narration interne qui ne marche pas.
Autre chose dans la même ligne : l'emploi des "ce" démonstratif, comme dans les "ce peuple" qui reviennent souvent, ça éloigne le lecteur des personnages, ça détruit l'immersion, bref, c'est pas bon. Ca te rappelle que de toute façon c'est un peuple fictif, qu'on n'est pas obligés de s'investir. Ca fait documentaire, voilà.
Niveau texte, c'est donc beaucoup mieux, mais on voit encore plein de petits détails qui collent pas.
Par contre, et là je vais être très lourd et potentiellement méchant, c'est sur le fond. Y a tellement de choses à dire.
Le Haut-Roi, l'autorité suprême qui s'aventure tout seul dans la rase campagne en territoire inconnu avec juste 4 kikis pour le protéger dont un qui est trop vieux pour se battre, c'est non. Là, Nuada demande à mourir.
Quand tu arrives dans un endroit que tu ne connais pas, tu n'envoie pas les gens les plus importants en reconnaissance, tu envoie des éclaireurs facilement remplaçables, des fois qu'ils ne reviennent pas. Là, si Nuada avait été pris en embuscade par, disons, 7 ou 8 changelins, ils seraient très probablement mort ou fait prisonnier.
Tu dis à un moment "leur chevauchée". Non, ils sont à pieds, pas montés, donc "leur galop", à la rigueur, mais pas leur chevauchée.
"des outils inventés dans le but inique d’être le camp qui ôtera le plus de vies lors de la prochaine échauffourée"
Oui, donc des guerriers, quoi. Des gagnants. Y a rien d'injuste à être dans le camp du vainqueur, ou, devrais-je dire, du survivant. C'est un peu comme ça qu'on empêche les peuples de s'éteindre.
Que ce soient des psychopathes est une autre affaire.
D'ailleurs, merci de dire que les mecs sont blindés d'équipement meurtriers si c'est pour ne pas en parler, alors que ça fait du world-build intéressant. Moi je m'attendais à des arbalètes, des grappins, des instruments de chasse... Non, tu ne parles que de l'armement règlementaire, javelots, lances et épée. Rien de très follichon.
Autre détail, et là je pinaille sur un élément du concept : la bannière je la verrais beaucoup mieux vissée sur le dos de l'individu que dans son sabot. Une bannière, c'est quand même extrêmement lourd, et en plus ici ça empêche carrément l'individu de marcher s'il la garde dans le sabot. C'est le truc le moins pratique du monde. A ce tarif là ça ne sert à rien de mettre l'épée dans la bouche pour conserver la vraisemblance.
Encore un truc qui ne va pas DU TOUT : Nuada regarde vers le sol pour éviter de montrer son appréhension alors que les autres sont VISIBLEMENT des gens qu'il faut impressionner. Tu envoie le haut-roi, l'autorité suprême, baisser les yeux devant un petit seigneur de seconde zone à qui il faut rappeler l'autorité de son roi?? Ton Nuada a franchement l'air d'être un faible et un nul, contrairement à tous les superlatifs que tu emploies pour le décrire. En revanche, même si tu insistes sur la fourberie de Gwydion, dont on n'a pas vraiment encore eu de bel exemple (un pari c'est pas méchant), je trouve que le portrait qui en est fait entre les lignes lui donne beaucoup plus de légitimité qu'à Nuada. Il est fort, il a du charisme, de la poigne sur ses hommes, et il se montre pour l'instant plus intelligent que le haut-roi. Il a raison, le principe des éclaireurs, c'est d'aller avant tout le monde en petit groupe vérifier que tout va bien, avant d'envoyer le roi pour parlementer. On s'annonce d'abord, enfin quoi.
L'entrevue avec les changelins : ça tourne tellement pas rond cette affaire... Que Nuada comprenne que les changelins se nourrissent de choses plus subtiles que de la simple nourriture est déjà discutable, mais la proposition de Balor est amenée tellement bizarrement... Je veux dire, il veut visiblement jouer avec les cerfs, apprendre à les connaître pour voir s'ils peuvent lui être utiles. Mais pourquoi diable révéler dès les premières heures de l'arrivée des cerfs qu'il existe un peuple qui les surveille et qui va leur botter le train? Pourquoi ne pas les espionner quelques jours avant de les menacer?
Et même avec le plus puissant des devins du monde, à moins qu'il puisse dire exactement tout ce qui va se passer et que l'avenir est assuré pour plus de cent ans, j'aurais tourné les talons et cherché un endroit plus accueillant. Nuada se base sur un vague présage d'un dieu, ce qui n'est absolument pas fiable, pour planifier l'avenir d'un peuple au bord de l'extinction, en sachant qu'il va se faire démonter la tronche dans moins d'un an. C'est parfaitement irresponsable, encore une fois.
Mais oui, provoquons nos ennemis, on n'a pas de ressources, pas de forteresse, pour ainsi dire absolument rien, mais demandons leur de venir nous chercher quand la moitié de la population sera morte de faim!
Ca nous amène au dernier point qui ne marche absolument pas : la guerre n'est pas un moyen de souder les clans! C'est un moyen de vider les caisses, d'affamer la population et de perdre d'innombrables vies! Il y en aurait plein pour se monter contre le roi et sa guerre idiote, et ça aurait l'effet inverse! Ca n'a rien de bon! La seule éventualité potable qu'offrirait une guerre ouverte ce serait d'assassiner Gwydion au champ de bataille et de faire croire qu'un changelin l'a tué!
Et plus loin, le plus gros WTF du texte : les cerfs qui n'attaquent pas des forts inconnus parce qu'ils sont en sous-nombre.
Ca ne se fait jamais, dans aucun cas. Une invasion ça se planifie, c'est pas 40 explorateurs qui vont prendre un fort comme ça pour le plaisir, c'est un coup à déclencher d'autres conflits! Même les conquistadors ont attendu un peu avant de cogner sur les amérindiens!
Diplomacy, do you know it?
Enfin voilà, c'est tellement truffé de décisions stupides et d'incompréhensions totales de la gestion d'un royaume, notamment en temps de crises. Je ne prétends certainement pas être spécialiste, mais il n'y a vraiment aucune cohérence dans les décisions de Nuada, qui ne doit, je le pense, son titre qu'au fait que tu aie trouvé ça classe, parce que ce personnage est un idiot fini qui n'entend rien aux façons de gouverner un pays.
Mon intérêt et ma curiosité sont intacts, ils vont croissants même!
Encore une fois, j'ai hâte de découvrir ce qui attends les cerfs pour la suite
Qui plus est, nous sortons enfin de l’exposition et le scénario se lance avec l’apparition intrigante de ces Fomoires nouvelle version. Les personnages se voient eux aussi être plus approfondis sans trop s’appesantir pour autant. Dagda est d’ailleurs de plus en plus sympathique.
Je suis donc doublement curieux pour le chapitre suivant. Tout d’abord pour voir l’évolution de l’écriture en dehors d’une correction à posteriori mais aussi pour profiter de ce combat qui s’annonce alléchant bien que le résultat soit attendu.