Le camp des cerfs, qui n’avait pas encore de demeure à proprement parler, se levait derrière la butte qui faisait dos à la plage. Il s’étendait sur une bande de quatre kilomètres et affichait un aspect purement chaotique, au vu du peu de soin avec lequel on avait placé les tentes. Les deux tribus vivaient séparées, résultat du seul ordre des nobles ; ceux-ci pensaient que le contact de deux ethnies si différentes entrainerait nombre de rixes. Cette séparation d’une dizaine de mètres entre les deux côtés était le seul point de repère stable dans ce chaos.
La garde avait été organisée de façon complexe, à l’image de la situation du peuple cervidé. Une partie de celle-ci surveillait la flotte, vidée de ses occupants tout en restant une porte de sortie au cas où ils seraient à nouveau contraints de fuir. Un autre contingent s’occupait du camp et n’avait que peu d’occasions d’intervenir, tant les querelles se faisaient rares.
Le ravitaillement n’était plus qu’un semblant de problème grâce aux réserves du chaudron de Dagda. C’étaient les druides, respectés de tous et sûrs de ne pas générer de troubles, qui courraient à travers le camp en s’occupant de la distribution. Une source d’eau, plus loin dans les terres, était le seul point où les deux tribus pouvaient se croiser, généralement sans animosité, car la peur de l’inconnu en territoire hostile faisait taire le sentiment de différence qui aurait pu ressurgir à tout instant dans ces cœurs fiers.
Dans cette vaste assemblée de toiles douteuses, l’ambiance se résumait à une calme inquiétude. Les artisans avaient bien emportés leurs outils dans la fuite, mais ils n’avaient pas encore l’occasion d’en faire usage. Seuls les maçons, quelques druides et guerriers s’étaient affairés autour d’une colline située à peu de distance du point d’eau précédemment évoqué. Cette colline se nommait désormais Caerdeer et elle présentait toutes les qualités que l’on attendait pour pouvoir y jeter les bases d’une forteresse.
L’endroit n’était presque plus de la lande, mais pas encore tout à fait une prairie ; l’herbe y était jaune et la terre dense. Plusieurs degrés de roche formaient des terrasses naturelles. Des forêts aux alentours assuraient l’apport de matière première. Le haut-roi, également chef de guerre, y voyait déjà toutes les fortifications qui l’aiderait à l’emporter sur les fomoires. Mais il savait que compter sur l’appui de murs de pierre serait une chimère, car la construction de l’ouvrage prendrait bien trois années. Il n’en avait qu’une.
Nuada ne décida donc que du lieu où il dresserait sa citadelle ainsi que les habitations qui trouveraient leurs places autour. Il laissa par la suite le projet au soin de deux de ses conseillers : Ogme, chef de guerre redouté, et Luchta, un artisan réputé pour avoir levé nombres de barricades solides lors des raids griffons. Les deux devraient s’entendre, car l’on pouvait espérer d’eux quelques avantages matériels vitaux pour la bataille qui allait s’engager.
La problématique changeline occupait l’esprit de Nuada en permanence depuis qu’il avait envoyé les navires de reconnaissance, c’est-à-dire depuis quatre jours. Cet ennemi se présentait comme doté des pouvoirs les plus inquiétants qui soient ; voler et se nourrir des sentiments, c’était vider l’âme. Pour une race dont la croyance se tournait vers l’idée de la réincarnation, une telle pensée était fatale. Et c’était pire pour ceux qui en avaient fait l’expérience.
Dagda frissonnait encore devant le souvenir de cette sensation malgré sa fierté habituelle. Lleu, le neveu et héritier de Gwydion, n’avait pas fait de réapparition devant le haut-roi depuis le jour de la rencontre avec la sorcière Sharpedwings de la tribu des Fomoires, mais Nuada savait que le jeune seigneur n’avait pas dû passer les instants les plus agréables de son existence là-bas.
Il avait tout de même réussi à réunir pour deux minutes Gwydion, Dagda et lui-même, pour leur faire jurer de ne rien révéler à personne sur la nature de l’ennemi avant qu’il ne l’ait décidé. Dagda jura. Gwydion répondit que nombre de ces cerfs qui l’avaient accompagné lors du débarquement avaient été blessés dans leur orgueil combattif, ce qui ne retiendrait ainsi guère longtemps la langue et inciterait à maudire à haute voix. L’ordre arrivait trop tard. Heureusement pour Nuada, la garde personnelle de Gwydion entrait rarement en contact avec des troupes ayant d’autres allégeances. Ce « rarement », en particulier prononcé par le roi doyen de la tribu de Llyr sonnait sinistrement mal.
Cette prudence de Nuada, que la surcharge récente de sa tâche avait fini par fatiguer, s’expliquait par la volonté toute simple de ne pas créer un vent de panique parmi la masse de ses gens. Après ces quatre jours d’intenses réflexions compliquées de déplacements incessants sur le terrain et d’ordres divers donnés aux cerfs des trois classes, il céda à la pression et préféra demander conseil à une petite délégation de nobles des deux tribus pour poursuivre sa tâche. C’était également l’occasion de mettre au courant les chefs de guerre sur la nature de leur ennemi. La tente du haut-roi était la plus large, ce fut donc là-bas que se déroula cet huis-clos.
On y mourrait de chaud.
Le printemps se faisait plus insupportable sur cette terre du sud pour des indigènes venus du nord, d’autant plus que la tente en toile bleue était aussi exiguë qu’elle était bien remplie. Six seigneurs, trois de chaque tribus, étaient assis sur des bancs devant le roi et se regardaient avec une vague considération les uns pour les autres. La tribu de Llyr à gauche de Nuada, celle de Dana à sa droite. A cette compagnie venaient se joindre celles de Gwydion, de Dagda et d’Uishcias qui suivait son maître comme s’il était son ombre. Derrière son oncle, Lleu faisait enfin voir son visage. « Pour qu’il observe et apprenne » dit Gwydion quand Nuada remarqua le jeune héritier.
L’apparition assez soudaine de Lleu dans l’arène des dirigeants de son peuple l’avait laissé perplexe. Lui-même n’avait pas d’héritier, pas même une épouse. Il se disait qu’il avait le temps, que cela viendrait, mais c’était avant l’exil. La réflexion avait déjà fait son chemin le jour d’après la découverte du jeune cerf instable auprès de son oncle. Il pouvait évidemment léguer le trône de la tribu à quelqu’un qui n’était pas de son sang, tant qu’il était noble ou guerrier suffisamment illustre pour accéder à ce titre. Mais la pierre de Fàl réglerait le problème dans le pire des cas.
La réunion commençait enfin tandis qu’une odeur de sueur commençait à envelopper l’assemblée. Nuada était assis sur un siège curule derrière une table où gisait sa couronne, trop lourde à porter par ce temps. On avait encore rien dit mais l’ambiance était définitivement à l’image de l’étouffante chaleur qui régnait dans ces murs de toiles. Le haut-roi, à demi ennuyé par le silence, brisa ce dernier :
« Nobles seigneurs, au nom du devoir qui m’a été confié et de la royauté de la tribu de Dana, je vous salue. Vous vous doutez tous que les derniers mois ont éprouvés toutes les forces de nos états, matériels et corporels. Je m’en résous à vous demander votre avis en ce conseil restreint car le temps nous fait défaut et une décision doit être prise. ». Sur ce, il lâcha un soupir, plus provoqué par la chaleur que par le poids de l’aveu. « Vous êtes peu nombreux car, encore une fois, cette décision doit être vite prise et que vous comptez parmi les plus sages dans vos tribus respectives. »
Des regards interrogateurs se posèrent des deux côtés vers Nuada.
« Voilà, mes seigneurs, les faits. Nous ne sommes pas seuls sur cette terre. Et les occupants ont choisi de nous immoler alors même que nous étions en approche de leurs côtes. ».
Une voix brusque et mâle, partant de la gauche, ne laissa pas finir le haut-roi : « Nous n’avons pourtant croisé personne. Qu’est-ce que cela signifie ?
- Oh, pour l’amour de Llyr, dit Gwydion d’un ton agacé, ne savez-vous donc pas, seigneur Cian, que c’est une grande provocation que d’interrompre son suzerain ? Je ne vous ai pas emmené ici pour que vous me fassiez honte.».
Nuada, à demi hébété par cette interruption, considéra péniblement le gêneur. C’était effectivement un des bannerets de Gwydion. Il était large, musculeux, et les longues tresses touffues qui partaient de sa crinière faisaient que le haut-roi avait chaud pour lui. Dagda profita alors de la pause silencieuse pour souffler à l’oreille de Nuada : « Et voilà. Il a bien trouvé le moyen de nous dégoter une brute.
-Conseiller militaire. » Chuchota Gwydion pour lui, assez bas pour qu’on ne puisse pas l’entendre.
« Eh... eh bien je m’excuse sincèrement, haut roi, reprit Cian avec un mouvement de salut un peu gauche. Mais enfin si nous sommes en guerre, nous ne sommes pas bien positionnés pour encaisser une attaque et l’armée n’est pas prête à passer à l’offensive... Et, peste, quoi ! Nous ne sommes même pas en en train d’avancer.
- J’allais y venir, répondit Nuada en se ressaisissant. Il est vrai que Nous avons une situation des plus particulières et un ennemi qui l’est tout autant. » Le chef de guerre regarda Nuada avec attention tandis que le haut roi dodelinait de la tête sous le poids de la fatigue. « La tribu changeline des Fomoires, dirigée par un certain Balor. Nous ne savons d’eux que ceci : Ce sont... des sortes d’équidés munis d’ailes, semblables par de nombreux aspects à des insectes. Ils regroupent leurs troupes quelque part vers le nord pour nous attaquer dans un an. Leur divination est puissante, ce qui rend toute action à long terme inefficace. Et enfin... » Il inspira. « Enfin, ils se nourrissent des émotions de ceux qui leurs font face. ». L’assemblée, exception faite de ceux qui avaient été témoin du prodige mentionné, sursauta de surprise.
« Le premier contact fut le jour même de notre débarquement. Ils nous attendaient presque. Je crois que vous avez une vue d’ensemble du problème... ». La révélation avait fait son effet en un instant. Les chuchotements indiscrets que les seigneurs s’adressaient étaient nombreux, tant bien qu’ils faisaient à six en parlant bas l’effet d’une petite foule bruyante.
Gwydion restait debout, jetant une moue contemplative au spectacle qu’il avait l’air de juger de manière assez sévère. Derrière lui, Lleu regardait ses sabots d’un air gêné. Dagda, le faciès aussi désolé que celui de l’héritier de la tribu de Llyr, cru de son devoir de pousser un puissant raclement de gorge pour ramener l’harmonie.
Le bruit dissonant eu bien raison de l’agitation verbale des intéressés. Cian, dont on sentait qu’il contenait des envies guerrières, fut le premier à reprendre la parole : « Si ils mettent si longtemps à se regrouper, c’est que les leurs sont nombreux et qu’ils doivent mettre du temps à les rassembler. Il faut frapper leurs troupes tant qu’elles sont séparées ! Agir vite, et bien !
- Ce serait agir en aveugle, lui répondit Dagda. Nous savons à peine ce qui se trouve au-delà de la colline de Caerdeer. Imaginez que nous menions une expédition au hasard et que nous tombions sur les terres d’un autre peuple, aux intentions moins belliqueuses...
-Alors nous allons attendre bien sagement que ces changelins viennent nous faucher comme du blé mûr ? » s’indigna un noble de la tribu de Dana vêtu d’une tunique rouge. « Les troupes sont dispersées sur tout le camp, en cas d’attaque imprévue, nous serions balayés d’un revers de sabot, faute de cohésion. »
L’idée était présente dans tous les esprits mais l’on écouta volontiers la voix de celui qui prononça cet avis, car son nom était Finn et il dirigeait l’ost de la Ramure Rouge. C’était une confrérie de mercenaires, ce qui était alors un titre des plus honorables. Elle avait défendu les seigneurs les plus offrants contre les raids, dans le temps des quatre îles. Leur seule règle d’honneur était de ne pas intervenir dans les querelles intestines de leur race. On les connaissait sous ce nom à cause de leurs étendards vermeils qui flottaient autrefois sur le toit de leurs salles, et qui formaient au vent une forme branchue semblable à celle d’un bois.
Ces mercenaires, dans la fuite de leur peuple, avaient fait serment d’allégeance au haut-roi jusqu’à ce que la condition des cerfs soit stabilisée. Beaucoup dans leurs rangs étaient nobles, tant par le sang que par les exploits, et le titre de meneur de la Ramure Rouge se transmettait par nomination du meneur précédent, un peu à la manière d’un titre royal. Finn n’était donc pas à proprement parler féal de la tribu de Dana, bien que ses racines familiales le rattachaient à cette ethnie, mais son serment le liait à Nuada.
«Et j’ai souvenir, intervint soudain Gwydion, noble Finn, que vos lances sont en réserves à l’extrémité ouest du camp, soit celle qui a le moins de chance d’être victime d’une attaque. Si vous vous plaignez tant de la dispersion des cerfs d’armes qu’envoient les féaux des deux tribus qui veillent en permanence sur les nôtres, vous serez les plus à même de les rassembler, ou de sonner la retraite.
-Est-ce une provocation ?
-Un simple rappel. Et puis qu’avez-vous à proposer devant le roi pour réduire la durée du conflit et nos chances de défaite ?
- Paix Gwydion ! » Intervint Nuada, qu’un sentiment de lassitude lacérait désormais. « Le Meneur Finn mérite encore assez votre respect pour que vous ne le preniez pas d’aussi haut ! ». La tension était montée et l’agitation physique commençait à succéder aux paroles. Un rapide coup d’œil en arrière montra à Nuada que le jeune Lleu contorsionnait sa bouche, comme s’il souhaitait parler mais qu’une force supérieure l’en empêchait. Le respect pour Gwydion pouvait bien être cette force.
«Si vous laissiez à votre neveu une occasion de s’exprimer, ce serait là une leçon qui n’aura pas rendu sa présence inutile. Et, après tout, lui aussi a vu les changelins et senti de quoi ils sont capables.
- Si vous n’aviez pas de si bonnes raisons et si vous n’étiez pas mon roi, je considérerais cette demande comme une insulte, et vous le savez. Mais, puisque mon autorité n’a pas lieu d’être en un tel moment... Lleu, donne pleine satisfaction à ton suzerain. ». Le prince restât alors dans sa position, derrière Nuada qui sentait d’ici à sa manière de respirer un mélange d’enthousiasme et de fierté. La jeunesse sait faire exploser des volcans d’audace, et Lleu était d’un magma inextinguible.
Il voulait faire ses preuves, à tout prix.
«Eh bien... Hum, haut-roi, des éclaireurs sont biens partis en ce moment ?
- Deux barges de guerre arpentent les eaux côtières tandis que nous parlons. Et j’ai donné ordre à ton oncle d’envoyer des éclaireurs par voie de terre.
- Vingt-sept de mes braves sont partis du camp une heure après que l’ordre fut donné, confirma Gwydion. Dans toutes les directions et ils ont ordre d’être revenus dans une demie lune.
- Ils n’iront guère loin avec ce temps, fit remarquer Cian, décidément mieux posé que jamais. Tout au plus quelques lieues.
- Et parcourir quelques lieues, c’est parcourir nombre d’endroits où des escarmouches peuvent se dérouler. Ça ne sauvera pas grand-chose, si ce n’est nos vies.
- Et nous attendons leur rapport avec impatience, reprit Nuada. Lleu, visiblement tu es bien parti. Autre chose ?
- A partir de ces rapports, il... Il ne me semble pas impossible de faire un compromis avec ce que chacun a proposé... En tenant compte des informations sur les peuples et sur les reliefs de ces lieux, il ne me semble pas suicidaire de tenter une expédition dans le but d’intercepter les renforts et de tendre des embuscades...
- Bon, je pense que cela a assez duré, intervint Gwydion. Ce qui nous intéresse tous, c’est bien le problème des capacités de nos adversaires, plus que leur nombre.
- Dommage, chuchota Dagda à son roi. Le petit commençait à penser pour le mieux.
- Hé bien Gwydion, votre neveu n’a pas fini de parler.
- Mon neveu ne commande pas encore la tribu de Llyr. Ne l’encouragez pas à manquer de discernement. Ce serait bien la dernière chose dont j’aurais besoin.
- Vous évoquez le problème des émotions. Y avez-vous donc remède ?
- Les nôtres sont trop passionnés et indisciplinés. Leur vision de la gloire les a toujours poussés vers la brutalité. Contre toute attaque, il y a des boucliers à dresser.
- Vous voulez entraîner nos troupes à résister à cela ?
- Non. C’est une imperfection qui n’est pas corrigeable. Elle est ancrée dans leurs nerfs, dans leurs corps et dans leurs esprits. Je soupçonne même cette impulsion d’être la raison pour laquelle tout courage et toute volonté ne nous ont pas abandonné. » Il tourna alors la tête du côté de Uishcias et de Dagda. « Je pensais à un bouclier moins métaphorique.
- Noble Gwydion, répondit humblement Uishcias, si une telle demande était satisfiable, nous aurions déjà...
- Nous trouverons ! interrompit Dagda. Il ne sera pas dit que les druides se seront montrés avares en efforts. Mais à la seule condition : que vous, Gwydion, qui êtes l’héritier d’une lignée d’ensorceleurs puissants, preniez le parti de soutenir directement nos efforts.
- Je m’y soumets, seigneur Dagda.
- Et maintenant que ces affaires sur lesquelles nous n’avons nul contrôle sont ajournées, dit Cian, peut être reviendrons nous à parler de notre position.
- Je pensais pourtant que les sages mots de Gwydion l’avait éclaircie, répondit Nuada, qui avait les yeux à demi clos. Tant que nous ne sommes pas gardés de la faim terrible de notre ennemi, nous éviterons tout contact avec celui-ci. ».
Cian laissa retomber lourdement son regard sur le sol nu de la tente
« Alors... Nous recevrons l’ennemi à Caerdeer ?
- C’est mon projet. Même si l’érection de la forteresse sera loin d’être achevée, nous aurons toujours une position à tenir.
- Et s’ils nous attaquent avant le terme ? dit Finn, faisant écho à Cian.
- Le peuple ira sur les bateaux durant la bataille. En cas de débâcle, ils fuiront et se placeront sous l’égide du premier défenseur venu. Qu’il soit de notre peuple ou d’un autre.
- Puisse les esprits nous protéger » soupira Cian.
Plus personne ne ressentait la chaleur qui les avait accablé au commencement de la modeste réunion. Les nouvelles étaient terribles. Au moins une bonne partie de ces seigneurs avaient devant eux le travail pour s’occuper l’esprit. Les autres, au contraire, devraient trouver la satisfaction dans l’attente et la paranoïa. Les six seigneurs convoqués ne cessaient de se regarder les uns les autres, impuissants.
A l’instant où le silence devenait plus gênant que compréhensible, Dagda, qui n’était pas entré dans l’apathie collective, cru de son devoir naturel de recourir à sa voix tonitruante : «Le Haut-roi vous a convoqué pour conseil, messeigneurs, il serait de bon ton de lui faire savoir si vous avez d’autre suggestion...
- Sire Dagda, commença Gwydion, votre manque de subtilité n’échappe à personne, et cependant il n’est pas nécessaire d’être le premier de tous les devins pour voir que le silence de cette très noble assemblée est suffisamment éloquent.
- Il suffit, Gwydion ! reprit Nuada. Retirez-vous tous en vos pavillons. Et, si le mauvais doute vous assaille ou que l’illumination guerrière vous vient, ne vous gardez pas de venir me faire part de vos doléances. Maintenant, disposez, tous, sauf toi, Dagda. ».
Les seigneurs obéirent et se levèrent lentement, la mort au visage. Ils avaient en eux le sentiment qu’on les avait trahis. Être sauvé des griffons pour tomber entre les pattes d’ennemis plus redoutables encore était difficilement supportable. D’autant plus qu’un évènement aussi unique que l’avènement d’un roi suprême se devait d’être riche en promesses surnaturelles. Là, leurs pensées remuées par les considérations tactiques ne pouvaient s’empêcher de leur dire que les esprits ou les druides les avaient grugés au nom d’une cause qui dépassait le monde matériel.
Le départ de la délégation mortifiée fit entrer un peu d’air dans la tente, ce qui dans cette situation procurait un véritable sentiment de délivrance. Tous étaient sortis, à l’exception de Uishcias, qui ne s’imaginait pas ailleurs qu’à côté de son roi, Dagda, à qui l’ordre avait été donné de rester, et Gwydion, qui s’était tourné du côté de Nuada, un air pensif et sibyllin inscrit sur son faciès.
« Sire, je me retirerais volontiers, mais ma curiosité me pousse à faire durer cet entretient...
- Eh bien parlez donc et partez, j’ai bien assez de maux à régler.
- Vous souvenez-vous de la sorcière changeline qui nous a menacé ?
- Je pense que je m’en souviens assez pour faire venir six nobles et me préparer à une longue série de conseils de guerre...
- Restez sérieux, sire. Car vous n’avez sans doute pas oublié les menaces qu’elle a proféré contre nous. La guerre restait encore la moindre d’entre elles.
- L’esclavage, soupira Nuada. Oui, hélas, je garde bien malgré moi le souvenir du mot. Où voulez-vous en venir ?
- Avec cette information, vous savez quelle est la finalité de notre ennemi. S’il veut des esclaves pour se nourrir, son assaut sera méthodique. D’où la préparation d’un an, sans doute. Mais ici, le but restait de révéler aux chefs de guerre l’identité de notre ennemi. Révéler également ses visées aurait été approprié.
- Bah, intervint Dagda. Bah ! Ils en savent assez pour être motivé à défendre leur peuple. Leur dire cela à eux, qui chérissent d’autant plus leur liberté qu’ils ont les moyens de force et de richesse nécessaire pour la garantir, nous aurait presque assuré leur fuite. Je n’avais pas lu de pareille tristesse sur un visage depuis que j’ai vu les druides de ma table constater le tarissement du dernier cruchon de cidre, exploit de ma personne.
- Je suis de l’avis de Dagda, Gwydion » reprit Nuada, un léger sourire sur le visage suite à la réflexion de son vieil ami. « Mais si c’est pour le peuple que vous vous inquiétez, vous savez que j’ai accepté la responsabilité de sa défense en même temps que cette couronne. » Il pointa de son sabot le cercle d’argent et de saphir posé sur la table. « Si je ne vaincs pas et que je ne m’en sors pas plus, je jure par le ciel, la mer et la terre que je mourrai en faisant gagner à mon peuple le temps qu’il aura besoin pour fuir.
- Les esprits se souviendront de cette promesse, mon roi, dit Uishcias d’un air grave.
- Ils s’en souviendront d’autant mieux qu’ils doivent avoir les yeux tournés vers nous pour nous imposer pareille épreuve, repris Gwydion. Vos raisons sont justes. Mais c’est seulement la curiosité et non le reproche qui m’a décidé à vous poser la question. ». Il s’inclina avec grâce devant son suzerain. « Je vous salue, Haut roi Nuada, fils d’Ert. Je prends mon congé ».
Nuada lui rendit rapidement son salut et le regarda partir sans dire un mot. Lorsque le vieux roi ne fut plus en vue, le cerf bleuté se leva et sorti de derrière son siège trois verres en bois ainsi qu’une cruche remplie de vin et une autre d’eau. L’air devenait maintenant respirable dans la tente, quoiqu’il restait une marque certaine de l’inquiétude des nobles. Le chef jovial des druides ne put s’empêcher de sourire devant une telle marque d’hospitalité.
« Haha ! Vraiment ? Deviendrais-tu pingre maintenant, pour offrir à des amis proches ce que tu as refusé aux plus nobles des cerfs alors que ceux-ci devaient sans doute mourir de soif ?
- Allons, mon ami, lui répondit Nuada avec un léger sourire. Tu sais bien que Gwydion a la réputation de rester sobre, quand bien même on lui donnerait dix tonneaux de ce jus. Quant aux autres, je les soupçonne d’en faire de même dans leur propre tente. De plus, le vin est une boisson consacrée à l’amitié. ».
Dagda versa sans attendre le vin dans son verre, en le diluant d’une façon fort déraisonnable. « Jamais je n’ai été plus heureux d’être ton ami en ce cas. » Tous se servirent. Uishcias, qui avait, au contraire de son supérieur druidique, plus forcé sur l’eau que sur le vin, eut à peine finit de se servir que Dagda fit honneur à la boisson de son ami.
Il faut dire que le vin était alors une denrée fort rare, que l’on se procurait uniquement quand un marchand avait la folle idée de venir se perdre dans les îles. Sa valeur, proportionnelle à sa rareté, était grande et elle avait encore augmentée quand les cerfs durent abandonner leur foyer. Ils y restaient attachés car la boisson se conservait agréablement bien et que les hivers étaient rudes. On l’associait à toutes sortes de pratiques festives, souvent apportées par les marchands eux-mêmes. Il était conservé de façon pure, et ne pas le diluer, ne serait-ce qu’un petit peu, était aussi fatal pour le palet que pour sa réputation.
Dans ce contexte, Nuada avait juste besoin de se détendre et de laisser certains de ses obscurs doutes s’évanouir. « Dis-moi, Dagda, que penses-tu du jeune Lleu ? ». L’interlocuteur tressaillit de surprise.
« Eh bien... Je dois avouer que c’est très inattendu. Mais bon, quand on propose son propre héritier à un poste aussi glorieux...
- Que veux-tu dire ?
- Enfin, Nuada, c’est très clair ! Cet enfant, il l’exhibe pour qu’il soit ni plus ni moins que ton successeur. » Uishcias tressaillit.
« C’est impossible ! Gwydion n’est pas un insensé. Il sait que trop d’obstacles se mettraient dans le chemin de cette ambition.
- A vrai dire, reprit Dagda devenu soudain sérieux, la pierre de Fàl et le Haut-roi ça ne fait que deux.
- Non Dagda, répondit Nuada, comme le dit Uishcias, c’est absurde. Placer son neveu sur le trône...
- Lui donnerait un pantin qui appliquerait la moindre de ses décisions sans même qu’il ait à argumenter en faveur de sa pensée.
- Un peu vieux, souligna Nuada, pour les grandes ambitions... Enfin... Reste la pierre.
- Que les esprits nous gardent d’une nouvelle occasion de l’utiliser !
- Enfin, Gwydion n’est pas...
- Humpf ! Tu n’as donc jamais entendu parler du roi Mavh le fou ?
- Le prédécesseur de Gwydion ?
- Celui-là même.
- Comme tous les rois de la tribu de Llyr. Entouré de mystère, sale réputation. Mais qu’est-ce qu’un roi mort depuis plus de dix ans vient faire dans cela ? » Dagda fronça tout à fait les sourcils.
« Ecoutez... chuchota-t-il en regardant les parois de la tente, un druide, ça a des origines, une tribu. Un druide, ça entend des bruits, et comme ça parle, ça les répète.
- Une oreille basse sur les badinages de nos frères, souligna Uishcias, cela est des plus douteux.
- Eh bien, ami Dagda, ne me fait pas languir d’une si terrible anecdote. Je suis tout ouïe.
- Voilà, voilà. Lleu est bâtard, et veuf. » Les deux interlocuteurs du chef druide ouvraient de grands yeux. Nuada voyait enfin l’occasion de pénétrer ce secret ambulant qu’était la royauté de Llyr tandis qu’Uishcias, pressentant l’immoralité du récit de son supérieur, se replongea dans son mutisme habituel.
« Voilà ce que j’ai pu savoir de l’histoire : dans le palais de Llyr habitaient les familles qui servaient directement le roi Mavh. On dit que ce roi était soumis à des lubies étranges et à des obsessions malsaines. Gwydion n’était alors qu’un des meneurs des troupes de Mavh. Il avait une sœur qui vivait avec lui. Elle avait fini par attirer l’attention du roi, qui voulait la garder comme concubine sans lui faire l’honneur de partager son titre.
Gwydion dû se résoudre à céder, contre la volonté de sa sœur, d’autant plus qu’il avait récemment déclenché la colère du roi par un acte que je n’ai pas pu élucider. Deux semaines après cela, on la trouva grosse, sans que Mavh ne l’ai même touchée, ce qui le mit dans une grande colère. Il la fit enfermer. Quand la naissance vint, elle eut des jumeaux. La fureur de Mavh était toujours aussi grande, et il jeta lui-même le premier né dans la mer. Quant au second, le temps que le roi revienne, il avait disparu, et sa mère avec lui. L’enfant, c’était Lleu, et Gwydion l’a élevé en secret jusqu’à ce qu’il le présente à sa cour, après la mort de Mavh. La mère... Bah, pour la mère, je n’ai pas su.
Le roi Mavh était devenu paranoïaque en vieillissant, et Gwydion s’était montré zélé malgré le différend qu’il avait avec son suzerain. Il en fit son successeur. Quelque temps après... Gwydion prit ses fonctions. Il avait nommé son neveu, lui avait donné ses armes et l’avait marié. Bref, Lleu était encore plus jeune qu’aujourd’hui, mais il avait accès à tous les plaisirs qu’est en droit d’exiger un héros dans la force de son âge. Sauf que sa femme lui avait planté une paire de corne derrière ses bois. Et elle s’était mise à fréquenter un chasseur qui avait autant d’ambition pour le patrimoine de Lleu qu’il en avait pour sa biche. Ensemble, ils ont presque assassiné le mari, et prirent sa forteresse.
Lleu arriva blessé au palais de Llyr, et implora l’aide de son oncle. Gwydion leva son ost. En trois jours, plus de forteresse, plus de chasseur... » Dagda soupirait presque « Plus de biche.
- Tout... tout cela me surprend plus que cela ne le devrait, ami Dagda, dit Nuada avec une lueur dans les yeux. Comment peut-on cacher de tels actes au monde ?
- Le consentement des nobles de la tribu de Llyr. Ils savent que c’est leur malédiction de subir la royauté de personnes peu respectables pour éviter le chaos. Et ils s’arrangent entre eux pour que ces hontes ne nous parviennent pas. Mais certains secrets sont trop lourds pour finir oubliés.
- Donc Lleu...
- N’a d’autre pouvoir que la protection de son oncle. Toutefois sa réputation le définit comme un bon guerrier. De son propre chef, un peu plus de sagacité pourrai le conduire à devenir un stratège émérite ou un brave champion. Mais comme roi... même si Gwydion réussissait à le placer et à diriger les cerfs avec le meilleur des jugements, il reste un vieillard. Qui sait ce qui arriverait avec Lleu seul...
- En estimant que je ne serais de toute façon pas là pour constater, je peux difficilement juger cette perspective. Mais il est vrai que la tribu de Dana doit avoir son candidat.
- Vous avez une idée en tête ?
- Finn est le meilleur d’entre nous, mais il n’est plus soumis aux lois des tribus et des héritages. Toi, tu as un poste permanent à assurer. Je ne vois personne pour le moment... mais... ». L’œil de Nuada flamboyait, transportant une idée du bouillonnement de réflexions qui se jouaient dans le souverain crâne.
« Mais ?
- Combien de temps avons-nous avant la fête de l’assemblée de l’été ?
- Pas plus de quelques mois. Elle sera célébrée malgré tout cela ?
- Malgré tout cela, oui. Il ne faut pas que le peuple renonce à ses joies, ou il perdrait toute envie de continuer cet effort difficile et commun. Mais écoutes-moi, ami Dagda, car nous avons peut-être là matière à sauvegarder nos destinées. Nous ferons des festivités en cour séparées, comme si les frontières du temps des deux îles étaient encore en vigueur. Nous prétexterons à Gwydion le respect des différences de nos traditions. Et nous organiserons les jeux les plus complets, les épreuves les plus savantes. Des défis audacieux qui feront jouer l’esprit comme l’adresse ! Nous ne ferons participer que les seigneurs, et déterminerons le plus apte dans la lice de ce jour futur.
- Cela me semble des qualifications bien légère pour une couronne bien lourde.
- C’est notre ultime ressource, soupira le haut roi.
- Et c’est bien dommage, lui répondit Dagda. Sur ce, je me dois de demander votre congé, à l’instar des autres seigneurs. Car enfin, un autre devoir m’appelle, et c’est avec un interlocuteur bien moins sympathique qu’il faudra que j’ m’entretienne.
- Je comprends, dit Nuada en souriant. Prends gardes à ce vieillard, même si c’est toi qui te l’aies mis à dos.
- Bah ! Si la mauvaise foi des ovates que je dirige ne m’a pas terrassé, il n’y a aucune raison pour que ce vieillard ne m’effraie ! ». Il ponctua sa phrase en reposant brutalement son verre sur la table. « Haut-roi Nuada, fils d’Ert, je te salue !
- Quand nous reverrons-nous, ami Dagda ?
- Quand j’aurais des présages favorables à te dire. Ou qu’une nouvelle cruche d’un tel nectar soit remplie dans ta tente. Adieu. ». Il quitta les murs de toile bleue d’un pas jovial, et s’en alla par le chemin qu’avait suivi le vieux roi de la tribu de Llyr quelques minutes auparavant.
Un courant d’air vint dispenser dans l’endroit sa vertu salutaire, et Nuada n’avait plus à tolérer que la chaleur de son vin. Uishcias, toujours immobile et triste à force de gravité, se mû enfin. Il reposa lentement son verre, et soupira. « Les propos que l’on tient ici sont obscurs. Ont-ils réellement rapport à ces vies que vous dîtes vouloir sauver, ou ne sont-ils que le résultat d’une curiosité perverse ?
- Vous êtes sévère, mon maître, comme toujours.
- Il faut bien que vous ayez une barrière, et je me ferais votre limite. Malgré vous, s’il le faut.
- Je vous promets que nous n’en arriverons jamais là. Je prends mes précautions pour l’avenir des nôtres. D’ailleurs, tous sont au travail en ce moment. Il serait bon de nous y atteler également »
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Dix-sept semaines d’incertitudes s’écoulèrent. La fête des feux du printemps fut célébrée dans une ambiance assez morose, mais malgré tout, le travail avançait. Les artisans avaient commencé par mettre à bas les pierres levées noires, et l’on voyait déjà sur la colline de Caerdeer les fondations de la forteresse du haut-roi.
Dagda, Gwydion et un détachement de druides parmi les plus savants restaient nuits et jours enfermés dans un grand pavillon, cherchant désespérément un moyen de se garder de la faim de leurs ennemis. Ce travail en commun n’était que peu troublé par les désaccords des deux seigneurs. Ils sentaient que si leur but était commun, ils travaillaient chacun pour un parti diffèrent de celui de l’autre.
Nuada avait chargé Uishcias d’organiser les épreuves qui détermineraient l’avenir de la tribu. Ce dernier protestait que seul la pierre pouvait décider du futur de tous, mais le haut roi lui répondit : « Les rois n’acceptent que leurs proches sur des trônes vides. Un inconnu, même élu par les esprits, sera bafoué par les grands et jeté à bas avant même d’avoir fait un pas pour s’emparer du pouvoir. ». Le druide se résigna par conséquent à obéir, du moins par le corps.
Les éclaireurs de Gwydion étaient bien sûr tous revenus sains et saufs. Apprenant que leur maître était occupé à une tâche d’un grand intérêt, ils firent leur rapport à Nuada seul. Ils lui apprirent que, s’avançant dans les terres, ils n’avaient pas croisé âme qui vive. Mais des traces inquiétantes d’occupation ancienne se voyaient ; des fermes abandonnées et stériles depuis longtemps étaient recouvertes d’herbes folles ; des villages fantômes délabrés et où l’on ne retrouvait ni outils, ni marque de l’habitant.
Tous ces sombres augures semblaient être un avertissement pour tous ceux qui avaient été menacés par la tribu changeline des Fomoires, car nul autre habitant ne s’était fait connaître. Toutefois, Nuada prit un grand plaisir à apprendre que toute cette terre ne se résumait pas à de la lande stérile. De grandes plaines sur lesquelles grandissait l’herbe grasse et tendre laissaient entrevoir au roi la prospérité derrière la guerre. Puis sa première pensée reprit le dessus.
Il s’entretint de l’affaire des villages avec Gwydion, dès que celui-ci eut un instant de repos et il admit sa parfaite incapacité à déduire quoi que ce soit de tout cela. Mais ce qui l’étonnait encore plus, c’est que les changelins n’avaient pas de positions fixes.
Nuada, ne sachant toujours pas comment agir, prit le parti d’envoyer ses propres éclaireurs pour une autre mission, aussi longue que la précédente. Elle n’eut pas de résultats plus concluants.
Le retour plus tardif de l’expédition maritime eut les conséquences que nous savons. Nuada ne prit la nouvelle de l’existence de villages dans le sud de l’île que comme d’autres avertissements des changelins. Un ultime évènement lui prouva qu’il se trompait.
Une nuit, vers le début de l’été, Uishcias réveilla son maître en urgence. Une ambassade était aux portes du camp, et ce n’était pas les Fomoires. Nuada ordonna que l’on fasse entrer les diplomates, sous forte garde, et que l’on réveilla Gwydion et Dagda. Ceux-ci, aussi somnolents que l’était leur roi, avaient toutefois en eux l’énergie de l’urgence.
Ils étaient à peine entrés dans la tente du roi que les pas nombreux des gardes du camp se firent entendre. La forte escorte s’arrêta devant l’entrée de la tente, et un groupe se détacha du cortège. Deux gardes qui portaient des torches au sabot firent entrer cinq silhouettes faméliques, presque désespérantes à contempler. Elles étaient vêtues de larges habits de mauvaise facture et où de nombreux trous se faisaient voir. La lueur des torches donnaient à ces personnages dans le clair-obscur l’aspect même d’une personnification de la misère.
Tous laissèrent soudain voir plus clairement leur visage en rabattant l’énorme morceau de tissus sur leurs maigres épaules. Les gardes étant à crans, et ils manquèrent de réagir à ce simple geste.
Tous tressaillirent.
Cinq ânes aux visages creux et émaciés, ainsi que de diverses tailles se tenaient devant eux. On n’aurait pu dire leurs âges respectifs, car leurs faciès étaient marqués de rides nombreuses. Trop nombreuses pour être le fait de la vieillesse ou d’un mal commun. Leurs yeux étaient à peine visibles et pourtant, on arrivait quand même à deviner toute la commotion qui se jouait en eux. Gwydion laissa un discret regard de compassion errer. Uishcias, toujours dans l’ombre de son maître, ne put s’empêcher de lâcher dans un souffle : « Par les esprits ! ».
Nuada cherchait désespérément comment réagir à cette vision quand celui qui semblait plus vieux, à cause de sa crinière blanche éparse, s’inclina avec excès sur le sol. Il se releva avec une telle difficulté que Dagda parti pour l’aider en lui tendant le sabot. Le vieillard le prit. Sa respiration était inégale, hésitante, et l’on sentait autant de peur que de respect dans cette poitrine qui semblait compressée douloureusement par chaque souffle. Malgré cela, il prit la parole, et d’une voix qui faisait presque passer Uischias pour un être jeune :
« Grand seigneur, ou quel que soit votre titre et votre nom, je me présente à vous comme Rhodri, ancien de ce qui fut le clan des porteurs de foudres. Ceux qui se dressent derrière moi sont mes fils et mes filles. Autrefois, ici étaient nos terres, et nous en extrayons le fer pour le porter à ceux dont les peuples sont au-delà de la mer en échange d’autres richesses. Comme-vous, nous étions libres, nos champs nous suffisaient et nous restions en bonne intelligence avec tous les autres peuples.
Mais ce sont les Fomoires, venus d’au-delà des flots, qui nous balayèrent et nous firent esclaves sur nos propres terres. Maintenant, le fer est pour eux, et ils se cachent sous la terre, surveillant leurs possessions comme ils peuvent depuis les galeries qu’ils ne cessent de creuser. Ils ont fait réduire le nombre des nôtre, par toutes les formes d’oppressions que l’esprit peut concevoir. Et aujourd’hui nous ne sommes qu’une poignée, considérés comme du bétail qu’ils viennent entamer chaque année à la même période, en souvenir du jour de leur triomphe. ».
Tous dans la tente ne savaient où placer leur cœur, entre l’horreur et la colère, vis-à-vis du récit du vieil âne. Nuada, choqué, regardait la tête affreuse de l’âne Rhodri en y voyant un futur possible de son peuple. Se contrôlant peu, faute à la fatigue, il demanda avec force : « N’avez-vous donc pas fuis ?
- Ceci n’est pas à proprement parler mon histoire, mais celle de ceux qui furent avant moi, et dont je descends. Je ne sais si cela est la faute de mes aïeux ou de la fatalité mais nos navires disparurent. Emportés par le fond. Nous ne sommes aujourd’hui que quelques communautés. Trop affaiblis et détruits pour se battre ou pour fuir.
- Alors ... expira le haut-roi. Alors pourquoi êtes-vous ici ? Vous avez bien réussi, vous.
- Vous ne comprenez pas. Cette île est la prison. Ils nous veulent ici et pas ailleurs. C’est parce les nôtres se sont résignés qu’ils attendent la mort sans qu’ils n’aient vu rien d’autre dans leur vies qui aille au-delà de la fumée qui sort de leurs demeures les soirs d’hiver. Non, si je suis ici, devant-vous, c’est parce qu’un navire est passé dans le sillage de mon habitation. Il portait la même harpe d’or que je vis flotter à la lueur des feux de nuits de ce camp. Je devais voir qui venait. Et les avertir.
- Alors vous arrivez bien tard. Nous avons déjà parlé aux Fomoires, et la destinée qu’ils nous décrivaient correspond bien aux maux que vous présentez devant nous.
- Et vous êtes restés.
- C’est parce que les esprits le veulent, reprit gravement Gwydion. Cette île sera notre nouvelle demeure.
- Mais si vous dîtes vrai, repris Nuada, cette île serait votre patrimoine.
- N’est plus à nous ce que nous avons perdu par l’échec des armes. Et nous sommes devenus un peuple oisif, à peine assez vivants pour oser le rester. Nous n’avons pas le pouvoir d’aller ailleurs, ni même la volonté de le faire. Si vous gagnez cette guerre, vous serez ceux qui décideront de notre sort, mais si la victoire n’est pas votre destinée, je crains alors que les Fomoires n’aient plus guère besoin de nos vies. De ce fait, vous devenez nos protecteurs et nos libérateurs potentiels.
- Alors... dit Nuada, le souffle coupé par ce qu’il venait de comprendre, alors vous venez vers nous...
- Pour vous prêter allégeance, à vous et à votre descendance. Mais si je me suis nommé, je ne sais toujours pas à qui je m’adresse ici. » Uishcias, un air désolé peint sur son visage, annonça d’une voix solennelle et tremblante :
« Vous vous trouvez ici devant le haut-roi Nuada, fils d’Ert. Roi des cerfs des deux tribus et seigneur de la tribu de Dana, qui a mené son peuple sur la mer et sur la terre pour défier l’exil.
- Et bien, haut-roi Nuada, fils d’Ert, si maigres soient nos ressources et nos chair, elles sont toutes deux à votre disposition, car je retournerais près des miens pour les convaincre. Si je réussis, dans quelques jours nous serons tous là, avec toutes les possessions que nous avons avec nous. Je vous laisse mes enfants en gage de ma bonne foi. ». Derrière Rhodri, les autres ânes, silencieux, regardaient le sol en marque de la double soumission qui les affectaient, les ordres de leurs pères et la menace constante des changelins.
- Je ne sais... répondit Nuada, ému, je ne sais que dire à pareille offre. Mais vous, qui plaigniez la faiblesse de votre race, qu’avez à offrir d’utile qui ne soit pas une promesse de se battre ?
- Simplement nos arts, et une maigre promesse de servitude. ».
Un silence pesant vint s’installer dans la tente. Nuada, ne sachant exactement comment réagir à pareille situation, jeta un regard du côté de Gwydion. Celui-ci avait depuis longtemps repris son impassibilité habituelle, et ne semblait plus que vaguement songeur avec la nuit qui tirait des droites d’obscurité sur son vieux visage. Nuada connaissait le cœur des cerfs, mais aucun autre. C’était sa première réelle décision qu’il prenait ici.
« Le cœur ne devrait jamais manquer à un roi, dont la responsabilité est de s’assurer de l’équilibre de tous ceux qu’il dirige. Vous êtes venus vous soumettre sans même que nous ne vous connaissions. Mon devoir est, par compassion envers tous mes sujets, d’accepter votre offre. ». Il tourna la tête en direction du dehors « Qui dirige la ronde cette nuit ? ».
Un cerf d’une allure toute martiale entra alors sous le pavillon, où les convives improvisés étaient déjà à l’étroit. Le groupe duquel il sortait s’était pratiquement dispersé, les gardes étant retourné au plus vite vers leur devoir. Il était vêtu, à la manière des guerriers de la tribu de Llyr d’une armure de cuir, et toutes ses armes pendaient autour de son corps. Il s’inclina de façon rigide, et, plaçant son sabot sur sa poitrine : « Je suis Kadour, capitaine du seigneur Cian. A vos ordres.
- Trouves-donc un endroit où loger ces pauvres hères, fait en sorte qu’ils soient nourris et retournes à ton poste. Demain, le doyen Rhodri repartira. Qu’il ait des vivres pour autant de jours qu’il le demandera.
- Il en sera fait ainsi, mon roi, répondit le capitaine avec un signe de tête respectueux. ». Les six ânes faméliques sortirent, formant une ligne derrière leur guide imposé. En les voyants mieux exposés à la lumière des torches, Nuada eut comme l’impression qu’ils étaient tous comme décolorés, montrant dans leurs traits ce qui se passait dans leur cœur. « Je ne chercherais pas même à savoir ce qu’ils ressentent. Encore, s’ils ressentent quelque chose » se dit-il en lui-même. Et, à tous ceux qui étaient restés : « Reprenons le repos, car enfin, même une nouvelle d’une telle ampleur ne doit pas nous faire perdre la concentration. » Les deux gardes, Dagda et Uishcias sortirent.
Gwydion restait, il tourna lentement la tête vers Nuada. Ce dernier l’avait à peine vu ces derniers mois. Il se rendait compte que, malgré tout ce que Dagda avait pu lui révéler, Gwydion restait ce vieillard impénétrable, d’apparence et de constitution frêle, presque vacillante. C’était peut-être là son don principal : dissimuler.
Le vieillard prit soudain la parole : «Est-ce donc un jeu pour vous de me réveiller en pleine nuit pour une question sur laquelle je ne suis même pas consulté ?
- Ce n’était pas une consultation, répondit Nuada, assommé par la question soudaine, c’était dans le but de vous informer.
- Je me serais informé en temps voulu. Mais j’aurais apprécié que l’on me consulte tout de même.
- Vous n’approuvez pas ma décision.
- Certes non.
- Alors pourquoi n’êtes-vous pas intervenu ?
- Pour ne pas vous donner la situation d’un roi contesté devant cette... mascarade qui se donnait le nom d’ambassade.
- Que voulez-vous dire ?
- Que même si les Fomoires les ont opprimés, il y a de fortes chances qu’ils soient dans leur camp, pour obtenir quelque privilège du vainqueur, sans doute. Vous hébergez peut-être des espions, pire, des assassins !
- Le contraire peut être vrai aussi.
- Vous êtes un roi d’imprudence.
- Et vous, un conseiller paranoïaque. Je prends ce risque.
- Ce n’est pas le premier.
- Ni le dernier que j’aurais à prendre. Comment avez-vous pu porter la couronne sans même prendre de décisions cruciales ?
- Tout était bien réglé, sur les îles.
- Alors je suppose qu’il m’est possible d’accuser le contexte ?
- Faites comme vous l’entendez. Mais je ne puis qu’espérer que le fort chant de la pierre de Fàl ne vous a pas rendu sourd à l’appel de la raison. Je me retire et vous recommande une grande prudence, ou la protection du plus puissant des esprits. ».
Le vieillard partit laissant le haut-roi seul. Nuada, mal bercé par le chant désastreux de cent pensées contraires, accusait mentalement Gwydion de lui avoir infligé le mal d’insomnie.
Du reste, le choix de Nuada n’eut pas d’aspect désastreux. En quelques jours, vinrent quelques centaines d’ânes aussi faibles et faméliques que l’avaient été Rhodri et ses fils. Ils montèrent des baraques de bois à côté du camp. Ceux qui savaient encore un métier servirent aux côtés des cerfs. Ceux-ci, amoureux de la liberté à l’excès, avaient été émus par l’histoire du clan des porteurs de foudres. Les ânes avaient emportés avec eux leurs dernières récoltes, les outils de leurs arts et leurs instruments.
En effet, les natifs, avec le désespoir qu’il leur restait comme le dernier sentiment après le passage des changelins, avaient trouvé dans cette émotion le moyen de s’accrocher à la vie en transformant leur tristesse de l’esprit en beauté de l’art. Ils canalisaient leurs mélancolies dans de longues complaintes qui déclenchaient l’admiration de ceux qui écoutaient. Ces mélodies transportaient les sentiments de ceux qui, n’étant pas encore partis, chantent déjà le regret de leur disparition.
Les cerfs n’avaient alors pour eux que le mâle brame de guerre comme son sur lequel se réjouir. La tribu de Dana avait beau arborer le symbole de la harpe, on n’en avait jamais vu une que comme un trésor de guerre qui était resté sur les îles. Mais maintenant, ce symbole prenait son renouveau tandis que les ânes initiaient les cerfs à la musique. Après la harpe vinrent les bodhráns, puis toute une myriade d’instruments à vent, flûtes ou cornemuses.
Avec cela, les cerfs prirent sur eux de mêler la musique au chant, copiant la culture des ânes qu’ils s’étaient mis à admirer. De cela, naquit l’illustre statut de barde, qui évolua tant au cours des siècles que certains de ces poètes firent et défirent la réputation de maints puissants souverains. Mais les tribus n’en étaient pas encore là. Et les premiers des cerfs à s’essayer à cet art exposèrent leur talent à la fête de l’assemblée de l’été.
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