Vinyl Scratch, pareille à elle-même, avait passé l’intervalle de temps entre le départ et l’arrivée d’Octavia à dévorer la moitié de son poids en gâteries enrobées de chocolat. À défaut de pouvoir l’approvisionner par tapis roulant, le serveur avait simplement laissé un plateau plein de marshmallows, fruits et bonbons près de la fontaine à chocolat. Vinyl procédait en ce moment à faire léviter un bâton constitué de trois broches maintenues ensemble à l’aide de marshmallows, enduisant chaque millimètre de sa longueur du nappage sucré. Quelle idée de manger des fruits avec du chocolat.
C’est durant cet instant d’intense concentration, phénomène rare chez Vinyl, qu’Octavia la trouva. Enfin, pour être exact, qu’Octavia la tacla dans un gigantesque câlin à faire étouffer un buffle. Après quelques hoquets respiratoires, Vinyl leva les yeux vers le sourire impérieux d’Octavia.
« Tu… es… prise, alors ? »
Octavia secoua la tête de haut en bas tellement vite que Vinyl s’attendait à la voir se décrocher. « Oui ! Mr Zimmer a dit que moi et Lyra on avait les places et il veut que je vienne la semaine prochaine pour une séance pratique je peux pas attendre ça va être trop bien ! »
Vinyl laissa à Octavia le temps de se remettre de son raz-de-marée verbal. La joie manifeste sur son visage et l’excitation intense qui la faisait parler aussi précipitamment firent rire Vinyl. Octavia se mit à rire elle aussi, mais quant à savoir pourquoi, impossible de dire si c’était à cause des bonnes nouvelles ou parce que Vinyl riait.
Cependant, Vinyl se sentait légèrement mal à l’aise dans les pattes d’Octavia. Quoiqu’il fallût que Bonbon intervienne pour la faire réagir. Elle aperçut la jument beige lui lancer un dernier clin d’œil furtif, avant de s’éclipser avec Lyra.
« Eh, Octy. Ça te dérangerait de me lâcher une seconde, le serveur nous regarde bizarrement. »
Octavia rougit, Vinyl se rendit compte que ça lui prenait régulièrement ces derniers jours. Elle relâcha tout doucement Vinyl et toussa légèrement. Elle attendit que Vinyl se remette sur ses pattes avant d’essayer de relancer la conversation, cette fois-ci sans les regards irrités du serveur, qui s’était mis à essuyer les traces de chocolat laissées par Vinyl en maugréant.
« Bon, comment tu veux fêter ça, Octy ? »
« Oh, ahh… » Octavia fixa ses sabots en balançant négligemment une patte sur le tapis.
« On peut toujours… aller chez moi, si tu veux. Je te promets de mettre ce tord-boyaux sous clef. »
« Eh, je boirai ce que tu as, tant que je ne me réveille pas avec ton nœud pap’ ! »
Octavia redressa la tête et sourit, en dépit de la chaleur solaire qui émanait de ses joues. « Ok ! Alors… on y va ? »
Vinyl tendit une patte de devant, prit celle d’Octavia et la glissa par-dessous la sienne. « Avec plaisir, madame. Je vous suis. »
Voir Vinyl se conduire en gentlemare fit pouffer Octavia, puis elles sortirent toutes deux en trottant. Le serveur les suivit du regard, attendit qu’elles soient bien parties, puis il soupira et caressa sa crinière brun foncé avant de sortir un petit bâton métallique d’une poche de son uniforme. Il le serra entre ses dents, et l’appareil émit une lumière bleue et un bruit grésillant. Puis il partit vers d’autres aventures.
« Allons-y ! »
* * * * * *
Octavia déverrouilla la porte et laissa passer Vinyl. Elle la suivit, ferma doucement la porte derrière elle, et lui montra le chemin vers le salon. Le violoncelle fut placé sur sa chaise favorite avec la plus grande révérence, puis Octavia se jeta sur le canapé à côté de Vinyl. La journée avait été extrêmement pénible, pour être honnête.
Elle remarqua l’expression de curiosité de Vinyl, qui observait le violoncelle de loin. Il fallut un moment à cette dernière pour prendre son courage à deux sabots et lui poser la question, après ce que Bonbon lui avait dit à ce concert qui était passé en un clin d’œil pour Vinyl.
« Eh, Octy… c’était quoi la chanson que tu as jouée à l’audition ? »
Octavia se mit une fois de plus à regarder partout sauf vers Vinyl. « Oh, c’était juste… un petit morceau que j’ai écrit. J’avais envie d’écrire quelque chose de… joyeux. »
« J’ai bien aimé. »
Octavia se tourna vers Vinyl avec un petit sourire. « Vraiment ? »
« Ouais. Tu peux… la rejouer pour moi ? »
Octavia rougit ; il n’était pas dans ses habitudes de donner des concerts privés, les seuls poneys pour lesquels elle jouait étant elle-même, et son public. Seule, il s’agissait plus d’une science que d’un art. Travailler les notes, les tons, accorder son instrument, perfectionner son travail. Pour un public, il s’agissait simplement de rejouer ce qu’elle avait écrit. Elle était moins un poney pensant qu’un gramophone de luxe. On ne pouvait exprimer ses sentiments dans une salle pleine de poneys ; l’émotion est généralisée, pas focalisée sur l’être pour lequel on joue.
Elle acquiesça précipitamment et vint chercher l’étui du violoncelle. Elle le sortit, accorda les chevilles avec précaution, et se prépara. Elle s’assit près de Vinyl, qui observait le soin et la dévotion qu’elle mettait dans son travail avec intense fascination. Octavia serait bien restée debout, elle y était plus habituée, mais les quinze minutes à jouer lui avaient donné des courbatures, donc elle préféra s’asseoir à côté de Vinyl pour cette fois.
Elle se concentra sur sa respiration. Son cœur cognait contre sa poitrine, et les tentatives de sourires encourageants de Vinyl ne faisaient qu’empirer les choses. Ses rougissements s’étaient amplifiés à tel point qu’on pût crier au miracle biologique. Un scientifique aurait sans doute fait remarquer qu’Octavia n’avait même pas assez de sang dans tout son corps pour rougir autant.
Elle ferma les yeux, se remémora les notes, et les joua comme elle l’avait fait pour Hoofz Zimmer, son idole. Et pourtant, elle était encore plus nerveuse, épiant le sourire de Vinyl, dont les petits yeux rubis la regardaient commander son violoncelle. Pourquoi avait-elle besoin de la reconnaissance de cette jument, pourquoi d’ailleurs se souciait-elle de son opinion ?! Elle était le premier poney pour lequel elle jouait en privé depuis que son père lui avait appris à jouer. D’habitude, elle repoussait les requêtes et disait aux gens d’aller la voir en concert.
Mais il y avait quelque chose dans ces yeux, quelque chose qu’elle n’avait pas envie de décevoir, pas envie de laisser tomber, de peur de les voir s’emplir de larmes. Le simple fait de les imaginer comme ça secoua Octavia, et faillit la faire pleurer elle-même.
Elle sentit un sabot léger sur son dos. Vinyl posait sur elle un regard rubis bienveillant. Est-ce qu’elle montrait ses émotions si ouvertement à Vinyl ? Est-ce qu’elle la trouvait… faible ?
La patte s’enroula lentement autour du dos d’Octavia, et la sensation la calma instantanément. Sa tête vint se poser machinalement sur Vinyl pendant qu’elle jouait, et elle fut surprise de trouver son épaule déjà prête à la soutenir. Elle s’appuya doucement sur Vinyl tout en jouant, tandis que cette dernière l'amenait plus près.
* * * * * *
Vinyl respirait à peine. Elle n’osait même pas battre des paupières. Octavia compléta son morceau avec un crescendo frémissant. Le silence qui s’ensuivit n’était pas tendu. Non, c’était le plus calme des silences que Vinyl ait jamais vécu, un moment que ni l’une ni l’autre n’avaient envie de briser.
Elle pouvait presque sentir les fils, pareils à la soie d’une araignée, qui attachaient elle et Octavia ensemble. C’était un moment infini, hors du temps. La sensation d’attachement se faisait plus forte, plus ferme, pourtant un simple murmure pourrait tout faire s’envoler. Vinyl restait étendue là, la tête d’Octavia sur son épaule, son adorable crinière coiffée étalée sur son ventre. Elle n’était même pas sûre qu’elle soit réveillée, elle semblait aussi paisible qu’un poney dans le royaume des songes.
Cependant, Octavia était tout à fait éveillée. Elle était toujours aussi détachée du monde, comme si Équestria pouvait s’écrouler autour d’elles, et qu’elles continueraient de profiter de chaque seconde qui s’offrirait à elles. Les battements de cœur de Vinyl devinrent vifs et forts, elle les sentait à travers son épaule. Elle glissa la tête sur son ventre pour écouter, et Vinyl se pencha en arrière pour la laisser faire. Le sabot qui reposait sur son dos ébouriffait maintenant sa crinière, et la caressait d’une manière qu’Octavia appréciait presque avec gêne. Presque.
Ces battements de cœur, un seul instrument, deux notes, répétitifs, étaient pourtant plus profonds et plus vibrants que ce que le plus grand ensemble de la Cour Royale pourrait lui offrir. Elle imagina la complexité infinie de l’être sur lequel elle reposait. Plus elle l’examinait dans son microscope imaginaire, plus compliquées lui paraissaient les millions et les milliards de minuscules pièces, cellules et pulsations qui composaient Vinyl Scratch. Tant de détails dans cette complexe invention, mais dans quel but ?
Octavia sourit en enfonçant sa tête plus loin dans le pelage de Vinyl. Les poils lui chatouillaient le museau, l’obligeant à le plisser d’une manière que Vinyl trouvait adorable. Cette ponette prude et intelligente qui redevenait une pouliche en sa présence. Vinyl trouvait agréable le simple fait de le décrire. Octavia n’était plus la même quand elle était excitée ou en colère. Des fissures apparaissaient sur sa carapace, et en-dessous se trouvait un poney que Vinyl avait fini par aimer plus que comme une amie.
Pour sa part, Octavia réalisa tout ce qu’elle avait ignoré, tout ce qu’elle avait oublié. Le corps de Vinyl était la quintessence de l’art, l’effort combiné de quelques entités divines pour créer quelque chose d’impossible, quelque chose de si complexe qu’il donnerait la migraine aux scientifiques. Quel était le but de l’art ? Il n’existe que pour être admiré, que pour qu’on l’adore, en espérant un jour se l'approprier – un jour, vivre l’art par soi-même.
De Mozcart à Beethoofen en passant par Maretisse, aucun n’avait jamais tenté de raconter une histoire ou de changer les choses. Ils n’avaient fait que créer quelque chose de beau, et observé le monde changer autour de leur œuvre, accepter les nouvelles visions, les symphonies inspirantes, les peintures émouvantes. Les larmes lui montèrent aux yeux en réalisant à quel point son esprit était enfantin. Ce qu’elle ressentait pour Vinyl n’avait pas à être quantifié, compris ou rationalisé. C’était simplement l’admiration pour une œuvre d’art qu’elle comprenait enfin. L’amour et la vie n’ont pas de finalité, elle devait juste profiter de ce qu’ils ont à lui proposer, et les chérir comme il se doit.
Elle sentit une vague de paix submerger son corps en comprenant enfin. Depuis le début elle avait tout fait pour changer Vinyl, pour la rendre conforme à ses propres idéaux dépassés. Peut-être était-ce à elle, l’observatrice, de se secouer la tête, et de voir ce poney sous un jour nouveau ?
Ou, peut-être, pensa-t-elle en glissant ses pattes autour du torse de Vinyl pour la serrer, peut-être qu’elle avait juste besoin de contempler un maximum sa perfection tant qu’elle en avait l’occasion. Elle sentait le souffle tremblant de Vinyl alors que sa poitrine se soulevait lentement, son cœur battant plus glorieusement que jamais, tel le battement de tambour le plus profond et le plus grave qu’Octavia pût imaginer. Vinyl était aussi effrayée qu'Octavia à l’idée de briser ce moment si parfait.
Octavia médita un long moment après que Vinyl lui eut retourné l’étreinte. Que pouvait-elle faire ou dire qui ne briserait pas ce moment, mais l’élèverait vers de nouveaux horizons ? Elle sourit lorsqu’une idée pas si nouvelle lui vint à l’esprit, de retour de l’éther dans lequel elle avait été refoulée. Elle desserra lentement sa prise autour du torse de Vinyl, perçut un léger doute quand celle ci relâcha lentement son étreinte.
Elle se redressa pour regarder Vinyl dans les yeux. Ces deux étranges petites babioles rouges. Complètement incapables de cacher la moindre émotion, toujours dissimulés sous ses fidèles lunettes dans l’espoir de passer incognito. Lui demander de les retirer avait été la meilleure décision qu’Octavia eût jamais prise, c’était comme retirer un sac de papier de sa tête. Désormais elle pouvait vraiment voir Vinyl.
Les yeux rouges frémirent de doute, incertains, mais non désireux de relâcher le contact visuel. Les yeux d’Octavia ne faisaient que la fixer, s’enfonçant plus profondément dans l’esprit de Vinyl. Les millimètres entre eux disparurent, et les paupières se baissèrent alors que les lèvres firent une première tentative tactile. Délicate au départ, mais Octavia se trouva ensuite à les presser passionnément contre celles de Vinyl.
Et à son ultime et plus grande joie, Vinyl lui retourna le baiser tout aussi fort.
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