Pour ce qui touchait à la Veillée Chaleureuse, la plus importante fête de tout Equestria, tout était lié à une certaine tradition. On faisait le voyage jusqu'au bout du monde pour se retrouver en famille, on partageait un grand repas avec ses voisins, on s'offrait des petites attentions, on chantait et on dansait toute la nuit. Dans les villes les plus importantes, c'était le théâtre qui était à l'honneur. Il fallait narrer la fondation d'Equestria, comment les trois tribus s'étaient unies pour créer une nouvelle nation. C'était sensiblement la même pièce chaque année mais ça ne dérangeait personne. C'était affaire de tradition encore une fois.
A Canterlot même, le spectacle aurait lieu au palais des licornes, dans le grand hall. En sa qualité de maître des lieux, le roi Hélios supervisait la mise en place de la scène, des décorations et assistait aux répétitions. Pour autant, l'alicorne n'était pas seul à suivre avec attention l'avancée des travaux. Son éminence grise, le baron Mérovis et ses collègues du conseil régnant, le Chancelier Strawberry et le Commandant Tramonstane étaient là aussi. Officiellement pour donner un coup de sabot au roi dans sa tâche et préparer avec lui la fête. Officieusement, parce que Hélios avait besoin de l'oreille et des conseils des poneys les plus puissants d'Equestria.
Mérovis bien qu'immobilisé dans son fauteuil roulant voulait se rendre utile et de sa magie, il aidait à la mise en place de quelques éléments de décor. Strawberry s'entretenait avec le metteur en scène à voir quelles modifications ils pourraient opérer sur la pièce pour la rendre encore meilleure. Enfin, restant en vol stationnaire tout en haut du grand hall, à surveiller les pégases qui accrochaient les banderoles et les étoffes de couleur, Tramonstane faisait surtout ce qu'il savait faire de mieux : crier sur les poneys qu'il avait sous le sabot.
_Je crois que je vais devoir te ré-expliquer la notion d'accrocher quelque chose droit petit, grogna le chef suprême pégase à l'encontre d'un pauvre poney volant qui avait la tête rentrée dans les épaules. Ou plutôt je sais : je vais te foutre mon sabot dans la face, tu vas découvrir que tes dents ont un goût assez agréable avec du sang, et quand tu seras obligé de passer le reste de ta vie à bouffer de la soupe, là, tu auras compris pourquoi on dit « se prendre un direct ». Je vais tendre la patte et la corne de mes sabots elle va arriver droit dans ton museau tu vois, pas de détour, que dalle, je vais pas à gauche, je vais pas à droite, droit devant quoi. C'est ça aller droit. Maintenant que t'as un peu imprimé le concept on a deux solutions : soit tu me tends cette foutue banderole aussi droite que ma virilité quand j’honore ta mère, soit je mets en pratique mes explications théoriques. C'est à toi de voir.
Strawberry qui avait suivi l'échange depuis le sol ne put réprimer un sourire. Le Commandant était vraiment des plus distrayants. Rustre, grossier mais distrayant. Et puis cette manière de crier et de jurer en permanence, ça ajoutait à son cachet en somme. Ce n'était pas un hasard si d'après ce qui se disait, en combat, ses pégases repéraient leur chef en suivant à l'oreille le coin le plus chaud du champ de bataille. Et qu'on disait aussi que si Tramonstane s’arrêtait de jurer, c'était qu'il était mort. Le trait d'humour n'était pas si éloigné de la réalité.
De son sabot, le premier élu d'Equestria pointa quelques lignes de dialogues qui selon lui pouvaient être améliorées et souffla quelques corrections. Le metteur en scène remercia sincèrement et retoucha immédiatement le texte. Laissant le poney aux prises avec son art, Strawberry s'en retourna auprès d'Hélios qui avait l'air préoccupé. Le roi semblait nerveux, agité, comme l'esprit troublé par quelque chose. Le Chancelier se demanda ce qui pouvait bien tracasser l'alicorne, surtout à quelques jours de la plus grande fête de leur nation. Strawberry alla poser la question tout de go.
Il n'était pas poney à tourner autour du pot de toute façon :
_Quelque chose ne va pas Majesté ?
Hélios ne le détrompa pas et d'un signe de tête, demanda au baron Mérovis et au Commandant Tramonstane de les rejoindre. Bien que poussant seul sa chaise avec sa magie, la licorne arriva avant le pégase devant le roi, la faute au Commandant Tramonstane qui avait tenu à finir une remontrance incroyablement longue et salée à l'encontre d'un de ses subordonnés. Voyant le trio rassemblé auprès de lui, Hélios leur fit signe de l'accompagner un peu à l'écart dans un coin du hall. Quand il s'assura qu'ils étaient loin des oreilles indiscrètes, Hélios prit la parole.
_J'ai discuté avec le Négus Eliah hier. Il propose que nous signions le traité d'alliance à la Veillée Chaleureuse.
_C'est une excellente nouvelle pour le symbole, déclara Mérovis avec un petit sourire. Quoi de mieux pour célébrer l'amitié entre nos deux peuples que la Veillée ?
_Les autres barons licornes ne posent pas de problème ? demanda Strawberry.
_Ce n'est pas le cabinet diplomatique le souci, expliqua Hélios, c'est le Negusse Negest lui-même. Il demande le sabot de ma fille Celestia pour son aîné. Pour sceller l'alliance.
Le trio s’entreregarda, pensif, avant de reporter son attention sur Hélios. Tramonstane fut le premier à briser le silence :
_Et alors ? C'est quoi le problème ?
_Commandant ! s'exclama Strawberry d'un air mi-surpris, mi-outré. Je pense que même vous, vous pouvez comprendre les réserves du roi à propos du fait de donner sa fille en mariage.
_Pas vraiment non. Que je sache, votre gamine finira bien par se marier un jour. Alors pourquoi pas avec un zèbre ?
_Le problème n'est pas que le fils du Négus est zèbre, c'est que la princesse Celestia est jeune. Et surtout, elle ne connaît pas du tout son peut-être fiancé. Vous ne croyez pas que ça compte à cet âge là de savoir au moins à quoi il ressemble ?
_Strawberry, en théorie de nous deux, le politique, c'est vous. Allez pas me faire croire que l'idée d'un mariage d’État vous a jamais germé dans la caboche. Que je sache, l'amour a pas sa place à ce niveau là.
Fronçant les sourcils et muet comme une carpe, le roi Hélios songeait à une formule de Lucimare à l'époque du Socle, à laquelle la phrase du pégase lui avait fait repenser. « On ne fait pas de la politique pour être heureux. » Hélios ne savait pas ce qui était le plus dur : penser à sa vieille ennemie en un moment pareil ou se dire que même aujourd'hui, la réflexion de l'alicorne folle était vraie.
Les arguments que s'opposaient Strawberry et Tramonstane, il les avait examinés lui-même, sans parvenir à se décider. Son cœur de père rejetait cette idée, son âme de chef d’État l'approuvait. C'était bien parce qu'il était perdu qu'il avait demandé l'aide du conseil régnant et de Mérovis. Mais le conseil était tout aussi déchiré que lui.
_La princesse Celestia a dix-sept ans bon sang ! s'exclama le Chancelier des terrestres, Vous ne croyez pas que c'est un peu jeune pour se marier ?
_On peut se marier légalement à partir de quinze ans, fit remarquer Mérovis qui était resté silencieux jusque là.
_En termes concrets, demanda abruptement Hélios à l'assemblée, que nous rapporte l'alliance avec l'Empire zèbre ?
La voix du roi tremblait légèrement. Il connaissait de toute évidence les réponses mais voulait les entendre de la bouche des principaux connaisseurs.
_La sécurité de notre frontière sud, exposa Tramonstane. La garantie d'une énorme réserve de renforts si la Horde ou n'importe qui refait des siennes. L'entraînement zèbre de combat dans la savane. Et surtout une puissance de frappe considérable. On doublerait ou on triplerait notre force militaire d'un coup avec ce traité.
_L'accès aux ressources de l'Empire, poursuivit Strawberry. Des possibilités de grands chantiers, on pourrait même relier nos villes du sud aux leurs par ce prototype de véhicule rapide, ce chemin de fer. L'abaissement des droits de douanes dans les deux sens, donc enrichissement des deux nations. Et je ne parle pas de l'enrichissement culturel que nous aurions à découvrir plus en avant les zèbres.
_Et ce serait un geste historique inédit, conclut Mérovis. Un grand pas en avant, surtout à cette époque de l'année. Il y a des centaines d'années, les trois tribus s'unissent. C'est la suite logique des choses. Sauf qu'au lieu des noms de Platinium, de Hurricane et de Puddinghead, l'Histoire retiendrait celui d'Hélios, de Tramonstane et de Strawberry.
_Tout ça pour le sabot de ma fille...juste pour son sabot.
La fin de la réflexion du roi mourut dans sa gorge. Il y avait tant à gagner par cette alliance. Militairement, commercialement, politiquement. Et d'un point de vue personnel, Hélios qui dans sa jeunesse avait prôné la suprématie raciale alicorne pourfendait ses vieux démons en adoptant la politique du sabot tendu.
Une revanche de plus sur Lucimare. Une revanche de plus sur celle qui lui avait tout pris et traumatisé sa femme au delà du possible.
Tout ça pour un mariage. Le Négus ne demandait même pas que Celestia aime son fils, juste qu'elle l'épouse. Une cérémonie, une fête, et l'avenir s'annonçait radieux pour des centaines de milliers d'âmes ponettes et zèbres.
Même le poids du nombre penchait en faveur de la noce.
La mine basse, Hélios s'éloigna du trio, quittant lentement le hall. Depuis que le Négus avait fait sa proposition hier, le roi des licornes s'était demandé de quel côté pencherait sa réflexion finale. Maintenant il savait. Il n'aurait jamais cru que ça faisait si mal par contre.
Mais ce n'était sans doute pas pour rien qu'on disait « trancher » un dilemme.
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Protégée du soleil brûlant d’Agrabay par un chapeau aux larges bords, Ira, assise sur une portion de mur effondrée, savourait une tasse de thé. Pas de n’importe quel thé cela dit. C’était le thé du désert, la boisson chameau par excellence. Il avait un goût très différent de celui qu’elle avait l’habitude de boire à Canterlot mais n’était pas mauvais pour autant. Juste différent.
La première nuit qu’ils avaient passé sous la lueur de la lune et des étoiles d’Agrabay, Kamel, le chameau qu’elle avait engagé comme premier guide de l’expédition avait insisté pour que la licorne découvre le thé du désert dans sa forme la plus complète, c’est à dire en buvant trois thés différents, un amer, un doux et le dernier incroyablement sucré. Il lui avait même proposé de partager son narguilé avec elle mais la duchesse avait décliné ce dernier point.
En ce sixième jour de l’expédition, Ira en était à sa troisième tasse de thé amer de ce début d’après-midi.
Elle ne l’aurait pas cru mais les chameaux se révélaient une race bien plus intéressante qu’elle ne l’aurait pensé au premier abord. Ils vivaient selon un mode de vie tribal et nomade certes, mais surveillaient la pureté de leur sang et respectaient l’aristocratie. Il avait suffit qu’Ira mentionne ses quartiers de noblesse pour que tous les chameaux du convoi, Kamel en tête, ne lui donnent du anissa ou du sayditi. Du peu de chameau qu’Ira apprenait depuis le début du voyage, comme il n’y avait pas, en pays agrabayéen, de réel équivalent au titre de duchesse, les porteurs préféraient s’adresser à elle par une forme particulièrement respectueuse de “mademoiselle”. Ça convenait parfaitement à la licorne du reste. Peu importait dans quelle langue on lui parlait, du moment qu’elle y sentait le respect qui lui était dû.
Ira, portant sa tasse fumante à ses lèvres, se dit que la madina Al Khali avait dû être splendide à son heure de gloire, puisque de ses ruines transpirait encore la beauté. De son éducation aristocratique, Ira avait été formée dès son plus jeune âge à l’art, de la musique à la peinture, sans oublier la sculpture ou le théâtre. Et bien sûr, l’architecture en faisait partie. Elle n’avait jamais vraiment creusé le sujet au delà de ce que ses précepteurs lui avaient enseigné mais avait gardé une certaine sensibilité pour les beaux bâtiments. Ce n’était pas un hasard si son hôtel particulier comptait dans les plus belles demeures de Canterlot. Un de ses rêves de pouliche avait d’ailleurs longtemps été de remonter les traces de la princesse Platinium et de Clover le Sage, quand les deux poneys avaient quitté l’ancien royaume licorne, contraints à l’exil avec leur peuple sous la morsure du froid des wendigos. Ira ne se demandait pas si le vieux château était encore debout : elle le savait. C’était le siège du pouvoir licorne, un bâtiment qui avait vu naître des générations et des générations de puissants magiciens, dont la duchesse était l’héritière. Et même si sa magie personnelle n’était pas hors du commun, elle sentait dans ses veines couler la force de ses ancêtres. C’était cette conviction inébranlable qui la confortait dans son désir d’accéder au trône. Son devoir même.
Ira vida sa tasse et la déposa à côté d’elle, sur la pierre. Puis, elle se perdit une fois de plus dans la contemplation de la madina Al Khali.
La Ville Vide avait été bâtie simplement pourtant : ce n’était que des pierres désormais jaunies par le soleil implacable et usées par le souffle du vent.
Ira, qui aimait l’ornementation aurait en toute logique, dû trouver la madina fade et trop nue pour mériter son admiration. Mais il y avait quelque chose que la licorne aimait encore plus que l’ornementation, c’était le pouvoir.
Et s’il y avait bien une chose dont la madina Al Khali était remplie, toute Ville Vide qu’elle était c’était bien du pouvoir. Un pouvoir ancien, en grande partie disparu certes mais pourtant toujours là, tapi dans l’ombre des murs, prêt à chuchoter ses secrets au voyageur de passage qui viendrait y coller son oreille.
Le camp d’Ira avait été installé un peu en dehors de la ville, à quelques pas d’une grande arche à demi effondrée qui en son temps, avait dû être une des entrées de la madina. A en juger par la place carrée que l’on découvrait quelques mètres après cette arche, ce devait être la porte du marché. L’endroit où les fortunes se faisaient et se défaisaient, où les caravanes venaient vendre ou troquer leurs biens avant de repartir vers une autre ville.
Ira était bien la seule cependant, à trouver la madina Al Khali attirante. Le reste de l’expédition, les porteurs chameaux les premiers avaient traîné la patte au fur et à mesure que les ruines de la Ville Vide s’étaient dressées à l’horizon. Les autochtones avaient parlé de malédiction, de mauvais œil, de djinn. Intriguée par ce dernier mot, la duchesse en avait demandé la traduction à John Colt son coursier en information qui lui servait de bras droit dans cette expédition. “Ca veut dire “mauvais génie” en langue du désert mademoiselle, avait-il expliqué. Un démon si vous préférez”.
A ces mots, Ira avait souri. Des démons, hein ? Les draconequus n’étaient pas loin.
Ca n’avait pas rassuré les chameaux pour autant, au contraire. Ira avait du promettre de doubler le salaire qu’elle leur verserait à la fin de l’expédition pour les obliger à rester dans la caravane. Malgré cela, certains porteurs avaient mis les voiles dès l’installation du camp. Ira avait accueilli la nouvelle avec fatalisme. Al Khali avait mauvaise réputation jusque dans les cercles d’explorateurs d’Equestria, ça semblait normal que la Ville Vide terrifie des autochtones encore arriérés culturellement. Au moins les chameaux qui restaient étaient suffisamment braves - ou trop à court d’argent pour cracher sur quelques bits supplémentaires - pour abandonner la licorne au milieu du désert.
Cette malédiction, Ira pouvait la ressentir. Sa corne lui semblait désagréablement creuse depuis qu’ils étaient arrivés à la madina. Le monde était saturé d’énergie magique. Il y en avait partout, tout le temps, un flux continu de sorts, d’anciennes sorcelleries et de magie nouvelle. Même une licorne aux pouvoirs assez communs à l’instar d’Ira le ressentait sans jamais vraiment y faire attention. Cette énergie était là, comme un bruit de fond ou un décor. Mais dans la madina...il n’y avait rien de tout ça.
Le silence. Le rien. Le vide.
Ira trouvait ce nihilisme assez angoissant. Les mésaventures arrivées aux porteurs chameaux n’avaient fait que renforcer ce malaise : il y avait d’abord eu ces deux gardes, disparus la première nuit qu’ils avaient passé devant les ruines de la madina. Ils s’étaient tout simplement envolés : au petit matin, ils n’étaient plus là. Le plus curieux étant que leurs affaires étaient toujours sur place et que rien ne manquait au camp. Ira avait supposé qu’ils avaient déguerpi dans le désert et que pour une obscure raison, ils étaient partis sans équipement et sans vivres. C’était étrange mais plus anecdotique qu’autre chose.
Les vrais doutes d’Ira avaient commencé à poindre quand un des porteurs était tombé dans un trou en explorant ce qui restait d’une des tours de la casbah d’Al Khali. Il avait dérapé et s’était écrasé à plusieurs mètres en dessous, dans ce qui semblait être les tunnels des eaux usées à ciel ouvert. Un accident idiot en somme. Mais le plus étrange dans tout ça, c’était quand ses compagnons étaient revenus avec des cordes, pour remonter sa dépouille à la surface : le corps avait disparu. Littéralement évaporé. Alors que le chameau s’était cassé net le cou dans sa chute et que son cadavre était bien en évidence, il n’y avait plus une trace du porteur. Pas une trace de sang des écorchures qu’il s’était faites en tombant, rien, jusqu’au sable qui recouvrait les vieux égouts, totalement intact alors que la chute du chameau en avait forcément déplacé.
Et puis il y avait le soir. Si le jour la madina Al Khali semblait vouloir s’offrir aux visiteurs, une fois l’obscurité tombée, ses ruines prenaient un ton effrayant. Elles projetaient leurs ombres sur le sol, se déformant sur le sable par le souffle du vent. La brise qui portait d’étranges bruits jusque dans le campement. Comme des râles ou d’obscures psalmodies.
Ira avait du mal à fermer l’œil malgré Kamel qui veillait assis en tailleur toute la nuit devant sa tente. Elle n’avait plus aucun mal à comprendre pourquoi la madina Al Khali s’était trouvé inscrite sur le parcours de Lucimare, quand l’alicorne étudiait l’occultisme, des années avant son coup d’État. Paradoxalement, cette peur la motivait aussi car elle la confortait dans l’idée que la Ville Vide n’était décidément pas une cité comme les autres. S’il y avait bien un lieu où elle trouverait une piste valable sur comment soumettre le quatrième draconequus à son autorité, ça serait bien ici.
Ce qui ne changeait rien au fait que les bruits qu’elle percevait la nuit lui faisaient claquer des dents.
Ira n’était pourtant pas superstitieuse. Les choses arrivaient pour une raison. Mais à Al Khali, la licorne aurait menti en disant qu’elle était rassurée en contemplant la Ville Vide. Tout comme elle aurait menti en disant qu’elle ne l’aimait pas.
La duchesse fit venir à elle un petit carnet recouvert de toile ciré, griffonné d’une écriture manuscrite assez soignée.
Un des nombreux récits du célèbre docteur Livingsthoof, un des plus grands explorateurs qu’Equestria n’ait jamais vu naître. Livingsthoof était allé partout où ses sabots avaient pu le porter, du plus profond de l’Empire zèbre aux neiges éternelles du pays des ours, bien au nord de toute civilisation connue.
Sa dernière expédition l’avait conduit ici, à la madina Al Khali pour y disparaître avec toute sa caravane, cinq ans avant qu’Ira ne s’y engage à son tour.
Les expéditions de secours n’avaient rien trouvé en arrivant sur place de plus que le carnet qu’Ira tenait entre ses sabots. Les notes personnelles de l’explorateur, prises au jour le jour.
Ira avait payé ce carnet une petite fortune, même pour une licorne aussi riche qu’elle. Mais les notes de Livingsthoof se révélaient être une mine inépuisable d’informations. Et aussi de suées froides au fur et à mesure qu’Ira retraçait le parcours de l’expédition de Livingsthoof en relisant son carnet. .
Sixième jour depuis notre arrivée : les choses se passent mal. Deux des guides ont été piqués par un scorpion et sont morts dans la nuit. Ça porte le total des disparus à treize depuis que nous sommes arrivés. J’ai de plus en plus de mal à convaincre les porteurs de rester sur place.
Dixième jour : une bagarre a éclaté entre les porteurs qui voulaient quitter la madina et ceux qui voulaient y rester pour m’aider dans son exploration. J’ai eu beaucoup de difficultés à séparer les deux groupes, ils se sont pratiquement entre-tués avec une sauvagerie sans nom. Ceux qui voulaient s’en aller sont partis. Nous ne sommes plus qu’une petite dizaine au camp.
Douzième jour : j’ai enfin trouvé quelque chose d'intéressant dans les ruines de la madina. Une statuette en bois sculptée, recouverte d’inscriptions et de runes. Je ne connais pas cette langue mais elle me semble familière sur plusieurs points. J’en saurais plus quand je rapporterais la statuette à Manedrid pour l’analyser au calme.
Nuit du treizième jour : il y a quelque chose là dehors ! Je ne sais pas quoi mais j’ai entendu quelque chose ! Comme des mantras ou...je dois aller vérifier...si ces lignes s’arrêtent là c’est que j’aurais été tué ou bien que...
Fausse alerte. Il n’y avait rien et les chameaux m’affirment n’avoir rien entendu. Pourtant je ne suis pas fou, j’ai bien entendu quelque chose...comme des prières. Je laisserais mon arme près de mon lit de camp cette nuit.
Quatorzième jour : un des porteurs a trouvé une seconde statuette dans une autre zone de la ville. Elle ressemble à la première à l'identique si ce n’est les runes qui changent du tout au tout. Je l’ai mise à côté de la première, sous ma tente. Les chameaux sont de plus en plus agités et se divisent à nouveau. Je crains une nouvelle rixe.
Matin du quinzième jour : le chameau qui a trouvé la seconde statuette est mort dans la nuit. Son corps ne présente aucune trace de violence ou de maladie, il est juste mort, comme si on avait arrêté son cœur et toutes ses fonctions vitales d’un coup. Ses compagnons, qui ont dormi avec lui ne se sont aperçus de sa mort qu’à l’instant. Je me demande s’il n’est pas temps de revenir à Manedrid tant qu’il me reste des porteurs.
Ira allait poursuivre sa lecture quand une ombre lui masqua le contenu du carnet. Relevant la tête pour en comprendre l’origine, la licorne découvrit John Colt. Le courtier en information s’était plié dès leur entrée dans Agrabay à la mode vestimentaire du désert : l’étalon avait désormais le corps recouvert des grandes robes bleues dans lesquelles se drapaient le peuple chameau pour se protéger du soleil et du sable. Le chèche qui venait avec, qui donnait l’occasion à Colt de dissimuler son visage avait été l’argument ultime qui lui avait fait adopter la tenue chameau. Ira voyait plus ça comme une lubie qu’autre chose : pour se protéger du soleil, elle avait son grand chapeau et s’était bornée à couper son pelage ras pour éviter que les grains de sable ne s’y fichent trop. Enfin, Colt était assez efficace pour qu’elle ait quelque chose à redire sur ce genre de détails en fait.
_On a peut-être découvert quelque chose dans les thermes. Vous devriez venir voir.
Ira referma le carnet, le cala à la va-vite dans son sac qu’elle enfila après être descendue de la portion de mur. Elle suivit Colt qui franchissait la grande arche pour s’engager sur la place carrée, puis, dans une rue adjacente. L’étalon s’arrêta devant un bâtiment qui tenait encore assez bien sur ses bases, de laquelle on entendait s’élever des bruits de pioches. La licorne fut la première des deux à s’y aventurer.
L’intérieur des thermes - ou hammam si elle voulait utiliser le mot qu’employaient les chameaux - était si sombre en comparaison du soleil agressif qui régnait au dessus de la madina qu’Ira dut attendre quelques secondes que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Petit à petit, elle distingua les mosaïques sur les murs et les fontaines, désormais taries qui trônaient au milieu de la pièce. Tout au fond du bâtiment, la licorne pouvait percevoir le son caractéristique des outils qui attaquaient la pierre.
Elle avait eu du museau de faire centrer les recherches sur les bains. Livingsthoof lui-même avait précisé dans son carnet que les thermes étaient un des points de rencontre les plus importants des villes agrabayéennes. Ira s’était dit qu’elle y trouverait forcément quelque chose sur les draconequus et effectivement, une des fresques peintes contre un des murs du hammam représentait bel et bien la créature chimérique. Ce premier indice, combiné à l’examen des murs eux-mêmes, qui se révélaient creux à ce niveau précis, avait achevé de convaincre la duchesse de faire tomber la pierre. Les chameaux s’y employaient sans relâche depuis près de vingt-quatre heures ininterrompues.
Un mystère de plus à ajouter à ceux de la madina Al Khali : comment expliquer que des murs aussi usés par le temps, qui s’étaient presque tous effondrés sur eux-mêmes, résistent à ce point à une journée et une nuit entières de vigoureux coups de pioches ?
Colt avait suggéré d’ailleurs, qu’Ira aide à les démolition des murs par sa magie, étant la seule licorne de l’expédition. Mais la duchesse avait refusé tout net, craignant qu’utiliser la magie sur cette portion de mur ne puisse détruire ce qu’il y avait de l’autre côté. Sans compter qu’elle n’était pas sûre, vu le vide magique de la madina, arriver à faire autre chose qu’égratigner la pierre. C’était donc bien plus préférable de tout faire au sabot. Surtout que les chameaux avaient été engagés pour ça.
Ira se rapprocha d'eux pour juger de l’avancée du travail. Les ouvriers travaillaient à la lueur des torches et une épaisse couche de gravats recouvrait le sol dallé. Une odeur de poussière et de sueur âcre empuantissait l’atmosphère. Une portion du mur était déjà tombée et on pouvait apercevoir une lueur briller au loin, au delà du trou. Au moment où la duchesse faisait son entrée sur le site, les chameaux finissaient de dégager le passage. Un de ceux qui n’attaquait pas la pierre mais qui reprenait son souffle adossé au mur, s’adressa à la licorne :
_On a commencé à percer pour de bon y a une heure anissa. Ça avance à une vitesse folle par rapport à avant.
Pour avoir constaté l’avancée des travaux pas plus tard que ce matin, Ira pouvait le confirmer. Quelques heures auparavant et les chameaux, malgré leurs efforts, ne faisaient qu’effleurer la pierre.
En tout cas, la lueur qu’on pouvait distinguer par l’ouverture de fortune était bon signe.
_On dirait qu’on touche au but, commenta sobrement Colt en se plaçant à côté de sa patronne.
Ira se borna à hocher du museau alors que dans un fracas épouvantable, les dernières résistances de la pierre étaient vaincues. Un nuage de poussière agressa tous les occupants de la pièce et la licorne toussa énergiquement pour se libérer les poumons. Ira dut attendre quelques secondes avant de rouvrir les yeux et de contempler l’ouverture enfin libérée. A quelques pas d’elle, s’ouvrait un profond corridor, aux murs nus et plongé dans l’obscurité. D’un signe de tête, elle ordonna à un des chameaux d’éclairer la voie, ce que fit celui avec lequel elle parlait quelques minutes auparavant : il alla décrocher une torche du mur et alla sa poster à l’entrée du corridor.
Il y glissa la tête, regardant à droite, à gauche, en haut et en bas, pour s’assurer qu’il n’y avait pas de danger.
_Ca a l’air sûr anissa, on va pouvoir y aller, affirma t-il.
Au moment précis où le chameau finissait sa phrase, un brusque coup de vent étouffa toutes les torches de la pièce.
Plongée dans l’obscurité absolue, voyant à peine plus loin que le bout de son museau, Ira se figea alors que les sombres mélodies qu’elle percevait la nuit résonnaient dans toute la pièce. A l’oreille, Ira attribuait leur provenance du corridor auquel ils venaient d'accéder. Puis soudainement, les psalmodies se turent, remplacées par un grognement animal.
Ira déglutit. Elle ne pouvait rien voir mais il y avait quelque chose, juste là, qui feulait et qui crachait, à quelques pas d’elle.
Elle sentit sa respiration s’emballer et à en juger par les sons qu’elle pouvait percevoir autour d’elle, les chameaux et Colt n’étaient pas plus rassurés qu’elle.
Alors qu’elle envisageait sérieusement de battre lentement en retraite jusqu’en dehors des bains, un cri déchira l’atmosphère silencieuse. Un chameau hurlait de peur et de douleur, sa voix partant dans les aigus, entrecoupée de blatèrements de pure terreur. Le bruit sinistre de quelque chose qui se brisait, comme des os et de tissus qu’on déchirait firent taire le chameau à jamais. Un bruit d’affaissement, et les thermes redevinrent silencieuses, tout juste perturbées par le ronronnement sinistre de la créature que personne ne pouvait voir.
Le cerveau de la duchesse lui hurla de déguerpir tant qu’elle le pouvait encore mais son corps était englué par la peur.
Bam. Bam.
La créature se rapprochait.
Quelque chose disait à la licorne que si elle avait tendu le sabot droit devant elle, elle l’aurait frôlée. Une odeur de sang frais vint se joindre au ballet des mauvais signaux que ressentait Ira dans les bains. Comme pour confirmer sa pensée précédente, quelque chose l’effleura au niveau du cou. Comme une caresse du vent. Mais aussi glacé que la neige.
Tremblante, incapable de faire autre chose que de rester sur place, Ira sentit le monstre approcher son museau du sien. La duchesse sentit l’odeur de pourriture et de charnier qui s’échappait de sa gueule. Ses sabots furent arrosés par des gouttes à l’odeur âcre.
De la salive ? De sang ?
Puis brusquement, la créature se détourna de la duchesse pour passer à sa gauche, en direction de l’extérieur. Les pas s'éloignèrent petit à petit, jusqu’à n’être plus qu’un bruit dans le lointain, puis, plus rien du tout.
Ira se força à reprendre le dessus sur sa terreur. Elle devait au moins savoir ce qui s’était passé. Son cœur cognant toujours dans sa poitrine à en éclater, elle jeta un sort. De la pointe de sa corne naquit un faisceau de lumière. S’en servant comme d’une lampe de fortune, elle dirigea le sort où portait son regard.
Le spectacle qu’elle découvrit lui retourna l’estomac : la première chose qu’elle vit fut le corps désarticulé du chameau qui avait été tué par le monstre, celui qui s’était tenu devant l’entrée voici quelques instants. Quoique “massacré” aurait été plus approprié. Le porteur était étendu sur le flanc, le ventre largement ouvert duquel s’échappait ses entrailles. Ses pattes étaient pliées dans un angle bizarre et son visage lacéré avait dans la mort, l’expression figée de la douleur et de la terreur absolue.
La duchesse sentit la bile lui monter à la bouche. Il lui fallut rassembler toutes ses forces pour que son estomac ne se vide pas.
Colt présent à côté de sa patronne ne dit rien. De l’ouverture de ses yeux que laissait apparaître son chèche, Ira nota que son pelage avait incroyablement pâli, à moins que ce ne soit un effet de lumière.
Les chameaux encore présents dans la pièce semblaient assez perturbés eux aussi. Ils ne cessaient de murmurer des mots en agrabayéen, repliés sur eux-mêmes, allant jusqu’à se mettre à plat ventre pour certains. Ira supposa qu’ils priaient leur dieu.
Elle n’allait pas leur en vouloir.
Elle même se serait raccrochée à n’importe quoi pour éloigner le souvenir de la créature invisible. Elle se surprit à se passer le sabot sur le cou, là où le monstre l’avait effleurée. Les poils de son encolure étaient comme collés entre eux par une suie noirâtre et glacée. Elle se nettoya tant bien que mal, se salissant la corne du sabot quand elle le passa sur sa robe.
Colt fut le premier à briser le silence épais, en chuchotant toutefois, sûrement de peur d’attirer à nouveau la bête dans les parages.
_C’était quoi cette saloperie ?
_Une sorte de gardien, hasarda Ira du bout des lèvres. Je crois avoir lu que...
Interrompant là sa phrase, Ira tira le carnet de Livingsthoof de son sac et se mit à lire en chuchotant :
_”Les chameaux m’ont dit à plusieurs reprises avoir croisé quelque chose qui rôde dans l’ombre, un animal aux dents tranchantes et aux griffes acérées. Il l’appellent el chitane, le mal, le démon. La créature garderait les lieux saints de la madina et massacrerait les pillards”.
_Alors c’était ça “el chitane” ? hasarda Colt tandis que sa patronne rangeait son carnet dans son sac. Je comprends pas pourquoi y nous a pas tous tués par contre...
_Peut-être qu’il n’a tué le chameau que parce qu’il était sur son passage. Qu’il voulait absolument sortir de là.
_Il aurait pu nous tuer avant de sortir, objecta l’étalon.
_Ou alors...supposa la duchesse, allongeant sa phrase au fil de sa réflexion.
Il nous attend dehors.
Alors qu’elle formulait mentalement son hypothèse, la duchesse sentit très bien le malaise que cette supposition amenait : si le monstre était à l’extérieur à les guetter, ils n’avaient aucune chance de repartir du hammam en vie.
Ira alla secouer du sabot un chameau blême de peur.
_Toi, ordonna t-elle, va au camp. Dis à Kamel de nous apporter des armes et vite.
Sans doute ravi d’avoir quelque chose à faire qui physiquement, le sortirait de sa torpeur, le chameau ne fut pas long à obtempérer et à détaler dans les bains en direction de la sortie.
_Vous croyez vraiment que c’est avec des armes qu’on va s’en sortir ? demanda John Colt, sur un ton un peu méprisant.
_Non, répondit Ira, je fais juste un test pour voir si la voie est libre.
Un hurlement qui parvint aux oreilles des survivants, accompagné du bruit désormais reconnaissable des griffes qui labouraient la peau du pauvre chameau apportèrent sa réponse à la licorne.
_Elle ne l’est pas, dit-elle laconiquement en se détournant de la porte du hammam.
Ira se mit à se masser les tempes avec ses sabots, se forçant à réfléchir. Elle ne devait pas paniquer.
El chitane était dehors, à attendre de les massacrer. Pour une quelconque raison, la créature ne semblait plus vouloir entrer dans le hammam. Ce qui voulait dire qu’ils étaient piégés à l’intérieur. A moins que...
Le regard d’Ira se perdit sur le corridor au bout duquel brillait toujours la lueur.
Elle fit quelques pas en direction du couloir et passa la tête par l’ouverture. Colt vint se placer derrière elle :
_Vous êtes sûre que c’est une bonne idée ?
_Non. Mais est-ce qu’on a une autre solution ? demanda t-elle en franchissant le tas de gravats et en s’engageant dans le corridor.
Par rapport aux bains, assez imposants, la licorne se sentait littéralement écrasée dans cet étroit couloir de pierre. Le chemin sous ses pattes était dallé mais les murs eux-mêmes étaient nus. A en juger par le bruit des pas qui l’accompagnaient, Colt se tenait juste en retrait de la duchesse.
Ce n’était peut-être pas très malin de la part d’Ira d’avancer la première, mais elle était la seule à pouvoir éclairer le chemin. Et quelque part, un certain fatalisme lui faisait dire que si elle tombait museau à museau avec un nouveau el chitane, autant mourir la première.
La lueur gagna en intensité alors que la duchesse et son employé progressaient vers elle. Petit à petit, la licorne sentit une drôle de sensation dans sa corne, comme des picotements.
Sa corne réagissait à la magie. Quelque soit la chose vers laquelle ils se dirigeaient, il y avait de la magie là bas ! Sans même se poser la question de la dangerosité possible du phénomène, Ira se sentit quelque peu rassurée de retrouver une source de magie dans la Ville Vide. A la réflexion, elle se dit que ça expliquait comment elle pouvait utiliser son sort de lumière et le maintenir comme si de rien était.
La licorne et son courtier en information avancèrent silencieusement jusqu’à ce qui semblait être l’extrémité du corridor. Passé la porte taillée dans la pierre, on découvrait une grande salle circulaire, de plusieurs mètres de diamètre, garnie d’un gigantesque trou en son centre, comme une sorte de puits. La lueur provenait de cet abîme.
La lumière étant suffisante pour se passer de sa corne, Ira arrêta là son sort. Elle observa avec attention la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Au contraire du corridor qu’ils venaient de franchir et de l’ensemble de la madina d’ailleurs, la salle était richement ornée. Des sculptures de pierres et des bas reliefs avaient été gravés sur l’ensemble des murs, jusqu’aux confins du plafond, qui se perdait dans l’obscurité. Ira s’approcha d’un des bas relief et l’examina de plus près.
Une créature longiligne, au corps composé d’une mosaïque d’animaux avait été sculptée dans la pierre. L’artiste avait eu un coup de burin des plus réalistes et si ce n’était sa couleur grise et sa totale immobilité, Ira aurait pu prendre le draconequus pour une créature bien vivante.
La patte droite du démon du chaos, celle d’un ours semblait-il, était tendue devant elle tandis que la gauche, qui était visiblement celle d’un cerf, était repliée sur son cœur. Aux pattes du draconequus qui étaient celle d’un cochon, de nombreux animaux étaient à plat ventre ou à genoux, des boucs aux pandas en passant par les loups. Et bien entendu, les poneys des trois races étaient du lot.
De toute évidence, à en juger par ce qu’elle voyait, l’esprit chaotique semblait régner en maître absolu sur ses sujets. Et Ira de découvrir alors que son regard se portait tout autour d’elle que toutes les autres sculptures, si leur sujet exact n’était jamais le même, toutes se rassemblaient par leur volonté de montrer les draconequus en majesté.
Elle le savait. Elle le savait que la madina avait quelque chose à voir avec les draconequus son instinct ne l’avait pas trompée !
L’espace d’un instant, toute à sa joie, Ira avait complètement oublié que quelques minutes plus tôt, elle avait tremblé de peur devant une créature invisible. El chitane se rappela à elle quand elle perçut ses grognements caractéristiques se rapprocher de la grande salle.
Dans l’esprit de la licorne, se heurtèrent deux émotions contradictoires : la première fut la peur d’avoir à affronter à nouveau cette créature. La seconde fut la colère puisque en remontant le corridor, el chitane venait de toute évidence d’infirmer son hypothèse comme quoi elle ne chercherait plus à rentrer dans le hammam. Ira détestait avoir tort.
Mais il y avait dans cette salle quelque chose qu’Ira pouvait utiliser et qu’elle n’avait pas eu à sa disposition un peu plus tôt : cette énorme réserve de magie.
Même pour une licorne aux pouvoirs communs comme la duchesse, ce n’était pas quelque chose de négligeable.
Au moment où les pas d’el chitane faisaient leur entrée dans la salle, Ira lança un sort de détection. C’était un charme des plus basiques, qui servait juste à révéler ce qui était caché. Et à la vue de la véritable forme d’el chitane, Ira se demanda sincèrement si elle avait bien fait.
El chitane évoquait une panthère. Elle en avait le mode de déplacement en tout cas, le pas feutrée et le dos creux. Mais sa matière même semblait n’être pas faite de chair et de poils, mais de fumerolles noires, qui dansaient dans un espace bien défini.
De ses crocs, dégoulinait du sang frais, qui gouttait au sol, laissant une traînée rouge là où el chitane passait. Ira supposa que le monstre avait achevé les chameaux qui étaient restés en arrière dans les thermes.
El chitane fit racler ses griffes sur le sol et feula à l’encontre de la licorne, comme pour signifier qu’elle n’aimait pas être montrée au grand jour. Elle s’approcha lentement de la prétendante au trône, se pourléchant les babines.
Ira sentit son cœur se mettre violemment à battre dans sa poitrine, mais elle ne paniqua pas totalement. Peut-être parce qu’elle voyait el chitane à la pleine lumière. Quelque part, en sachant vraiment ce qu’elle avait en face d’elle, la duchesse avait un peu moins peur.
El chitane fit un pas de plus. Ira lui en accorda un dernier avant de tirer un projectile de pure énergie magique. Le rayon frappa la créature en pleine poitrine, ce qui dissipa brièvement dans l’air les fumerolles noires avant qu’elles ne se reforment. Le monstre feula une nouvelle fois, visiblement plus énervé et accéléra la cadence, diminuant grandement la distance qui le séparait de sa future victime. Ira déglutit. Ça allait mal se passer pour elle.
El chitane tomba en arrêt, patte repliées et gueule grande ouverte. Ira se figea elle aussi. Quelque chose lui disait que tant qu'elle resterait immobile, le monstre ne bougerait pas lui non plus. Qu’el chitane voulait jouer avec sa proie et ne bondirait sur elle pour la déchiqueter qu’au moment où l’instinct de survie de la licorne ne prendrait le dessus pour l’obliger à fuir.
Ira ne l’aurait pas forcément cru au premier abord mais rester sans bouger quand on faisait face à une créature de cauchemar était plus simple à dire qu’à faire.
Un long, très long et très inconfortable moment passa.
Ira fixa ses sabots pour découvrir qu’ils tremblaient imperceptiblement.
Malgré tous ses efforts, la panique commençait à gagner sur son esprit rationnel. Elle ne pourrait plus tenir très longtemps avant de courir à toutes jambes et de se condamner à la mort par les crocs et les griffes d’el chitane.
Et en un battement de cœur affolé, la situation entière changea.
Du coin de l’œil, Ira vit John Colt, ses grandes draperies chameaux claquant derrière lui, se jeter brusquement sur el chitane, épaule en avant, espérant visiblement la déstabiliser. Les projets de l’espion atteignirent largement ses objectifs puisque l’étalon percuta violemment la créature, la faisant verser sur le flanc, tombant à moitié sur elle et la rouant de coups de fers.
A la grande surprise d’Ira, malgré le fait qu’el chitane était composée de fumée, les impacts des sabots de Colt semblaient donner un résultat. Sans nul doute que le courtier en information en était le premier surpris, mais il était trop occupé à redoubler ses coups pour se poser la question du pourquoi du comment.
L'élément de surprise ne dura qu’un temps et el chitane se remit bien vite dans la course. Ses pattes lacérèrent l’étalon tandis qu’elle cherchait une partie de Colt à mordre avec ses crocs. L’espion était visiblement blessé mais ne ralentissait pas le rythme.
Il frappait, frappait, frappait. De son côté, el chitane griffait, mordait, déchirait.
Ira était incapable de détacher ses yeux du spectacle. C’était un combat à mort.
De toute évidence, John Colt faiblissait, que ce soit à cause du sang qu’il perdait ou simplement de la fatigue. Et el chitane semblait plus alerte que jamais, prenant lentement le dessus sur son adversaire. Les trois protagonistes présents dans la pièce savaient qui sortirait vainqueur du duel. Et ce fut peut-être pour cela que Colt joua sa dernière carte : il arracha son chèche et le plaqua tant bien que mal sur le visage d’el chitane, sans doute à dessein de l’aveugler. Puis, enserrant la créature dans ses bras, il se mit à rouler en direction du grand puits. El chitane tenta de se dégager, griffant avec encore plus d’ardeur, mordant la chair du poney au travers de ses grandes robes. Mais Colt ne lâchait pas. Dans tous les sens du terme.
Il ne lâchait toujours pas quand ses roulades l'amenèrent au bord du puits et que d’un dernier effort, il y plongea, el chitane toujours prisonnière de ses pattes.
Ira vit le couple basculer dans le gouffre dans un dernier bruit de lutte puis plus un son.
Le silence. Le rien. Le vide.
La duchesse se rapprocha lentement du puits et regarda la lueur, tentant d’apercevoir Colt ou el chitane. Mais les deux adversaires avaient totalement disparu.
Ira se sentit soulagée de la disparition d’el chitane. Au moins autant qu’elle se sentit peinée de celle de John Colt. Peut-être parce qu’elle perdait le meilleur courtier en information d’Equestria. Peut-être parce qu’elle avait fini par l’apprécier avec le temps.
Peut-être qu’elle avait plus de compassion qu’elle ne l’aurait cru en définitive.
Perdue dans ses pensées, Ira mit quelques secondes avant de réaliser que quelque chose avait changé dans l’architecture de la pièce.
Au milieu du puits, encore grand ouvert il y avait quelques instants, se dressait une sorte de plate-forme, accessible par un pont de pierre qui n’était pas là il y a encore quelques minutes. Ira s’y engagea. Au milieu de la plate-forme, elle trouva dressée en son centre une minuscule colonne ainsi qu’un livre, apposé sur son chapiteau.
Ira toucha le livre du sabot. Aussitôt, une migraine atroce la frappa et la jeta au sol. Quand elle se releva doucement, une voix résonnait dans sa tête.
_Ton compagnon a vaincu Iblis. C’est impressionnant.
_Qui êtes-vous ? demanda à haute voix la licorne, une fois la surprise passée.
_Mon nom ne te dirait rien. Et puis il n’est pas fait pour être entendu par les oreilles de petites créatures mortelles comme les tiennes.
_Je suis la duchesse Ira, héritière légitime du trône des licornes, répondit la jument piquée au vif. Je suis un peu plus qu’une "petite créature mortelle”.
La voix dans sa tête pouffa :
_Tu m’amuses Ira des licornes. Ça fait bien longtemps que personne n’a osé me parler comme tu l’as fait. La dernière a avoir osé...
_Lucimare...supposa Ira, coupant la voix dans sa phrase.
_Oui, confirma cette dernière, Lucimare l’alicorne. Elle aussi s’est présentée devant moi pleine d'orgueil. Et c’est tant mieux. J'aime les mortels pleins de fierté. Ils sont bien plus amusants à regarder.
_”Amusants” ? demanda la licorne, reprenant la formulation de la voix.
_Oui, amusants, insista celle-ci. Si tu étais dans la position où je suis, tu comprendrais vite à quel point l’éternité peut-être longue et ennuyeuse. Il nous faut des distractions pour ne pas devenir fous vois-tu. Alors à chacun sa technique pour tuer le temps. Certains passent l’éternité à jouer aux cartes, moi je cherche mes champions.
_Des gens comme Lucimare ?
_Ou comme toi Ira des licornes, puisque tu es arrivée jusqu’à moi.
_C’est Colt qui a tué votre créature, pas moi.
_Et c’est lui qui est mort alors que tu te tiens devant moi, bien vivante. C’est donc toi que je considère comme ma championne aujourd’hui. Je présume que tu es venue pour les draconequus ?
_Comment est-ce que vous savez ça ? l’interrogea Ira.
_D’une, je suis presque omniscient. De deux, je ne peux pas vraiment donner un autre pouvoir aux mortels depuis ce sanctuaire alors vois-tu, c’est plutôt aisé de deviner ce que veulent ceux qui pénètrent ici.
_Et le docteur Livingsthoof ? Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
_Je ne connais personne qui s’est présenté à moi sous ce nom. Mais Iblis a tué beaucoup, beaucoup de mortels. Ton docteur doit être du nombre.
La voix marqua une pause avant de reprendre.
_Tu es donc venue recevoir le pouvoir des démons du chaos. Pourquoi ?
_Je croyais que vous étiez omniscient, rétorqua la licorne.
Nouveau rire de la voix.
_Tu me plais de plus en plus Ira des licornes. Bien sûr que je le sais. Je veux juste l’entendre de ta bouche.
_Je veux mon trône. C’est mon droit de naissance de l’occuper et je n’ai pas d’autre moyen que de faire appel aux draconequus pour atteindre mon but.
Un long silence fit écho à la profession de foi de la duchesse. Puis :
_Je vois, affirma la voix. Tu veux être malika de ton peuple, leur reine. Lucimare avait le même projet. Vous vous ressemblez beaucoup par ailleurs.
_Vous allez m’aider oui ou non ?
_Du calme Ira des licornes. Je pourrais libérer mille draconequus et les mettre à ton service, là tout de suite mais ce serait une mauvaise idée. Il n’y en a aucun que tu pourrais maîtriser, même avec mon aide. Les seuls démons du chaos domestiquées, j’en ai fait cadeau à l’alicorne Lucimare.
_Ils sont enfermés au Tartare. Vous pouvez les faire sortir ?
_Trop compliqué, même pour moi. La magie qui les a enfermés dans ce lieu est peut-être même plus forte que la mienne. Mais...il existe un quatrième draconequus.
Ira sentit son cœur rater un battement d’excitation. Elle le savait !
_C’est Discord. Il est censé être le draconequus parfait, maîtrisant les trois éléments chaotiques, contrairement à ses frères qui servaient Lucimare, qui n’en maîtrisaient chacun qu’un.
_Où est ce Discord ?
_Dans une ville de mortels, à quelques jours de marche d’ici. Canterlot, tu connais ?
Le coeur de la jument manqua à nouveau un battement mais cette fois ci, de surprise et de colère mêlées. Quoi ? Elle avait vécu dans la même ville que le draconequus sans le savoir ?
_Il se cache sous l’apparence d’un pégase, à la cour de celui-là même que tu veux renverser. Amusant non ?
Ira ne goûtait guère à la plaisanterie.
_Comment est-ce que je le force à m’obéir ? demanda t-elle, les lèvres blanches de rage.
_Il faut faire en sorte qu’il te jure fidélité voilà tout. Le serment l’obligera à te servir.
_Et c’est tout ?
_Et c’est tout, conclut la voix.
_Et s’il s’engage auprès d’un autre avant que je ne le fasse jurer ?
_Tu es marquée depuis que je te parle. Tu seras la seule à avoir ce pouvoir de coercition si tu lui fais prêter serment. Auprès d’un autre, ça n’engagera que sa parole. Et la parole d’un draconequus n’est pas bien lourde.
_Et vous ? questionna Ira. Vous gagnez quoi dans tout ça ?
_Je te l’ai dit, ça m’occupe de voir les mortels comme toi. Alors va Ira des licornes, va. J’espère pour toi que tu finiras mieux que ce qui est arrivé à Lucimare.
_Pourquoi ? demanda Ira alors qu’elle sentait ses forces l’abandonner, ses pattes ployer sous son propre poids et un sommeil irrésistible l’envahir. Qu’est-ce...qui est arrivé...à...Lucimare...
Le soleil brûlant d’Agrabay réveilla Ira. Le ciel bleu était magnifique et elle était étendue au beau milieu de la place centrale de la madina Al Khali, le dos apposé contre les gravats, les sabots dans le sable. Elle n’avait plus son grand chapeau ni son sac avec le carnet de Livingsthoof.
Elle se sentait embrumée, comme après un cauchemar. Se pouvait-il qu’elle ait rêvé tout ça ?
_Sayditi, vous êtes là, s’exclama une voix qu’Ira reconnut comme étant celle de Kamel, le chameau en chef de l’expédition.
Kamel s’approcha de sa patronne, une gourde en main dont il força presque la licorne à boire le contenu. C’était du thé du désert. Pas la boisson que la duchesse aurait prise de choix en ce moment précis mais au moins, elle désaltérait. Ce fut quand le liquide inonda ses muqueuses asséchées que la jument se rendit compte à quel point elle était morte de soif.
Le chameau ôta son chèche pour l’enrouler autour du crâne de la duchesse, pour la protéger du soleil.
_Je suis content de vous retrouver vivante sayditi. Tous les autres...ils sont morts. Tous. J’ai pas retrouvé monsieur Colt. Y a plus que nous.
Bon. Et bien ça prouvait au moins que la licorne n’avait pas rêvé.
_On s’en va Kamel, on rentre à Equestria. Tout de suite.
Ira tenta se se remettre droite sur ses pattes mais encore faible, elle chancela et dérapa. Kamel la rattrapa et l’installa sur son dos, entre ses bosses. Trop affaiblie pour protester contre ce qu’elle considérait comme une situation un peu humiliante et infantile, Ira se laissa porter jusqu’au camp, où Kamel rassembla les quelques affaires et vivres dont ils auraient besoin pour le voyage avant de se mettre en route. Bercée par le rythme régulier de la marche du chameau et confortablement installée entre ses bosses, la jument sentit le sommeil la gagner très vite. Un dernier effort avant de sombrer la fit se retourner en direction de la madina Al Khali, cette ville si étrange, belle et maudite à la fois.
Mais à plusieurs mètres derrière le chameau et sa voyageuse, il n’y avait plus rien qui se dressait derrière eux. Rien que du sable et des dunes à perte de vue.
La madina Al Khali s’était évaporée, ne laissant derrière elle que ce qu’on pouvait trouver à l’intérieur.
Le silence. Le rien. Le vide.
¤¤¤
Habte, fils aîné d’Eliah et prince impérial de la nation zèbre, planta profondément sa première sagaie dans une faille de la roche. S’en servant comme point d’appui, il se hissa à la force des sabots avant d’arracher sa seconde lance de là où il l’avait fichée. Puis, il recommença la manœuvre.
Escalader le Ma Alalta n’était en théorie pas si compliqué. Sa roche regorgeait de failles et de trous où il était facile d’y planter ce dont on se servait pour progresser, dans le cas d’Habte, ses deux sagaies. Qui plus est, le Ma Alalta n’était pas très haut comparé aux autres sommets de l’Empire. Un jeune zèbre comme le prince pouvait en atteindre le haut au prix de quelques heures d’efforts. Mais il y avait ce détail qui distinguait le Ma Alalta des autres monts zèbres et qui en complexifiait nécessairement l’escalade: c’était un volcan. Encore en activité.
Premièrement, Habte devait faire attention à ne pas se brûler en restant trop longtemps au contact de la roche. Ses sabots ne restaient en place que quelques secondes avant qu’il ne les arrache de leur position. La fumée qui s’échappait de la cheminée du volcan était souvent rabattue sur ses parois extérieures par le vent, et Habte devait alors retenir son souffle, de peur de suffoquer. Enfin, comme si les choses n’étaient pas assez difficiles, le Ma Alalta expédiait de temps à autres des morceaux de roche, qui dévalaient jusqu’en bas, manquant de fracasser le crâne de l’adolescent. Mais au moins, le volcan se dispensait des coulées de lave. Pour l’instant.
Habte stabilisa sa position quelques secondes, le temps de passer un revers de sabot sur son front moite de sueur puis il reprit son ascension. Il s’en souviendrait des consignes des dieux, tiens ! Dire que quelques jours auparavant, il était tranquillement en train de se reposer dans sa case et que maintenant, il se retrouvait à devoir gravir le volcan le plus dangereux de l’Empire. Une idée pareille n’aurait jamais traversé l’esprit du prince en temps normal. Il aimait chasser, il aimait courir, ça oui. Faire un peu d’escalade à l’occasion aussi d’ailleurs. Mais grimper en haut du Ma Alalta ? Il fallait vraiment que ça vienne de son oncle toute cette histoire.
Ekundayo avait convoqué son neveu dans sa case, où le prince avait trouvé le shaman, comme à son habitude, assis en tailleur, effectuant des manipulations de poudres et de plantes au dessus d’un grand feu.
Contrairement à son père, qui ne cachait pas son scepticisme devant les visions du sorcier, Habte les respectait beaucoup. C’était la principale raison qui lui faisait toujours prêter une oreille attentive aux propos du shaman, aussi ambigus que ces derniers puissent être.
_Habte, avait commencé Ekundayo en reposant sa calebasse de maté à terre. Tu sais quel est le devoir d’un bon zèbre ?
_Obéir aux dieux en toutes choses, avait récité l’adolescent, car ils sont les gardiens de notre peuple.
_C’est cela. Nous devons tout aux dieux. Ce sont eux qui remplissent notre savane d’herbe comestible et font couler l’eau de la rivière jusqu’à nos villages. Ils font la nuit, le jour et nous protègent de nos ennemis.
Habte avait acquiescé. Ce concept était tellement naturel qu’il ne lui était jamais venu à l’esprit de le remettre en question.
_Ils sont l’unique raison de notre présence sur la Petite Plaine, avait poursuivi le shaman. Ils m’ont choisi moi, pour transmettre leur message aux zèbres et ils ont choisi ton père pour guider l’Empire vers la lumière.
L’adolescent avait hoché la tête une nouvelle fois. Il n’avait pas très bien compris où voulait en venir son oncle mais l’avait laissé parler.
_Toutes les décisions que prend ton père, Habte, sont prises pour le bien de notre nation. N’importe qui peut régner sur un pays. Mais le Roi des rois a pour mission non seulement de diriger mais aussi de conserver l’Empire pour les générations futures. Pour le jour où toi, tu deviendras Négus.
Le jeune zèbre avait senti la tête lui tourner, comme à chaque fois qu’on évoquait son legs impérial. C’était une chose d’être leul, prince impérial du sang. C’en était une autre de s’imaginer avec la couronne de Roi des rois sur le crâne.
Ekundayo avait laissé planer un long silence, le temps pour lui de reprendre quelques gorgées de maté. Il avait porté la bombilla de la calebasse à ses lèvres, et avait aspiré avant de laisser reposer la gourde à ses sabots.
_Dans ce but de prolonger la sécurité de l’Empire, ton père a décidé de passer une alliance avec la nation equestrienne et plus particulièrement, avec le royaume des licornes.
Habte avait froncé les sourcils.
Il savait que son père s’était souvent rendu au nord ces six derniers mois, il y était en ce moment même du reste, mais l’adolescent n’avait pas imaginé que l’Empire allait s’allier avec une nation étrangère. Ils avaient souvent commercé avec Equestria mais de là à aller plus loin...
_Le souverain des licornes, le roi Hélios, a une fille, la princesse Celestia. Tu l’épouseras après la signature du traité.
Habte avait eu un mouvement de recul. Pardon ? Est-ce que son oncle venait bien de dire qu’il allait devoir se marier ?
_Vous voulez que moi...j’épouse une licorne ?
_C’est une alicorne techniquement, avait rectifié le sorcier, une race rare même en Equestria. Et nous ne “voulons pas” Habte. Je t’expose simplement les faits.
Habte avait bien mis quelques secondes pour digérer l’information. A quinze ans, il n’avait jamais vraiment pensé au mariage, et une certaine naïveté juvénile l’avait toujours conforté dans l’idée que le jour lointain où ces noces se produiraient, il épouserait la zèbrelle que son cœur avait choisi.
Se voir jeter au museau qu’il allait devoir faire un mariage d’Etat avec une licorne - non pas une licorne, une alicorne. Ca rimait à quoi ça d’ailleurs, une princesse licorne qui n’était même pas licorne ? - c’était légèrement différent de ce qu’il avait imaginé.
_Je suppose que je n’ai rien à dire, avait grommelé Habte.
_Non, lui avait répondu le shaman. Cette alliance est importante pour l’Empire et pour Equestria. Ton mariage avec la fille du roi des licornes en sera le mortier.
La moue de l’adolescent s’était accentuée. De prince impérial, il était devenu matériel de construction. Belle perspective d’avenir !
_J’ai rencontré la famille royale licorne au sacre du roi Hélios, il y a six lunes, avait déclaré Ekundayo, reprenant son maté en sabot mais n’en buvant pas, se bornant à presser ses sabots contre la calebasse. La princesse Celestia a ton âge et elle m’a semblé intelligente, quoique un peu fougueuse. C'est ce qui se passe quand les dieux transforment le corps d’une pouliche en jument : l’âme met un peu de temps à s’y faire. Il te faudra veiller à la dompter, Habte. Tu seras le mâle de cette union, ne l’oublie pas.
Habte avait hoché la tête alors que son oncle avait repris la bombilla de la gourde en bouche et buvait calmement son maté.
Le shaman n’avait repris la parole qu’une fois la calebasse vide.
_Ce mariage apportera beaucoup de bonnes choses aux deux nations, avait affirmé le sorcier en s’essuyant les lèvres à même le paturon. Et les dieux savent si nous en avons besoin...
Il s’était alors emparé d’une petite bourse de cuir qui pendait devant son museau, en avait ouvert les lacets, pris une pincée de la poudre qui se trouvait à l’intérieur et l’avait jetée dans le feu. Les flammes s’étaient alors brusquement attisées, jusqu’à monter soudainement au sommet de la case. Habte avait eu un mouvement de recul instinctif mais son sursaut à peine terminé, les flammes avaient repris leur taille normale.
_Voilà plusieurs mois que les dieux me font part d’un mauvais démon qui pourrait régner sur la Petite Plaine dans les temps à venir, avait sombrement déclaré Ekundayo, le museau baissé et les oreilles aplaties. J’ai cru l’avoir neutralisé avant le sacre du roi Hélios mais j’ai échoué. Et j’avais peur d’avoir laissé passer ma chance, d'avoir condamné tout l’Empire et les terres avoisinantes à une éternité de chaos et de souffrance par ma médiocrité.
Le shaman avait alors soudainement relevé la tête, un sourire d’espoir dessiné sur le visage :
_Mais je sais maintenant ce que voulaient les dieux. Ton mariage avec la fille des licornes est une bénédiction : Celestia est la fille aînée du roi Hélios, ce qui veut dire que ce sera elle la prochaine souveraine de son peuple, tout comme toi, tu seras le prochain Négus. Votre enfant aura donc une double couronne sur la tête. Il faudra peut-être même trouver un nouveau titre ! avait gloussé le shaman avant de reprendre un air plus sérieux.
Le sorcier avait répété respectueusement les mots “double couronne”.
_A la fois impériale et royale. Ca ne s’est jamais vu ! s’était-il exclamé en faisant cogner ses sabots l’un contre l’autre pour marquer son emphase. Un événement unique, un symbole inouï. La preuve ultime que les dieux veillent sur la Petite Plaine. La preuve qu’ils nous protégeront du démon.
_Ce que tu veux dire, oncle Ekundayo, avait avancé Habte, c’est que si je me marie avec cette Celestia, le démon ne régnera pas, c’est ça ?
Le shaman avait eu un geste affirmatif du museau.
_Le danger sera écarté, avait confirmé le sorcier. Zèbres, licornes et toutes les autres races vivront en paix.
C’était à ce moment là qu’Habte s’était mis à relativiser.
La perspective de se marier avec une parfaite inconnue ne l’enchantait guère mais si c’était pour attirer la faveur des dieux sur l’Empire et au delà...
Son père lui avait souvent répété que le premier devoir d’un Négus était de servir ses sujets. Servir ceux qui n’étaient même pas ses sujets, ce devait être encore mieux non ?
_Je comprends, avait alors dit l’adolescent.
Son oncle avait souri et prenant une autre calebasse dans sa case, lui avait tendue. Habte avait porté avec application la bombilla à ses lèvres et avait aspiré, comme il l’avait si souvent vu faire son oncle, son père ou les autres zèbres d’importance de la tribu. L’amertume du maté avait inondé ses papilles et sa première impulsion avait été de recracher le liquide. Mais il s’était forcé à avaler, sous le regard bienveillant du shaman.
Après tout, boire le maté, c’était montrer qu’on était un zèbre adulte.
_Habte, avait alors repris le sorcier, le mariage se fera bien sûr dans le respect des traditions. Cela veut dire que tu devras apporter un cadeau à ta femme, une preuve de ton courage.
_Quelle preuve ? avait demandé le jeune zèbre.
_Elle est unique pour chaque zèbre nubile. Quand l’heure fut venue pour ton père, il est parti jusqu’à la cour du tsar des ours, affronter son meilleur guerrier et rapporter son cœur en trophée à ta mère. Il a écouté la voix des dieux. Et tu vas le faire aussi, avait déclaré le shaman en jetant à nouveau de la poudre dans le feu.
Cette fois, les flammes n’étaient pas montées jusqu’au plafond de la case. Elles avaient tous simplement changé de couleur : de jaunes et rouges, elles étaient devenues noires et vertes. Comme hypnotisé, Habte n’avait pas pu en détacher son regard, percevant à peine la voix de son oncle qui lui semblait lointaine, très lointaine.
_La réponse se trouve dans le feu.
Habte s’était donc retrouvé à fixer le brasier émeraude pendant quelques secondes, sans pouvoir en détacher le regard. Et puis au détour d’une flamme, il avait aperçu un oiseau prendre son envol et décoller vers le ciel. Une pincée d’une nouvelle poudre plus tard et le feu était redevenu normal, laissant l’adolescent à moitié abasourdi.
_Tu sais ce qu’il te reste à faire maintenant, avait dit le sorcier en l’invitant à quitter sa case.
Habte était sorti de chez le shaman encore un peu titubant, l’esprit embrumé par la fumée et sa vision. Il avait vu un oiseau dans les flammes. C’était ça sa preuve de courage, ce qu’il devait apporter à sa future femme ?
L’adolescent s’était interrogé. Son regard s’était porté sur le lointain, vers les montagnes fumantes. Ses yeux s’étaient arrêtés sur le Ma Alalta. Et le zèbre compris.
Il devait gravir le volcan et rapporter un œuf d’oiseau de feu. Les oiseaux de feu, les phénix, étaient des animaux rares, même dans la richesse et la diversité des terres impériales. Ils vivaient dans les coins les plus chauds de l’Empire, veillant jalousement sur leur portée et brûlant cruellement ceux qui avaient l’audace d’essayer de s’en emparer.
Apporter un œuf de phénix à sa fiancée. Quoi de mieux comme preuve de son courage ?
Enfin, ça c’était ce qu’avait pensé Habte avant de se retrouver à gravir la pente brûlante du Ma Alalta à la force de ses sagaies et de ses sabots.
C’était une chose de se dire que l’on allait devoir escalader le volcan. C’en était une autre de le faire.
Habte sentit la roche trembler et il leva les yeux en direction du ciel, sachant très bien ce qui allait arriver. Un rocher qui faisait bien la taille du museau de l’adolescent se mit à dévaler la pente du volcan à grande vitesse, arrachant une nuée de minuscules éclats à la montagne qui tombèrent droit sur le jeune zèbre. Mais l’adolescent se moquait bien des coupures et des éraflures. L’important était d’éviter de se faire fracasser les os par le grand rocher. Au moment où le caillou lui arrivait dessus, l’adolescent lâcha sa sagaie de gauche, portant tout son poids sur celle de droite. Il sentit la roche lui frôler la colonne vertébrale et lui arracher quelques poils de son pelage. En grommelant, il se balança pour reprendre appui sur la sagaie qu’il venait de lâcher puis il reprit son ascension.
Son escalade dura bien encore deux heures.
Ce fut un Habte harassé qui se hissa au sommet du Ma Alalta, le souffle court et les tendons douloureux. Par chance, le sommet du volcan n’était pas aussi brûlant que ses parois, il pouvait donc y laisser ses sabots. Habte prit de longues minutes pour se calmer, à attendre que les battements de son cœur repassent à la normale. Il se força à reprendre le dessus et s’approcha de la cheminée du volcan. Une bouffée de fumée le frappa au visage au moment où il regardait au delà de ses sabots. Le soufre lui piqua les yeux, provoquant une crise de larmes incontrôlable. Il battit des cils pour dissiper ses pleurs. Ses yeux lui faisaient toujours mal mais il voyait à nouveau assez clair à présent. Se penchant légèrement, Habte observa le cœur du Ma Alalta.
Le spectacle était aussi beau que terrifiant et à lui seul, valait les efforts que le prince avait faits pour le découvrir.
A quelques dizaines de mètres sous l’adolescent, la lave du volcan bouillonnait dangereusement, de grosses bulles en crevant la surface en un pop sonore. La couleur était tout simplement magnifique : à la fois rubis, or et topaze. Sans oublier la lumière qui semblait vouloir percer depuis les tréfonds du Ma Alalta. C’était la preuve incontestable que les dieux existaient et que leur volonté s’exprimait sur la Petite Plaine. Comment expliquer une telle beauté sinon ?
Habte se forca à s’arracher à sa contemplation. Il devait trouver ce pourquoi il avait fait tout ce chemin. Ses yeux parcoururent les parois intérieures du volcan, cherchant un renfoncement ou un...ah voilà. Juste là, au bout d'un promontoire, un nid de lave solidifié. Trois petits œufs oranges reposaient les uns contre les autres, chacun avec des marques jaunes différentes sur la coquille, qui évoquaient un soleil. Habte sourit. Il avait son objectif en vue.
L’adolescent se déplaça sur le toit du Ma Alalta jusqu’à être exactement au dessus du nid. Puis, plantant ses sagaies dans les failles de la roche, il entama sa descente.
C’était beaucoup plus dur que la montée. Il faisait encore plus chaud, le souffre l'agressait en permanence et surtout, le moindre faux mouvement et il plongeait dans la lave. Habte serra les dents et continua sa progression. La sueur lui glissait dans les poils.
Les sabots du prince finirent par toucher le promontoire. Habte se retourna et progressa à petits pas vers le nid. Il y était presque. La chaleur lui faisait tourner la tête.
Il tendit le sabot vers le premier œuf qui était à sa portée et le récupéra. Il tenait un phénix dans son sabot. Il avait hâte d’être de retour au village pour raconter à tous sa quête : comment il était allé au Ma Alalta, comment il avait grimpé à son sommet puis descendu à l’intérieur même pour prendre un œuf, comment il avait affronté la lave, le souffre, les rochers, les parents du phénix...
Une minute. Les parents du phénix ? Ils étaient où d’ailleurs ?
Comme en réponse à sa question, Habte entendit le cri d’un oiseau au dessus de lui. Il leva les yeux et vit un phénix adulte mâle, les ailes grandes déployées qui le toisait d’un air mauvais. Le prince déglutit et sentit un nœud se former dans son ventre. Le zèbre se hâta de placer l’œuf dans la petite besace de cuir qu’il avait sur le flanc, prévue à cet effet. Quelque chose lui disait que ce qui serait encore pire que d’être mis en pièces par le phénix adulte, ça serait de briser l’œuf qu’il avait eu autant de mal à venir chercher.
Habte tourna ensuite les talons et courut jusqu’à la paroi rocheuse. Il n’avait pas planté sa première sagaie dans les failles qu’un nouveau cri du phénix résonnait à ses oreilles. Le prince ne se retourna cependant pas. Il était déjà en train de regrimper quand le phénix adulte l’attaqua.
Il sentit un souffle d’air brûlant au dessus de sa tête et d’instinct, il recroquevilla la tête. Il sentit le phénix s’éloigner de lui, sûrement pour attaquer à nouveau. L’adolescent mit ce temps à profit pour accélérer sa montée.
Il avait encore échappé deux fois à l’oiseau de feu quand Habte atteint une nouvelle fois le sommet du Ma Alalta. Il y avait à peine posé ses sabots que le phénix passait une fois de plus à l’attaque.
Le prince ne put que se jeter à plat ventre alors que l’oiseau l’attaquait en piqué et que son bec rasait sa crinière. Le ventre écrasé contre la roche brûlante, Habte sentit littéralement ses entrailles bouillir. Il se releva avant que la douleur ne devienne insupportable.
Le phénix décrivait à nouveau un grand cercle, prêt à bondir sur l’adolescent à tout moment. Un sursaut de fierté chez le jeune prince le poussa à combattre plutôt qu’à fuir encore. Il lança sa sagaie droit sur l’animal, le perforant de part en part alors que l’oiseau reprenait sa position d’attaque. Dans un sourire, le zèbre vit le phénix devenir cendres et s’écraser au sol. Habte s’accorda un sourire de victoire. Dans la même journée, il gravissait le mont Alalta, il récupérait un œuf de phénix et se payait même le luxe d’abattre un oiseau de feu adulte ! Pas mal décidément comme preuve de courage.
Le sourire du leul se brisa quand il vit les cendres brusquement s’enflammer et le phénix en jaillir, aussi grand et fort qu’auparavant. Ah oui bien sûr. L’adolescent avait oublié ce détail là.
Le prince impérial considéra que la pente extérieure du volcan, là où il se situait, n’était pas si abrupte que ça à descendre. Avec précaution, on devait pouvoir la dévaler à pattes, sans vrais appuis. En faisant très attention à son équilibre et en prenant son temps.
Mais est-ce qu’on pouvait tenter la même chose en courant aussi vite que pouvaient aller ses jambes, poursuivi par un phénix dont on détenait la progéniture ?
Habte n’en savait rien.
Comme devait le découvrir le jeune zèbre quelques minutes plus tard, c’était bel et bien possible. Mais il devait surtout découvrir qu’être talonné par un oiseau de feu qui manquait de vous tuer à chacune de ses attaques, était une source de motivation assez inépuisable.
Un Habte fourbu et harassé accueillit avec le plus grand plaisir le contact du sol de la savane qui lui ne brûlait pas. Il ne s’arrêta pas de courir pour autant, ne cherchant même pas à voir si le phénix le poursuivait encore. Il voulait juste mettre le plus de distance possible entre lui et l’oiseau de feu.
Ce fut quand son souffle fut trop court pour le porter plus loin qu’Habte s’accorda une longue pause dans les hautes herbes.
Affalé de tout son long, le corps luisant de sueur, il prit l’œuf de phénix entre ses sabots. Avec un sourire ravi, le zèbre crut voir la petite forme sombre bouger au travers la coquille.
Il avait réussi à capturer un bébé phénix. Restait à lui donner un nom.
Les neurones du prince tentèrent de fonctionner au mieux, mais l’ensemble de son corps demanda grâce devant cet effort intellectuel. Et puis mince. L’œuf était pour cette Celestia après tout.
Son fichu phénix, elle pourrait l’appeler comme elle le voudrait.
¤¤¤
Discord plongea la pointe du pinceau dans le pot de peinture blanche avant de l’en ressortir, et de donner un petit coup de sabot pour se débarrasser du gros du liquide. Il tendit ensuite la patte jusqu’à atteindre la zone qu’il devait rafraîchir et brossa de haut en bas, veillant à garder des mouvements uniformes. C’était d’autant plus dur qu’il avait toujours envie de déborder exprès ou de saboter son travail. Comme une crise d’éternuement, c’était une pulsion presque incontrôlable et Discord devait puiser dans ses plus profondes ressources pour ne pas céder.
Le draconequus comme à chaque fois qu’il travaillait au ravalement des pièces du château ou qu’il était en public, avait adopté son apparence de pégase.
Ça lui permettait d’atteindre sans mal les plafonds des pièces où il devait travailler et plus globalement, de se déplacer plus rapidement. C’était un peu curieux de devoir se déplacer sur quatre pattes, lui qui en tant que draconequus, était naturellement bipède, mais pas si désagréable. Et au fond, aller jusqu’à changer d’apparence, est-ce que ce n’était pas aller dans le sens du chaos ?
Juché sur son échafaudage, Discord reprit de la peinture. La fresque qu’il travaillait à rafraîchir depuis plusieurs jours était dès plus adéquates à cette période de l’année : elle représentait Clover le Sage, Smart Cookie et le soldat Pansy, bras droits respectifs de la Princesse Platinium, du Chancelier Puddinghead et du Commandant Hurricane, décidant de mettre leurs différences de côté et d’affronter la menace des wendigos ensemble.
La légende disait que la force de leur amitié avait été telle qu’elle avait fait fondre la glace des esprits maléfiques. Discord avait un peu de mal à croire cette histoire sur parole. Selon lui, ce devait plus être métaphorique qu’autre chose, quelque chose comme “briser la glace”, “réchauffer l’atmosphère”.
Le draconequus voyait mal l’amitié être utilisée en termes magiques. Enfin, il était vrai que jusqu’à sa rencontre avec Celestia, il ne connaissait pas grand chose à l’amitié en elle-même.
Il pouvait remercier l’alicorne de lui apprendre ça.
Pour en revenir aux événements de la première Veillée Chaleureuse, Discord se disait qu’il comprendrait sans doute mieux en assistant à la pièce de théâtre qui se tiendrait le lendemain, pour la grande fête. Celestia avait insisté auprès de ses parents pour que le draconequus soit placé dans les premiers carrés, près de la famille royale. Hélios n’avait pas fait d’histoires. La reine Aztarté...ça avait été plus compliqué.
Quelque chose clochait avec la mère de Celestia. Elle ne cachait pas son manque d’affection pour Discord. Le draconequus avait du mal à mettre le sabot sur le problème. Depuis six mois, il s’efforçait de travailler du mieux qu’il pouvait pour la royauté licorne, de donner un coup de patte dès que les parents de Celestia en avaient besoin. Mais si le roi Hélios traitait Discord comme ce qu’il était, c’est à dire, le meilleur ami de sa fille et leur hôte, la reine des licornes le battait froid. Le draconequus avait sérieusement envisagé de demander la raison de cette froideur à Aztarté elle-même, mais s’était dit que ce serait sûrement une mauvaise idée. Elle devait juste avoir du mal avec Discord pour une quelconque raison. Qu’il se tienne bien, qu’il montre à la reine qu’il n’avait rien de mauvais en lui, et elle finirait bien par le voir d’un meilleur œil.
Enfin, rien de mauvais en lui. Disons plutôt que Discord savait contrôler ses mauvais penchants.
Il était toujours tenté de casser un beau vitrail quand il passait devant ou de faire un croc-en-jambe à un poney qu’il croisait dans un couloir, mais avant d’exécuter son geste, il se souvenait tout ce qu’il devait au roi Hélios. La vie tout simplement.
Au sens strict, quand l’alicorne l’avait tiré de sa caverne pour le soigner, et au sens figuré, en lui permettant de vivre au grand jour, certes sous un déguisement de pégase, mais où Discord pouvait enfin sentir les rayons du soleil sur son museau et le souffle du vent dans son pelage.
Alors quand il voulait commettre l’irréparable, l’esprit du chaos se bridait. Ça n’aurait pas été bien de sa part. Et quelque part, il ne voulait pas non plus donner une mauvaise image de lui à son amie Celestia.
Celestia était même plus que cela. C’était sa meilleure amie. Sa partenaire de jeu, sa complice, celle avec qui il pouvait parler de tout et de rien jusqu’au bout de la nuit.
C’était à se demander comment les choses se seraient passées si le draconequus n’avait pas trouvé son ballon à la surface d’Evercon. Discord serait sûrement encore dans sa grotte et l’alicorne s'ennuierait à mourir, à faire son devoir de princesse. Discord était parfaitement conscient être pour l’alicorne la graine de folie qu’il manquait à son monde. Contrairement à Luna, Celestia ne se plaisait pas dans cet univers de belles robes, de révérences et de sourires. Avec le draconequus, l’aînée du roi des licornes pouvait être ce qu’elle était au fond d’elle-même : une adolescente comme les autres.
Discord arrêta là sa réflexion quand le bruit de sabots qu’il connaissait bien résonnèrent jusqu’à ses oreilles. Celestia venait lui dire bonjour.
_Salut Discord ! lança la voix de la princesse à plusieurs mètres en dessous de lui.
_Salut Celestia, lui répondit le draconequus sans interrompre son travail.
Il l’avait appelée Celestia. Pas Cel. Cel, c’était quand ils étaient sûrs d’être seuls tous les deux, dans leurs chasses au trésor ou leurs parties de cartes nocturnes.
_Je te dérange ?
_Ca fait trois heures que je brosse de la peinture sans m’arrêter, répliqua Discord avec un petit sourire. Ça me fera du bien de parler.
_Tu comptes travailler et parler en même temps ? s’étonna l’adolescente.
_En quoi c’est bizarre ?
_Tu vas te planter, le prévint Celestia. Les mâles savent pas faire deux choses à la fois. Y a que les filles qui sont assez fortes pour ça, lança t-elle sur un ton de défi.
_Ah ouais ? demanda le draconequus en jetant un oeil faussement étonné par dessus la rambarde de l'échafaudage. Ça doit expliquer pourquoi t’arrives à perdre à la fois aux cartes et à la chasse au trésor contre moi.
Discord se décala pour éviter la petite décharge magique que venait de lui expédier une Celestia mi-amusée, mi-vexée.
_Pas le droit à ta corne, lui rappela l’esprit du chaos.
_On est pas en chasse au trésor, lui fit remarquer son amie. Puis si tu vas par là, j’aurais pas non plus le droit de faire ça non plus, déclara t-elle en déployant ses ailes et en quelques battements, atterrissant sur l’échafaudage de Discord, juste à côté du draconequus.
_Est-ce que mademoiselle sait qu’un échafaudage n’est pas la place d’une princesse ? demanda Discord d’un ton volontairement ampoulé.
_Nous sommes libres d’aller où bon nous semble, répondit Celestia sur le même ton.
_Son Altesse sait-elle qu’un échafaudage est rempli à ras bord de peinture, de pinceaux et de produits qui tachent ?
_La seule tache que nous voyons devant nos yeux à une tête de pégase brun.
_Son Altesse a des jeux de mots complètement pourris.
_Une princesse se doit d'avoir un sens de l'humour pourri. Nous respectons l’étiquette, répondit Celestia du ton le plus princier qu’elle put trouver avant de craquer et de se mettre à éclater de rire.
Discord ne fut pas long à la rejoindre dans son hilarité. Les deux amis rirent longtemps. Celestia finit par se reprendre en s’appuyant à même le mur. Naturellement, ses yeux se fixèrent sur la fresque sur laquelle Discord travaillait.
_C’est dur à faire ?
_Pas très, répliqua le draconequus. Je fais qu’un ravalement, c’est pas comme si je devais tout repeindre non plus.
_Tu veux un coup de sabot ?
_T’es sérieuse ? questionna Discord. J’étais sérieux quand je disais que tu risquais de te tacher.
_Je le suis aussi, répondit une Celestia sûre d’elle qui s’empara d’un pinceau vierge, le trempa dans la peinture blanche et retoucha un wendigo qui avait perdu de son éclat.
Discord gloussa et reprit son travail. A deux, le rafraîchissement progressait bien plus vite. Celestia n’avait pas le coup de sabot qu’avait pris Discord en six mois de travail mais elle s’appliquait en y mettant du cœur et de la bonne volonté.
La princesse était en charge du côté gauche de la fresque tandis que le draconequus s’occupait du côté droit. Les deux amis avaient cessé de discuter, de peur de ruiner leur travail par manque de concentration. Discord ne put s’empêcher de noter qu’ils formaient une bonne équipe.
Le gros du travail était fini, ne restait plus que quelques petites retouches, comme raviver les iris des personnages. Discord se saisit d’un pinceau fin et s’appliqua sur l’œil gauche de Clover le sage, tandis que Celestia rajoutait un peu de couleur à ses pommettes. La patte de Discord partit sur la gauche, le sabot de l’alicorne sur la droite. Et bien sûr, leurs avant-bras se touchèrent.
Les deux adolescents se figèrent pour ne pas donner un coup de pinceau malheureux qui ruinerait tous leurs efforts.
Ils s'entre-regardèrent avec un petit sourire, comme pour souligner la stupidité et le cliché de cette situation.
Mais aucun ne pouvait détacher son regard de l’autre. Discord ne voyait que le magenta des yeux de Celestia et l’alicorne se noyait littéralement dans l’océan jaune des iris du draconequus.
L’adolescente se sentit pencher imperceptiblement en direction de Discord.
Mais avant même qu’elle n’amorce réellement son geste, la porte d’entrée du salon claqua et quelqu’un fit son entrée.
Celestia se remit aussi droite que possible tandis que Discord faisait un large pas de côté.
_Celestia ! appela la voix du roi Hélios. Tu es là ?
_Je suis là haut papa, répondit la princesse, sentant le rouge lui venir aux joues sans qu’elle ne comprenne bien pourquoi. Qu’est-ce que qui se passe ?
_Tu peux descendre s’il te plaît ?
Celestia hocha la tête, sauta par dessus l’échafaudage et se servant simplement de ses ailes pour ralentir sa chute, atterrit sans heurts. Hélios pris ce laps de temps pour jeter un œil aux fresques restaurées.
_C’est du très bon travail Discord, félicita t-il le draconequus.
_Merci votre Majesté, répondit un Discord qui était au moins aussi rouge que Celestia mais dissimulé par le bois de l’échafaudage et sa position en hauteur.
_T’as besoin de quelque chose ? questionna la princesse des licornes en priant pour que son père ne remarque pas l’afflux de sang qui refusait de quitter ses pommettes.
_Il faut qu’on parle ma fille, dit-il en faisant un geste ample de la patte en direction de la sortie. En privé.
_OK...murmura Celestia après un temps d’hésitation avant de quitter le salon la première. On se voit plus tard Discord. Travaille bien !
Le draconequus se borna à lui faire un petit signe de patte. Hélios tint à s’adresser une dernière fois à l’esprit du chaos avant de quitter le salon à son tour.
_Souffle de temps en temps Discord d’accord ? Ne te tue pas à la tâche.
_Bien sûr votre Majesté. Vous inquiétez pas pour ça. Je comptais faire une pause justement.
Hélios eut un geste d’approbation du museau puis trotta jusque dans le couloir où sa fille l’attendait. Celestia était visiblement nerveuse, dansant d’un sabot sur l’autre.
_J’ai fait quelque chose de mal papa ? s’inquiéta la jeune jument.
_Non, la détrompa son géniteur, du tout. Tout va bien ma chérie, la rassura t-il en l’entourant paternellement de son aile alors qu’ils progressaient dans le couloir vide. C’est juste que j’ai dû prendre une décision. Et elle te concerne.
Celestia fronça les sourcils. Elle n’aimait pas le ton que prenait cette discussion.
_Tu te souviens du Négus Eliah que nous hébergeons ?
La princesse des licornes hocha la tête. Le zèbre ? Bien sûr. Elle n’était pas prête de l’oublier même si elle s’était toujours débrouillée pour ne pas s’éterniser aux cérémonies et aux dîners où elle le croisait.
_Depuis que nous sommes devenus la famille royale, poursuivit Hélios, je négocie une alliance avec l’Empire d’Eliah. Un traité d’aide militaire mais pas que. Ce traité aiderait beaucoup de gens, que ce soient des poneys ou des zèbres Celestia. Beaucoup de gens, répéta t-il en instant sur la quantité.
_Je vois toujours pas ce que ça à voir avec moi, objecta l’adolescente. Les trucs politiques, c’est toi et tes ministres, j’ai rien à voir avec ça...
Hélios ouvrit la bouche pour répondre mais s’interrompit, à la fois dans sa marche et dans sa pensée, pour mieux mettre en ordre ce qu’il devait dire. Il fit quelques pas en avant et se retourna pour fixer sa fille aînée droit dans les yeux.
_Tu vas devoir épouser le fils du Négus pour sceller l’alliance.
La phrase sonna si faux aux oreilles de Celestia que sa première réaction fut le rire. Rire qui mourut bien vite quand elle vit que son père était des plus sérieux.
_Tu veux me marier ? Moi ?
_Ca n’a pas été une décision facile à prendre, expliqua le roi. Mais l’Empereur et moi-même sommes convaincus que...
_T’as pas un peu oublié de me demander mon avis dans ton délire là ? s’offusqua l’adolescente.
_Ce que tu veux est une chose. Ce qu’il faut faire est une autre, annonça philosophiquement Hélios. Moi aussi j’aurais préféré que nous puissions passer ce traité d’alliance sans noces mais c’est impossible. Le Negusse Negest y tient.
_Mais y peut aller se faire voir ton Negusse Negest ! s’exclama Celestia en tapant du sabot contre le carrelage froid. J’ai aucune envie de me marier, surtout pas à un zèbre que je connais même pas !
_Encore une fois Celestia, il y a ce que tu veux et ce qu’il faut faire. Tu es une princesse maintenant, comme ta sœur. Vous n’êtes plus des pouliches comme les autres.
_Alors c’est ça être princesse ? s’étrangla l’alicorne, sentant des larmes couler de ses yeux de colère. Être vendue comme au marché, pour une poignée de bits ? Tu as pensé à mon bonheur un peu ?
_On est pas princesse pour être heureuse, répondit simplement son père. Ni roi, ni Empereur, ni aucun autre poste. On l’est pour servir son peuple.
_Je me moque du peuple ! cracha Celestia.
_Tu es encore jeune. Tu apprendras à aimer tes sujets. Et tu comprendras que ce mariage était la chose à faire pour leur bien, annonça sombrement le roi en s’éloignant de sa fille.
_Je ne l'aimerai pas ton fichu zèbre, tu entends ! Je ne l’aimerai pas !
_Je ne te demande pas de l’aimer, lança Hélios à sa fille par dessus son aile. Juste de l’épouser. Les noces sont fixées dans un mois et demi, à la St Galopin. Nous aurons encore le temps d’en discuter.
Le roi des licornes s’en alla par une porte avoisinante, laissant une Celestia à demi-sonnée dans le couloir. Elle posa ses fesses sur le carrelage et sentit la tête lui tourner.
Elle repensa aux livres de contes qu'elle lisait étant pouliche, qui décrivaient les belles noces de la jolie princesse avec le poney charmant. C’était ça un mariage de princesse en vrai ?
Belle arnaque...
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Mais sur ce site, on se situe à peu près ou dans l'histoire, au quart ?
B.A.Z est publié depuis un peu plus d'un an maintenant, que ce soit en googledoc, ou en quelques éditions physiques.
Sur ce site, je mets les chapitres petit à petit : y sont nombreux, et je ne veux pas noyer le staff sous le travail.
Et oui, on peut dire ça pour la voix. Je me suis inspiré ici d'une scène d'un roman de fantasy (l'Ile de Ji, de tête), où le héros rencontre un dieu omnscient.
OO... T'en à fait 450 pages mais c'est énorme !!! Et combien ont été publier ?
Et la voix dans la medina c'est genre...Dieu ?
Parce que si tout se passait bien, j'aurais eu du mal à en tirer 450 pages, et à en faire la préquelle de la série :)
Vivement la suite ;)