Appelons la « la sangsue ». Quand, où et pourquoi était-elle née, nul ne le savait plus ; était-elle issue d’une mutation naturelle imprévisible, d’une expérience scientifique, ou bien avait-elle été conçue comme arme de destruction massive dans un conflit galactique implacable, elle ne pouvait le dire. Elle se remémorait seulement que, dans un lointain passé brumeux, elle avait été suffisamment vaste pour assimiler des douzaines de soleils et de planètes en une seule fois. Elle avait saccagé des empires entiers, résisté victorieusement à des attaques simultanées de centaines de missiles thermonucléaires, détruit d’anciennes et terribles civilisations. Pendant des millénaires elle avait erré, dévorant toute la matière et l’énergie qui se trouvaient sur sa trajectoire jusqu’à ce que, un beau jour, elle ait englouti le dernier soleil de sa galaxie d’origine, ne laissant derrière elle que débris épars et trous noirs, les seuls objets de l’univers qui lui inspiraient de la crainte.
Ce jour funeste, elle avait enfin compris ce que signifiait le mot « affamée ».
Car, pour la première fois depuis sa naissance, elle n’avait plus rien à manger. Elle était consciente que la plus proche étoile se trouvait maintenant à des distances fabuleuses, au-delà d’un gouffre d’obscurité que, même à la vitesse de la lumière, il lui faudrait des centaines de millions d’années pour parcourir – un chiffre bien au-delà de son espérance de vie. Mais de quelle alternative disposait-elle ? Alors, résignée, elle décida de tenter le grand saut, et se propulsa aussi vite que possible dans la direction de la galaxie la plus alléchante.
Au début, elle put puiser dans ses réserves pour lutter contre le froid glacial du néant intergalactique, convertissant sa propre matière en énergie calorifique ; ce faisant, elle rétrécit, se contracta, jusqu’à n’être plus qu’un petit grain de poussière parcourant le vide éternel à une vitesse faramineuse. Incapable désormais d’assurer un niveau de métabolisme normal, elle sombra dans une profonde hibernation. Dans cet état, elle pourrait survivre presqu’indéfiniment.
* * *
Le temps comptait tranquillement ses paillettes d’éternité. La sangsue finit par atteindre l’extrême bord de la galaxie qu’elle s’était donnée pour cible.
* * *
Délaissant les rares étoiles dispersées de la périphérie, elle fut précipitée vers le bulbe central, chaud et dense ; les courbures spatio-temporelles infléchirent sa course, la ralentirent. Elle louvoya entre nébuleuses et amas globulaires, avant de rencontrer plusieurs nuages de gaz sombres qui la freinèrent davantage, jusqu’à ce qu’elle empiète, à vitesse réduite, sur le domaine gravitationnel d’une étoile. Alors qu’elle s’approchait de l’astre en trajectoire parabolique, elle croisa un essaim d’astéroïdes efflanqués et s’écrasa par hasard sur l’un d’entre eux. Son long voyage au travers de l’immensité avait pris fin.
Paralysée par des milliards d’années de sommeil profond, elle ne réagit pas immédiatement à la présence de matière. À grand’ peine, un mécanisme quantique vestigial de pompage d’énergie thermique se mit en route, exploitant les faibles ressources calorifiques de son hôte inattendu. Ce maigre afflux d’énergie permit tout de même d’accumuler suffisamment de resources pour que d’autres fonctions métaboliques, plus sophistiquées, reprennent vie ; lentement, la sangsue émergea de sa léthargie. En quelques jours, elle avait récupéré suffisamment de tonus pour grignoter entièrement le minuscule rocher sur lequel elle s’était échouée, adoptant par là même sa trajectoire.
Une trajectoire qui la conduisait tout droit vers Equestria.
L’atterrissage fut rude, mais la sangsue avait déjà connu pire ; sa chute creusa un petit cratère, dont elle s’empressa de digérer la matière, creusant ainsi un peu plus le sol. Alors que ses cellules se multipliaient de nouveau frénétiquement, des lambeaux de conscience lui revinrent. Elle réactiva ses sens endoloris, et découvrit avec stupeur qu’elle se trouvait sur un corps dur et chaud : sans doute une planète ! Elle n’en espérait pas tant ; c’était, à vrai dire, plus qu’il ne lui en fallait pour retrouver toutes ses capacités après sa fuite désespérée. Résolument, elle continua à transformer la matière environnante en énergie, puis l’énergie en tissu.
Jusqu’à ce qu’elle reçoive, à l’improviste, une décharge de pure énergie, quoique sur une longueur d’onde insolite. Prise au dépourvu, elle ne put assimiler l’intégralité de ce mets savoureux, et dut en dissiper la majeure partie dans le sol. Mais ce choc acheva de la réveiller ; elle scruta les environs, et détecta la présence de sources de minerais à faible potentiel, ainsi que des unités plus complexes à base de carbohydrates, certaines mobiles, d’autres non. Encore trop faible pour pouvoir se déplacer seule, elle retourna à son menu ordinaire de cailloux et de débris organiques, se préparant tout de même à une prochaine irruption d’énergie.
Juste au cas où la précédente n’aurait été qu’un hors d’œuvre.
Ce qui fut le cas.
Car après une brève interruption, ses systèmes sensoriels détectèrent l’arrivée de deux unités mixtes carbone-oxygène-azote, accompagnées d’un objet métallique fortement rayonnant, qui aiguillonna sa faim. Alors qu’elle commençait déjà à regretter d’être trop faible pour se jeter sur ce plat appétissant, un nouveau champ de force se matérialisa juste autour d’elle, tentant de s’opposer à l’attraction gravitationnelle planétaire. Cette fois, elle ne manqua pas l’occasion : elle activa ses systèmes de pompage, qui dérivèrent le champ directement vers le processus de création cellulaire, lequel faillit disjoncter sous l’ampleur du flux ; elle dut se résoudre à stocker l’excédent dans ses tissus ioniques.
Déjà difficilement maîtrisable, le champ s’intensifia d’un coup ; sous le choc, la sangsue succomba à une sorte d’étourdissement. Lorsqu’elle revint à elle, elle réalisa qu’elle était en train de dévaler une pente ; mais elle avait maintenant emmagasiné suffisamment d’énergie pour pouvoir se mouvoir en totale autonomie. Elle généra son propre champ anti-gravifique, de même nature que celui dont elle s’était nourrie juste avant, pris son envol, puis inspecta son environnement : elle était bien sur une planète, entourée d’une atmosphère basse pression de type azote-oxygène ; sa surface était couverte de composés à base carbone, de faible contenu énergétique : sans intérêt. Mais alors que ses sens reprenaient de la vigueur, elle localisa à quelques encablures une source de chaleur plus intéressante ; elle s’y précipita ; cependant, une fois arrivée au-dessus, elle s’aperçut avec déception qu’il ne s’agissait que d’une source chimique éphémère dérivée de l’oxydation et de la décomposition d’hydrates de carbone complexes – en bien faible nombre, d’ailleurs ; rien de bien affriolant.
Elle était en train de penser à retourner là d’où elle était partie lorsque son attention fut attirée, à l’extrême limite de son champ sensoriel, par une source de chaleur bien plus importante et, apparemment, stable. Appâtée, elle se rapprocha, détectant au fur et à mesure de son trajet une vaste étendue d’eau bouillante. Elle atterrit en son milieu, et se délecta de chaque calorie qu’elle fut en mesure d’absorber.
Elle aurait besoin de grossir encore davantage pour avaler cette planète puis, dans la foulée, l’étoile autour de laquelle elle orbitait.
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