Élémentaire, chère harmonie

L’après-midi était déjà bien avancée quand Twilight Sparkle parvint enfin au Palais princier de Canterlot. Hésitante, elle parcourut les larges couloirs du château, incendiés par la lumière ardente du crépuscule naissant, avant d’arriver dans la Salle du trône, que Célestia et Luna arpentaient nerveusement en attendant sa venue.

« Quel est votre vouloir, ô mon maître ? » demanda Twilight en s’inclinant aussi bas qu’elle le put devant les alicornes princières.

« Oh, Twilight ! sourit Célestia. Je sais que tu adores les classiques, mais ne soit pas si formelle. Cependant, c’est vrai, j’ai appris que Poneyville avait été fort troublée ; il semble que nous devions affronter un nouvel ennemi.

— Hélas, mon maître ! répondit Twilight d’une toute petite voix. Cette chose horrible menace maintenant l’existence même d’Equestria. Et tout cela est de ma faute. Pardonnerez-vous mes impairs ? implora Twilight, qui se mit sangloter convulsivement.

— Haut les cœurs, mon apprentie modèle ! reprit Célestia, rassurante. Nous allons trouver un moyen de renvoyer ce monstre là d’où il vient. Tu trouveras. Tu ne m’as jamais ni trahie, ni déçue. Va avec ma sœur là où se trouve cette abomination ; elle maîtrise, mieux que moi, un arsenal de sortilèges qui pourraient se révéler fort utiles. J’attends de tes nouvelles. »

Luna s’approcha de Twilight, se baissa et la prit dans ses bras : « Lève-toi, mon enfant, et quitte ceste essoyne ; ensemble résolderons tourment qui est tien.

— Comment pouvez-vous en être si certaine ? hoqueta Twilight, toujours prostrée.

— Ne connois nul qui oncques ne soit invulnérable. Mais avecque haste férir devons, avant que nostre délicate contrée gastée ne soit.

— Comment comptez-vous faire ?

— Ne sçay encor ; me faut issir et voir ennemi nostre. Te prie, mène-moi où gist ceste… ceste… beste.

— Si tel est votre désir, Princesse », répondit Twilight. Elle se leva comme elle put, puis s’inclina de nouveau : « Suivez-moi ! »

Toutes deux quittèrent la Salle du trône et se dirigent vers les jardins, où un char tiré par quatre pégases les attendait. Elles s’installèrent dedans, et mirent immédiatement le cap sur l’Everfree forest.

* * *

« Jure qu’oncques n’ait vu nul de tel ! » confessa Luna, interloquée. Les deux juments se tenaient au sommet d’une falaise qui dominait le Lac aux bulles. Il faut dire que le décor était spectaculaire : en atterrissant en plein milieu du lac, la sangsue, mesurant maintenant une centaine de mètres de diamètre, s’était transformée en un îlot noir, circulaire et rugueux ; son immersion avait provoqué une vaste inondation. Les eaux chaudes, qui avaient débordé, baignaient désormais la majeure partie de la ripisylve, provoquant une flétrissure irrémédiable de la végétation. L’endroit, saturé de vapeurs rougeoyantes dans le Soleil couchant, était de surcroît envahi par le crépitement incessant causé par les myriades de bulles qui éclataient chaque seconde à la surface du lac.

« Ouïs-moi bien, déclara Luna à Twilight, en se penchant vers elle pour qu’elle l’entende mieux, si que tu sçays, la magie puise en la fonte de povoir qui embrasse univers ; ton voloir la forme en force, avecque quoi tu ferris ta curée. Or vais sort jecter, qui à envers agit : force il ravist de prée, et rend icelle à fonte. Si beste ceste de caleur et énergie se nourre, fort marrie sera. »

La Princesse ferma ses yeux ; sa corne se mit à luire faiblement, et, simultanément, un halo évanescent apparut autour de la sangsue. Une minute se passa, puis une autre, et rien ne semblait changer. Les minutes poursuivirent leur ronde inlassablement. Au bout de quelques temps, cependant, Twilight remarqua que le bruit ambiant avait tendance à diminuer. Ce relatif silence devient rapidement manifeste, mais rien d’autre ne bougeait. Twilight était sur le point de dodeliner, bercée par la tranquillité inattendue, quand soudain un détail lui sauta aux yeux.

« Princesse, regardez ! » cria-t-elle.

Luna ouvrit les yeux et l’éclat de sa corne disparut. En bas, autour de la sangsue, la surface du lac paraissait étrangement brillante, et, plus loin, comme caillée.

« Le lac est en train de geler ! Il n’y a plus de bulles, la température de l’eau a dû chuter !

— Par grant crescent mien ! s’exclama Luna. Ceste chose a ployé ray magique ès èves ; plus fine que ne paroit est. » Elle réfléchit un moment : « Or ne sçay que faire. Meuvoir Lune dois, avant que Nuit ne cheisse. Tourner à Canterlot me faut. Ensemble ma sœur devrons conférer. »

* * *

« Bon, et maintenant quoi ? grogna Célestia agacée, frappant le sol de ses sabots. On ne peut pas laisser cette chose grignoter tout Equestria sans rien faire, tout de même !

— Se nous usons de magie, répondit Luna, sçavons qu’elle s’en paîtra. Desvier rays de magie ès alentours aussi peut. Se nous la closions en vuid ?

— Pourrions-nous essayer de tout geler autour d’elle, pour rendre son environnement bien plus hostile qu’il ne l’est ? s’interrogea Célestia.

— Je ne crois pas que cela soit faisable, observa Twilight. Elle se contenterait de déménager. D’ailleurs, nous ne pouvons pas transformer Equestria en désert de glace simplement pour nous débarrasser de cette… éponge.

— Crois que nous avons omis quelque chose. Mais quelle ?

— Et si – » commença Célestia, qui fut interrompue par l’arrivée impromptue d’un garde. « Vos altesses, déclara-t-il, s’inclinant respectueusement, je vous prie d’excuser cette immixtion, mais quelque chose d’important vient de survenir.

— Parlez ! ordonna Célestia.

— La… chose que vous pourchassez a quitté le Lac aux bulles et s’est posée sur le Fyrjaberg.

— Le volcan ?! s’écria Twilight.

— Certes, répondit le garde. On m’a rapporté qu’elle avait déjà digéré la moitié du cratère, et qu’elle semblait s’enfoncer par la cheminée centrale.

— Apparemment, commenta Célestia, la chaleur du lac ne devait plus lui suffire. Vous avez bien fait de nous interrompre, sergent. Vous pouvez disposer. »

Le garde fit une révérence et quitta promptement la pièce.

« Or… Mmmmff… il appert… Scrountch… que… Miorm… nostre ennemi ne vit qu’… Scrountch… infacilement et besogne pluche… Miorf… de fontes d’énergie, marmonna Luna entre deux cupcakes. Pardonnez, ceste… crounch… notice a overt ma faim.

— Nous devons absolument l’arrêter avant qu’elle s’enfonce dans les profondeurs d’Equestria… sinon, nous sommes perdus ! lâcha Twilight apeurée.

— Je pense à quelque chose… reprit Célestia. Elle aime l’énergie ? Et bien nous allons lui en donner. Plus qu’elle n’en a jamais rêvé. Voici mon plan… »

* * *

La sangsue, désormais pleinement consciente, profitait de son bain roboratif dans les eaux bouillantes du Lac aux bulles quand elle fut soudain entourée d’un nouveau champ de force aux propriétés étonnantes : il s’alimentait en siphonnant, directement de son corps, l’énergie qu’elle avait si chèrement acquise. Évidemment, elle ne pouvait pas tolérer cette menace à sa survie, et créa immédiatement un canal de dérivation qui alimenta le champ à partir de l’énergie thermique ambiante. Mais l’attaque était puissante, et bientôt ce fut l’eau qui l’entourait qui commença à geler, et à lui pomper de l’énergie par simple transfert calorifique. La sangsue comprit que l’endroit devenait inhospitalier, et activa de nouveau ses capteurs à longue portée à la recherche d’un lieu plus agréable.

Pas très loin, elle détecta la présence d’une zone de forte chaleur, bien plus intense que le liquide, finalement tiède, dans lequel elle pataugeait depuis un moment. Satisfaite, elle s’envola et plana jusqu’à sa cible ; en arrivant, elle réalisa cependant que celle-ci était située à moyenne profondeur sous la surface. Elle atterrit donc à sa verticale, puis commença à grignoter frénétiquement les déchets qui s’interposaient entre elle et son repas ; ce faisant, elle consomma un grande quantité d’énergie. Pire, plus elle creusait, plus elle se rendait compte que sa source calorifique tant espérée n’était en fait qu’une petite chambre magmatique dont le contenu suffirait à peine à compenser les pertes consenties pour l’atteindre. Elle perçut la présence de lave en plus grande quantité, mais à des profondeurs telles qu’elle doutait pouvoir s’y aventurer dans l’état dans lequel elle se trouvait. Sa croissance paraissait problématique.

Elle était encore en train de réfléchir à sa future conduite quand un fait inattendu se produisit : elle détecta soudain deux sources, minuscules, mais incroyablement puissantes, comme des singularités à densité d’énergie infinie. Incrédule, la sangsue vérifia qu’elle se portait bien, mais ne trouva rien d’anormal dans son système sensoriel : elle venait bien de repérer des objets quasi-ponctuels concentrant une quantité fabuleuse de ressources ; rien à voir avec les maigres reliefs dont elle avait dû, jusqu’ici, se contenter. Elle quitta immédiatement sa position inconfortable et s’envola à la rencontre de ce qui pourrait constituer son repas le plus appétissant depuis qu’elle avait englouti son dernier soleil, il y a de ça des milliards d’années.

Mais, alors qu’elle n’était plus qu’à quelques mètres, ses proies se mirent à bouger. Les prenant en chasse, la sangsue fit une embardée et accéléra ; mais les deux sources accélérèrent aussi, et restèrent hors de portée. Par trois fois, la sangsue vira et se précipita de plus en plus vite vers ces objets, mais ils demeurèrent obstinément inatteignables ; ce qu’elle avait pensé être un jeu d’enfant se transformait maintenant en une course poursuite effrénée où tous volaient en rond à une vitesse impressionnante… jusqu’au moment où, à l’improviste, quatre autres sources de même nature vinrent à sa rencontre. La sangsue s’arrêta net, se demandant maintenant sur lequel des groupes elle devait sauter en premier. Son exercice acrobatique, mêlant vol et locomotion, avait grignoté une bonne partie de ses rares réserves : elle était affamée.

* * *

Twilight se sentait vidée et, elle aussi, affamée. Voler avec Rainbow Dash n’était jamais facile – à part peut-être les Wonderbolts, on ne pouvait que se sentir presque handicapée en comparaison de l’aisance et de la rapidité avec laquelle la pégase bleue fendait le ciel –, et avoir, de surcroît, à manœuvrer à toute vapeur s’était révélé non seulement risqué, mais en plus physiquement éreintant : tout son corps lui faisait mal. Mais elle était contente : le piège avait fonctionné. La sangsue avait été attirée par les quantités fabuleuses d’énergie stockées dans chacun des Éléments d’harmonie ; elle devait actuellement brûler allègrement ses réserves pour contrer la gravitation et maintenir sa masse impressionnante en lévitation. Chaque instant l’affaiblissait sûrement un peu plus.

Twilight vérifia soigneusement que son diadème était bien en place, et Rainbow Dash fit de même avec son collier. En face d’elles, à environ deux cents mètres, la boule noire, visiblement rétrécie, mais toujours impressionnante, stationnait, parcourue de temps à autre par de curieuses vibrations, comme si elle pulsait de l’intérieur. De l’autre côté se trouvait la montgolfière avec, à son bord, les quatre autres porteurs : Pinkie, Applejack, Rarity et Fluttershy, qui avait refusé de participer à la course aérienne en raison de ses performances en vol, qu’elle avait jugées insuffisantes.

Toutes attendaient un signal, dans une tension presque insoutenable.

Dix secondes, vingt secondes s’écoulèrent, puis, d’un coup, Célestia et Luna apparurent au-dessus de la sangsue dans un flash. « Maintenant ! » hurla Célestia. Les deux sœurs croisèrent leurs cornes et des rayons d’une blancheur éblouissante descendirent vers les six autres juments, dont les joyaux se mirent aussitôt à résonner, émettant en réponse des pinceaux de lumière aux couleurs éclatantes, qui convergèrent vers la sangsue, dont la forme se brouilla sous un globe scintillant.

Sous la pression des faisceaux, la sangsue parut se contracter ; elle oscilla violemment pendant quelques secondes ; puis, tout à coup, il y eut une déflagration assourdissante, suivie d’une violente rafale d'air brûlant qui envoya tous les poneys et le ballon voler à quelque distance. Les jets d’énergie s’évanouirent dans le même instant.

Quand elle reprit ses esprits, Twilight constata que la sangsue avait disparu : là où elle se tenait encore quelques secondes auparavant, il n’y avait plus qu’un grand vide : rien n’était resté de cette organisme menaçant. Le silence revint ; au loin, quelques oiseaux se remirent à chanter. « HOURRA ! s’exclama Célestia, nous avons réussi ! VIVE NOUS ! »

Chacun partit alors d’un grand éclat de rire, comme si toute la tension accumulée se relâchait d’un coup.

« Allons fêter ça au château ! » proposa alors Célestia. Et dans un nouveau flash de lumière, elles disparurent toutes à leur tour.

* * *

La sangsue hésitait encore à choisir quelle plat de résistance elle allait dévorer en premier quand elle se retrouva soudain inondée par un torrent d’énergie, inattendu et bien trop intense pour qu’elle pût le contrôler. Quelques instants, elle tenta de dériver ce ras-de-marée, mais réalisa bien vite qu’elle ne pourrait pas non plus y arriver ; alors, elle se replia vers la seule alternative qui lui restait.

Il ne lui suffit que de quelques millisecondes pour préparer ses cellules à sa fin imminente. Quand elle comprit que son corps était prêt, elle cessa toute résistance. Les puissants faisceaux qui l’assaillaient pénétrèrent au plus profond d’elle-même, brisant les liaisons moléculaires qui unissaient ses cellules, et provoquant, à leur tour, la libération d’énergie supplémentaire, dans une réaction en chaîne qui culmina en une formidable explosion. La sangsue s’était désagrégée en millions de grains de poussière, trop petits pour être visibles, qui furent soufflés au loin par la déflagration.

Grains qui bien vite se rétractèrent pour former des spores.

Spores qui voletèrent nonchalamment dans la brise du matin, à la recherche d’un morceau de matière où elles pourraient éclore.