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La Matière de Cervidas

Une fiction écrite par Craïnn.

Partie 3 : La récompense

Le vainqueur de la journée reçu directement quelques marques matérielles de triomphe. Principalement de l’or et des armes, car en ses temps reculés, le luxe n’était pas encore apprécié. Les pierres précieuses, alors communes dans le territoire des quatre îles perdues était une denrée si commune que le fait que le roi en portât sur sa couronne était regardé -par tradition et par symbole- comme une marque d’humilité.

Évidemment, Nuada ne perdit pas de vue de vue son projet et fit dire à Concobar dans les derniers temps du festin, par l’intermédiaire d’un serviteur, qu’il lui donnait rendez-vous au sommet de la colline de Caerdeer, devant les fondations du palais, pour, disait le messager « prolonger la joie de la fête et recevoir un cadeau encore plus somptueux. Concobar, qui avait un esprit qui ne s’occupait que d’un seul objet à la fois, interpréta cela comme une partie de débauche d’un style ou d’un autre.

Il se précipita immédiatement au lieu-dit, abandonnant le festin, si bien qu’il y arriva avant le haut-roi. Ce dernier avait quitté festin après avoir reçu les félicitations de la noblesse et du doyen âne Rhodri pour la fête. Nuada avait par la suite raccompagné nombre de ses hôtes fatigués au camp alors que la fête devait encore durer quelques heures. Parmi les privilégiés de la suite du roi figurait évidemment Lugh, qu’il fit attendre sous sa tente en compagnie de quelques gardes qui devaient l’empêcher de sortir. Il repartit ensuite pour le rendez-vous qu’il avait fixé.

Le soleil couchant dorait alors la lande quand le Haut-roi, accompagné de son maître, de son ami Dagda et de deux gardes armés de sabot en cap, marchaient vers Caerdeer. On entendait encore au loin les réjouissances de l’assemblée du printemps. Les cinq rangées de remparts, placés à différents degrés de hauteur de la colline, n’émergeaient pas alors encore du sol. Seuls les deux premier en partant de l’extérieur étaient en cours de construction, et leur aspect massif paraissait déjà et faisait des ombres sur cet immense chantier qu’était alors Caerdeer. Ici, il y avait quatre pieux dans le sol et des cordes reliées à ceux-ci pour indiquer les futures fondation d’une demeure ; là, un grand trou rond ou carré montrait que les travaux dédiés à ces structures étaient à peine plus avancés. Des gardes relevées régulièrement gardaient l’ensemble de toute tentative de vandalisme, laquelle aurait été fatale.

Une grande pente, qu’on avait déjà nivelée artificiellement et battue pour en faire un chemin, desservait tous les degrés de l’immense colline et menait directement à son sommet, c’est-à-dire le futur palais. Les trois amis causaient en marchant lentement dans le crépuscule. L’arrivée de Lugh, toujours critiquée par Dagda, l’avancé de la conception du dispositif contre les fomoirés et les tracas de la logistique étaient les principaux objets de ces conversations. Les gardes, silencieux et sombres, étaient aux aguets.

Concobar aperçu le groupe venant vers lui. L’air frais du soir l’avait quelque peu dégrisé de l’effet de la boisson comme de celui du triomphe, et l’attente initiale qui l’avait fait venir sans faute fut définitivement balayé quand il vit venir Nuada, qui ne se détachait pas de sa prestance naturelle. Il pensa immédiatement, à la vue des circonstances, qu’il était de bon ton d’aller au-devant du roi. Ce qu’il fit. « Majesté, dit-il en s’inclinant, j’ai répondu favorablement à votre message et avec...

-... Le plus grand empressement, à ce que je vois. Mon émissaire n’a t-il pas précisé que vous deviez attendre une heure après mon départ ?

-C’est que, répondit Concobar avec un sourire gêné, croyant répondre à une volonté pressante de mon roi, je partis aussitôt que je sus où je devais me trouver... ». Cette excuse flatteuse fut acceptée avec complaisance par Nuada. « Aussi, repris Concobar, je ne pouvais qu’utiliser ce temps à me demander ce qui vous a amené à placer ici le lieu du rendez-vous.

-Eh bien, répondit Nuada en souriant à son tour. Vous ne trouvez pas intéressant de contempler le chantier de la ville où vous et vos descendants résiderez peut-être ?

-Sire, ne vous moquez pas mais une fois la conquête accomplie, il me plaira mieux de me faire bâtir un fort isolé dans la campagne. J’ai ouï les récits des navigateurs qui firent le tour de l’île. Apparemment, il y a plus au sud des terres plus boisées et plus riches.

-A la vérité repris Nuada, vous m’étonnez. Un grand jouisseur comme vous qui négligerais les attraits d’une capitale ?

-Je n’oserais mentir à mon roi. Si j’accomplis mes devoirs aux armées, c’est bien le plaisir qui guide ma vie. Et le repos est un des outils de ce dernier. On ne se repose pas dans un lieu actif. Une capitale ? Je me souviens avoir été, dans ma jeunesse, deux ou trois fois, mandé à des assemblées au palais des rois de la tribu de Dana. Le lieu en lui-même ne manquait ni de charme naturel, ni de faste ajouté... Mais l’odeur des ramasseurs d’algues et de leurs horribles étales me remonta bien vite aux narines. Quant aux nuits passées là-bas, les chants tardifs des ivrognes m’empêchèrent bien de risquer de dormir... Croyez-moi, une fois le plaisir consommé, un bon lit est une terre de félicité.

-Je pourrais pourtant vous donner une excellente raison de rester...

-Je serais bien curieux de la connaître, sire...

-Il ne s’agit ni plus ni moins que de votre récompense... » Nuada profita longuement de l’expression de perplexité qui s’imprima sur le visage du seigneur « Vous piquez ma curiosité, sire. Mais si c’est un riche manoir que vous comptez m’offrir... ». Il balaya du regard le vaste chantier d’un air malicieux. « Vous eussiez mieux fait de me faire attendre encore longtemps...

-Ne croyez pas que vous puissiez vous permettre une telle plaisanterie, rétorqua Nuada qui avait retrouvé tout son sérieux. Ce que je compte vous offrir est bien plus précieux que tout ce que vous pouvez imaginer à cet instant. Et c’est pour cela que je l’ai caché à cet endroit où rien encore ne se dresse. »

Ces paroles avaient été dites de ce ton impérieux qui n’attends nulle réponse et par lequel les professeurs corrigent leurs élèves trop insolents. Le haut-roi dit alors, et d’un ton solennel : « Maintenant, seigneur, daignez me suivre. Car il importe que ce qui vous est du vous soit donné. ». Concobar, intrigué par l’air cérémonieux de son roi et par le mystère du cadeau dissimulé, salua Nuada de la tête, et le suivit, lui et son groupe.

Il se dirigèrent vers le palais, construit sur une butte artificielle qui rajoutait de la hauteur à la colline. Ils contournèrent celle-ci en longeant la terre déjà recouverte de pierres brutes et grises par un petit chemin qui suivant le tracé de ce qu’il fallait bien appeler les remparts du palais. Il était cependant surélevé et paraissait avoir été fait pour les besoin d’apport de matériaux du chantier. Ils parcoururent ce sentier de telle manière qu’ils se retrouvèrent de l’autre côté du palais en construction.

Là se trouvait, comme encastrée dans les pierres, une porte en bois à deux battant d’où pendaient deux anneaux de fer. Elle était légèrement inclinée, suivant la courbe du terrain et ressemblait à ces vieilles portes de caves qu’on retrouvait à l’arrière des manoirs de campagnes des notables equestriens. Un des deux gardes l’ouvrit sans qu’elle ne fasse aucun bruit. L’obscurité commençait à se faire grande, aussi entendit-on l’ordre général donné au garde par leur capitaine d’allumer des torches. Cet état de la journée empêcha le groupe d’admirer la vue magnifique dont ils auraient pu disposer. Mais de toutes façons, des pensées plus hautes occupaient leurs esprits.

On fit alors descendre par ce tunnel, semblable à un trou de mine, et dans l’ordre, un premier garde, Dagda, Ushcias, Nuada, Concobar, qui se trouvait joyeux en pensant à ce que pourrait bien être sa récompense, et enfin un dernier garde pour fermer la marche. Des poutres sur les côtés tenaient liées à elles par un joint de fer des torches, illuminant à intervalles réguliers la sombre descente.

Quelques minutes, surement les plus singulières et solennelles que vécurent alors ceux qui avançaient lentement, s’écoulèrent avant qu’ils n’atteignent le fond. Lorsqu’ils furent arrivés, ils débouchèrent alors dans une salle cubique, où les poutres épaisses supportaient un plafond plus élevé que celui du couloir. On avait laissé quatre torches aux angles et elles éclairaient une forme sombre et massive au centre de ce caveau de terre.

C’était une sorte d’addition de toutes les sommes de ténèbres que l’existence peut compter. C’était grand, mais ça n’avait pas de régularité ; c’était informe et cela semblait tout. Une sorte d’attirance malsaine prenait tous les yeux qui apercevaient cela. Le vacillement léger d’une flamme laissa voir toute les aspérités de l’objet. Tout le faisait paraître semblable à un rocher noir, si ce n’est un creux à son sommet qui trahissait sa fonction. C’était un trône immense, grossier et c’était une pierre. La pierre de Fàl.

Ce talisman, comme l’appelaient alors les cerfs, avait été, on s’en souvient, transporté et débarqué par Dagda, mais ce dernier n’avait pas pu assumer longtemps ce fardeau sur la terre, occupé comme il l’était à travailler avec Gwydion. Suppléant à cette responsabilité, Nuada confia à Luchta et à Ogme, ses architectes, le soin de cacher la pierre sous le site où serait le palais de Caerdeer.

En entrant, le garde de devant avait tressailli devant la pierre, comme devant une divinité ou un monstre endormi. Dagda fut surpris, mais il n’en laissa rien voir d’autant plus qu’il était quasiment impossible de saisir les expressions du visage dans l’obscurité du lieu. Il venait juste de comprendre le projet de son ami , projet qu’il se préparait à critiquer avec véhémence quand il se souvint que c’était son conseil donné quelques mois auparavant qui en était l’origine. A bien y réfléchir, le projet du roi n’était par ailleurs pas mauvais, Concobar n’étant que Nuada sans la tempérance et la gravité, il était un candidat plus que valable. Uishcias passa sans avoir l’air de regarder la pierre, pensif. Nuada, couronne en tête, passa non sans se rappeler le jour où c’était lui qui c’était assis sur cette pierre.

Concobar, qui saisissait depuis un certain temps l’anormalité des comportements de ceux qui le précédaient, poussa un hoquet l’étonnement en voyant la pierre. Il se retourna et constata que Nuada, entouré des autres cerfs qui l’accompagnaient, le regardait fixement, ses yeux verts reflétant la lueur des torches. Les autres gardaient également le silence. Le vainqueur de la journée, comprenant ce que l’on attendait de lui mais n’osant accomplir un tel dessein sans être complétement sûr que cela lui était permis, articula à peine quelques mots : « Sire... Est... est-ce que... ». Sa parole resta en suspens. Nuada lui répondit, comprenant parfaitement l’inconfort de Concobar : « C’est la récompense de votre bravoure et de votre adresse. Nous avons besoin d’un héritier au titre de haut-roi, et c’est sur vous qu’est tombé notre choix. Toutefois, nous avons besoin de savoir si les esprits eux-mêmes trouvent cela raisonnable.

-Sire, » répondit Concobar qui s’était à peu près remis de son émotion comme il était débarrassé de son incertitude « je ne saurais dire si je rêve en cet instant, tant cela est inattendu et incroyable, mais mon ambition ne me porte point à...

-La mienne, répondit Nuada avec voix, ne m’aurait pas porté plus loin que les deux îles qui étaient à notre tribu, et qui étaient la meilleure richesse qu’un cerf put désirer dans l’ancien temps. Seulement, cette période n’est plus. Je n’ai pas encore uni ma vie à une personne qui pourrait me garantir une descendance alors que je suis une cible privilégiée pour notre ennemi. Gwydion pourrait bien profiter de ma perte, et un seul de ses lieutenants sur le trône lui donnerait le pouvoir. Ce n’est pas un cerf raisonnable, et nous sommes pressés de besoin.

-Mais pourquoi ne pas faire cela au grand jour ? Je serais déjà reconnu par tous alors qu’ici...

-C’est précisément pourquoi nous exécutons ce projet ici. Mes précieux architectes ont déterminés la profondeur qu’il fallait pour que nul n’entende le cri de la pierre du dehors. Imaginez que je me sois trompé de candidat, vous sur une pierre muette devant une foule qui remplacerai de ses rires le chant qui donne le trône... Et de l’autre côté si tous vous reconnaissaient déjà comme roi, il serait facile à mes détracteurs de semer la dissension dans l’état en appuyant votre revendication contre la mienne.

-Vous pensez à Gwydion ? demanda Concobar

-Je pense à tous ceux qui voient d’un mauvais œil cette couronne sur ma tête, et ils ne sont pas peu nombreux. Maintenant, montez. Si la pierre chante, vous serez mon héritier. C’est-à-dire que vous aurez sur vos épaules la responsabilité de la sûreté de tout un peuple. Et je ne pourrai me permettre de vous céder cela sans que vous ayez prêté les serments nécessaires à cela. Après... ». Nuada s’arrêta brusquement, et connu un singulier moment de flottement. Il sembla se recueillir quelques secondes et repris : « Après mon départ vers ma prochaine existence, vous remonterez alors sur la pierre, et sur le trône. Mais, par les esprits, j’espère sans vous offenser que je vivrais assez vieux pour avoir un autre héritier. »

Concobar, l’esprit aussi embrumé par l’imprévu que la cave était enfumée par les flammes des torches, ne répondit rien au raisonnement purement politique du roi. Il est vrai qu’après une telle explication, le geste perdit largement de sa grandeur, mais l’esprit de Concobar lui fit seulement dire à lui-même que la fortune revêtait une multitude infinie d’apparences. Il entama lentement l’ascension de la pierre, qui était grande de quatre bons mètres.

La pierre avait pour vertu de chanter lorsqu’un roi légitime s’asseyait dessus, dans le cas contraire, rien ne se produisait. C’était là tout son effet, et pourtant... quels mots pouvaient décrire les sentiments de Concobar alors que son ascension, courte mais décisive, se déroulait ? On disait que la pierre de Fàl était le sommet d’un volcan éteint, constitué des dernières coulées de lave que ce dernier eut craché, puis découpé et taillé par les anciens cerfs par ordre de leurs druides. Légende ou réalité, la métaphore se retrouvait dans la palpitation que chacun ressentait devant cela. La pierre était le sommet et le trône, elle était le pouvoir.

Le cerf vainqueur des épreuves de la journée avait perdu tout son air jovial. Arrivé au sommet, il se retourna pour s’asseoir. Ses gestes étaient devenus lents et quiconque se serait tenu à ses côtés aurait largement pu affirmer, malgré l’obscurité, que l’intéressé suait à grosses gouttes. En bas, aucun des spectateurs ne décrochait ses yeux de cette vision. Nuada moins que personne. Si Concobar échouait, il faudrait chercher un autre candidat tout en tâchant de faire taire le joyeux seigneur sur le sujet de l’intention royale, sans doute par l’action d’une potion druidique capable d’effacer les souvenirs. Uishcias connaissait ce secret, et malgré la lourdeur de sa morale, il n’hésiterait pas si le besoin se faisait sentir.

Le cerf se laissa finalement tomber dans le creux de la pierre. Il s’éleva alors un son clair, comme une voix pure qui chanterait à l’infini la même note. Tous, et surtout Concobar, qui semblait en pleine ivresse, étaient surpris. Seul Nuada avait des pensées suffisamment divergentes des autres pour préférer le sourire à la stupéfaction. Son projet avait abouti. Gwydion était court-circuité pour autant qu’il pouvait l’être durant l’existence du haut-roi en place. Les changelins, l’armée et l’île seraient enfin les uniques préoccupations des mois suivants, mais il restait une formalité à régler.

Concobar était à peine redescendu -il avait bondit hors du creux dès que le chant s’était fait entendre- que Nuada se plaça devant lui, avec une posture qui soulignait une claire volonté de parfaite soumission. « Concobar, rugit presque le haut-roi, fils de Ness, ancien seigneur et pair de l’île de Falias, il vous sera donné après ma mort la responsabilité de veiller sur Cervidas, peuple et terres. Acceptez-vous cette responsabilité ? ».

D’abord surpris par l’attitude du roi, l’héritier retrouva son maintien et presque son air naturel en se rendant compte que ce comportement n’était lié qu’à une volonté de mettre des formes officielles à une cérémonie, ou pour mieux dire un dispositif, à l’extrême limite de ce que ces temps reculés considéraient comme la légalité. Il se donna l’air le plus digne possible et répondit : « J’accepte cette tâche.

-Et prêterez-vous à cet effet les serments que j’ai décidé d’imposer à mon successeur ?

-De quel type sont-ils ? demanda Concobar

-Spirituels. » répondit Uishcias qui s’avança lentement, alors qu’un cœur lumineux se formait entre ses bois. Concobar tressaillit. Il comprit instantanément que si Nuada cédait la succession, il ne donnait pas la couronne. Il poserait des interdits royaux.

C’était un type de sortilège vieux comme les druides eux-mêmes et imbu d’un caractère sacerdotal qui concernait plutôt la vie terrestre que les limites inconnues situées au-delà. Chaque faon noble, à sa naissance, recevait ses interdits, déterminés par le druide ayant assisté sa venue au monde et qui disposaient rarement d’une apparence rationnelle, car prescrits selon une déduction ésotérique et brumeuse.

Ainsi, l’histoire a su que Uishcias avait énoncé à la naissance de Nuada que ce dernier ne devait pas menacer quelqu’un avec une arme sous un chêne aux couleurs d’automne, qu’il ne devait pas refuser l’hospitalité plus de cinq fois en un jour pour les druides et les indigents et enfin, promesse qui expliqua beaucoup de la vie de ce roi, de ne pas épouser une femelle de son peuple. Ce fardeau était imposé seulement aux nobles, pour signifier la lourdeur de leurs responsabilités envers leurs inferieurs et d’empêcher les impunités dans une caste qui pouvait par son statut exercer toute sorte d’iniquités.

Les interdits étaient imposés par magie par les druides, rappelés par ces derniers aux quatorzième anniversaire de l’intéressé. De tels sorts causaient un mal terrible à ceux qui le rompaient. Souvent la mort succédait à ce bris. Aussi celui qui était concerné par ce terrible effet ésotérique devait-il cacher à tout pris les contraintes sous lesquelles il était, car faire pression ou tuer un cerf dont on connaissait les interdits n’était que trop facile.

Ajouter des interdits sur un corps était une tâche grave, car le sortilège était permanent. La prise de la couronne d’un peuple en crise justifiait pleinement cet usage, à la différence que cette fois, les conditions étaient dictées par une conscience éclairée plutôt que par les obscures visions des ovates. Dagda, comprenant en même temps que son ami le poids de la promesse demandée, il faillit protester mais Concobar lui-même lui fit signe de ne pas intervenir, car le seigneur qui se montrait volontiers hédoniste et paillard en public entendait parfaitement la politique. Mieux, il savait y mélanger la morale et la volonté de protection des siens. Se tournant alors vers Uishcias, il demanda : « Quelles sont les contraintes que l’on m’impose ?

-Ce n’est pas difficile, répondit le vieux druide, tout d’abord, tu ne donneras pas la couronne à qui n’est pas passé avec succès sur la pierre.

-Ce sera fait. ». A peine eu-t-il prononcé ces mots que le cœur de magie entre les bois de Ushcias connu un instant de brillance plus intense, signe que le sortilège avait fait effet. Il en fut de même pour les autres promesses. « Ensuite, repris le druide, tu ne prendras part à aucun plaisir avant d’avoir banni les ennemis de ton royaume.

-Je l’accepte.

-Tu devras prendre l’hommage de l’âne Rhodri, et protéger son peuple.

-J’ai déjà une grande amitié pour eux, ce ne sera pas une promesse difficile à tenir pour moi.

-Et enfin, l’ultime promesse que tu dois tenir... » Uishcias tînt ses paroles en suspens, comme s’il hésitait ou qu’il regrettait ce qu’il était en train de faire. Il regarda Nuada, qui, d’un vif signe de la tête, l’engagea à poursuivre ce qu’il avait commencé « Tu ne devras entreprendre aucune action qui entrave la royauté actuelle.

-Eh bien, » répondit Concobar, plus surpris par l’aspect tacite de l’ordre que par la lourde méfiance qui en avait été l’origine « Jamais je n’en eu l’intention, et si cette garantie vous est nécessaire, je vous l’accorde bien volontiers. ». Le cœur lumineux brilla intensément une dernière fois avant de s’éteindre pour de bon. Les interdits étaient posés. Nuada était tout à fait content. Tout ce qu’il avait pu faire pour sauvegarder le statut de la haute-royauté, qui semblait alors le seul espoir des cerfs, était fait. Presque.

Se retournant vers les gardes, le haut-roi les apostropha avec la même sévérité qu’il avait montré envers Concobar, quoiqu’ils n’aient pas pour eux le statut de noble et d’héritier : « Capitaine Kadour, car le garde qui ouvrait la marche était ce même cerf qui amena Rhodri aux sabots du roi- capitaine Cethern, je vous somme de jurer ici allégeance au seigneur Concobar en tant qu’héritier. Et cette nuit, vous rassemblerez dans le plus grand secret tous les soldats sur qui vous avez autorité, ou encore ceux qui vous témoignent une quelconque sympathie et qui vous écouteraient pour cette raison. Une fois ces cerfs rassemblez, vous leur ferez prêter le même serment. M’avez-vous compris ?

-Si... Sire, répondit Kadour, je n’entends rien à la politique mais je sais que vous avez des raisons de nous demander ceci. Pour ma part j’accepte car obéir strictement aux ordres est mon devoir. Mais mon devoir est aussi de vous signaler que si nous exigeons un tel serment de la part de nos camarades, je ne sais si tous nous croirons, quoiqu’aucun d’eux n’aie de grief envers le seigneur Concobar. De plus, je ne serais pas en mesure d’alerter plus de cinquante de nos cerfs ce qui n’est qu’une faible part de l’armée...

-Cela en fera toujours cinquante qui seront actifs si les circonstances l’exigent, répondit Nuada. Allez ! ». Les deux capitaines ne perdirent pas un instant. Ils posèrent un genou sur la terre humide du lieu et jurèrent sommairement de se tenir à disposition du nouveau haut-roi si ce titre viendrait à changer de tête. Concobar, prit entre le feu de la vanité et le respect pour le souverain vivant, eu la sage prudence de ne rien répondre. « Bien, dit Nuada, maintenant je compte sur nous pour vous acquitter de cotre seconde tâche. ». Cethern et Kadour s’engagèrent sans perdre un instant dans le couloir qui menait à la surface. « Personnellement, repris le roi à l’intention de Dagda et Concobar, la fatigue m’oblige à prendre congé de vous. Que la nuit vous soit favorable, messeigneurs. ». Il salua de la tête et sortit gravement à son tour, son éternel Uishcias le suivant. Chacun d’eux détacha une torche du mur, afin de pouvoir parcourir le chemin du palais sans risque.

Restés seul devant la sombre pierre, les deux amis épicuriens la regardèrent en silence. Ils l’écoutaient peut-être, car elle avait sa présence et sa voix, mais tous deux l’entendaient d’une oreille différente. L’un l’avait connue, presque possédée, et il avait été favorisé par elle. Tandis que l’autre ne voyait en elle qu’un sombre fil de la destinée sur lequel tenait en équilibre maintenant deux de ses plus fidèles amis. Chacun de ces points de vue avait ses réalités et ses ombres. La pierre de Fàl était la royauté. Un pouvoir, mais une chaîne. Voir s’ouvrir devant soi les cieux, cela se nomme la liberté pour un misérable, le bonheur pour le sage et le pouvoir pour l’être commun. Après ce long silence, Concobar finit par interpeller son camarade : « Avouez, ami Dagda, que vous n’étiez pas inconnu à ce sombre projet...

-Je l’ai suggéré, en effet, répondit lentement Dagda, mais je n’ai fait que cela. Le procédé qu’a employé Nuada, je ne l’approuve pas.

-C’était pourtant le plus prudent...

-Trop de prudence hôte la part d’audace que nous devons tous garder pour aller de l’avant...

-Vous parlez de cette même audace qui vous fait tolérer l’absorption tonneaux de cidres afin que vos subordonnés soient protégés de l’infamie de l’ivresse ? ». Surpris par le singulier contraste qu’il y avait entre la scène précédente et cette question, Dagda regarda son ami qui lui rendit son regard. L’ombre empêchait toujours de voir correctement, mais les deux compères connaissaient suffisamment leurs physionomies respectives pour parfaitement interpréter les intentions de l’autre. Après quelques secondes, ils rirent au éclats, comme deux camarades de débauche ont habitude de le faire.

« Allons, repris Concobar, je ne suis pas du genre envieux, et d’un trône, bah... on y reste assis que sur postérieur, quoiqu’on puisse y voir de loin. Mais oublions la possibilité que j’ai de marquer le sceptre de mon passage, je dois faire en sorte de ne pas embarrasser le roi actuel. Et j’imagine que c’est même le bénir que de boire à sa santé. M’accompagneriez-vous sous pavillon pour m’aider dans cette industrie ?

-J’aimerais, sourit amèrement Dagda, mais je crains fort que le vieux Gwydion ne me reproche quelques fatigues, aussi vais-je imiter l’exemple de notre souverain... ». Sur ces mots, il commença à remonter le tunnel, suivit de son ami Concobar, avec qui il échangea maints mots d’esprits le long du trajet.

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Nuada se sépara de Kadour et de Cethern à l’entrée du camp, ce dernier étant largement assez gardé. Une journée entière de festin s’était posée sur les épaules du roi qui était enviait fort en cet instant le stoïcisme naturel de son maître. Il retourna bien vite à sa tente, et ce n’est qu’en entendant une conversation s’élever à l’intérieur de celle-ci qu’il se rappela qu’il y avait laissé Lugh.

Les yeux alourdis de cernes, il passa la tête par l’ouverture et vit le jeune cerf blanc, qui exaspérait un des serviteurs attachés à la tente royale, le questionnant avec curiosité et passion sur le moindre détail du mobilier riche et superflu qu’un souverain important gardait toujours auprès de lui en toutes circonstances. Le serviteur, plus concerné par l’accomplissement de son travail, à savoir le bon ravitaillement de la tente en matière de boisson et de victuailles, que par les questions d’un hôte qu’il ne pouvait cependant pas offenser, tachait de concilier ses deux tâches avec une patience toute relative.

L’objet de l’attention du jeune et fougueux cerf blanc était alors un coffret de bois verni sur lequel on voyait, tracés tout en courbes, deux cerfs stylisés. Les yeux émerveillés de Lugh semblaient voir ceci comme la plus grande des merveilles tandis que l’échanson admettait avec lassitude ne pas savoir quel en était le contenu ou encore dire s’il n’était pas posé ici dans un simple but esthétique.

Nuada entra, agréablement surpris par la situation. Il congédia l’échanson, qui, soupirant comme si on eut ôté un grand poids de ses épaules, sortit en même temps qu’entrait Uishcias. Lugh, surpris, s’inclina devant Nuada et celui-ci s’assura par de multiples questions que le confort dû à son hôte avait été respecté. Comme la soirée était fraîche, le roi s’enveloppa d’un grand manteau bleu épais où l’on voyait des motifs en fil d’argent. Finalement, et avec un sourire de malice, il prit le coffret qui avait en premier lieu intrigué le jeune cerf et le plaça sur la table.

Plus que jamais, le regard du cerf blanc se fit avide et curieux. Nuada agissait rarement sous le coup de ses sentiments, qu’il distinguait de son instinct, auquel il faisait plus naturellement appel, mais une tendresse de type paternelle ou un intérêt qui prenait sa source dans une espèce d’espoir passif le poussait à avoir confiance en Lugh. « Jeune Lugh, l’apostropha-t-il, as-tu déjà entendu parler du jeu d’échec ?

-Votre peuple aussi pratique ce jeu ? » demanda Lugh, tandis que son regard se fit lumineux de joie.

« Ça lui arrive. Assez peu d’entre nous y sont familiarisés. Mais, cela voudrais donc dire que les changelins...

-C’est le loisir de leur noblesse, répondit Lugh. Aussi m’y ont-ils initié.

-C’est bien... murmura Nuada. J’aurais aimé commencer ce soir à te questionner sur tes... anciens tuteurs, mais je préfèrerais le faire devant un conseil de guerre correct. ». Lugh cru bon de s’incliner pour faire comprendre qu’il accepterait de répondre aux questions du roi quand bon lui semblerait. Uishcias s’était assis dans un coin et semblait méditer les yeux ouverts.

« Mais, reprit soudain le haut-roi, je crois pouvoir dédier les derniers instants de cette soirée au loisir des nobles. ». En disant cela, il ouvrit le coffret, en sortit une sorte de nappe brodée, qui, avec ses carreaux entourés de motifs, était le support de jeu. Cela brillait à lumière des torches comme le soleil sur un étendard les jours de bataille.

Il étala cela sur la table et fit geste du sabot à Lugh pour lui demander de s’asseoir en face de lui. Il sortit les pions. D’abord les blancs, sculptés de façon à représenter des têtes de cerf pour les soldats. Une de ces têtes avait un diadème, c’était le roi ; à son côté, la même pièce, mais sans bois, c’était la reine. Les fous étaient des cerfs, tête et corps, sur lesquels l’habit large laissait voir la représentation commune des druides. Les cavaliers étaient des nobles en armure et armés. Seules les tours gardaient un aspect attendu. La blancheur de ces pièces était admirable. « Os de griffon », commenta Nuada en les posant.

Il est en effet vrai que, sans respect pour un ennemi mortel, les cerfs traitaient les dépouilles griffonnes presque aussi bien que les vivants, c’est-à-dire de manière atroce. Le jeu noir présentait à peu près la même disposition, si ce n’est que les cerfs devenaient des griffons. La finesse de la sculpture était aussi admirable mais la peinture des pièces laissait à désirer. Nuada avait tout placé, pièce et plateau, quand il demanda à Lugh : « Tu es mon hôte, c’est donc à toi de choisir. Blanc ou noir. ».

Le jeune cerf aurait volontiers commencé et rendu hommage à la couleur de son pelage, mais laisser à Nuada les pièces à l’effigie de ses anciens ennemis semblait insultant envers le roi. Lugh se résigna donc aux pièces noires et le jeu commença.

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Alors que l’on commençait à entendre le pas lourd des sabots des gardes sur la terre sèche des chemins tassés entre les tentes, Nuada, l’œil lourd et l’attention relâchée, tentait tant bien que mal de conserver son emprise sur le jeu. La figure austère d’Uishcias, illuminé par la faible flamme d’une lampe à huile, paraissait comme un esprit du jugement au haut-roi qui ne gardait que peu de contrôle sur sa partie.

Il passa une dizaine de minutes, peut-être deux, ou trois. La grande partie des pions blancs de Nuada siégeaient hors du plateau, trésor de guerre de Lugh. Seuls demeuraient en place un fou isolé, un roi encerclé et un cavalier hors de toute possibilité de sauver son maitre d’ivoire peint. « Je ne t’ai pas ôté la moitié de tes pions... lâcha Nuada d’un ton las.

-Votre état ne l’a permis sire, mais en d’autres circonstances...

-Les circonstances sont ce qu’elles sont. » répondit sèchement le perdant. Uishcias appuya cette sentence d’un mouvement de la tête qui fit danser des ombres sur son visage : « Mais vous pouvez faire en sorte de les forcer, mon roi, et si cela doit finir par le succès, ça ne peut commencer qu’avec le sommeil.

-Mon maî... Ushcias à raison » renchérit Lugh. Nuada, pliant sous son ample manteau, releva lourdement la tête et son regard vers le vainqueur.

Malgré l’ombre et les étoiles éparses et éloignés des lampes à huile de la tente, Lugh restait ce que l’on voyait de lui le reste du temps. Une clarté calme et apaisante semblait s’épanouir depuis son front. C’est cela qui permis au roi fatigué d’entrevoir la mine intéressée que tendait le cerf victorieux.

« Eh bien, reprit Nuada, malheur au vaincu ! Je me soumets à la demande de mon ennemi. ». La plaisanterie fut bien dite d’un ton sérieux, mais Lugh, reprenant un complet sourire d’assurance : « Mais je ne suis pas votre ennemi, sire, si je suis bien votre vainqueur.

-Tu te perds, jeune Lugh, ré-intervint le vieux druide, si un roi se permet s’user de familiarité avec toi, tu ne peux pas nécessairement y prétendre...

-Laisses-le, Uishcias. Les derniers évènements ont été assez durs pour tous ici pour que l’on puisse encore se permettre de plaisanter quand on le souhaite. Mais assez, le sommeil m’appelle, et il fait surement de même pour vous. Héberges donc Lugh parmi les tiens cette nuit.

-Entendu, sire. » s’inclina Uishcias en invitant du geste son pupille à le suivre. Ce dernier exécuta une révérence rapide avant de s’en aller. Les pas des deux cerfs n’avaient pas dépassé le seuil de la tente que Nuada se leva lentement, laissant tomber son lourd manteau à terre. Il les suivit pendant un certain temps du regard, allant même jusqu’à passer le bout du museau hors de sa tente pour observer leur trajet. L’aura de Lugh, fascinante et toujours présente, aidait le roi à ne pas le perdre dans l’ombre. L’espoir et la considération inquiète qu’elle faisait naître de manière égale dans le cœur du roi n’était pas un soleil plus inextinguible. L’avenir s’annonce plus qu’incertain, regretta intérieurement le cerf bleuté en regardant Lugh et son maître s’éloigner dans la nuit.

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