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La Matière de Cervidas

Une fiction écrite par Craïnn.

Partie 2 : Les épreuves

Du haut de la plate-forme, le regard vif de Lugh ne cessait de s’étonner de la foule joyeuse qui semblait ivre du spectacle comme lui était ivre de la nouveauté. Ils ne se comprenaient pas, n’ayant ni le même passé, ni la même vision de l’avenir. Le sentiment était pourtant le même. L’œil est un grand vecteur de plaisir, et toute nouveauté ou singularité le comble, et par lui, l’obscur agencement interne du corps peut dispenser tous les sentiments. Un parfum et une musique peuvent charmer, mais il n’en a qu’un qui peut porter au dégout, et l’autre à la tristesse. Lugh aimait, comme tout jeune être qui a grandi quasiment seul, pratiquer l’usage empirique de son instinct et de ses sens. Le contraste entre les sombres galeries où les fomoirés retenaient des vivants cadavériques et cette exception de couleurs et de mouvements, exprimant bruyamment une joie vulgaire mais réelle à l'air libre, lui donnait matière à aimer cette foule qui était de son peuple sans l’être.

Uishcias avait l’habitude de cela, et ces fêtes s’étaient faites sources de grandes fatigues pour lui. Il en avait vue autant qu’il avait vécu de printemps. Aussi son regard était resté fixé sur le projet du roi. Inquiétude pour la couronne d’abord, inquiétude pour Concobar ensuite.

D’autres serviteurs vinrent près du cercle de bois, trainants une sorte de chariot dont le contenu était caché par un carré de tissus. Le roi les suivait, les candidats suivaient le roi. Une vague d’ovation du peuple accompagna la sortie des cinq nobles, ainsi qu’un nouveau souffle dans les conques. A qui étaient dédiés ces allègres hommages ? Aux valeureux qui risquaient de se blesser – ou pire, se ridiculiser – devant tous ou au dispensateur de la fête qui était le soutient du peuple en même temps que le peuple constituait sa ressource ? Nul ne saurait le dire.

Les cerfs qui trainaient le chariot s’arrêtèrent en face de la terrasse de la plate-forme d’où Lugh avait déjà reporté le regard sur eux, et soulevèrent le tissu qui recouvrait son contenu. C’étaient des sortes de grands galets plutôt plats et de formes inégales qui semblaient tous avoir été choisis pour leur lourdeur. Lugh allait interroger Uishcias sur la signification de ceci, mais le vieillard, qui ne le regardait même pas, sentait son interrogation.

Il lui expliqua ce que les cerfs pratiquaient alors sous le nom de « jeu des pierres » : « C’est une épreuve de précision. On pose une pierre marquée au centre... » Uishcias s’arrêta et fit de la tête à Lugh, lui désignant un serviteur qui posait la pierre en question. Elle était rayée de bandes noires faites de suie qu’on avait étalé dessus « Chaque candidat, reprit le druide, les uns après les autres, lancent une pierre. Celui qui détient la pierre qui est la plus proche de la pierre marquée remporte l’épreuve. Si un lanceur brise la pierre, il gagne directement, cela arrive parfois...

-Mais comment distingue t’on les pierres de chacun ? demanda alors Lugh.

-Eh bien, il y a un arbitre, et on se garde bien de l’offenser car...

-Car ?

-C’est le roi. »

Cependant que tous se mettaient en place et que Nuada rappelait avec force voix aux participants les règles de l’épreuve, il y eu un mouvement dans l’aile des druides. Dagda s’était levé et regardait, curieux, cette sauterie à laquelle se livrait son bon camarade Concobar. Un pli sous l’œil et un refus constant de tourner la tête du côté de Lugh montrait qu’il gardait de la colère, ou du moins de la méfiance, à l’endroit du jeune cerf.

Plusieurs des druides se levèrent de table, semblant répondre au bruit de la conque. Ils marchaient vite, esquivant les fêtards du mieux qu’ils pouvaient. Trois de ces mystères vivants vêtus de blanc arrivèrent au niveau de Lugh et d’Uishcias, et, se répartissant sur l’estrade royale, ils intimèrent respectueusement par la parole et par le geste les spectateurs de reculer légèrement. Ushcias, qui savait pourquoi, montra l’exemple à Lugh en faisant un pas en arrière. Le disciple imita le maître en même temps que tous les curieux de la rambarde.

Les trois druides, à égale distance l’un de l’autre, se mirent alors à chanter en leur langue des paroles rapportées de leurs rituels :

«Sécurité du juste et barrière du fort ce sera grande honte si leurs coups passent outre »

Leur concentration leur donnait un air grave. Un arc électrique vert se format entre leurs bois. Une magie semblait s’y concentrer sous la forme d’un cœur. Peu à peu, et au grand étonnement de la foule populaire et de Lugh, il sembla que l’air commença à vibrer devant les incantateurs. C’était le cas. Dans ces ondulations étranges il se forma des sortes de tâches vertes et transparentes légèrement translucides. Ces tâches grandirent et se joignirent pour former une sorte d’écran au niveau de la rambarde, montant jusqu’à trois mètres de haut et se rabattant dans sa hauteur vers le dehors de la rambarde.

Personne ne fut surpris de cette curiosité, si ce n’est Lugh, qui voyait pour la première fois l’usage de la magie. Uishcias resta quant à lui silencieux.

Près des quatre tenants de la compétition, Nuada avait fini le traditionnel rappel des règles, étape superflue mais qui donnait un aspect cérémonial à l’épreuve tout en excluant toute excuse d’ignorance de la part des candidats en cas de débordement. Il porta son regard vers la barrière magique crée par les druides, garante de la sécurité des puissants contre les projectiles perdus. Il fallait bien sur rendre hommage au travail des ovates, ce que fit le roi : sans mot dire, il prit d’un sabot une pierre dans la charrette, la porta lourdement entre son bras et son épaule tandis qu’il marchait sur trois pattes. Devinant son intention, tous se mirent derrière lui ou sur ses côtés. Le haut-roi se plaça en face de la barrière, se raffermit sur ses appuis et projeta la pierre droit sur l’écran de magie verdâtre. Le projectile eu été lancé par un onagre que plus de puissance ne lui aurait été donné.

Les druides, toujours focalisés, une forme de cœur lumineux entre leur bois, ne bronchèrent pas et la foule, étonnée, manifesta un soupir exclamatif. Lugh était tout aussi surpris mais resta quant à lui immobile. Un grand bruit mat se fit entendre alors que la pierre heurta la barrière, causant des ondulations sur cette dernière, avant de venir s’écraser au sol dans un fracas plus violent qui fit se soulever la poussière. Ce geste, ni folie ni provocation, servait à rappeler à tous -y compris au roi- la force des druides, et leur prédominance sous-jacente dans la société cerf.

Dagda avait vu cela. Semias approuva vaguement, d’un haussement d’épaule proportionnel à la vigueur de son âge avancé.

En même temps que la pierre était retombée la stupéfaction. Le peuple salua et fêta la puissance druidique en battant le sol de leurs sabots. Les cerfs à qui étaient adressés ces applaudissements barbares ne parurent pas se rendre compte de l’honneur qu’on leur faisait et la barrière se maintint à force de concentration.

Nuada, joyeux de son hommage, ramena le silence par un mouvement de sabot. Et, se tournant vers les quatre : « Désormais, c’est votre tour. Et je m’attends bien à ce que vous touchiez à un autre but que le mien, dit-il avec un grand sourire. J’ai fait honneur aux druides, je ferais maintenant honneur à l’ancienneté. Seigneur Faol, vous lancerez le premier. ».

L’intéressé tressaillit. Il remercia le roi de l’honneur qu’on lui accordait d’un grand salut de la tête qui ne parvint pas à cacher un bruit de déglutition fort prononcé. Il faut dire qu’après le puissant jet du roi, se ridiculiser serait facile, en particulier pour un vieillard ayant perdu de sa force avec l’âge. Nuada en était conscient, et avait refusé intérieurement de prendre Faol pour héritier. Trop vieux avait-il pensé dès l’instant où il s’était présenté. Cronan n’avait pas plus de faveurs dans l’esprit du roi. Trop vert. Tel fut son jugement. Il savait que tous les facteurs de son entreprise, portants autant sur l’état de l’individu que sur ce dont il était capable. Tout se jouerait entre Morvenn et Concobar. Nuada ne se faisait pas d’illusion. Les deux autres étaient bienvenus dans la compétition, mais en tant que faire-valoir.

Nuada, Cronan, Concobar et Morvenn s’éloignèrent cependant du cercle. Faol, une incertitude bloquée dans son regard comme la vieillesse dans son mouvement, s’approcha fébrilement du chariot. Il prit bien une trentaine de seconde avant d’extraire le caillou qui le satisferait. Point trop lourd, point trop étendu. Tout vieux et vain qu’il était, Faol avait encore l’esprit quelque peu vif.

Comme c’était le premier coup à tirer, Faol pouvait se placer comme il le désirait autour du cercle, sans pour autant entrer dedans. Il profita de cet avantage et chercha l’angle de tir parfait pour accomplir le coup qu’il voyait en esprit.

Après un instant de réflexion sur son positionnement, il s’apprêta à lancer quand Concobar dit tout haut, et comme à lui-même : « Si nous avions pris celui-ci pour manier les pierres de Caerdeer, la tribu de Dana serait morte de vieillesse avant qu’une seule maison ne se soit élevée. » et le peuple de rire. C’est à cet instant que Faol laissa partir son coup. Mais, déstabilisé dans sa concentration par la parole de Concobar, son geste fut faussé. Heureusement pour lui : le galet suivit une trajectoire en cloche, fendant si bien l’air qu’il s’enfonça dans le sol par un côté légèrement pointu, juste sous la pierre marquée, et il pouvait presque se caler en dessous. Nuada, qui avait souri de bon cœur à la pique de Concobar, souri des conséquences de celle-ci. Le peuple applaudi Faol.

« Seigneur Concobar, déclara le haut-roi, il vous a plus de vous moquer impunément de l’habilité de votre adversaire. Mais sauriez-vous faire mieux ? ». Le cerf large gonfla orgueilleusement sa poitrine : « Je lancerais l’île entière en une seule fois si vous le demandiez, sire.

-C’est parfait mais je ne veux de vous qu’une seule pierre. ».

Sans répondre à Nuada, Concobar fila d’un pas ferme et rapide vers le chariot. Il y puisa la première pierre venue, et la lança sans autre précaution que celle de s’assurer qu’il toucherait à son but. Sa fortune fut encore plus grande que celle du vieux Faol. La pierre de Concobar toucha le bout de la pierre marquée, de telle manière que celle-ci s’affaissa. Le galet de Faol en dessous servi de point d’appui à cette manœuvre du destin, à moins que ce ne fut celle d’un cerf. La pierre marquée roula au-dessus de la pierre de Concobar, et s’arrêta net, posée sur ce même bout de roche.

Les adulations du public doublèrent alors que l’avantage passait au seigneur hédoniste. Nuada souri tout à fait : « vous ne manquez jamais à vos promesses.

-Seulement quand elles sont faîtes à un roi, sire. » répondit Concobar joyeux, avant d’aller se placer aux côtés de Faol, qui, dépité de sa chance sitôt qu’elle lui était tombée dessus, avait chu sur son séant devant le lancer de son adversaire.

Un nouveau silence se fit. Nuada tourna sa tête du côté de Morvenn. Elle avait gardé un air caustique, lointain et comme inaccessible sur son visage. Elle s’approcha sans mot dire, et choisi aussitôt son rocher. Plus plat que les deux autres, il avait une vague forme de triangle aux coins arrondis. Elle n’avait pas hésité comme Faol, ni compté sur la force brute comme Concobar. A la vérité, elle n’avait pas lâché des yeux ce qui c’était joué devant elle. Elle avait jugé que la brutalité sublime du lancer précédent avait dû fragiliser la roche. Elle avait décidé de tenter sa chance. Le coup ne devait pas seulement être précis, il devait être puissant. C’est pour cela qu’elle enleva ses bois de vierges avant son lancer.

Morvenn prit alors son rocher, respira une large bouffée d’air, le cala entre le bras et l’épaule, comme Nuada quelques minutes auparavant. Soudain, elle se déploya, tourna deux fois sur elle-même pour se donner plus de force, et lança. Contrairement aux deux lancer précédents, en cloche, celui de Morvenn fut droit, tel un javelot lancé depuis le haut d’un rempart. Le rocher tourbillonnait dans l’air alors que la biche reprenait sabot après la violence de son effort. On entendit un craquement.

Ni Nuada ni le peuple n’avait laissé passer un son du seuil de leurs bouches. Les deux pierres s’étaient écrasées. Celle de Morvenn était en trois morceaux sur le sol tandis qu’un large éclat de la pierre marquée était visible à un mètre de là.

« Je m’incline, dit Nuada en joignant le geste à la parole. Votre digne ancêtre se retrouve bien dans un tel coup.

-Sire, répondit Morvenn, un coup ne fait rien s’il n’est pas donné à la bonne personne. Ce sont ces dernières qui me rendraient capable de soutenir la gloire qu’à acquis mon ancêtre royal, qui n’a d’ailleurs rien à envier aux vôtres. ». En disant ceci elle rendit son salut au roi. L’ultime ovation de l’épreuve fut un flot de sabots percutant la plaine. Dagda se faisait renseigner du haut de sa plate-forme, et se désola de la mauvaise fortune de Concobar. Ce dernier fut sans doute celui qui applaudit la biche avec le plus de zèle. Etre vaincu par un adversaire humble laisse la plus grande partie de l’orgueil intacte. Faol se contentait aussi de cela, après tout, cela le vengeait. Seul Cronan, plus sombre que jamais, restait immobile.

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Les serviteurs déblayèrent le terrain et préparèrent le matériel de la prochaine épreuve. Les applaudissements retombèrent en rumeurs, et les rumeurs en causeries, autant du côté du peuple que de celui des nobles, ete brouhaha se fit autour de Lugh et Uishcias. Le premier soupira au second : « Tous ces honneurs pour des jets de cailloux ?

-Moi aussi, dit Uishcias lentement, j’ai trouvé cela discutable, il y a des éons de cela... Cependant, ça amuse certains, et fortifie les autres. C’est plus une cérémonie qu’autre chose, que cela soit étrange, ce peut être un but en soi.

-Mais pourquoi se réjouir alors même que c’est la guerre et qu’il faudrait se fortifier...

-C’est ce que nous faisons.

-Ces cerfs festoient. Balor ne veut pas me tuer mais eux... Et ils rient d’un lancer de galet. Ce n’est ainsi que l’on se défend.

-Une indépendance passe par des traditions. Les perpétuer ici, c’est nous approprier la terre. » Dit le vieux druide avec gravité.

Lugh resta silencieux un instant. Il regarda le soleil qui décroissait lentement vers l’ouest. C’était le milieu de l’après-midi et un vent léger soufflait sur les têtes cervidées. Le regard du cerf blanc fini par croiser le dos d’un des druides. Il restait ferme sur son appui, le cœur lumineux flamboyant entre ses deux bois. Il resta à un instant à comparer les deux astres. L’un, dans le ciel, semblait immuable et l’autre, terrestre, était dans sa conservation l’objet d’efforts infinis. Soudain, il demanda à Uishcias de sa voix de jeune cerf naïf : « Où étiez-vous, avant ?

-Là où nous étions, répondit Uishcias. Quatre grandes îles, loin, de l’autre côté de la mer furent nos demeures. Des forêts, des villes, des palais, comme il s’en élèvera bientôt non loin d’ici. Mais ce n’est plus à nous maintenant. Les griffons se faisaient trop agressifs. »

Lugh senti une modification certaine dans la voix du druide. Il se faisait solennel pour ne pas tomber dans une mélancolie nostalgique. Le sentant donc ému, il eut peur de continuer à creuser dans le sens de sa curiosité, ne voulant accabler le vieux cerf. Mais il ne put s’empêcher : « Ne vous êtes-vous donc point battus ?

-Moi-même, répondit le druide, non. Mais nos guerriers, nos nobles, et même certains de nos druides ont pris les armes. Une résistance de plusieurs siècles. Un abcès si gonflé ne pouvait que crever. Ce qui est fait est fait. Je ne puis qu’espérer qu’il sera plus facile à ces gardes que tu vois-là d’arracher la vie à un insecte géant qu’à un fauve... ». Une conque retentit alors, laissant les mots de Uishcias en suspens. Lugh, pensif, imita tous les cerfs en tournant son regard clair du côté des jeux.

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Les serviteurs avaient avec une vélocité remarquable placé le matériel du jeu des anneaux, dont Uishcias avait déjà expliqué les rudiments à Lugh, et la structure du jeu se tenait désormais au centre du cercle de bois. On avait placé une sorte de mantelet derrière les anneaux, afin que tout javelot accomplissant un exploit n’ait pas le sinistre destin de ternir sa victoire d’un cerficide. D’autres cerfs, aux bois décorés de courts rubans ors, verts et bleus, qui marquaient leur prétention à un plus haut statut que ceux qui avaient jusque-là installé les infrastructures précédentes, offraient sur leur bras les projectiles liés en faisceaux.

Cette fois-ci encore, et par pure formalité, les consignes de l’épreuve furent rappelées par le roi, bien que ce jeu faisait office d’entrainement même pour le paysan le moins concerné par les conflits, tant les anciens raids griffons avaient nécessité de nombreux sabots actifs pour les repousser. Nuada laissa à Cronan, le jeune cerf noir, lancer le premier trait en compensation du fait qu’il n’avait pas eu l’occasion de participer à la précédente épreuve, Morvenn ayant arraché la victoire avec une vélocité qui lui avait attiré les hourras des guerriers en rajout à l’intérêt que beaucoup lui témoignaient déjà.

Cronan avait fulminé devant cela, mais, soit par crainte du roi, soit qu’il fut quelque peu conscient du caractère malvenu de ce qu’il fallait bien appeler de l’envie, il se tut et se contenta de regarder avec colère le premier objet qui ne pouvait pas se permettre de lui rendre une telle politesse. Ces yeux à l’expression aussi noire que la robe de Cronan tombèrent sur le serviteur qui lui offrait de choisir son javelot dans le faisceau. L’expression joviale de ce serviteur, lié au contexte de la célébration, était renforcé par les rubans verts attachés à ses bois, et dont la plupart, faute à sa maladresse, lui retombaient sur le museau.

Une âme jalouse voit une moquerie derrière chaque sourire, et Cronan, prenant vigoureusement le premier javelot qu’il put extraire aisément de l’ensemble, composa une expression qui intimida le serviteur. Ce dernier repartit timidement se placer aux côtés de ses camarades, pensant tristement qu’il avait commis quelque offense dans son simple emploi.

Cronan se plaça alors devant la structure, mais en dehors du cercle de bois. Les anneaux, dont le premier était à deux mètres devant lui, n’étaient larges que de quelques centimètres, ce qui ne permettait qu’à un jet parfaitement droit de les traverser, exploit qui semble léger mais qui obligeait les cerfs, plus naturellement enclins au tir en cloche, à se concentrer sur la trajectoire de leur tir. Chaque anneau était espacé d’un demi-mètre du suivant, ce qui portait la longueur de la structure à plus de cinq mètres, une faible portée sur laquelle seule comptait la précision. Or, l’état de bouillonnement interne de Cronan ne favorisait guère la concentration nécessaire à un tel acte. Il lança le javelot avec fougue, non sans avoir toutefois pris le temps de viser. Cronan était cerf à croire que sa jeunesse était une excuse pour sa réussite ; il n’avait pas cette discipline par laquelle la force se raffine en efficacité. Le javelot toucha successivement les sept anneaux, générant sept tintements métalliques, avant de se ficher dans le mantelet.

Cette circonstance fut vue comme moins honteuse qu’on ne pourrait l’imaginer. Les plus maladroits dans ces jeux manquaient de donner à leur javelot la bonne trajectoire, tandis qu’ici il y avait un semblant de précision. La qualité de la performance du jeune Cronan n’en était pas moins médiocre et sa rage contenue éclata enfin. Il lui resta toutefois la prudence de maudire les anneaux et le javelot plutôt que tout autre élément présent qui fut à même de répondre à ses injures. La foule n’avait réagi que par des commentaires d’une platitude commune à ce coup et un serviteur alla décrocher le projectile.

Faol se réjouit de voir quelqu’un rencontrer moins de fortune que lui dans cette compétition. Cela lui redonnait quelque espoir de triompher, espoir que le roi lui permit aussitôt d’exploiter car il le désigna comme second candidat. Le vieux cerf se fit présenter un autre faisceau de javelots par un autre serviteur, qui gardait un air grave et martial. Sans prêter aucune attention à ce dernier, Faol prit au hasard et à la hâte la première pointe qui dépassait. Ceci fait, il se plaça à l’endroit que Cronan -retourné auprès du roi- avait occupé quelques instants auparavant. La vue du vieux cerf restait bonne malgré son grand âge, mais sa force était tarie et de l’agilité, il n’en n’eut que rarement. Il s’emmêla donc dans ses mouvements et lança malencontreusement son trait avant de choir sur la terre sèche. Le javelot passa le premier anneau, mais par un angle si improbable qu’il se planta presque à la verticale dans le sol.

Seul l’ancienneté et le pseudo-statut de vétéran de guerre sauvèrent alors Faol d’une honte qu’on eut volontiers attribué à Cronan en de pareilles circonstances. Cependant des serviteurs et le roi lui-même accoururent pour s’assurer de l’intégrité du vieillard. Il n’était pas blessé et Nuada lui tendit et le sabot pour le relever avant de lui proposer un deuxième essai, ce qui semblait normal aux yeux de tous. Faol, tout confus encore de sa chute, refusa avec une feinte modestie et s’avoua vaincu. On débarrassa une seconde fois le terrain du javelot emcombrant.

Faol n’étant ni grand seigneur ni chef apprécié, le peuple avait considéré son accident comme celui qui serait arrivé au premier guerrier venu. On s’étonna et on oublia tout aussitôt. Le vieillard parti donc, titubant légèrement, se placer aux côtés de Cronan. Le roi appela alors Concobar. Ce dernier était en train de faire un large signe du sabot à son ami Dagda, qu’il avait repéré sur la plate-forme. Le chef-druide lui répondit en levant dans sa direction une coupe surement remplie d’un liquide consacré au bonheur du jet de son camarade. Concobar sursauta en entendant l’appel du roi, mais il y répondit favorablement, avec un large sourire qui témoignait ensemble de la joie que la fête lui apportait, et de l’orgueil qu’un guerrier accompli pouvait déployer dans une telle compétition.

Un troisième serviteur offrit le même service à Concobar que ses camarades avaient offert aux deux premiers participant. Il une posture digne, tira soigneusement mais avec agilité un javelot dont la pointe -car il connaissait bien les choses de la guerre- lui sembla mieux conçue que les autres. Gardant la lance au sabot, il alla se placer au point de tir avec nonchalance. Cependant, une fois devant le but, on remarqua immédiatement qu’il pouvait déployer un autre niveau de concentration que ses prédécesseurs. Les dernières rumeurs à propos de la chute de Faol se turent et la foule regarda Concobar, silencieuse.

Lui-même faisait silence, et il regardait attentivement les cercles de fer. Soudain, il se souleva de terre avec la force d’une tempête. Son bras décrit une courbe parfaite, et, lâchant le trait, il baissa sa tête vers le sol, ce qui était une conséquence physique normale de son geste. Ses yeux étaient fermés, et volontairement. Nuada serait resté à admirer la puissance du coup si ce dernier n’avait pas franchi d’un seul coup les sept anneaux pour venir heurter le mantelet de plein fouet. La pointe se planta avec un bruit sourd et le manche vibra quelques secondes après le choc. C’est à ce bruit que les traits de Concobar se détendirent et qu’il ouvrit les yeux. La stupeur générale lui confirma sa réussite, qu’il n’avait pas vu directement.

Une nouvelle et bruyante acclamation populaire salua ce coup. Cronan et Faol baissèrent la tête. Morvenn n’afficha sur son museau qu’une expression gênée, comme si un de ses projets avaient été contraint. Nuada salua vivement l’exploit. Ces félicitations furent durement entendues par Concobar à cause du tumulte de la foule. Cela fait, Concobar salua à son tour le peuple du sabot, ce qui redoubla bien évidemment les acclamations qu’on lui adressait. Dagda, qui avait tout vu de sa tribune, et qui ne manquait pas de cette joie que se transmettent les masses, avait célébré à sa façon le coup heureux de son ami.

Il fallut bien deux bonnes minutes avant de laisser le champ libre à Morvenn, qui semblait bien dépitée. Le même serviteur qui avait été intimidé par l’allure sombre de Cronan alla lui porter les armes. Le sourire avait repris ses lèvres depuis le coup de Concobar, mais après avoir été soulagé d’une partie de son fardeau, il ne put s’empêcher de croire, à l’expression de la biche, qu’il avait bien quelque chose dans sa personne qui déplaisait aux grands. Mais le dernier coup devait être tiré par elle. Aussi se retirèrent-ils tous trois.

On venait à peine d’ôter le bon trait du précédent tireur que la biche se tenait, vindicative, devant les anneaux. Morvenn était d’une caste où l’excellence martiale était saluée sans être attendue mais où la fierté que l’on retirait de cette science du combat avait un caractère puissant, presque sacré. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que Concobar put l’applaudir, mais c’était un honneur qu’elle n’avait pas à cœur de lui rendre. Elle voulait le combattre et le vaincre. C’est avec cette pensée qu’elle imita la concentration qu’avait déployé le seigneur dans son tir, et laissa aller son trait en le décrochant d’un geste à la grâce qui aurait pu s’avérer mortelle si un vivant s’était trouvé à l’autre bout.

Durant une demi-seconde, Nuada pensa qu’il devrait déclarer l’égalité pour l’épreuve quand un bruit métallique se fit entendre. Morvenn et tous les autres regardèrent, consternés. Le javelot avait franchi les quatre premiers anneaux, mais un courant d’air léger fit bouger le cinquième, de telle façon que la pointe du javelot se heurta à celui-ci, le fit dévier et tomber au sol. Nuada mis à profit le silence général pour se demander s’il laisserait un autre essai la biche, son échec ayant été causé par une cause externe. Il n’eut guère à se questionner bien longtemps car Morvenn, un air digne de défaite acceptée peinte sur le visage, se retira auprès de Cronan, de Faol et de Concobar.

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Lugh n’avait pas quitté des yeux le spectacle. Contrairement à la majorité des cerfs présents, il n’avait ni attachement, ni opinion sur aucun des participants. Aussi avait-il jugé chaque coup, ou, devrait-on dire, les deux coups, avec une réelle objectivité. Il est vrai que les changelins ne lui avaient guère appris à se satisfaire de jets de pierres, mais le lancer et le maniement des armes à distance lui était familier, d’où l’intérêt plus élevé qu’il avait éprouvé en voyant cette épreuve. Nuada ayant proclamé le nom du vainqueur – qui devait son titre autant à son lancer qu’à deux abandons – un nouvel appel de conque si fit entendre, et les serviteurs reparurent sur l’aire de compétition pour balayer une dernière fois ce faible espace de leurs soins zélés. Cette interruption marqua un nouveau temps de flottement parmi les spectateurs de toutes classes, qui retournèrent à leurs conversations personnelles, que les moins intéressés n’avaient pas même quittées.

« Et maintenant ? demanda Lugh à Uishcias.

-Si les serviteurs font ce que je pense, répondit le druide, il ne restera rien sur le terrain. Ce sera donc un combat de bois.

-Un combat de bois ? » répondit le cerf blanc avec stupeur.

« Eh bien » répliqua Uishcias qui semblait autant surpris par l’attitude de Lugh que celui-ci l’était de sa suggestion. « Un duel où les deux adversaires se chargent et luttent avec les ramifications de leurs bois, sans coup de sabots ni aucun autre moyen de blesser...

- Vous exposez donc ainsi l’organe qui vous permet de jouer de sortilèges, sans y prêter une plus grande attention que s’il n’était qu’un appendice superflu ? ». Lugh avait dit cela en fixant les druides, toujours concentrés, et le cœur qui rayonnait toujours entre leurs bois.

« Tu ne comprends pas, répondit Uishcias. Tous les cerfs ne pratiquent pas la magie. Peu y sont initiés, et ceux-là, il est vrai, veillent à se préserver assez bien eux-mêmes.

-Mais je le vois, insista Lugh. Chez les changelins, du peu que j’ai pu savoir de cela, c’est leur corne qui les aidaient à puiser dans l’énergie de leurs victimes, ce qui est une forme de magie. Qu’est-ce qui empêche tout ce monde s’accomplir ce que peuvent ces gens ?

-Le manque d’initiation, répondit sévèrement Uishcias. Le savoir druidique, est, en théorie, accessible à tous, mais au prix de la pratique d’une longue étude discipliné. Nous acceptons biens quelques fils de paysans, parfois, mais ils préfèrent garder leurs enfants auprès d’eux pour avoir des bras pour les assister aux périodes de récoltes... ».

Uishcias oubliait volontairement de mentionner que l’opinion de la classe dirigeante et sacerdotale de l’époque considérait alors les cerfs du vulgaire comme un nid de mauvaise ambition. On redoutait ce préjugé obscur mais loin d’être infondé qui est l’appétit du peuple. Verser le savoir dans un corps qui remuait sans cesse, c’était rabaisser les druides aux rangs d’intellectuels inutiles et oisifs, comme c’était dénoncer le poids réel de la noblesse.

En un mot, c’était mener à un ébranlement certain et fatal du pouvoir en place. Du reste, les druides maintenaient correctement le rang en ajoutant à leurs sortilèges des incantations qui étaient un ornement parfaitement inutile. La magie des cerfs (car les druides exploitaient un savoir qui aurait bien pu être celui de toute la race) passait en vérité par un mélange de concentration, de manipulation des mouvements de l’âme et une captation nécessaire du flux naturel qui alimente conjointement les appendices magiques des licornes et des alicornes et de toutes les autres créatures pensantes ou non à qui le talent de magie était accordé.

La réflexion de Lugh ne manquait donc ni de fondement, ni de sagesse. C’était une pensée à l’image de l’individu qu’il était : une apparence d’ingénuité simple mêlée à un fond que la boue de l’opinion n’avait pas encore souillé. Recueilli par les changelins, il les avait aimés presque malgré lui ; trahit par eux, il les avait haïs. Il retournait maintenant vers ce peuple, que la nature et sa conscience lui disaient être le sien, et chacune de ses pensées convergeait vers l’intérêt de celui-ci.

« S’ils pouvaient être initiés à ces secrets, reprit pensivement Lugh, il serait plus facile de les sauver de la colère de Balor.

-C’est folie, le tança Uishcias, de tous les cerfs festoyant que tu vois là, il n’y en a qu’un nombre assez réduit pour accompagner une armée régulière, même si beaucoup peuvent former des milices admirables... ». Lugh avait senti que la dureté de la réponse avait attiré de nouveau quelques regards sur lui. S’attirer les foudres d’un seul étant équivalent à s’attirer les foudres de tous, alors il se tut, sans cesser de penser autant.

Il passa un serviteur portant un plateau sur lequel gisaient des pommes dont le rouge ne pouvait qu’apporter de l’envie à un estomac qui venait juste de se rappeler qu’il n’avait pas mangé depuis le matin. Lugh s’éloigna vers les aliments désirés, espérant ainsi laisser retomber les attentions qu’il avait attiré sur sa personne. Hélas, que ce fut à la faute de sa nudité dans une estrade où tous étaient richement vêtus, sa blancheur peu commune ou le fait que sa venue avait été accompagnée de celle d’un ennemi mortel, il se fit plus remarquer qu’oublier dans ce mouvement.

Quel fléau, pensa Uishcias, mon royal élève a-t ’il attiré vers ma vieille tête ? Cette tête vénérable, il la leva imperceptiblement et, reprit intérieurement. Espérons que tous les envoyés du destin ne soient pas si imparfaits.

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Nuada, devant le terrain vide, regardait les quatre participants d’un air détaché. Faol se tenait droit et silencieux tandis que Cronan regardait et grattait la terre avec une colère contenue. Concobar, faute de spiritueux, parvint à se faire amener une cruche d’eau. Morvenn, plus farouche que jamais, rattacha ses bois de vierge.

Elle avait en elle l’impitoyable idée qui voulait que si l’on triomphait une fois, il fallait triompher totalement. Avoir reculé d’un pas devant Concobar n’était pas fatal pour elle, mais à la condition de reprendre le terrain perdu. Sa fierté seule lui avait interdit de prendre le second coup de javelot qu’on lui offrait de donner.

Les conversations battaient leur plein parmi la foule et l’attention attachée aux candidats était moindre. L’instant était donc propice à un nouvel appel de conques. Il arriva à point. Le roi fit se réunir les quatre cerfs en compétition en arc de cercle autour de sa personne et prononça ces paroles de façon haute et distincte de manière à se faire entendre des premiers rangs du peuple aussi bien que des intéressés : « Braves et nobles cerfs, ceci est la dernière épreuve. Comme vous avez du vous en douter, à la vue des mesures matérielles que je vous aie fait prendre -il faisait bien évidemment référence aux sphères qui limitaient le caractère létal de leur bois- qu’elle sera un ensemble de duels de courtoisie. Toujours un cerf contre un. Le combat s’arrêtera si les bois d’un candidat touchent le sol, et en ce cas il sera déclaré vaincu. La sortie du cercle est éliminatoire. L’abandon est libre, avant et après combat. Tout cerf qui fera, volontairement ou non, tomber les protections de ses bois sera déclaré vaincu. Il en sera de même de ceux qui utiliseront tout autre moyens que leur bois dans cet affrontement. »

Il laissa un temps de silence pour que tous aient le temps d’assimiler correctement les conditions du combat, mais la journée décroissant vite, beaucoup se figurèrent qu’il fallait abréger d’une façon ou d’une autre cette activité qui pouvait durer des heures.

« J’ai pris l’honneur, reprit Nuada, et par souci d’équité, de décider moi-même des participants des deux premiers combats. Les seigneurs Morvenn et Concobar ont démontré leur valeur aux épreuves précédentes, et il est juste que l’un d’eux laisse une occasion aux seigneurs Cronan et Faol de se retrouver présent lors de l’ultime combat. Ils se combattront donc l’un l’autre mais seulement après ces deux derniers. »

Il est clair que le roi, fournissant cette excuse, n’avait pas d’autre prétention que de profiter de la fin des épreuves pour offrir les rencontres les plus équilibrées, et donc les plus divertissantes possibles. Placer un fort contre un faible dans les combats initiaux aurait ruiné un suspense que le peuple était en droit de désirer. Il est vrai qu’il s’ajoutait à cela une volonté implicite d’humilier les perdants, qui n’étaient pas assez grands seigneurs pour qu’il vaille la peine de se les attacher, montrant par la même un plus fort attachement aux vainqueurs, plus précieux.

Nuada appela donc Cronan et Faol pour la première rencontre. Le premier n’avait cessé d’arborer un rictus mauvais, tel qu’il en vient aux ambitieux perfides quand la fortune se présente devant eux. L’idée qu’il aurait à combattre un vieillard qui avait déployé une adresse si pathétique lors de son lancer lui donnait une certitude de vaincre malsaine. La perspective d’une victoire ouvrant vers un combat impossible s’effaçait même devant un avantage temporaire. De son côté, le vieux cerf ne semblait soucieux que de s’assurer à que les protections de ses bois ne lui fassent pas défaut.

Ils entrèrent tous deux dans le cercle de façon à se faire face. Cronan tenait tous ses muscles en alerte. Faol regardait dédaigneusement son adversaire. Seuls les quelques apostrophes de Nuada qui incitaient vaguement les combattant à la loyauté et à la courtoisie se faisaient entendre. Puis il donna le signal. Aussitôt, Cronan s’élança avec fureur vers son adversaire. Son pas lourd imprimait profondément la marque de son sabot sur le sol et soulevait un voile de poussière. Cela ajouté à son sourire féroce lui donnait l’air d’une tempête de sable vivante et dotée d’une volonté inique. Faol se dressa légèrement, voyant le cerf-fauve fondre sur lui.

Avec un calme parfait, il attendit que Cronan soit à la limite du contact, et, mettant soudainement tous les efforts que son corps pouvait fournir, il courut vers la gauche. Le coup puissant de Cronan fut ainsi esquivé et ce dernier, presque emporté hors du cercle par son élan, ne s’arrêta qu’avec peine. Cette action, quoiqu’inattendue, fut perçue comme une bassesse par l’opinion générale, et la foule s’empressa de huer Faol et de le qualifier de lâche par des apostrophes méprisantes.

Le noir Cronan aurait été encouragé par ces insultes légitimes à son adversaire s’il n’avait été surpris par l’agilité du vieux cerf qui jusque-là avait paru si gauche. Faol avait bien participé à quelques combats, mais plus à des échauffourées qu’à des batailles. Il avait déjà, et à plusieurs reprises, donné la mort mais il avait tiré de ces maigres actes de défense un instinct du survivant, qui est le pôle opposé de la bravoure du vétéran. Le premier rampe en rase campagne et se perd en de vagues guérillas tandis que le second porte un étendard et mène des charges qui font trembler l’histoire. Croire Faol faible parce qu’il était vieux, c’était certes un grand tort. Il avait survécu parce qu’il était vieux, il était vieux car il était perfide, sombre forme d’intelligence.

Cronan, donc, répéta sa charge, mais plus méthodiquement et lentement. Il gardait une attention spéciale pour les éventuels mouvements de son adversaire. Il allait toucher, et se prépara donc à contrer la feinte de son adversaire. Faol, plutôt que de d’esquiver au dernier moment, prit appui sur ses pattes arrières et se baissa. Comme un serpent essayant de mordre sa proie au cou, il souleva sa tête et cogna violemment ses bois contre ceux de Cronan. Le jeune cerf fut surpris et ne réagit que trop tard et avec trop peu de force à la nouvelle feinte de son aîné. Ayant l’avantage de l’appui, Faol tenta de lui faire perdre l’équilibre en retirant d’un seul coup l’entrave de ses bois.

Cronan récupéra cependant assez vite sa stabilité tandis que la foule renouvelait les lazzis qu’elle adressait au vieux combattant. Ce duel dura ainsi sur plus de cinq minutes. Charges, feintes, assauts, tromperies, coups et esquives s’exerçaient de part et d’autres. Le vieux menait le jeune dans une sorte de danse sans grâce d’où il ne retirait aucun avantage. De son côté, Cronan n’avait pas l’esprit assez vif pour multiplier les possibilités que la situation lui laissait et se contentait de charger la plus grande partie du temps. C’était le petit duel de l’agressivité aveugle contre la bassesse pleine et assumée. Le public s’en était vite lassé, à raison sans doutes.

Cela ne pouvait durer éternellement. Entre un fauve et un serpent, la lutte semble décidée d’avance, mais l’un, souple, rusé et prêt à tout, ne cesse n’esquiver son adversaire. Il le nargue, il l’énerve et le fatigue en attendant de le voir assez faible pour lui appliquer la morsure fatale. C’est ce qui arriva. Cronan, essoufflé par ses charges, les nerfs déréglés par les séries de mouvements contradictoires que lui faisait faire son adversaire, finit par ralentir au milieu du terrain. Voyant cela, Faol le chargea, et comme c’était le seul mouvement qu’il n’avait pas exécuté au cours du combat, le cerf noir ne sut comment réagir. Il fut violemment heurté par le coup imprévu et alla rouler tout entier sur le sol. La foule hua une ultime fois Faol.

Cependant Nuada, d’un air détaché, prononça la victoire de Faol. Concobar dit tout haut, comme se parlant à lui-même : « Peste ! C’était bien là le moins honorables des affrontements qu’il m’a été donné de voir. Du temps des insulaires, car il n’est plus le nôtre, on eut retiré sa victoire à qui l’a obtenue ainsi. On aurait marqué ses bois avec cette terre rouge écrasée qui semble pareille à du sang, pour souligner physiquement sa honte... ». Il soupira et reprit : « Mais, que les esprits m’assistent. Je compte bien punir moi-même et dans les instants qui suivent ce vieux lâche de fanfaron...

-Vous le ferez ? ». Demanda Morvenn, qui, demeurant à côté de lui, avait entendu ses paroles. Concobar, gêné d’avoir été écouté dans cette réflexion, répondit en rougissant légèrement : « Hé bien... Oui, je le ferais... Moi... Ou... Ou vous, demoiselle Morvenn.

-A ce que je vois, tout ce que nous nous disputerons ici est le privilège de punir un lâche. Je pense que vos paroles disaient vrai. En fuyant les îles, nous semblons avoir été changés en lâches, comme si le courage que nos pères ont accumulé pour se maintenir dans leur demeure n’était rien de plus qu’un meuble trop lourd pour que l’on puisse l’emporter dans sa fuite.

-Si mes mots sont justes, reprit Concobar, les vôtres sonnent bien. Mais je veux vous prouver qu’il reste des êtres dignes dans votre peuple.

-Je préfèrerais que ce privilège soit mien.

-Il sera à qui le méritera. Mais, allons. Je vois notre suzerain qui nous incite de son royal sabot à entrer dans le cercle et à poursuivre la lutte qui vient de s’achever à l’instant.

-Dîtes plutôt, seigneur Concobar, que nous allons la commencer. ».

Effectivement, Nuada avait fait quitter le cercle aux deux premiers lutteurs et faisait signe aux seconds. Cronan était épuisé et sonné. Il quitta la compétition s’en trop s’en rendre compte, tant il était accablé. Il fut soutenu par deux gardes et ramené sur la plate-forme. Là, un druide s’assura que sa vie n’avait pas été mise en danger. Il n’en était rien et le cerf noir s’endormit de fatigue sur un banc malgré le brouhaha constant de ses voisin et le tumulte de la foule. Celle-ci avait, dans son opinion toujours très mouvante, une certaine compassion pour le jeune noble. D’abord parce qu’il était jeune et que l’on pardonne tout à cet âge, ensuite, l’insistance presque imbécile qu’il avait déployée devant Faol ayant été prise pour de la bravoure, du moins mise en contraste avec les méthodes peu orthodoxes du vieillard.

Ce dernier se tenait tranquillement en dehors du cercle et de l’opinion que la masse plébéienne avait de lui. Il avait triomphé, c’était tout. Il ne pouvait maintenant que contempler. Il contempla. Son espoir était la victoire de Morvenn. Tout d’abord parce qu’elle avait ridiculisé Concobar, qui l’avait ridiculisé, lui. Ensuite, des deux nobles qui allaient se charger devant ses yeux, Morvenn était sans l’ombre d’un doute la plus fière. Qualité qui la rendait propice à tomber dans ce malheureux handicap qu’est le combat honorable. Concobar, plus bourru, s’adaptait à son adversaire, et c’était là un atout redoutable.

Les deux nouveaux adversaires se tenaient aux positions qu’avaient tenues leurs prédécesseurs. Concobar, d’un air digne, baissa lentement et gracieusement sa tête. Ce salut, d’autant plus apprécié qu’il n’était pas attendu dans ces circonstances, fut rendu exactement et avec gravité par Morvenn. Celle-ci appréhendait malgré son courage le poids de ses bois artificiels. Sitôt que la courtoisie fut exécutée, Nuada redonna le signal. Cette fois-ci, les deux adversaires chargèrent en même temps, et avec la même force, au vu du résultat du premier contact.

Les bois d’os entremêlés aux bois de fers, le cerf poussait la biche qui ne se défendait pas avec peu d’efforts. Ils débattirent chacun leur tête comme ils purent dans l’espoir que la force d’une séparation projeta son adversaire à terre. Cependant il y eu un mouvement léger dans la foule. Une rumeur légère courait derrière Nuada. Tournant discrètement son œil du côté du bruit, il vit quelques sabots montrer la plate-forme. Le haut-roi reporta son regard vers l’objet désigné.

C’était Lugh, réapparu sur la rambarde et mangeant une pomme. Il avait certes déjà créé son effet de surprise à son arrivé mais sa soudaine réapparition à la rambarde renouvelait quelque peu cet effet d’autant plus que, n’ayant pu se rapprocher de nouveau de Uishcias à cause de la densité de la foule, il s’était frayé un passage parmi les nobles jusqu’à la rambarde, ce qui avait créé quelque agitation.

Concobar fut également sensible à cette distraction, ce qui le déconcentra un instant. Morvenn en profita pour redoubler d’effort. Elle balança sa tête sur le côté comme une furie, entrainant celle de son adversaire. Une telle manœuvre eu terrassé un cerf normal, mais l’endurant Concobar était d’une trempe autrement supérieure. Ramené par cette violence dans l’action présente, il rechargea Morvenn, qui, malheureusement pour elle, avait été celle en laquelle elle avait concentré tous ses espoirs. Elle tenta de charger pour prévenir le futur choc, mais Concobar était en mouvement depuis une seconde de plus qu’elle, ce qui lui fut fatal.

Quand elle vit qu’elle n’avait aucune chance de résister, elle tenta de bondir au-dessus de son adversaire, mais celui-ci en fit autant. Cet embrasement du combat attira l’attention de tous.

Un choc suivi d’un sourd bruit métallique se fit entendre au milieu des respirations coupées. Concobar et Morvenn étaient face à face. Cette dernière avait la tête nue. A ses sabots, les bois de vierges gisaient ; La courroie de cuir avait rompu sous le choc. La biche était livide, regardant ces morceaux de fers étendus sur le sol avec stupeur, comme si elle refusait d’y croire. Il fallut que Nuada cria : « Le noble et digne seigneur Concobar, par sa force et son mérite, a vaincu. » pour qu’elle revienne à la réalité.

La première chose qu’elle vit fut son vainqueur qui s’approchait d’elle, mais d’un air plutôt complice et humble que fier. « Jugez-vous, lui demanda Concobar, qu’il reste de la valeur parmi les nôtres ? ». Cette interrogation la réveilla complétement. Un éclair passa dans ses yeux, et de l’air transi où sa défaite l’avait plongé, elle revint à sa dignité habituelle.

« Et elle ne serait, lui répondit-elle, se trouver en de meilleurs sabots. ». Elle s’inclina en finissant sa phrase. Concobar lui fit raison de ce geste en l’imitant. La plèbe, qui sembla avoir perdu la parole face à l’action dantesque qui avait mis fin au combat, applaudit à cette salutation aussi fort qu’elle avait dénigré Faol.

Ce dernier avait pâli encore plus que Morvenn en constatant l’issue du combat. Concobar serait son adversaire. La vaincue quitta le cercle, applaudie par la foule pour la bravoure qu’elle avait malgré tout déployé. Un serviteur ramassa le débris qu’étaient devenu les bois de vierge cependant quele vainqueur tourna son regard vers son futur adversaire. Faol déglutit alors que son regard implorait une pitié que l’on ne voyait pas dans les yeux du seigneur aux larges épaules. Nuada regarda également le vieillard et lui indiqua le cercle d’un geste fort civique. Pour Faol ce cercle avait en ce moment l’air d’une cage dans laquelle piétinait un fauve intraitable. Il se leva, et se composa un air de diplomate implorant : « Sire, dit-il, vous vous moquez. Ma vieillesse aurait pu se réclamer digne de saisir la victoire des deux premières épreuves, mais me risquer ainsi...

-Lâche, hurla Concobar, pourquoi, si tu es si fragile, pourquoi n’as-tu pas abandonné directement et laissé ta place ? Ce faon à qui les bois ont à peine poussés m’aurais chargé volontiers, quoiqu’il n’eut pas eu l’ombre d’une chance...

-Parce que..., hésita Faol, il m’avait offensé ?

-Vraiment ? S’étonna Nuada.

-Un regard, sire, qu’il m’avait jeté, et aussi noir que la nuit...

-Moi aussi, grogna Concobar, je te regarde. » Faol se retourna alors vivement vers le roi, et dit d’une voix outrée : « Vous avez permis l’abandon avant combat, je le demande.

-Et moi, sire, dit Concobar, je demande que cet abandon soit marqué par l’infamie s’il a lieu. ». La position de Nuada était précaire. Refuser à l’un, c’était l’insulter, mais Concobar était plus utile dans les circonstances actuelles et il avait le peuple de son côté. « Seigneur Faol, dit le haut-roi avec calme, reconnaissez-vous le peu de courtoisie que vous avez montré lors de votre combat avec le jeune Cronan ?

-Je, hésitait Faol en tremblant, je le reconnais.

-Alors j’estime que vous devriez combattre, car par l’iniquité de la lutte qui se présente devant vous, vous pourrez équilibré celle que vous avez commise...

- C’est vrai ! hurlèrent des voix multiples parmi le public.

-Je peux toujours vous laisser abandonner, repris Nuada, mais je ne le ferais pas sans vous exposer à la honte que vos actions méritent...

-J’ai compris ! souffla Faol. J’... J’irais... ». Et, tremblant devant son châtiment, incarné en Concobar, il franchit le cercle. Tous firent silence. Les deux cerfs étaient en position. Le vieux Faol s’inclina, Concobar ne répondit pas à ce geste. Nuada envoya le signal et des deux lutteurs s’élancèrent. Concobar comptait bien en finir d’une seule ruade bien placée mais Faol se jeta avec empressement sur le côté et se laissa tomber sur la terre poussiéreuse. Tout cela arriva trop vite pour que la réaction générale soit immédiate. La foule, horripilée par le suprême outrage du vieux seigneur ainsi que par son évidente lâcheté, hua. Malgré cela, nul n’était vraiment surpris. Nuada comprit plus vite que les autres l’intention du vieillard, qui lui laissait d’ailleurs un excellent prétexte pour rappeler ses premiers ordres : « Le seigneur Concobar, ayant, par sa vaillance, triomphé deux fois dans l’épreuve des bois est déclaré vainqueur de celle-ci. De plus, son adresse lui a rapporté de droit la victoire à l’épreuve des anneaux. Ce qui fait de lui le vainqueur de deux épreuves sur trois et donc, des jeux de l’assemblée de l’été. ».

Une grande ovation rythmée par les syllabe « Con-co-bar » scandées par le public se fit entendre. La rumeur la propageant vite, même les cerfs les plus éloignés de jeux purent la reprendre. Le roi fit quelque pas vers le vainqueur. Ce dernier regardait avec une colère à peine contenue le perdant au sol.

« Toi ! l’apostropha-t-il. Tu as raison de faire ainsi... Mes bois eurent été souillés par la lâcheté qui émane de ta misérable personne...

-Paix, seigneur Concobar, intervint Nuada. Vous devez vous satisfaire de votre victoire, et croyez-moi, je vous donnerais bien des raisons de l’être. Si votre honneur se trouve engagé dans cette affaire, songez que le dernier choc que vous avez soutenu fut avec Morvenn, et que l’on en vit pas la pareille depuis que pour la première fois, deux cerfs croisèrent leurs bois. ».

Concobar se radoucit et salua son roi. La principale des qualités de Nuada était sa capacité à amener la concorde entre les opinions. Que ce fut grâce à son air avenant, à son timbre de voix agréable ou encore à une aura qui transcendait ces deux atouts de la nature, lui-même l’ignorait. Faol, trop heureux de s’en tirer à ce compte, se releva, salua et partit tête basse sans même prendre le temps d’ôter la poussière qui maculait son poil. Son pas était rapide et il se réfugia, honteux, dans la foule sur la plate-forme.

Morvenn était restée près du cercle, et se joignait à la liesse générale que par de fébriles applaudissements. Elle avait du mal à se pardonner sa défaite mais elle était contente de voir que le gagnant était un cerf des plus honorables. Nuada invita la compagnie à le suivre tandis qu’il remontait vers la partie centrale et principale de la plate-forme. De là, il félicita les deux candidats qui le remercièrent. Il laissa même Concobar s’avancer vers la rambarde que les trois druides incantateurs avaient quitté quelques minutes plus tôt. De là, il vit la foule, immense plaine de fourrure brune qui hurlait son nom. Il la salua du sabot avec un rire généreux et franc à sa bouche. Concobar restait malgré tout un cerf simple. L’orgueil, qui, comme l’amour, est le remède en même temps qu’il est le poison, était ancré en lui.

En contrebas, les serviteurs défirent le cercle de bois et rangèrent le matériel. Ils le ressortiraient sûrement le lendemain, à l’occasion des jeux de la plèbe, où on était moins regardant sur la personnalité du vainqueur. La foule reprit alors possession du terrain qu’elle avait perdu et sur les traces du cercle retiré, vingt cerfs firent une ronde, s’entourèrent de musiciens, et dansèrent.

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