Les rayons du soleil perçaient à peine les hauts feuillages des chênes. Une mince gaze de nuages argentés freinait leur trajet céleste et étouffait la radiance de l’astre du jour. Il devait être un peu plus de midi si l’on prenait compte de l’inclinaison des ombres. Une bise légère mais froide semblait tracer ses propres sentiers dans ces fourrés touffus où l’on ne trouvait pas encore de chemin aménagé. Les feuilles commençaient à jaunir et les buissons affaissaient légèrement leurs branches. Çà et là, les chants rares des oiseaux accompagnaient le sifflement sinistre de l’air dans les branches. La terre, d’autant plus instable que les récentes pluies l’avait réduite à l’état de boue, dégageait quant à elle une odeur de fertilité végétale.
Un peu plus de deux mois avaient passé après la fête de l’assemblée de l’été, que les jeux du roi et l’arrivée de Lugh avaient transformé en succession de surprises. Le climat doux dont les cerfs avaient tout d’abord profité après leur débarquement avait radicalement changé : le début de l’automne, le froid, les pluies folles et un vent abondant avaient fait éclater de violentes tempêtes le long de la côte, comme autant de présages délétères dont ce peuple dans l’incertitude se serait volontiers passé.
La menace fomoire avait repris son empire dans toutes les imaginations et Dagda son office aux côtés de Gwydion avec le juste compte de bonne volonté nécessaire à leur industrie. Le vieux roi ne sembla pas si affaibli aux yeux du chef-druide, lui qui s’était pourtant fait remplacer par son neveu lors de la grande assemblée de l’été, prétextant quelque fièvre. Nuada multipliait de son côté les conseils de guerres où les seigneurs des deux tribus préparaient la défense de la futur Caerdeer. Finn y participait activement. Concobar y était et rien sur sa physionomie ne laissait entrevoir une marque de ce qui s’était passé dans le souterrain du palais. Dans son intérêt comme dans le mien... songeait le haut-roi en repensant à cette nuit.
Morvenn fut chargée par son souverain d’exhorter le plus de biches possibles à prendre les armes. Elle refusait juste les mères à ce poste ; les infirmes ne se voyaient même pas adresser la parole. La guerrière s’était également entichée de Cronan, le jeune cerf noir qui avait subi les jeux de l’assemblé plus qu’il n’y avait participé. Elle s’était mis en tête d’en faire un bon combattant pour, disait-elle « venger par de futurs faits d’armes l’ignominie de Faol ». L’élève était acceptable, quoique la discipline lui manquait fortement. Quant au vieux Faol, il ne fit pas parler de lui.
Uishcias avait donc entamé vivement l’éducation de Lugh. Il y mettait du zèle pour deux raisons : premièrement, pouvoir présenter plus tôt le jeune cerf blanc comme un courtisan et noble légitime faciliterait largement les tâches du roi, qui voyait en lui une grande source de renseignement ; ensuite, se débarrasser de cet office lui permettrait de revenir à son statut officieux de conseiller passif de Nuada. Il n’en était pas moins efficace dans son entreprise et la facilitait en recherchant l’isolement du maître et de l’élève.
Dans ce but, il avait risqué une ballade avec Lugh dans la forêt à l’ouest de Caerdeer, et qui était celle à laquelle le roi s’était arrêté lors de son premier débarquement. Sa position l’avait tout simplement faite nommer « Bois de Caerdeer ». La crainte d’une rencontre avec les changelins avait d’abord inquiété le vieux druide. Seule la présence de Lugh, que Balor, d’après son propre message, n’avait pas l’intention de tuer, semblait rendre cette action sûre.
Il avait finalement pris le risque et s’en était trouvé bien. Lugh avait exprimé tout d’abords des craintes sensiblement similaires à celles de son maître et était venu armé. Ceci fut inutile car la ballade fut des plus calmes. Uishcias profita de l’environnement pour enseigner au cerf blanc les bases de l’herboristerie. En effet, le climat et le sol de cette forêt offraient des espèces pareilles à celles qu’avait connu le vieux druide dans le temps révolu des quatre îles. L’élève surpris le maître en le devançant dans chacune de ses explications. En effet, il répondit à son maître surpris que les fomoires l’avaient déjà initié à cet art, comme à beaucoup d’autres.
Il entreprit donc de l’introduire à l’histoire des deux tribus, au rôle de leurs rois, de leurs druides et de leur magie, dont il avait déjà eu démonstration. Lugh apprit vite, ou du moins, assez pour être présenté officiellement aux proches de Nuada.
Parmi ceux-ci, seul Finn, qui portait alors une formidable armure de cuir recouverte de la cape rouge des guerriers de la ramure rouge, attira l’attention du jeune cerf. Bien que Lugh était savant, il était aussi guerrier, et il l’était même doublement depuis qu’il avait des griefs de vengeance. Cette image de l’exacerbation martiale fut pour lui une commotion. Il s’attira par la conversation, la bonne volonté et la fréquentation de ses cerfs d’armes l’amitié du meneur. Il en était venu à s’entraîner avec les troupes de la ramure rouge, mais n’avait pas intégré l’ordre, jugeant que l’accomplissement de sa vengeance passait par son indépendance, chose que l’ordre ne permettait pas. On lui permit cependant de se battre auprès d’eux en cas de bataille, privilège qu’il regardait comme un don de la providence.
C’est ainsi que les choses en étaient lorsque cet automne si imprévu et froid se rependit. Lugh et Uishcias faisaient une de leurs habituelles sorties dans ce bois de Caerdeer. Comme le premier détestait l’inaction, il écoutait les paroles du maître en taillant dans les fourrés avec un glaive un chemin qui se révélerait praticable pour des passants, des marchands, des messagers, des armées...
Uishcias regardait la cime des arbres avec une expression qui mêlait la mélancolie à la curiosité. Ainsi l’un occupé à sa contemplation, l’autre à sa tâche, ils se parlaient ainsi : « Jeune Lugh, les sombres souterrains où nos perfides ennemis t’ont élevé et où ils retiennent tant de malheureux à qui ils font souffrir un châtiment à en rendre la mort désirable... Ne les avais-tu jamais quittés auparavant ? ». Lugh fit tomber son glaive de sa bouche et répondit tristement : « Il n’y avait que quelques trous sur leur tas de boue qu’ils appellent leur foyer pour apercevoir le dehors. C’est tout ce que j’en avais aperçu avant d’arriver à vous.
-Tu n’avais donc... Jamais vu un arbre avant d’être amené à nous ?
-J’avais vu des bouts d’écorces, des feuilles, des essences... Tout ce que mes maîtres en médecine savaient salutaire comme tout ce qu’ils savaient fatal. Ah, je ne me souviens que trop. Ils distillaient des baumes miraculeux pour ceux qui se blessaient à l’entraînement, et ils brassaient leurs philtres... pour tous.
-Tous ? » Demanda Uishcias, ne comprenant pas le sens de la remarque. « Oui, reprit Lugh, ils m’ont aussi initié à cet art lâche et macabre. Et pendant que je reproduisais leurs gestes en ne fabriquant qu’une simple fiole, ils remplissaient des chaudrons entiers pour me montrer l’exemple. Je n’ai jamais su ce qu’ils faisaient de cela, mais je crois m’en douter maintenant... ».
Depuis les deux mois qu’avait passé Lugh dans le camp des cerfs, les questions sur ce qu’il savait sur les fomoires s’était faites discrètes, à telle point qu’il ne les avait pas remarquées. Cette prudence s’expliquait par le fait qu’on n’osait le questionner. D’abord, il y avait la méfiance générale d’un conseil de guerre à cran envers un inconnu suspect. A la dissipation de cette théorie – le temps à vite raison des terreurs qui ne se concrétisent pas – on avait jugé le jeune cerf naïf sur le seul critère de sa non-connaissance des coutumes tribales de ce temps, bien qu’il fût sans doute plus savant dans les arts pratiques que la plupart des seigneurs qui le raillaient.
Enfin Uishcias, esprit plus noble que ses confrères à l’habit blanc, opposait des raisons plus généreuses à cet inévitable interrogatoire. Il avait ouï le récit du cerf blanc et s’en était ému à tel point qu’il lui semblait qu’il y aurait de la violence dans ces questions. Il s’était tu et avait attendu une occasion propice à ce dialogue. Finalement sa rêverie avait surpassé sa précaution et l’involontaire brusquerie avec laquelle il avait amené le sujet n’avait pas même ébranlé Lugh. La brèche faite, il s’y engagea pleinement : « Et qu’en font ils selon toi, de ce poison ?
-Ils en imprègnent leurs armes et le restant doit servir à faire disparaître les gêneurs...
-Les gêneurs ? » demanda Uishcias qui descendit soudainement son regard à ce mot.
« -Oui, reprit Lugh, les changelins ne pensent pas d’une seule tête, et je crois que Balor lui-même s’est vanté d’avoir obtenu son titre grâce à beaucoup de ces préparations.
-Mais, s’inquiéta Uishcias, s’ils disposent de tels moyens, ne tenteront-ils pas d’empoisonner les sources auxquelles nous nous alimentons ?
-Peu de risques. » répondit sombrement Lugh en secouant la tête : « Ils risquent d’empoisonner les petites gens comme les cerfs d’armes, hors ils ont besoin d’avoir un des deux groupes en vie s’ils veulent s’en nourrir.
-C’est vrai... songea Uishcias, mais, tu as dit qu’ils étaient armés ? Tu connais leur arsenal et leur faiblesse ? ». Lugh s’assit sur ses pattes arrières, croisa les sabots et prit un air sombre, comme une personne forcée de se remémorer quelque chose d’obscur et de terrible :
« Ce n’est pas difficile, répondit-il finalement, ils arborent des glaives et des lances de fer, non points pareils aux vôtres, mais tous garnis d’autant de pointes acérées et de dents qu’on a pu y mettre. Ils ont des armures à l’effigie de leurs armes, et quand un seul s’entre eux marche, on croirait voir une citadelle et ses nombreuses tours se mouvoir sous ses yeux. Je crois qu’ils tiennent tout cela de leurs esclaves qui forgent pour eux. ».
A ces mots, la vieille et pathétique figure de Rhodri, le doyen des ânes que les cerfs avaient depuis placés sur leur protection, apparu dans l’esprit inquiet du druide. Derrière cette image inquiétante se peignait un paysage terrible. L’esclavage, l’ombre d’une barbarie déjà en exercice et qui ne demande qu’à ajouter de la matière à son vice y dessinait des nuages obscurs. Il se souvenait que Rhodri avait revendiqué auprès du roi l’art de la forge, d’autant plus précieux que peu de peuples le possédaient déjà dans ces temps reculés. Cet atout fit leur fortune puis leur infortune, et ils étaient désormais soit condamné à nourrir les changelins jusqu’à leur mort, ou travailler pour eux. Maheureusement, il n’était pas rare que le premier cas succédât au second.
« Mais, continua Lugh, bien que leurs pouvoirs individuels soient terrifiants, leur force – à l’exception de celle de Balor – n’est que peu de chose par rapport à ce que j’ai vu des prestations de vos guerriers. Aussi leurs armes comme leurs protections ne sont ni lourdes, ni épaisses. Et même avec ça, peu de ceux qui les portent arrivent à voler avec. ». Uishcias dodelina du chef. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était le premier point positif du rapport du jeune cerf.
« - Et, reprit Uishcias, ont-ils les moyens de nous accabler de projectiles ?
- Non. La seule manière qu’ils ont de tuer sans manier leurs lames et leurs lances, ce serait probablement de vider leurs adversaires de toutes leurs émotions. Je ne suis pas sûr de savoir comment cela fonctionne ni même si c’est possible, mais ce doit être la disparition la plus atroce qui doive être donnée à un vivant de subir... ». Là, Lugh s’arrêta et baissa son visage vers le sol. Uishcias vit une perle transparente tomber de celui-ci, et sa pureté alla s’étaler dans la boue.
Mieux vaut ne pas en discuter plus aujourd’hui. Le roi aura déjà de quoi faire avec tout cela, pensait le vieux druide qui peinait à contenir son émotion. Il s’apprêtait à réconforter Lugh de la parole avant de rentrer au camp mais le cerf blond leva la tête, et dit avec une expression de mélancolie : « Vous ne devez pas les laisser vous tuer... Vous êtes les seuls qui ne m’apprenez pas comment passer un tel ou un autre par les armes. Vous êtes les seuls à pouvoir secourir les malheureux qui sont encore là-bas. Oh, je m’emporte, je sais. Je parais faible en ce moment, mais il faut songer qu’ils ont ma mère ! Et peut-être celles de biens d’autres malheureux ! ». Le cœur de Uishcias, tout ouvert à la pitié, se serrait seconde en seconde dans sa poitrine sous la pression des mots de Lugh.
Ce dernier, prenant conscience qu’un pupille de conseiller royal devait éviter de faire trop éclater ses émotions, se reprit et détourna la conversation : « Vous me parliez des arbres. Mes paroles vous ont empêché de me dire ce dont vous vouliez me faire part.
-Ce n’est rien, répondit prudemment Uishcias. Nous en reparlerons une autre fois. ». Et le druide de partir vers le camp pour inciter Lugh à en faire de même. Il suivit son maître en traînant une expression de morosité sur son visage.
Pourtant, ils poursuivirent bien ce dialogue plus tard. Uishcias avait tout révélé à Nuada, qui avait tout révélé à son conseil. Ces renseignements firent tomber les ombrages que plusieurs nobles avaient envers Lugh. Cela était évidemment peu, et beaucoup restèrent méfiant à l’égard du jeune cerf, en particuliers ceux de la tribu de Llyr, alertés plus tardivement de son arrivée.
Deux semaines après ce rapport, par une soirée d’automne naissant, la conversation reprit. Le soleil couchant orangeait le camp de son suprême rayonnement et on allumait déjà des torches de peur de se faire surprendre par l’obscurité. La chaleur avait tout à fait quitté l’île et les vents redoublaient de vigueur. Au dehors, on entendait le bruit spongieux des pas des gardes dans la boue épaisse que les dernières pluies avaient générés. Lugh était avec son maître dans une des tentes réservées aux druides et nettoyait sa lance tandis que son maitre regardait au dehors vers le bois de Caerdeer avec un air de réflexion inquiète. D’orange, la lumière du crépuscule devint violette.
Tout un coup, le son d’une cloche se fit entendre. Un cri grave et puissant, imprégné par une terreur certaine, parcouru le camp. « Ils nous ont suivis ! Ils arrivent ! » répéta trois fois la même voix. Une précipitation terrible s’en suivit et les pas accélèrent au dehors. En moins d’une demi-minute, le chaos extérieur était total. On criait et on courait.
Plusieurs gardes en armure entrèrent précipitamment, pâles de terreur et essoufflés. Lugh ne comprenait pas ce mouvement de panique. Certes, en cas d’attaque de changelins, les gardes – ou du moins il le supposait – étaient censés combattre plutôt que fuir. Dans le doute, il prit sa lance et allait sortir, quand les gardes, toujours terrifiés, barrèrent le passage au cerf blanc et maintenaient fermée la porte de toile de la tente. Furieux, Lugh s’apprêtait à les exhorter au courage, et le cas échéant, à les rosser. Mais Uishcias, qui n’avait ni quitté son air de gravité inquiète ni le petit espace de toile à travers laquelle il regardait le bois, fit un signe d’autorité qui interrompit Lugh et fit faire silence aux gardes.
Sans dire un mot, il prit sur une table placée au milieu de la tente une grande assiette de bois dans laquelle trônaient avec orgueil des mets que l’on réservait à des gens visiblement placés au-dessus du commun. Fruits, miel, pain, galettes de blé et autres pâtisseries grossières par leurs formes mais tentantes par leur aspect le partageaient à de larges verres remplis de cidre et de vin épicé. Ce festin sur un sabot, Uishcias se dirigeât vers la sortie de la tente.
Les gardes, partagés entre la majesté passive et autoritaire du vieillard et l’objet de leur peur, s’écartèrent finalement. Le druide déposa le plateau au dehors, à même le sol et rentra aussitôt avec ce calme d’une personne trop absorbée par une pensée pour remarquer la gravité d’une situation. Il se replaça devant son carré et dit en même temps à Lugh, qui était tout troublé par cette étrange situation :
« Te souviens-tu du jour où je te parlais des arbres ?
- Ou... Oui... Mais qu’est-ce que tout cela ?
- Te souviens-tu du jour où tu es arrivé parmi nous ?
- La célébration de l’été de votre tribu ?
- Oui, répondit sombrement le vieillard, et ce que tu vas voir ici en est le contrecoup.
- Je ne comprend pas, répondit Lugh stupéfait, que signifie tout ceci ? ». Et en parlant, il alla regarder au même endroit que son maître. Le bois de Caerdeer n’était presque plus visible car une brume épaisse s’était levée avec une rapidité surnaturelle.
« - Je voulais te demander, repris Uishcias sans tenir compte de la question, ce que tes anciens maîtres pensaient de la mort.
- De la mort ? Mais quel rapport avec cette agitation, et encore plus avec les arbres ? répondit Lugh excédé.
- Le rapport entre toute ces choses, c’est qu’elles te sont nouvelles. Et je suis ici pour t’enseigner. ». Lugh respirait à peine, entre impatience et anxiété. Il regarda les gardes qui s’étaient à peu près calmés et qui tenaient toujours fermement la porte. Il était clair qu’ils ne bougeraient pas de cette position avant que quelque chose se soit déroulé.
« - Eh bien, dit Lugh avec fermeté, enseignez-moi.
- Notre peuple, dit Uishcias avec calme, a depuis toujours compris qu’il y a une vie dans chaque chose qui connaît une croissance, et au-delà de la vie, il y a l’âme. Les arbres, qui ont longtemps été la demeure de nos ancêtres, en ont une eux-mêmes. Quand le corps meurt, l’âme demeure, mais elle ne peut rester mobile, et doit chercher une nouvelle enveloppe.
- Une réincarnation ? demanda Lugh avec hésitation.
- C’est à peu près cela, dit Uishcias avec un mouvement de tête, mais le fait est qu’une âme est affectée par la matière, et qu’elle ne retourne qu’à un corps dont l’aspect est proche de ce qu’elle était avant.
- Donc un cerf redeviendra un cerf ?
- S’il trouve un corps. Dans le cas contraire, il peut devenir une biche et réciproquement.
- Et s’il ne trouve pas de corps correspondant ?
- Tu vas voir.
- Êtes-vous donc fou, tempêta un des gardes, vous allez faire tuer en faisant cela ! ». Lugh s’apprêtait à relever l’insulte faite à son maître quand celui-ci répondit au soldat : « Croyez-vous donc que j’en suis à mon premier passage d’automne ? Jusqu’à preuve du contraire, ma crinière est plus blanche que la vôtre. Reviens, jeune Lugh. ». Le jeune cerf s’exécuta et Uishcias reprit : « Regardes bien et dis-moi ce que tu vois. ».
Lugh resta plusieurs secondes immobiles, fixant l’horizon en fronçant son regard. Soudain, il aperçut quelque chose : « Je vois, dit-il, comme de petites lumières, des lanternes ?
- Des âmes, corrigea Uishcias. ». Lugh pâli. Il comprit soudain la terreur des gardes et prenait en grande admiration le calme grave de son maître. Il déglutit et demanda : « Est-ce donc celles-ci qui n’ont pas pu retrouver de corps ?
- Celles qui n’ont pas pu en trouver, releva le druide, mais également celles qui, n’ayant pas obtenu satisfaction d’un commerce dans leur existence, n’ont pas eu la force de se détacher de leur précédente incarnation. Certaines font parties de ce cortège parmi des siècles.
- C’est pour elles que vous avez déposé cette nourriture dehors ?
- Oui.
- Elles viennent donc avec de bonnes intentions ?
- Elles viennent tuer tous ceux qui seront dehors, à portée de leurs sabots.
- Mais, s’indigna Lugh, pourquoi faire cela ?
- Parce que ce sont nos morts. La rage de ne plus exister et d’être inférieur à un vivant leur est insupportable.
- Mais alors pourquoi leurs faire des offrandes ?
- Parce que ce sont nos morts. ». La phrase ne tolérait pas de réplique. Cependant, les lanternes que Lugh avait cru voir avaient multiplié leur nombre, et s’avançaient lentement vers le camp. Au milieu de ces lointaines perles spectrales s’en dressait une, plus imposante. Elle était devant toutes les autres et semblait aussi plus rapide. Lugh focalisa son regard dessus. Uishcias le remarqua : « Celui-ci, jeune Lugh, est celui que nous appelons le cerf primordial.
- Qu’est-il ? souffla à peine Lugh.
- Certain pensent qu’il est le premier de la race à avoir connu le trépas, et qu’une rage liée à cet état de fait l’a poussé à ne jamais se réincarner. Mais ce ne sont que des rumeurs. Les druides n’ont jamais déterminé son identité. Nous pensons qu’il pourrait bien s’agir d’un esprit mais nous n’en sommes pas sûrs...
- Un esprit ? » continua Lugh, blafard malgré sa blancheur naturelle.
« - Comme je m’apprêtait à te le dire depuis longtemps, notre peuple vénère les esprits. Ils sont partout : dans les nuages, le vent, les forêts, la terre, les mers, le sol... Et cet esprit n’est rien d’autre que celui de la mort...
- Mais vous aviez dit que ceci était le contrecoup de votre célébration de l’été... Il n’y avait alors aucune de ces choses prêtes à vous charger... Aucun de cet esprit n’était venu.
- Tu es bien venu, toi. Mais il est vrai que nous n’avions vu le cerf primordial que dans nos vieilles îles. S’il nous a suivi, c’est forcément que son destin est lié au nôtre... » répondit Uischias.
Alors qu’ils discutaient ainsi, le bloc des lumières pâles s’était enflé et avait avancé à tel point qu’il ressemblait à une gigantesque vague argentée qui s’apprêtait à recouvrir le camp. L’air s’était refroidi et le soleil avait pratiquement disparu. Seul la lumière de cette armée de spectre rendait cette scène dantesque visible. Celles des créatures les plus proches – c’est-à-dire à peu près à dix mètres des premières tentes – étaient enfin suffisamment visible pour que leur forme cervidée apparaisse nettement.
Elles avaient en effet l’air de cerfs avec les traits de leurs visages et leurs bois sur la tête. Un bleu spectral les maculait et il se dégageait de leur corps un froid tel qu’il brûlait glacialement tous ceux qui s’approchaient. De petites flammèches dansaient derrière leurs sabots de devant, et ils n’en avaient pas à l’arrière, car leurs corps n’avaient tout simplement pas de partie postérieure ; il semblait juste partir en fumée. Une lumière blanche sortait de leurs sinistres yeux vides.
« Et alors, cet esprit ? » poursuivit Lugh qui n’avait pas remarqué qu’une vapeur blafarde sortait de sa bouche alors qu’il parlait.
« - Je te l’ai dit, répondit Uishcias, nous n’en savons que peu sur lui. Et tu ne n’as d’ailleurs toujours pas répondu à la question que je t’avais posée...
- Comment ? » répondit Lugh, qui ne concevait pas que l’on pouvait garder un tel sang froid dans cette situation, et qui du reste avait bien autre chose en tête que les interrogations sibyllines de son maître.
« - Eh bien, reprit ce dernier, qua pensent les fomoires de l’après-vie ?
-Ils n’en pensent rien, pour eux, c’est rester en vie et dominer qui importe. Et ... »
Il n’acheva pas. Les premiers spectres pénétraient le camp et faisaient venir avec eux un souffle glacial. Les gardes, presque recroquevillés sous l’effet de la terreur, poussèrent un gémissement. Les morts étaient en vue de la tente. Cette vision étonna Lugh, qui, pétrifié d’épouvante, ne savait que faire ou que penser. Seul l’impassible Uishcias restait maître de lui. Il tira avec ses dents la corde qui libéra un carré de tissu, comblant la petite fenêtre de la tente, et ce, quasiment devant le visage d’une des redoutables apparition.
Tout à coup, l’affaire devint tragique : Au milieu des souffles violents de la cavale éthérée on entendit une voix désespérée hurler : « A moi ! Quelqu’un ! De grâce, ils sont presque sur moi ! ». Un tel ton ne pouvait appartenir qu’à un vieillard. Lugh et Uishcias connaissaient cette voix, car elle leur fit lever la tête.
« Le seigneur Faol ? » dit tout haut le vieux druide « Mais comment a t’il put se retrouver dehors ?
- Il faut le faire rentrer, et vite ! » Tonna Lugh tout en se dirigeant en vitesse vers l’entrée. Mais il n’eut pas fait un pas que les deux gardes, avec cet air de lâcheté qu’arborent les valets de comédie, lui barrèrent le passage. « Ah, mais ça, tonna Lugh, je ne l’accepterais pas ! ». Il s’apprêta à forcer un passage quand le sabot de Uishcias, levé avec calme, vint se poser sur son torse comme pour lui faire comprendre qu’il n’y avait plus rien à faire. Le jeune cerf, épris de pitié pour celui qui était encore dehors, et dont la proximité de ses lamentations montrait qu’il n’y avait qu’à tendre le sabot pour le sauver, tenta d’élever la voix. Les gardes tremblaient encore plus.
A ce moment, une secousse telle qu’il n’en avait jamais vu secoua la tente. Les parois de tissus ondulaient tel une mer soumise à l’action de la tempête. Des lumières bleues-argentées dansaient et défilaient avec vélocité et sans s’arrêter dans une grâce morbide. Un froid de caveau empli l’air et le cœur de tous ceux qui était présents. C’était une vague de brouillard qui sortait des naseaux et des bouches à chaque expiration.
On hurlait surement à l’intérieur des tentes comme le vieux Faol devait hurler de douleur mais le souffle couvrait ces plaintes de son sourd et titanesque mugissement. Les gardes s’étaient affalés au sol, la tête contre la terre, et ils la couvraient de leurs sabots. Lugh était tout à fait immobile, tétanisé qu’il était par ce qui se passait. Uishcias, que sa gravité n’avait toujours pas quitté, ne pouvait cependant cacher son émotion. Il enfonçait de ses sabot droit un pan de la tente dans le sol, mesure superflue visant à stabiliser cet ensemble remué, et son regard se tournait vers la fatidique porte derrière laquelle se déroulait le drame. Il remarqua juste qu’un sabot essayait de trouver refuge dans la tente. Une frénésie gagna alors soudainement le membre, qui s’agita avec une vigueur désespérée avant de finalement se raidir pour ensuite demeurer immobile.
Cet état des choses dura cinq éternelles minutes. Puis le calme absolu revint. Uishcias, secoué mais rassuré, regarda Lugh. Ce dernier, choqué, tournait ses yeux exorbités du sabot qui ne remuait plus. Le druide voulut dire quelque chose, mais, ne pouvant choisir s’il devait se montrer pragmatique ou réconfortant, il se tût. Soudain, son jeune élève entra en action. Il poussa de son chemin les deux gardes, qui s’étaient évanouis et qui n’étaient désormais pas plus difficiles à mouvoir que des outres à vin.
Lugh souleva la porte de toile de la tente. La nuit était profonde et les torches extérieures avaient été éteintes dans la charge funeste. Uishcias en prit une entre ses dents. Le souffle de l’extérieur avait fortement amoindri sa flamme mais elle était encore utile. Il l’approcha de là où était son élève. La lumière approchante révéla petit à petit le désastre.
Le corps de Faol, maltraité par le cortège des spectres, gisait dans une posture improbable et dans une raideur qui avait quelque chose de surnaturel, même pour un macchabé. Du sabot qu’il avait tenté de faire entrer dans la tente jusqu’au bout de sa queue, des touffes de poils s’étaient transformées en stalactites. Cela faisait sur son visage, sur son nez, ses oreilles et sous ses yeux une sorte de décoration mortuaire immonde. Le reste du corps était parcouru de larges entailles qui le faisait ressembler par endroit à une figue éclatée. De ces plaies béantes n’avait coulée nulle goutte de sang, quoique l’intérieur du corps était clairement visible. Tout avait gelé.
Aux côtés du cadavre, sur le sol, une large tâche pourpre souillait la terre. Des tessons de poteries la recouvrait. On devinait aux formes de ceux-ci que le vieux seigneur portait alors sur lui un cratère de vin.
Lugh, bien qu’épouvanté par cette vision, tenta de faire mouvoir le cadavre avec la noble intention de lui donner un lit mortuaire, mais sa force seule put à peine le faire bouger. Il se résigna alors et parti juste chercher un drap qu’il déplia sur lui. Uishcias replaça la torche et soupira : « C’est donc la folie de l’ivresse qui l’a perdu. La rumeur circulait dans le camp qu’il ne s’était pas remis de son humiliation... mais à ce point...
- C’est un suicide ? demanda Lugh en tremblant.
- C’est possible, jeune Lugh. Mais un accident est tout aussi probable. De toute manières, si c’est un crime, il y a fort à parier que les coupables n’en seront pas punis.
- Vous croyez qu’il y en a eu d’autres ?
- Chaque année, c’est choses-là se produisent. Qu’un enfant rentre trop tard, qu’un garde doive se rapatrier en urgence lors d’une de ses rondes et que l’un et l’autre ne soient pas assez rapide... Et le pire arrive. Nous en verrons les résultats demain. Mais cette mort reste gênante pour d’autres raisons.
-Et lesquelles ?
- Le seigneur Faol n’était guère trop aimé par ses vassaux, certes, mais c’est ce qu’il y avait de mieux pour eux. De plus, il est mort sans descendance ni héritier désigné. Si le roi n’en désigne pas un rapidement, les chefs se disputeront les maigres restes de sa lignée, et si le roi ne fait pas le bon choix ou les bonnes manœuvres, on va conspirer pour récupérer tout cela.
- Que peut-on y faire ?
- Pour lui ? » répondit Uishcias en montrant les restes du seigneurs Faol du sabot. « Plus rien. Pour le roi ? L’avertir, sans doute. Pour nous, il faudra bien tenter de trouver un peu de sommeil.
- Nous ne partons donc pas avertir le roi ? le questionna Lugh.
- Non pas. Nous allons attendre que ces deux-là se soient remis de leur émotion, puis les envoyer. » dit le druide en montrant les gardes toujours étendus au sol. « Toi, reposes-toi car je crois que la seule mort que tu pourras faire éviter aux cerfs, c’est celle que les fomoires leur réserve. ».
Lugh tenta bien de dormir cette nuit-là, mais la seule action de fermer un œil lui semblait au-dessus de ses forces. Uishcias, aussitôt les gardes réveillés, les envoya vers Nuada pour apporter la triste nouvelle. Au matin, Lugh ne sorti de la tente que pour voir un camp couvert de résidus de blizzard où l’on ne pouvait faire trois pas sans glisser et où la glace qui tombait du sommet des tentes était aussi dangereuse que celle au sol. Comme Uishcias l’avait sous-entendu, d’autres accidents étaient arrivés. Quinze cadavres furent ramassés du côté de la tribu de Dana, dont Faol, deux biches et deux cerfs appartenant au bas-peuple, sept gardes et trois faons. La tribu de Llyr refusa toujours farouchement d’annoncer s’ils avaient connu des pertes.
Trois jours plus tard, les corps de Faol et des autres victimes de cette nuit furent placés sur le même bûcher funéraire, car il était de coutume de croire que toutes les âmes fauchées en une même nuit dans ces circonstances étaient comme liées. On mit les cendres dans un vase de pierre, qu’on plaça dans petit dolmen non loin de Caerdeer. Celui-ci est encore visible à l’orée du bois de Caerdeer et est connu sous le nom de « Repos de Faol ».
Nuada régla la question de la succession du vieux cerf de la façon suivante : Jusqu’à ce que l’île soit purgée de la menace changeline, il conserverait, à la manière d’un régent, la responsabilité directe des cerfs de Faol. Puis, la conquête terminée, il les placerait sous l’égide soit du seigneur le plus nécessiteux, soit sous celle du plus méritant. La décision satisfit à peu près tout le monde, et personne n’osait remettre en question un partage royal dans ce contexte d’instabilité certaine. La question fut close alors que les druides et les familles rendaient leurs ultimes hommages à leurs disparus.
La fin de ces cérémonies fut un grand soulagement pour Nuada. Il pouvait de nouveau se consacrer pleinement à la guerre de son peuple.
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