Épisode 17 : Alignement (partie 1)

- C’est tellement excitant ! J’ai du mal à croire que ça va enfin arriver ! Enfin, non, pas vraiment, il n’y a rien d’étonnant à ce que ça arrive, mais que ça arrive et que je puisse le voir, ça ! J’espère que je n’ai rien oublié. Alors, voyons…

La licorne se plongea une dernière fois dans sa liste, comme si les dix vérifications qu’elle avait déjà effectuées n’avaient pas suffi. Maxime la regarda faire sans rien dire, adossé à un pilier de la salle. Il savait de quoi Twilight parlait, naturellement. Impossible de ne pas le savoir, d’ailleurs : elle leur avait fait un exposé.

- Comme vous le savez sûrement tous, la conjonction majeure aura lieu d’ici exactement une semaine, avait-elle expliqué en guise d’introduction. C’est un évènement véritablement exceptionnel, et j’espère que… Oui, Rainbow ?

- Oui, alors, quand tu dis « comme vous le savez tous », ça m’inclut dans le lot ? Parce que moi, personnellement, je n’ai aucune idée de ce dont tu parles.

Twilight l’avait fixée avec étonnement, avant d’embrasser du regard les autres poneys présents devant elle, assis sur deux rangées dans la bibliothèque. Ou plutôt, pour être précis, les cinq poneys, le bébé dragon et l’humain assis au fond. Et, à son désarroi, aucun n’avait l’air de savoir de quoi il s’agissait.

- La conjonction majeure se produit lorsque toutes les planètes de notre système sont alignées dans l’axe du Soleil, avait-elle alors expliqué en faisait apparaître par magie les images sur le tableau dressé derrière elle. C’est un évènement véritablement exceptionnel, car il ne se produit que tous les quatre mille ans seulement. La dernière fois que c’est arrivé, Equestria n’existait même pas ! Et la prochaine aura lieu dans sept jours !

- Ah, d’accord, avait alors fait Rainbow Dash. Ouais, c’est cool…

- Cool ?! Mais c’est beaucoup plus que cool ! C’est une chance inouïe de pouvoir voir ça dans sa vie !

- Ouais, si tu le dis. Et alors, qu’est-ce qu’on va faire ?

- Et bien, l’endroit d’Equestria d’où on pourra le mieux observer ce phénomène sera l’Empire de Cristal, c’est pourquoi Cadence nous invite tous à l’Empire pour l’occasion. Et ce n’est pas tout : la princesse Célestia viendra également, et elle passera nous prendre directement ici à bord du dirigeable royal !

La perspective d’être invités chez Cadence avait semblé réjouir la salle, car autant les poneys que Spike avaient accueilli la nouvelle avec enthousiasme, ou du moins avec un enthousiasme sensiblement plus marqué que celui provoqué par la perspective d’assister à un alignement de planètes. Le reste de l’exposé, initialement consacré à l’évènement planétaire en lui-même, avait alors dévié sur Cadence et l’Empire, puis sur d’autres sujets encore plus éloignés, malgré les efforts de Twilight pour recentrer la discussion. Quand Rarity s’était lancée dans un débat comparatif sur le talent des stylistes de l’Empire par rapport à ceux de Canterlot, Maxime avait décidé qu’il en avait assez entendu et avait quitté la salle, laissant les poneys à leurs affaires.

Les jours suivants avaient été consacrés aux préparatifs de l’évènement. Pour des raisons qui échappaient à beaucoup, Twilight semblait voir là l’occasion à la fois d’un grand rangement, d’un grand ménage et d’un grand inventaire du château entier. Même Maxime, malgré ses protestations, s’était retrouvé réquisitionné. Plus le grand jour approchait, plus l’alicorne semblait excitée, au point que l’humain commençait à avoir hâte que tout soit terminé. Quand la ponette se mit en tête de revoir pour la quatrième fois le classement des livres dans la bibliothèque, il décida que c’est était trop.

- Tu peux me dire en quoi ranger tes livres t’aidera à mieux regarder les planètes ?

- Ça me permet de choisir au mieux ceux que je vais emporter avec moi, évidemment.

- Mais pourquoi tu veux emmener des livres ? Ça va se passer dans le ciel, pas dans un bouquin !

En voyant la ponette prendre une longue inspiration, Maxime comprit qu’il avait dû dire une ânerie. Lorsqu’elle se tourna vers lui, elle semblait s’être métamorphosée en institutrice.

- Je crois que tu ne saisis pas bien le caractère absolument exceptionnel de cet évènement. C’est le genre de choses qu’on ne voit qu’une fois dans sa vie !

- Mais il se passe tout le temps des choses qu’on ne voit qu’une fois dans sa vie ! Tiens, regarde !

D’un geste vif, il lança le bras vers elle et claqua des doigts juste devant son museau.

- Tiens, voilà !

- Et qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?

- C’était la seule et unique fois dans toute l’histoire de l’univers que j’aurai claqué des doigts à cet instant précis, à cet endroit précis. Ça n’était jamais arrivé avant et ça n’arrivera plus jamais après. Ça t’en bouche un coin, pas vrai ?

- Absolument pas. Où est-ce que tu veux en venir ?

- Et bien en quoi ton machin spatial serait plus important que ça, puisque ça n’arrive aussi qu’une fois dans la vie ?

Twilight leva les yeux au ciel, exaspérée.

- Et bien tu n’auras qu’à claquer des doigts pendant la conjonction, comme ça tu seras content.

- Ouais, c’est exactement ce que je compte faire, fit l’humain en se laissant tomber sur la chaise la plus proche. Et je pense même que je m’ouvrirai une petite mousse, pour fêter l’évènement.

- Ça m’étonnerait que Cadence te laisse faire.

- J’ai besoin de la permission de personne, merci.

- Tu auras quand même besoin de la sienne, puisque tu seras chez elle.

S’ensuivit un instant de flottement, le temps que chacun comprenne ce que l’autre venait de dire.

- Attends, je suis invité aussi ?

- Évidemment, tu es invité. C’est Célestia qui a demandé à ce que tu viennes.

Maxime arqua les sourcils, comme s’il se demandait si c’était une blague ou pas.

- Tu es sérieuse, là ?

- Oui, fit Twilight comme à regret. Apparemment elle te trouve… amusant.

De toute évidence, elle avait à peu près autant de mal à y croire que lui.

- Et si j’ai pas envie de venir ?

- Ce serait extrêmement impoli de refuser. De plus, l’Empire sera vraiment le meilleur endroit pour observer la conjonction.

- J’en garde pas un très bon souvenir, moi, de ton Empire.

- Ne t’inquiète pas, Cadence non plus ne garde pas un très bon souvenir de ta visite, mais elle n’est pas du genre à laisser les invités des autres à la porte. À condition que tu te tiennes tranquille, évidemment, ajouta-t-elle en fronçant les sourcils.

- C’est marrant, tu as toujours l’air persuadée que je vais venir.

- Parce que c’est ce que tu vas faire, répondit Twilight, dents serrés. Il n’est pas question que je te laisse à nouveau seul ici pendant qu’on sera toutes parties.

- Et je peux savoir comment tu comptes m’y forcer, ma grande ?

- Je n’aurai pas à t’y forcer, pour la simple raison que tu n’as pas le choix. La princesse Célestia te demande de venir, alors tu le fais, un point c’est tout.

Tous deux se toisèrent avec sévérité avant de s’enfermer dans un silence boudeur, à la suite de quoi Maxime abandonna la ponette à ses préparatifs pour le reste de la journée. Il ne réapparut au château que dans la soirée, qu’il termina au salon, une bouteille à la main, comme à son habitude.

- Il arrive ! Je le vois, il arrive !

- Merci, Pinkie, nous aussi on le voit.

- Oh, c’est tellement super-méga-excitant ! Vous ne trouvez pas, les filles ?

L’excitation, en effet, était bien visible au sein du petit groupe, bien qu’à des degrés divers en fonction des individus. La plus emballée étaient Pinkie, immédiatement suivie de Twilight. Maxime, lui, se contentait d’observer en silence le dirigeable royal approcher. L’engin, long d’une soixantaine de mètres, traversait silencieusement les cieux dans leur direction, le blanc et le doré de son ballon reflétant le soleil.

Quand il avait demandé pourquoi ils ne faisaient pas simplement le voyage en train, Max s’était vu réponde qu’un évènement aussi exceptionnel méritait un déplacement en grande pompe. L’arrivée de l’aéronef royal à Poneyville n’était qu’un avant-goût du spectacle que devait donner son entrée dans l’Empire, plus tard dans la journée. Pour l’heure, l’appareil terminait sa descente, à seulement quelques dizaines de mètres d’eux. Les plus pressées des ponettes n’attendirent même pas que les amarres aient été fixées pour s’élancer. Un instant plus tard, la porte de la cabine s’ouvrit et Célestia, tout sourire, posa avec légèreté le sabot sur le gazon.

- Je suis heureuse de tous vous revoir, fit-elle de sa voix mélodieuse. Nous allons passer ensemble une journée inoubliable.

- Une journée passée avec vous est toujours inoubliable, Princesse, ronronna Twilight.

Derrière elle, Maxime ne put s’empêcher de mimer un vomissement. Les autres se dépêchaient déjà d’embarquer, sous le regard bienveillant de l’alicorne blanche. Lorsque Maxime passa à son tour devant elle, elle lui adressa son plus beau sourire.

- Je suis ravie de vous revoir également, messire Maxime. J’attendais avec impatience l’occasion de vous rencontrer à nouveau.

- Ouais, et bien vous n’aviez qu’à envoyer une carte, ronchonna-t-il en embarquant.

Quelques minutes plus tard, le porte fut refermée, les amarres larguées, et le majestueux aéronef s’éleva à nouveau dans les airs, en direction de l’Empire.

Maxime se souvenait d’avoir déjà pris l’avion en première classe, plusieurs années plus tôt, pour se rendre à un mariage. Non pas que le confort et le luxe d’une cabine d’avion puisse ne serait-ce que rivaliser avec le dirigeable de Célestia, bien entendu, mais, en guise de collation d’après-décollage, on lui avait servi exactement la même chose : des hors-d’œuvre à la tapenade. À croire que les standards de la gastronomie aérienne de luxe n’étaient pas si différents d’un monde à l’autre, finalement.

La plus grande partie de la cabine du dirigeable était occupée pas une sorte de salon, où étaient réunis la princesse et ses invités. Le reste de l’équipage se composait d’un pilote, d’un copilote, d’un mécanicien et de quelques terrestres habillés en hôtesses de l’air. D’après ce qu’indiquait la feuille de route, ils arriveraient à l’Empire dans environ trois heures. La conjonction était prévue dans la soirée, au dernières lueurs du crépuscule, et tous semblaient avoir hâte d’y être. Maxime, lui, était simplement pressé que toute cette histoire soit terminée.

Pour l’heure, Pinkie Pie s’était à nouveau lancée dans une de ces histoires sans queue ni tête dont elle avait le secret. Maxime avait immédiatement décroché, préférant promener un regard distrait sur le paysage qui défilait de l’autre côté du hublot. Au milieu du flot de paroles de la ponette rose, une phrase finit cependant par attirer son attention.

- … et après Maxime est venu me demander si je connaissais Starlight Glimmer. Au début il ne m’a pas dit pourquoi, mais en fait il voulait la retrouver pour qu’elle lui enlève sa…

- Oh, assez avec ça ! lança l’humain. Ça n’intéresse personne.

Célestia, au lieu de s’offusquer devant tant de mauvaises manières, sourit d’un air amusé.

- En réalité, je suis déjà au courant pour votre marque, messire Maxime. Twilight m’en a parlé dans ses lettres.

- Ah bravo ! fit le bipède à l’attention de la ponette mauve. Et je peux savoir à qui d’autre tu as raconté ça ?

- À un certain nombre de personnes, répondit la jeune princesse. C’est une découverte importante, tu sais.

- Une découverte de premier ordre, en effet, appuya Célestia. Et j’en profite pour vous adresser mes félicitations les plus sincères, ajouta-t-elle à l'attention de l'humain.

- Des félicitations ? Pour quoi ?

- Pour l’acquisition de votre marque, bien entendu. N’est-ce pas là une étape essentielle de la vie de chaque poney ?

Les autres s’empressèrent d’approuver avec enthousiasme. Rainbow Dash semblait au bord du fou-rire.

- Ouais, c’est sûr, ricanna-t-elle. Maintenant, tu connais ton talent spécial.

- Voyons, Rainbow, il n’y a pas de talent plus honteux qu’un autre, fit remarquer Rarity. Même si, dans certains cas…

- Oh, ça suffit, vous tous ! éclata le bipède en se levant de son siège. Je ne suis pas un poney, et ce truc n’est rien d’autre qu’une stupide tache !

Sans attendre de réponse, il traversa le salon jusqu’à l’écoutille qui menait au poste de pilotage, dont il ouvrit la porte sans même toquer. Le pilote et le copilote se retournèrent, étonnés.

- C’est rien, faites comme si j’étais pas là, grogna l’humain en s’adossant à la cloison.

Les deux poneys échangèrent un regard, puis, avec un haussement d’épaules, reprirent leur pilotage. Maxime, bras croisés, les observa faire en silence pendant un moment, avant de fixer son attention sur le paysage qui s’étendait devant eux, face à la proue du l’aéronef. Poneyville et Canterlot étaient déjà loin derrière. Une vague ligne blanchâtre posée sur l’horizon annonçait l’approche des montagnes, au nord.

- C’est encore loin ? grommela le bipède.

- On est à la moitié du chemin, répondit le pilote. On devrait bientôt pouvoir capter leur…

Il fut interrompu par un grésillement aigu. Sur le tableau de bord, un gros cristal bleuté venait de s’illuminer. Le son crachouilla pendant encore quelques secondes avant qu’une voix finisse par se faire entendre.

- … de Cristal, vous me recevez ?

- Ici Phénix Blanc, je vous reçois, contrôle Cristal, répondit le pilote. Nous arrivons en vue des montagnes, terminé.

- Bien reçu, Phénix Blanc. Gardez la fréquence ouverte jusqu’à la phase d’approche et attendez les instructions, terminé.

- Bien reçu, contrôle, terminé.

Après encore quelques grésillements, la voix dans le cristal se tut. Le pilote, un sourire aux lèvres, tourna la tête vers Max.

- La dernière trouvaille de l’Empire : la communication par cristaux, annonça-t-il avec fierté. Presque tous les dirigeables en sont déjà équipés. Pratique, hein ?

- Regardez plutôt la route, répondit l’humain. Et faites gaffe aux radars.

Comme attendu, l’arrivée du dirigeable royal dans l’Empire et le débarquement de Célestia et de ses invités fut un spectacle des plus grandioses. Avec moult trompettes et haies d’honneur, les voyageurs fraîchement débarqués furent escortés jusqu’au château, au pieds duquel les attendaient Cadence et son époux.

- Montons nous mettre à l’aise au salon, invita la princesse de cristal une fois les accolades terminées. La conjonction commence dans une heure ; nous l’admirerons depuis le balcon.

- Non merci, grinça Max. Je préfère rester en bas.

Cadence, qui avait jusque là poliment ignoré le bipède, fronça le museau. Twilight lui posa le sabot sur l’épaule et lui adressa un regard entendu.

- Laissons-le se dégourdir un peu les jambes. Il nous rejoindra plus tard.

L’alicorne rose observa l’humain encore une seconde avant d’approuver. Tandis que le groupe se dirigeait vers l’escalier, Shining Armor s’approcha de Max, sourcils froncés.

- Vous avez de la chance que ma sœur soit assez gentille pour vous garder chez elle, souffla-t-il quand les autres furent hors de vue. Et estimez-vous heureux que Cadence vous ait laissé revenir à l’Empire, après ce que vous avez fait la dernière fois.

- T’inquiète pas, l’étalon blanc, je suis pas plus heureux que toi d’être là, rétorqua Max avec un regard mauvais. J’ai pas l’intention de traîner dans ce trou plus longtemps que nécessaire.

- Tant mieux, parce que si vous causez encore du grabuge, je me ferais un plaisir de vous mettre dehors aussi sec.

- Tiens donc, j’aimerais bien voir ça.

L’humain et l’étalon se soutinrent du regard encore un instant, avant que le poney blanc ne parte rejoindre les autres en haut. Maxime le regarda s’éloigner sans rien dire, avant de retourner vers le centre de la place. L’endroit se remplissait peu à peu de poneys de toutes sortes, venus assister au grand évènement. À l’ouest, le soleil descendait déjà vers l’horizon, assez bas pour que ses rayons passent en dessous des arches du château pour éclairer l’esplanade. Au centre, brillant de mille feux, le Cœur de Cristal tournoyait au dessus du sol comme une toupie. Max s’en approcha et s’arrêta devant, les mains dans les poches. À chaque tour qu’effectuait l’objet, sa surface bleutée lui renvoyait le reflet de son visage. Avec un soupir maussade, l’humain fouilla dans sa poche pour en sortir une pièce de monnaie, qu’il catapulta avec le pouce vers le cristal. Avec un tintement clair, la pièce heurta une des arrêtes tournoyantes et fut éjectée plus loin. Avec un haussement d’épaules, le bipède tourna les talons et s’éloigna vers les rues de la cité, anonyme parmi la foule. Dans son dos, le Cœur tournait toujours, cependant, l’espace d’un instant, la forme vague d’une chope à bière débordante de mousse sembla se refléter sur sa surface.

Le moment était proche. À l’ouest, le disque solaire effleurait l’horizon, colorant les cieux d’orange et de rose. De l’autre côté, sur la voûté céleste qui s’assombrissait, les premières étoiles apparaissaient. Une demi-douzaine d’entre elles, presque parfaitement alignées, brillaient comme des perles sur le firmament.

Sur le balcon du château, face à l’alignement, les ponettes réunies admiraient le spectacle, cou tendu, oreilles dressées, yeux grands ouverts.

- Ça y est presque ! jubilait silencieusement Twilight. Plus que quelques minutes !

- Et il est censé se passer quoi quand ça arrivera ? grinça Max, appuyé sur la mur.

- La conjonction majeure annonce le début d’un nouveau cycle, fit doucement Célestia, les yeux levés vers les cieux. Bien des choses peuvent se produire.

Maxime crut voir un frémissement humide au coin de l’œil de la jument blanche, mais, un battement de cils plus tard, il avait disparu. Les étoiles alignées se rapprochaient des plus en plus les unes des autres. Leur éclat, déjà étrangement intense, se renforçait à mesure qu’elles convergeaient vers leur point de rencontre. Les reflets rougeâtres du crépuscule se propageaient à tout l’horizon, accompagnés d’une vibration cristalline qui remplissait l’air comme un écho. Lorsque la main de Maxime toucha le mur de cristal contre lequel il était adossé, il le sentit vibrer sous ses doigts. Devant, la conjonction était presque complète. Par une inexplicable illusion d’optique, chaque planète semblait avoir triplé ou quadruplé de taille, à telle point qu’on en distinguait presque la couleur. Encore quelques secondes de plus, et déjà les plus éloignées glissaient derrière les plus proches, jusqu’à ne plus former qu’un seul disque. Au même moment, le soleil sombrait derrière l’horizon. Avant de disparaître complètement, il lança un dernier rayon qui traversa la pointe du château et fila droit vers les planètes alignées.

- Ouah, trop cool ! lança Rainbow Dash.

- C’est magnifique !

- C’est magique !

Mais Maxime, lui, n’admirait pas le spectacle. Contre sa paume, la surface de cristal vibrait de plus en plus fort. Un étrange et désagréable picotement se répandait dans tout son corps. Les restes d’un ancestral instinct de survie lui soufflaient avec insistance qu’il ferait mieux de filer sans traîner, appuyés par le pressentiment glaçant que tout ça était bien trop étrange pour être sans danger. Loin en dessous, au centre de la place, le Cœur de Cristal tournoyait en sifflant, somme surchauffé par tant d’énergie, à tel point que les poneys les plus proches commençaient à lui jeter des regards inquiets. Un étrange signe brun semblait se refléter sur sa face principale. Au moment même où Maxime retira sa main du mur du balcon, la relique s’immobilisa. En un battement de cil, un rai de lumière surgit et fila à la verticale, droit vers le sommet de la tour, qui s’illumina comme une torche. Le rayon fila ensuite vers les planètes alignées, avant d’exploser en plein ciel. Aveuglés par l’éclat de la déflagration, les ponettes au balcon fermèrent les paupières et détournèrent la tête. Quand elles osèrent regarder à nouveau, elles retinrent leur souffle.

Devant l’Empire, à mi chemin entre ciel et terre, un trou était apparu. Comme si un couteau avait lacéré le tissu de la réalité, une déchirure béante, large comme plusieurs maisons, s’ouvrait dans le vide. De l’autre côté, à travers un voile violacé et tremblotant, apparaissait ce qui ressemblait à une ville. Une ville qui, cependant, n’avait que peu de choses en commun avec celles d’Equestria. Les bâtiments étaient pour la plupart carrés et gris, les rues, couvertes d’un revêtement noirâtre, étaient encombrées de boites de métal de différentes couleurs qui se mouvaient en grondant, et, par dessus tout, il n’y avait pas le moindre poney. Les seules créatures visibles, perchées sur les trottoirs, étaient de grands animaux bipèdes, dressés sur leurs pattes arrières et vêtus de la tête aux pieds. Des animaux qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau à…

- Maxime !

Mais quand Twilight se retourna, l’humain avait disparu.

Une inquiétante lueur violacée éclairait la plaine, au delà de la cité. Les rues de la périphérie étaient désertes, les habitants ayant préféré se réunir autour du château pour admirer l’évènement. La seule présence visible était une grande créature bipède qui battait le pavé aussi vite que lui permettaient ses jambes. Maxime jeta un nouveau coup d’œil vers le gouffre béant qui déchirait toujours le ciel, par dessus son épaule, avant de reprendre sa course de plus belle. Son objectif se dressait devant lui, amarré à l’entrée de la ville, la toile blanche de son ballon reflétant la lumière spectrale de la déchirure céleste. La passerelle de la cabine, posée sur l’herbe, était encore ouverte, surveillée par un unique garde. Ce dernier, le regard rivé au ciel, n'aperçut que trop tard l’humain qui fonçait sur lui.

- Eh, qu’est-ce que vous…

Il n’eut même pas le temps d’attraper sa lance que le bipède le saisit par le ventre et, sans le moindre ménagement, le souleva de sol et le lança hors de son chemin. Sans même s’arrêter pour souffler, Maxime s’engouffra dans l’appareil et fila droit vers le poste de pilotage.

- Comment ils faisaient ? siffla-t-il entre ses dents, tous ses muscles tendus. Comment ils faisaient ?

Il tira vers lui le levier qu’il pensait être celui qui allumait les moteurs, puis actionna la manette qui ressemblait le plus à un accélérateur. Au dehors, le garde encore sonné se releva péniblement, juste à temps pour voir les amarres qui maintenaient l’appareil au sol sauter les unes après les autres. Dans un grondement de machine, l’aéronef s’éleva dans les airs.

Sur le balcon du château, les princesses et leurs invités contemplaient, toujours interdits, la faille qui tranchait le ciel et la ville qui se trouvait de l’autre côté.

- Mais qu’est-ce que c’est que ça ?! lança Applejack. Twilight, Princesse, vous savez ce que c’est ?

Célestia, hélas, tout comme Cadence, fixait le phénomène avait un air de stupeur mêlé d’incompréhension. Twilight, elle, cherchait toujours le bipède soudainement disparu.

- Rainbow, où est-ce qu’il est ? lança-t-elle à celle de ses amies qui semblait le plus avoir gardé son sang-froid.

- Je… je crois que je l’ai vu courir vers les escaliers, fit Fluttershy de sa petite voix.

- Tu crois que c’est lui qui a fait ça ? s’échauffa aussitôt Shining Armor.

Avant que Twilight n’ait pu répondre, une sonnerie puissante et grave, comme une corne de brume, retentit dans les airs. Tous se retournèrent pour voir le dirigeable royal, tous feux éteints, survoler les faubourgs en direction de la faille.

- Oh, merde !

Maxime lâcha la poignée qu’il venait de tirer, ce qui mit aussitôt fin à l’assourdissante sonnerie. C’était raté pour la discrétion, mais au moins il avait réussi à décoller et à mettre le cap. Par la vitre avant, il voyait, droit devant lui, la faille qui déchirait le ciel au dessus de la plaine et le monde qui s’étendait derrière. Encore un ou deux kilomètres et il la traverserait. Enfin, il quitterait ce monde infernal et retournerait chez lui, avec ses semblables ; et tant pis s’il fallait pour cela faire s’écraser un dirigeable. Chaque muscle de son corps était tellement tendu que les articulations de ses doigts, crispés sur le gouvernail, étaient blanches comme un linge. Il sursauta soudain quand un crachouillement aigu s'éleva dans la cabine. Sur le tableau de bord, la radio-cristal s’était allumée.

- ...xime c’est toi ? fit la voix de Twilight. Qu’est-ce que tu es en train de faire ?! Ramène ce dirigeable à terre tout de suite !

- Pas question ! beugla-t-il vers le cristal. Je ne vais pas laisser passer une occasion pareille !

- Mais c’est de la folie ! Tu risques de te tuer !

- Ça m’est égal ! Ce sera toujours mieux que de rester coincé ici !

Le cristal crachouilla à nouveau, puis une autre voix, nettement plus masculine, s’éleva à son tour.

- Ici le capitaine Shining Armor, je vous ordonne de reposer cet appareil immédiatement !

- Va te faire voir, capitaine de mes deux !

Sans attendre de réponse, il empoigna le cristal et, d’un geste rageur, l’arracha du tableau de bord et le lança de toutes ses forces vers l’écoutille.

Dans la salle de contrôle du château, Twilight et son frère, penchés vers le cristal émetteur, entendirent le grésillement d’agonie de la radio de l’aéronef. Sans attendre, la ponette mauve retourna au galop vers le balcon, ailes déjà à moitié déployées. En la voyant arriver, Rainbow Dash ouvrit aussitôt les siennes, et elles décollèrent toutes les deux. Devant elles, l’aura violacée qui entourait la faille était de plus en plus agitées. De l’autre côté, à peine visible à présent dans le ciel, les planètes rompaient lentement leur alignement, mettant peu à peu fin à la conjonction. Depuis le cockpit de l'appareil, Maxime, toujours agrippé au gouvernail, vit du coin de l’œil les deux ponettes filer vers lui, visiblement bien décidées à l’arrêter.

- Ah, foutez-moi la paix ! cria-t-il sans ciller.

Devant, l’ouverture n’était plus qu’à quelques centaines de mètres. Alors qu’il donnait un nouveau coup d’accélérateur, un bruit dans son dos le fit bondir de surprise. Au bord de la crise cardiaque, il se retourna pour découvrir, à l’entrée du poste, un terrestre gris à la crinière blanche qui le fixait, yeux écarquillés, un sabot encore en l’air.

- Mais qu’est-ce que vous faites là, vous ?! s’écrièrent-ils en même temps.

Avant qu’aucun n’ait pu répondre, une secousse parcourut l’aéronef, comme un bateau soulevé par une vague. Le poney, que Maxime reconnut plus tard comme le mécanicien de l’appareil, leva ses yeux écarquillés vers le spectacle cauchemardesque qui s’étendait devant eux. De l’autre côté de l’ouverture, la ville humain se rapprochait, plus précise et claire que jamais, depuis les tuiles des toits jusqu’aux pavés des trottoirs. Les bords de l’ouverture ondulaient et crépitaient de plus en plus tandis que la lueur blafarde augmentait et diminuait sans cesse, comme un ampoule sur le point de griller. Le passage n’allait de toute évidence plus tarder à se refermer, mais ils passeraient, s’ils maintenaient le cap. Encore quelques instants, et ils y seraient.

Soudain, un frisson glacé parcourut l’échine de l’humain. Lentement, il tourna à nouveau le regard vers le poney à l’entrée du poste. Ce dernier fixait toujours le ciel, paralysé, une expression d’horreur sur le visage. En un battement de cils, Maxime eut la vison glaçante d’un poney parlant perdu loin de chez lui, loin de tout ce qu’il connaissait, seul à jamais dans un monde inconnu et incompréhensible, sans aucun espoir d’un jour rentrer chez lui. Un autre battement de paupières et il se revit lui-même, couché dans la poussière, levant pour la première fois les yeux vers ce monde invraisemblable dont il était prisonnier depuis tant de jours. Quand son regard croisa à nouveau celui du poney, toute sa détresse et son désespoir se lisaient dans les yeux de l’équidé. Lentement, il se retourna vers la vitre, vers l’ouverture entre les mondes, vers son chez-lui à portée de main, qui lui tendait les bras. Mais non, il ne pouvait pas faire subir ça à quelqu’un d’autre, fut-il même un de ces grotesques poneys. Il le refusait. Ses mains, toujours cramponnées au gouvernail, se mirent à trembler. Il ferma les yeux aussi fort qu’il put, sourcils froncés à s’en déchirer la peau.

- ET MERDE !!!!

Dans un grand mouvement de bras, il fit brusquement pivoter le volant. Le dirigeable, dans une violente embardée, piqua sur le côté. Au dehors, Twilight et Rainbow Dash s’écartèrent juste à temps pour éviter d’être percutées. Sous leurs yeux médusés, le dirigeable s’écarta de sa trajectoire, évitant la faille d’à peine quelques dizaines de mètres. Tanguant comme un insecte malade, il se rapprocha du sol et termina sa course en heurtant mollement la tourbe de la prairie, un peu plus loin. Dans les cieux, les planètes, leur conjonction terminée, reprenaient leur course en s’écartant les unes des autres. Dans un dernier crépitement violacé, la faille se referma et disparut, ne laissant qu’une bouffée d’étincelles blanches qui s'éteignirent dans la nuit.

Quand Twilight et Rainbow Dash atterrirent près de l’aéronef accidenté, la porte de la cabine était déjà ouverte. Le poney gris, couché dans l’herbe à côté de la passerelle, reprenait tant bien que mal son souffle, les yeux rivés au ciel. Plus loin, assise sur le gazon, une grande créature maigre sanglotait silencieusement, le visage entre les mains, seule dans le noir.