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La Matière de Cervidas

Une fiction écrite par Craïnn.

Chapitre 4 : L'assemblée de l'été

Nuada souriait, marchant lentement et lançant des regards d’allégresse au bas de la plateforme en bois sur laquelle il était installé. De longs rubans bleus et verts déployés le long des colonnades flottaient vers le ciel dégagé, régis par l’action du vent. En bas et dans les tribunes, l’oreille pouvait se saouler tant du bruit de la musique que des discussions qui fusaient de tous les côtés.

Souvent, celles-ci n’étaient pas joyeuses, mais le renfort du cidre réglait ce problème et réchauffait les cœurs qui n’étaient pas en état de festoyer. L’étalage de couleurs que déployaient les pavillons de la fête suffisaient largement à certains pour retrouver matière à s’émerveiller. L’air faisait circuler dans le vaste rassemblement l’odeur des plantes fumées que l’on allait servir aux cerfs des trois ordres.

La fête de l’assemblée de l’été ne marquait pas le début de la saison à proprement parler, mais bien son zénith. Elle réunissait tout le peuple autour du roi qui prenait sur lui de maintenir d’un sabot d’équité la classe des guerriers, celle des druides et celle des artisans. Nuada, malgré tous les fardeaux du pouvoir et de sa situation, ne renonça pas à donner à ses sujets une occasion de se divertir. Et le roi, terrible dans sa pensée, y voyait l’occasion parfaite de donner un rival à Lleu pour sa succession.

En effet, l’assemblée de l’été ne servait pas qu’à célébrer la moisson ; toutes les réjouissances et les exploits qui excitaient où ravissaient le cœur et les nerfs s’y trouvaient mêlées. Combats de bois entre guerriers comme noces paysannes y trouvaient leurs places. Mais le haut-roi, dans les coulisses de cette cérémonie, avait organisé une compétition de trois épreuves qu’il allait proposer aux dignitaires de sa tribu sous la forme d’un simple jeu.

Ce comportement, puéril en apparence, n’était qu’une manipulation ordinaire, comme tout quadrupède ayant des responsabilités en ourdissait, faute de mieux. On avait vu, dans certaines des autres cultures de ce temps, des rois entraîner ceux de leur suite dans des parties de chasse, et, en fonction du comportement de chacun, choisir le bon serviteur pour le bon poste.

Des dissensions intérieures et les complots qui visaient la succession étaient bien sur toujours un risque, et Nuada savait que déjà certains de ceux qui l’entouraient avait dû s’imaginer, eux, leurs fils ou leurs amis sur le trône. Désigner un héritier n’était toujours qu’une bien mince garantie pour l’avenir, mais toute sureté était bonne à prendre.

En attendant que vînt ce moment, le haut-roi tenta vainement de tourner toute sa pensée vers la fête ; il ne pouvait pas fouler le bois de la plateforme surélevée sur laquelle il se tenait sans songer que les planches qui le constituaient seraient réutilisées comme protections lors du conflit à venir.

Cet assemblage était en forme de croissant de lune, en hommage au symbole sous lequel se rangeait Nuada. Il était au pied de la colline de Caerdeer, d’où l’on voyait déjà les premières bases des remparts et était tourné vers la plaine, afin que la vision martiale des fortifications ne vienne pas troubler les cerfs enclins à la paix. Gwydion en avait fait ériger un d’une forme plus conventionnelle de l’autre côté de la forteresse en travaux.

Dans les îles, le roi et la noblesse présidaient bien aux fêtes depuis ce genre de structures, à la différence qu’elles étaient alors décorées avec plus de soins, et s’élevaient plus haut que celle que Nuada avait fait construire ici. La raison de ceci était toujours la bataille à venir ; elle obligeait l’économie du matériel et des efforts des artisans.

En contrebas des pavillons colorés surmontés de fanions qui l’étaient tout autant, s’asseyaient des groupes sur des cercles de terre sèche et nue, tentant de se regrouper par classes. Quelques ânes, reconnaissables à leur démarche famélique, partageaient le repas des artisans et des serviteurs distribuaient la nourriture et la boisson aux assemblés éparpillés sur des centaines de mètres.

Encore une fois, le chaudron de Dagda avait accompli le miracle de la survie de cette population. C’était décidément la seule ressource stable que les cerfs possédaient. Quand Nuada demanda à son ami si un tel objet ne permettrait pas la subsistance des cerfs si l’île était conquise, il se fit répondre qu’on ne devait pas abuser d’un don des esprits et qu’une distribution sur un territoire si vaste nécessiterait autant de sabot qu’il en faudrait pour travailler la terre.

Nuada s’installa finalement sur un siège de bois rudimentaire, le meilleur trône qu’on avait alors à disposition, situé à une égale distance des deux pointes du croissant. A ses côtés, Uishcias, comme éternellement attaché à lui, et Finn, meneur des braves lances de la Ramure Rouge. Au-dessus d’eux, une grande toile imposait la vision de la harpe d’or à tous ceux qui étaient présents. Sur des bancs placés des deux cotés sur la plateforme, la noblesse, vêtue richement, tachait de discuter d’autre chose que des richesses terriennes sur lesquelles ils avaient pleine vue, compte tenu de leur position.

Aux extrémités, les druides, tout de blanc vêtus, se tenaient plus calmes. Dagda, à la pointe droite de la plateforme, se tenait en exception, comme à son habitude. Il jouait d’une harpe qu’il avait échangée à un des ânes contre plusieurs tonneaux de cidre, ce qui laissait une belle idée de l’attachement qu’il portait à l’instrument. « Espérons juste que notre ami n’a pas pris sur le temps des responsabilité celui d’apprendre à jouer » pensa Nuada, ne sachant s’il devait rire ou s’inquiéter de la performance de son ministre.

Ce dernier jouait d’une façon des plus admirables, et le haut-roi fut à moitié soulagé de voir que les ovates qui entouraient leur supérieur ne lui portaient pas de regards de reproche. Dagda était un de ces êtres à demi sérieux, qui attirait naturellement la sympathie, mais la réaction de ses subordonnés était un bon moyen de savoir si une de ses attentions était une folie au-delà des limites permises.

Tachant de laisser un moment de joie légitime à son ami, le roi songeai aux deux moments forts qui ne devait pas manquer de pimenter la fête. Il y avait ses jeux, bien sûr, mais il y avait avant cela l’évènement que les cerfs attendaient avec impatience : le service du fruit du champion.

C’était une coutume que partageaient les deux tribus. Dans des temps reculés, les tribus elles-mêmes n’existaient pas, et les cerfs étaient à la merci de chefs plus jaloux et vindicatifs les uns que les autres. Ces chefs n’avaient que peu d’armée. Il en résultait que seule la valeur individuelle des combattants comptait.

Les chefs faisaient se défier leurs meilleurs guerriers dans des duels à mort. En récompense, le vainqueur recevait maints honneurs et la meilleure part du festin tandis que son roi pouvait exiger un tribut du perdant. La mauvaise foi de plusieurs chefs entraîna bien des guerres, puis cette pratique fut réformée quand Dana la semeuse et Llyr le marin unirent chacun une des tribus qui portaient en ce jour leurs noms.

Elle n’avait cependant pas été supprimée, car elle avait pour vertu d’exciter le courage des guerriers et de divertir les spectateurs des banquets. Seulement, elle se déroulait en vase clos, n’était plus obligatoirement mortelle et était observée les jours de fête. Seuls les cerfs d’armes servant un même roi pouvaient se battre.

En un mot, l’occasion de chaque duel montrait l’attachement du souverain et des siens pour les traditions. Elle était ici suffisamment spéciale pour qu’on y déploie un soin particulier. Le jour de la première assemblée de l’été du royaume de Cervidas, la part du champion se trouva être un plat de pommes cuites recouvertes de miel et d’épices d’une qualité dépassée par aucun des autres mets qui avaient été servis. Nuada n’espérait pas perdre de bon guerrier, et il priait pour que nul combat n’ait lieu à la veille d’une bataille qui capterait le besoin de toutes les lances. Si un seul champion se présentait, la part était de facto sienne.

Il arriva l’heure attendue, aux alentours du début de l’après-midi, où retentit une conque, annonçant l’évènement prévu. Le plat arriva, déposé sur une table devant le souverain. La foule de toutes les classes se tut et tous les regards se tournèrent vers le haut-roi. Nuada se leva, souriant pour cacher son appréhension face aux possibilités de l’instant :

«Gens de Cervidas, notre si jeune patrie. Nous avons fait bien des sacrifices pour échapper à la mauvaise mort qui nous attendait sur les îles. Nous avons surement laissé notre patrimoine à des êtres détestables et sans mérites, nous avons certes franchi une mer qui des jours durant nous laissa tous sans espoir, mais malgré cela, nous sommes ici. Et si nous avons laissé dans nos foyers la plupart de nos biens, la tradition des anciens temps reste sauve.

Aujourd’hui encore nous sommes menacés. Aucun de vous n’ignore les bassesses que comptent nous infliger l’infâme tribu des Fomoires. Et nous n’abandonnerons toujours pas ce que nous ont laissés nos pères depuis les temps bénis de Dana. Je m’honore ici de rendre hommage au courage guerrier en demandant ici à tous ceux qui portent les armes, de se désigner s’ils se croient dignes de la meilleure part du festin. »

Sa voix s’était montrée digne et son maintien ferme. Il restait debout et silencieux, heureux d’avoir fini ce discours empreint de paroles rituelles que lui-même trouvait désuètes. La voix qui répondit la première vint de sa gauche.

« Je me porte champion, et me déclare, moi, Finn de la Ramure Rouge, le meilleur de vos cerfs qui portent les armes. »

Nuada, sans s’en rendre compte, avait laissé sa bouche entrouverte d’inquiétude dès le moment où il reconnut la voix du meneur. Finn, quoique sa déclaration puisse paraître vaniteuse à qui connait mal la psychologie cervidé, était juste. Et c’était bien cela qui dérangeait le haut-roi. Si un belligérant sortait du rang pour répondre au défi, il risquait de blesser, de mutiler, voire d’anéantir un pivot de son armée.

Cependant Nuada reprenait son souffle alors que l’assemblée des cerfs d’armes ne soufflait mot dans ce silence de mort : « Y’a t’il parmi cette grande assemblée un porteur d’arme assez vaillant pour répondre à ce défi ? »

Le haut-roi déglutit en reprenant lentement sabot alors que l’hésitation se lisait dans l’œil des braves. Des hérauts et des crieurs portaient l’appel jusqu’aux groupes les plus éloignés. Au bout de plusieurs dizaines de secondes, il ne se manifesta personne, ni par la voix, ni par le geste. Soupirer devant tant de monde en pareille occasion aurait été un grand manque de respect envers les coutumes. Ce fut bien la seule raison pour laquelle Nuada se retint.

« Noble Finn, il semble que mes cerfs font preuve à cette heure d’un grand respect envers votre personne, à moins que la renommée de votre lance ne les aient gardés de lever le sabot sur vous. Quoiqu’il en soit.... » il tendit le plat fumant à sa gauche « ceci, mon digne ami, vous reviens de plein droit. De même que l’honneur qui l’accompagne. »

En ce moment, à la table des druides, le joyeux Dagda s’attendait à un spectacle digne d’une occasion aussi grande que l’on pouvait attendre alors que presque toute la tribu était assemblée. La réponse des guerriers ne lui plus guère ; il rumina à Semias, son ancien druide de cour et confident de débauche : «Diable, si peu de bravoure contre un cerf, tout ce qu’il y a de plus honorable... Qu’arrivera-t-il donc à ces poltrons lorsqu’ils auront en face d’eux une armée de ces mouches géantes de Fomoires ? »

A cette interpellation, le vieux personnage habitué aux frasques ininterrompues de son maître haussa vaguement les épaules. Les affaires de guerrier à guerrier, tant qu’il ne s’agissait ni de serments, de malédictions ou d’interdit, ne l’intéressaient pas. Dagda, qui laissait tout le temps son aspect tempétueux se manifester, reprit une coupe de cidre. Il déclara avant de la porter à ces lèvres :

« Ah ! Si je n’avais pas les responsabilités que je détiens aujourd’hui, je serais toujours guerrier. Et c’est sans gêne aucune que j’aurais fait sonner le crâne de ce magnifique faon rougi, et ce par trois fois, avant de lui faire mordre la poussière et de prendre cette part. Enfin, cette cérémonie restera encore la plus joyeuse...

-Que voulez-vous dire, maître Dagda ? demanda Semias.

-Que Gwydion m’a fait savoir avant-hier qu’il préfèrerait le repos de sa tente à la compagnie des siens. C’est ce frêle jeunot de Lleu qui fait chanter les dragons à cette heure. Ah, le cochon ! Le grand âge n’a jamais justifié une absence de ce genre...

-Sûrement le devoir...

-Le seul devoir que nous nous devons de remplir, nous le remplissons ici-même, en même temps que nos coupes. L’ordre et le vieux roi ont bien travaillé ensemble, et notre tâche sera achevée bien avant le terme que nous ont laissé les changelins. » Et sur ces mots, le grand festoyeur reprit son admirable office.

Pour le reste des cerfs présents, le festin reprit sans autre dérangement au moment même où Finn, content de sa victoire facile, prit la part qui lui était due. Nuada retourna à sa pensée première tout en exerçant une contemplation religieuse du gobelet à moitié rempli posé devant lui. Tout se déroulait comme prévu.

L’évènement de la victoire facile de Finn avait déçu les spectateurs, avides d’action autant que de réjouissances, mais la tradition avait été respectée et personne n’était blessé ; tout était bénéfique à Nuada en cette journée.

Les nouvelles arrivées les jours qui précédaient la fête étaient-elles-même excellentes : Gwydion avait fait savoir par le biais d’un de ses vassaux que les éclaireurs partaient de plus en plus loin dans l’île, sans jamais tomber dans une mauvaise embuscade alors que Dagda avait lui envoyé Semias pour faire part au haut-roi des grandes avancées faites par les druides.

Ceux-ci avaient identifié l’action des changelins comme un maléfice, dépendant d’une source de nature magique. Ils avaient donc créé un dispositif qui chargeait les environs de magie, rendant tout autre sortilège que celui du dispositif caduc. Le seul défaut que l’on trouvait au rituel fut qu’il était fixe et la guerre s’annonçait alors comme défensive. Ce n’était guère gênant, car cela avait été convenu dès la première rencontre avec les Fomoires.

Il n’y avait dès lors plus qu’à compter sur la fermeté des fortifications et la souplesse du poignet de ceux qui lanceraient les javelots dans l’action du combat.

Finn, encore tout joyeux de sa victoire facile, s’était joint à la joie de la conversation des gens qui étaient à son côté. Bien qu’il n’interpella nullement le roi, une partie de la discussion lui fit lever l’oreille, et écouter sans en avoir l’air les paroles qui suivirent :

« Et savez-vous, messeigneurs, dit Finn avec un air ironique, quelle honteuse plaisanterie les soldats de Gwydion se plaisent à étaler depuis un mois ? »

Un cerf massif, au côté du noble meneur, reposa sa coupe sans la porter à sa bouche en signe de curiosité. On voyait qu’il prenait d’avance un air d’indignation par rapport à la nouvelle, mais qu’il s’apprêtait à en sourire intérieurement. Il était un adulte fait. Sa crinière répartie en tresses épaisses ainsi que la largeur de ses épaules laissait deviner sous cette peau l’âme d’un brave et le fond d’un bon vivant. Une tunique bleue bordée de motifs d’or exposait sa prétention à une bonne richesse.

Nuada reconnut en cette personne le seigneur Concobar, ambitieux sympathique dont la pratique régulière des jeux de boissons, de combats, de disputes et de bien d’autres aventures l’avait rendu proche de Dagda. Cette fête n’était pour lui qu’un prétexte pour exercer publiquement un exercice qu’il accomplissait régulièrement dans son intimité.

« Je crois que tous ceux qui se tiennent à ma gauche en plus de moi-même ignorons ce dont vous voulez parlez, répondit Concobar à Finn, car si nous n’entendons rien à la langue des gens de la tribu de Llyr, les sens nous manquent également pour les voir. » et toute la tablée de rire.

-Eh bien, reprit Finn, moi qui cours de long en large pour la sureté des nôtres et le respect de mes instructions, je n’entends plus, en passant près de toute bannière au dragon, que des soldats impatients, affalés et ennuyés. Ils prétendent que c’est par incertitude que notre souverain refuse d’avancer. Pour cela, ils lui ont attribué le surnom de Nuada «longue-attente ».

Mieux encore, ne pouvant se contenter de leur petit mot d’esprit, ils se sont mis à le décliner. J’ai ouï notamment Nuada «longue-tente », en hommage au fait que la tente de notre conseil de guerre est la plus grande du camp. Et enfin, Nuada « longe-la-tente », car ils croient que notre roi ne rentre jamais dans cette tente-là.

-Voilà de bien mauvais jeux, se plaignit Concobar avec une certaine fausseté, que les jeux des mots pour les cerfs qui manquent d’esprit. »

Prononcer de tels propos alors que mon oreille se tient à moins de trois coudées de sa bouche, pensa l’individu qui était la cible de la plaisanterie rapportée, soit je suis invisible, ce qui nous aiderais fort dans la bataille qui se prépare, soit ce cerf veut me faire réagir. Nuada, qui avait fait mine d’être surpris quand son nom fut mentionné, releva la tête en la tournant vers le groupe de parleurs à sa gauche.

« Si cela peut les occuper de parler je ne vois pas quel mal il peut en ressortir » dit Nuada, surprenant Concobar, mais pas Finn, qui attendait l’occasion de délier la langue du haut-roi. La vérité complète était que Finn tenait à ses origines plus qu’à son tabard écarlate, d’une façon extrêmement farouche, et qu’il ne manquait jamais une occasion de dénoncer la tribu de Llyr. Du moins tant que les faits restaient véridiques. C’était là une raison cachée de son allégeance à Nuada.

-Permettez, sire, intervint Concobar, que je remarque que le respect n’est pas une question mince. Personne parmi la noblesse des deux tribus n’est dupe sur les intentions de Gwydion. Si ce n’est pas lui qui a inspiré ce lamentable jeu à ses cerfs, cela l’arrangerait tout de même bien de vous voir dénigré par les guerriers.

-Ce ne sont que les cerfs de Gwydion, reprit Nuada, qui tiennent de tels propos ?

-Oui-da, dit Finn avec un sourire de triomphe.

-Alors il saura tenir ses chiens en laisse, du moins tant qu’il y aura suffisamment de changelins en Cervidas pour le menacer. Si la préoccupation de la fête ne vous amuse plus au point qu’il vous faille imaginer des poignards dans chaque mauvais mot d’esprit, je n’aurai plus qu’à vous proposer de prendre congé dès maintenant » conclu-t-il avant de faire tristement le constat suivant dans son esprit : un guerrier des plus admirables, dommage qu’il ne sorte jamais rien de bon de ses paroles.

Au moment même où Nuada eu cette pensée, l’intéressé reprit, joyeux à cause de l’influence conjuguée du cidre et de l’ambiance, à l’intention de Concobar et de ceux qui étaient derrière lui :

« En parlant des changelins, saviez-vous que le bon doyen Rhodri, le chef des ânes que nous avons recueillis, nous révéla que les Fomoires possèdent des tunnels souterrains de par toute l’île ? Et que ceux-ci nous observent peut-être alors même que nous en parlons. Allons, imaginez la frayeur que cela ferait s’il en surgissait à l’instant. »

C’était une de ces paroles que seuls les êtres qui créent la destinée savent inspirer à l’instant propice.

Le son d’un cor se fit entendre. Un seul quart de seconde suffit à Nuada pour comprendre qu’il ne venait pas du pavillon de la tribu de Llyr et le double de cette durée s’écoula avant qu’il ne se rende compte que c’était une musique qui lui était inconnue.

C’était un son aigu, clair et prolongé, assez lointain et cependant, toute l’audience de la tribu avait été retenue par ce dernier. Il venait de la plaine. Répété une, deux, trois fois avant que l’on puisse distinguer sur le flanc d’une colline qui soutenait une grande forêt, une tâche blanche escortée par cinq tâches noires. Quelque chose flottait vaguement au-dessus de cela. Toutes se dirigeaient bien vers le pavillon.

De nouveau, et cette fois-ci pour de néfastes raisons, l’assemblée ne souffla mot. Des chuchotements du côté des nobles se firent vite entendre. Des discussions et des rires dans le cercle du peuple également.

Une ceinture vivante formée de gardes vint alors se placer entre les arrivants et les cerfs du peuple. Ces derniers pensaient simplement que des personnes en si petit nombre ne pouvaient pas représenter une menace. Ils n’y firent d’abord pas attention.

Nuada attendait. Les points que l’on apercevait au loin devinrent des formes. Les formes, des choses. Et ce furent des détails parmi ces choses qui renouvelèrent l’étonnement et le silence des convives.

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Le druide Eochas, fils de Conn, fut l’ovate qui avait garanti les devoirs spirituels de la cour du père de Finn. Le père mort et le fils ayant renoncé à l’héritage, Eochas fut obligé de se placer sous une autre autorité. Il erra longtemps de seigneur en seigneur, jusqu’à ce que Dagda fut nommé maître de leur ordre.

Eochas, plein de volonté et serviable, se fit remarquer par le seigneur jovial, qui lui avait confié la fonction honorable de portier. Son rôle était alors d’accueillir les invités nobles et d’interdire le passage à quiconque n’en était pas digne ou lorsque que la fête était trop avancée pour qu’un invité puisse être accueilli et ce, même s’il n’y avait pas de porte.

S’étant retrouvé à exercer sa fonction lors de la fête du printemps, il avait trouvé celle-ci mortellement ennuyeuse. En entendant le cor et en voyant ceux qui approchaient, il se maudissait intérieurement d’avoir pensé que plus d’action dans son emploi lui serait favorable.

Il n’avait entendu parler des changelins que de par ce que les guerriers en disaient. Ce qu’il en savait lui avait suffi pour reconnaitre la nature de cinq des individus du groupe qui approchait. Ils étaient disposés en carré autour d’un quadrupède blanc qui les surpassait largement par la taille et se mouvait entre eux.

Un des changelins se tenait devant, soufflant une musique vindicative dans un cor qui semblait fait de chitine noire. Un de ceux du carré de quatre portait un bâton haut et mince au bout duquel pendait lamentablement un triangle irrégulier de tissu blanc, signal universel des intentions pacifiques.

Mais ce qui se tenait au centre, ou plutôt celui qui se tenait au centre, celui-là attira bien vite l’attention. C’était un jeune cerf blanc et sa fourrure avait l’aspect de la neige immaculée. Son crin était long et blond. Il ne portait nul habit ; seule une lanière de cuir faisait le tour de son torse et aidait à faire tenir sur son dos une longue lance en airain. Sa démarche était simple et rythmée par le pas de ceux qui l’entouraient. Et il était semblable parmi ces changelins à une étoile entourée de météores.

Le groupe s’approchait encore, et Eochas ne savait comment interpréter ce qui se trouvait devant lui. Il se fit accompagner de deux gardes pour marcher à son tour à la rencontre de la singulière délégation. Son regard était inquiet. Il ne cessait de parcourir en hâte les visages des abominations qui se trouvaient devant lui, mais ils étaient comme figés, et nulle émotion ne pouvait s’y lire. Ses yeux finirent par se porter sur le cerf blanc.

La physionomie de sa propre race lui étant bien connue, le druide-portier devina de l’émerveillement dans les yeux de l’inconnu et de l’enthousiasme sur ses lèvres qui retenaient un sourire. Eochas ne savait qui il était, car ce cerf semblait disposer d’une sorte d’aura rayonnante, de celle qui fait que l’on n’oublie jamais la personne, même si l’on ne l’a qu’entr’aperçue.

Quand les deux groupes s’arrêtèrent, ils se retrouvaient face à face à environ dix mètres de la sévère ligne de cerfs d’armes. Le druide, restant digne face à ceux qu’il craignait au fond de son être, prononça les paroles rituelles qu’on adressait aux inconnus qui entendaient se mêler à la fête :

« Salut à vous, qui que vous soyez et d’où que vous veniez. Mais vous arrivez bien tard en ces lieux : le fourrage est dans les plats et la boisson dans les coupes. On ne laissera entrer que les fils de rois ou les meilleurs d’entre les cerfs. Nous vous offrirons tout de même... » il hésita et pâli alors que sa lèvre inférieure tremblait ridiculement « Nous vous offrirons tout de même de quoi vous rassasier. »

Un flottement de quelques secondes suivit ses paroles, comme si parler nécessitait un effort considérable. Le changelin qui tenait le blanc étendard s’avança. D’une voix similaire à un grand chuchotement, il répondit :

« Vassaux du roi Nuada, nous vous saluons. Nous sommes ici l’ambassade de Balor, notre souverain, qui engendra toute sa ruche. Vous n’êtes donc ici qu’en compagnie de descendants royaux, dit-il en désignant tous ceux qui l’accompagnaient. Le cerf que vous voyez là l’est également, car il fut adopté il y a vingt ans par Balor. Mon nom est Brès, et je dirige cette procession. Nous venons au nom de notre roi, qui a tenu, pour célébrer votre bravoure à relever son défi, à vous gratifier d’un présent... »

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Alors que s’échangeaient ses mots, les chuchotements de la fosse populaire emplissaient comme un essaim délétère. Le premier mouvement avait été déclenché par ceux qui, en premier, avaient aperçus les sombres semblants d’équidés. Comprenant bien vite à qui ils avaient à faire, les cerfs plongèrent un instant dans un chaos ordonné : certains, plus peureux ou plus prudents que les gens du commun, s’esquivèrent vers d’autres groupes plus éloignés ; d’autres, qu’une colère légitime animait, se souvenaient des menaces des Fomoires, ainsi que de la façon dont ils avaient traité le peuple des ânes, qu’ils avaient en sympathie.

Dagda, proche par sa position de l’endroit où Eochas accueillait les hôtes inattendus, maugréait tout haut, se parlant plus à lui-même qu’à aucun de ceux qui occupaient sa table :

« Peste, nous n’avons pourtant perdu personne, pas un éclaireur, pas un artisan. Le roi a une garde des plus prudentes à ce sujet. Un cerf au milieu de ces créatures. Même pas maltraité à la façon dont les ânes sont venus nous trouver... Si ce n’est pas un piège, un sortilège ou quelque ruse, je jure de briser ma massue sur le premier rocher que je trouverai. »

Le bruit s’amplifia jusqu’à étouffer les oreilles du haut-roi de la confusion la plus totale. Il semblait et était le premier concerné par l’arrivée de ce groupe qui allait au-devant de la fête, remplaçant le contentement de sa joie par la sensation grisante du mystère. Pourtant, sa position l’empêchait de répondre correctement à ce devoir. Toutefois, aller au-devant de visiteurs dont le rang n’était pas connu était inconvenant. Nuada prit le parti de faire confiance au portier pour prendre une décision.

« Eh bien, ami Finn, dit calmement le roi, la prochaine ouverture de votre bouche devra crier ma victoire et ma gloire éternelle. Puisqu’enfin il faut que tout ce que vous dîtes se réalise. » l’intéressé avait les yeux grands ouverts, et, sans doute par excès d’étonnement, il ne fit pas attention à la saillie de Nuada.

Une clameur parcourut la foule par degré, et un sillon de vide se forma alors qu’Eochas, un changelin et un jeune cerf blanc avançaient vers la tribune de bois. Ils étaient entourés par maints gardes qui portaient une vigilance accrue sur le fomoire et l’inconnu à fourrure d’albâtre. Dagda cracha dans la direction opposé au groupe quand il le vit. Les enragés de la foule n’hésitaient pas à apostropher de la façon la plus grossière le fomoire ; les mots « assassin » et « charogne » étaient ceux qui sortirent le plus des lèvres du peuple cervidé. D’autres insultes, qui ne seront pas dites ici, abordaient notamment la virilité soi-disant relative de l’intéressé et la question de son lignage, dans lequel les insultants plaçaient toute sorte d’êtres abjects.

Les plus violents de ces groupes avaient même prit le parti de renoncer à leur part du festin en la lançant sur le changelin, mais ils furent retenus par les plus sages des leurs, des cerfs apparemment plus calmes, mais intérieurement bien plus troublés que leurs confrères échauffés.

Nuada soupira discrètement alors que le groupe posait ses sabots sur les marches régulières qui menaient à la hauteur d’où il présidait la fête. Fête dans laquelle il avait espéré trouver quelque repos, une denrée forte rare dans la condition royale, et en particulier dans les situations incertaines. Il se leva et toute la noblesse l’imita à sa suite, car si Eochas avait mené ces invités aussi indésirables qu’énigmatiques devant le roi, on se doutait bien que l’importance de ces derniers était considérable. Uishcias alla par devant eux, comme formant un barrage entre son souverain et la créature qui entendait s’adresser à ce dernier.

Se tenant dignement, avec un œil presque enflammé malgré son grand âge, l’ovate à la crinière blanche prononça distinctement ces paroles, de manière à ce qu’on l’entende le plus loin possible. : « Portier Eochas, qui sont ces gens pour qu’ils soient amenés devant le haut-roi ? Car enfin, si ce n’est pas un grand outrage que de voir un étranger dans cette assemblée, il est plus gênant d’y apporter un ennemi. » il avait parlé en posant respectivement ses yeux sur le cerf blond et sur le changelin.

Il y eu un instant de silence sur l’estrade. Nuada, n’ignorant pas que son tuteur ne faisait que s’assurer d’une mesure qui avait déjà vue ses raisons pleinement justifiées, demanda à un serviteur de transmettre des ordres afin que l’on distribua deux fois plus de mets et que l’on joua de la musique deux fois plus fort. Cette mesure représentait tous les maigres efforts que l’on pouvait déployer pour éviter un puissant mouvement de curiosité générale en direction du roi.

C’est finalement Brès qui répondit à l’interrogation qui avait été posée à Eochas :

« Ceux qui se tiennent devant vous ne sont que les humbles porteur d’un gage vecteur de notre bonne foi et du respect des souverains. Ce respect, toutefois, je le trouve personnellement bien peu mérité, tant il est peu observé par certains. » Uishcias se renfrogna. D’un signe de la tête, il permit à Eochas de retourner à son poste, ordre que le portier exécuta avec une joie sans limites.

« Que voulez-vous dire ? lui répondit Uishcias avec fermeté. Quand est-ce que nous vous avons offensés, quand ce sont les vôtres qui ont voulu l’hostilité entre nos deux peuples ?

-Je veux dire, moi qui vous parle sans même savoir à qui je m’adresse, bien que vous devez être d’une condition très élevée pour parler avant votre souverain, que le vol est un acte que l’on ne peut imputer qu’aux êtres dénués d’honneur, et à qui on ne saurait attribuer sainement sa confiance.

-Si je ne devais pas vous respecter comme envoyé d’un roi, je dirais que vous avez perdu la raison. Qu’avons-nous donc volé, puisque nous nous tenons sur une terre où tout ce qui se tient est le résultat du travail de nos sabots ?

-A la vérité, répondit Brès en regardant subitement un point dans la foule, vous nous avez volé nombre d’esclaves, ainsi qu’une source d’alimentation qui était loin d’être négligeable. ».

Nuada, qui suivait la conversation discrètement, traça mentalement une ligne suivant le regard du changelin. Celle-ci aboutissait sur un groupe d’ânes, et plus précisément sur le vieux Rhodri, plein d’inquiétude à cette apparition. Le haut-roi, comprenant l’horrible sous-entendu du fomoire, sourit de manière triomphale, et, parlant suffisamment fort pour que Brès l’entende : « C’est que les vôtres doivent être les plus piètres gardiens du monde, ou que nous sommes les meilleurs voleurs. Vos esclaves, comme vous les appelez avec tant de mépris, sont venus vers nous de leur propre gré, si bien qu’ils se sont volés eux-mêmes.

-S’ils ne siègent pas à votre hauteur, c’est qu’ils sont bien resté ce qu’ils étaient. La seule différence, c’est que vous les possédez aux dépends du roi Balor.

-Et Balor compte-t-il les réclamer ? demanda Nuada d’un air vindicatif.

-Il aura tout le loisir de le faire dans quelques mois, répliqua Brès, toujours impassible.

-Et je l’attends de sabot ferme. Mais vous m’affirmez que votre aimable roi daigne me faire un présent ?

-Si fait. J’accomplirais ma mission, et je vous débarrasserais de ma présence qui vous incommode tant. Notre roi, le conquérant Balor, vous fait savoir que son petit fils adoptif, qui se tient là, à mes côtés, doit désormais vous servir. Il répond au nom de Lugh » Toute l’estrade resta silencieuse alors que le cerf nommé s’inclinait avec grâce devant Nuada. Les fêtards se trouvant juste en dessous et qui avaient fait semblant de ne rien entendre pour ne pas déranger leur suzerain levèrent les yeux vers l’action qui se produisait sur cette scène involontaire.

Le regard de Nuada se tourna du côté du cerf blond. Il s’était redressé sans avoir prononcé aucune parole. On voyait que son visage essayait d’imiter le stoïcisme sans faille de celui qui l’accompagnait, sans succès. Il tenait difficilement en place et semblait attacher son regard à tout avec émerveillement. Il avait pleinement conscience d’être la cible d’yeux nombreux, mais il ne semblait pas y attacher beaucoup d’importance.

« Balor ne semble pas très attaché à sa famille, pour s’en séparer si facilement, et avec ses ennemis, encore, finit par dire Nuada.

-Il est éventuellement possible qu’il y ait eu... de l’acrimonie entre eux.

-Je vois. Et comment l’a-t-il eu ? Car enfin, les changelins ne font pas des cerfs, et que les esprits nous préservent également de l’inverse.

-Comme vous vous en doutez, c’est un lien d’adoption qui le relie à notre ancêtre.

-Vous voulez dire...

-Qu’il a été recueilli, oui. Il n’était alors qu’un nourrisson que l’on trouva avec ses parents et quelques-uns des siens sur une barque à la dérive. Nous les emmenâmes dans la forteresse de nôtre roi, qui adopta le faon par caprice. Ceux qui l’accompagnaient... Eh bien, disons qu’ils n’eurent pas tant de considération.

-Vous les avez tués, déclara froidement Nuada.

-Non, déclara calament Brès en secouant horizontalement la tête de façon rigide. Ils nous ont nourris. Nous avons élevé Lugh parmi les guerriers. Un élève dissipé en apparence, mais admirable. Evidemment, il finit par apprendre pour les cerfs qui l’accompagnaient. La nouvelle passa fort mal. Je n’ai pas besoin d’expliquer la suite, mais Balor considère trop Lugh pour lui réserver le sort qu’il réserve à vous tous. Aussi nôtre roi vous gratifie de la compagnie de son fils adoptif. Au mieux, il assistera à votre démantèlement et recevra une leçon mémorable, au pire... il saura bien se débrouiller. Ce n’est pas difficile. »

Des coups lourds se firent entendre du côté de la plateforme où étaient les druides. Quelques cris d’indignation, vite étouffés, accompagnaient ces résonances régulières que l’on pouvait identifier comme étant des bruits de pas. Un pas lourd et rapide. Nuada roula à peine de l’œil que l’image de Dagda, furieux, avançant à grandes enjambée et bousculant tous ceux qui c’étaient levés pour voir de plus près le prodige du beau cerf accompagné par des changelins, apparut dans son champ de vision.

«Là, c’est trop fort, hurla le chef druide avec feu, un piège de cette envergure ne peut être qu’une insulte envers l’intelligence de notre peuple !

- Seigneur Dagda, coupa Uishcias, vous troublez une ambassade.

-Belle ambassade, en effet, qui vous a apporté plus de mots de menaces que de contentement, d’après le peu de paroles que j’en entendu.

-Si nous savions que votre peuple tolère si mal les présents, railla Brès, j’aurais activement conseillé à notre roi de vous envoyer une armée à la place. Hélas, pour votre insolente chance, il a fallu que nous soyons dirigés par un être de parole.

-Ha ! reprit Dagda du même ton, en vérité, beau cadeau qu’un espion que vous glissez par un pareil subterfuge dans nos rangs !

- Il suffit Dagda ! Réprima le cerf au poil bleuté, ces accusations sont graves.

-Mais elles ne sont pas infondées ! Ce sont nos ennemis et dès le début ils ne se dédirent pas de cette idée.

-Si je peux me permettre de défendre l’honneur des miens, reprit Brès avec calme, je vous annoncerais que nous en savions assez sur vous au moment où vous débarquiez sur nos terres et que vous êtes suffisamment indiscrets pour ne rien avoir à cacher. Acceptez qu’il vous accompagne et il le fera sans trahison aucune. Refusez sa présence et il se débrouillera. Balor ne veut plus en entendre parler avant que nous vous écrasions. Sur ce, mon devoir est accompli, et il est mauvais pour moi de m’attarder plus que prévu.

-Dites à Balor que je le remercie. » dit Nuada d’un ton neutre en considérant Brès entamant sa descente les escalier de bois. La foule en bas commençait à se fendre pour laisser passer le changelin, quand celui-ci se retourna, rendant à Nuada son regard. Et pour la première fois, une expression vînt déformer le visage de Brès. Un sourire trop calculé pour être le résultat d’une impulsion des sentiments dévoila quatre crocs aigus alors que ses yeux infiniment verts s’ouvraient en grand.

« Savez-vous, haut-roi Nuada, que celui que vous nommez votre portier nous avoua que nous pourrions, quoiqu’il arrive, avoir de quoi nous rassasier ? Enfin, je suppose que vous ne seriez pas fâché de nous voir toucher aucun des précieux aliments que vous nous laissez admirer là. L’inquiétude à toujours meilleur goût quand elle a été précédée par la joie. »

Achevant sa tirade qu’il trouvait malicieuse pour lui, mais volontairement provocante pour ceux qui l’entouraient, il se retourna, reprit son stoïcisme facial et fendit la foule qui le fuyait comme la peste. Ni Nuada, ni aucun des gardes ne le quittèrent des yeux jusqu’à ce qu’on le vit repartir avec les siens. Le pitoyable semblant d’oriflamme blanc que portait un des fomoires s’éloigna, laissant la fête reprendre à peu près normalement.

La musique des nouveaux bardes se fit à nouveau entendre, mais l’agitation restait vive autour du haut-roi. Lugh était resté silencieux, regardant avec un sourire discret le départ de Brès, qui semblait l’avoir délivré de quelque poids invisible. Mais Brès partit, il devint l’unique cible de la curiosité de tous, de par toutes les questions qu’il suscitait.

Lugh se retourna et sursauta presque en voyant tant d’yeux l’entourant. Avec indolence, il regarda celui que Brès avait désigné comme Nuada, haut-roi des cerfs. L’intéressé comprit qu’il attendait un signe de lui pour connaitre son sort. Il était à ce point heureux de voir s’éloigner le changelin que régler le sort d’un cerf inconnu, et à l’allégeance douteuse, ne lui paraissait pas le moins du monde un exercice délicat.

Nuada se leva en silence, reportant les regards sur lui. S’approchant de Lugh, il le considéra, lui et sa lance qu’il tenait toujours sur son dos. Les témoins chuchotaient entre eux des propos que l’on pouvait aisément deviner. Dagda s’approcha lui aussi, bien déterminé à prouver que ceci n’était qu’un piège.

Remarquant la manœuvre de son ami, et devinant que l’on craignait pour sa sureté, Nuada fit rabattre quatre de ses gardes autour du jeune cerf. Arrivé devant lui, il commença à assouvir sa curiosité dans l’espoir d’y voir plus clair :

« Ainsi, l’on vous connais sous le nom de Lugh....

-O... oui... seigneur ». Le cerf à la lance parlait pour la première fois. Sa voix encore aiguë marquait à quel point son âge était encore peu avancé.

« Il est roi ! tonna Dagda. Faute de prouver ta fidélité, montres au moins du respect à ceux que tu tentes de faire tomber par ta ruse !

-Dagda ! S’en est assez, réagit Nuada, je jugerais moi-même s’il est digne de confiance. Je ne te mentirais pas, jeune Lugh. Tu n’es pas le bienvenu parmi ce peuple, car tu lui es étranger et associé avec ses ennemis. Toutefois, je tiens à t’accorder une chance...

-Pourquoi prendre ce risque ? renchérit Dagda.

-Car s’il était chez les changelins, il peut nous renseigner sur eux, tandis qu’eux savent tout sur nous. Si nous te le demandons, Lugh, trahiras-tu les secrets de ceux qui t’ont élevés ?

-Je... je le ferais...

-Tu vois bien qu’il hésite ! S’il ne nous espionne pas c’est qu’il veut tuer l’un d’entre nous.

-Qu’on me prenne ma lance si vous me croyez traître et assassin, répondit le cerf insulté sans aucune rage, je ne porte aucune autre arme sur moi.

-Tu t’attaches donc fortement à l’idée de rester parmi nous ? » demanda Nuada surpris de la réponse qu’il avait faite à celui qu’il allait corriger une fois de trop. «

-C’est que... c’est la première fois que... que je vois des gens comme moi... en aussi bonne condition. » Ces mots instillèrent la pitié comme le malaise dans le cœur du souverain.

« Voici ce que je te propose : je ne peux demander à personne de se porter garant de toi. Mais je ne tiens pas à te perdre, car si Brès a dit vrai, d’autres de notre espèce sont venus avant nous, et je veux savoir qui ils sont. Je vais donc prendre la responsabilité de ta présence à une condition : que tu nous racontes en détail pourquoi tu es ici.

-Seign... majesté, Brès a tout dit... répondit Lugh en prenant une expression incertaine.

-Mais je veux que tu le redises.

-Si telles sont vos conditions... Je n’ai pas su qui étaient mes vrais parents avant longtemps, et même si l’on m’expliquât dès mon plus jeune âge que j’avais été adopté, je ne comprenais qu’à moitié la signification de tout cela. Balor se disait mon grand-père et se prétendait affectueux envers moi. En vérité il m’a laissé aux soins de plusieurs tuteurs plus sévères les uns que les autres. Ils m’apprirent à me battre à la lance aussi bien qu’à l’épée, ils m’apprirent également l’écriture et la lecture.

-Les changelins ont une écriture ? » interrompit Uishcias, que le récit du jeune cerf avait fait revenir à son état de curiosité naturel.

« -O... Oui...

-Je ne vois pas en quoi ces détails importent, répliqua Dagda.

-Cela peut signifier qu’ils ont des correspondances, répondit Uishcias, avec des secrets qui nous seraient connus.

-Dagda a raison cette fois, le coupa Nuada, je ne vois pas en quoi cette information est digne de notre attention. Battre ces fomoires sur le plan de l’espionnage me semble être une perte de temps. Continue ton récit.

-Je voulais juste dire par là que j’étais mieux traité que la moyenne des habitants du grand terrier de Balor... j’ai fait des jaloux parmi ceux que je côtoyais. Il y a quelques mois, je, je n’ose m’en souvenir... » sa voix commençait à trembler et son regard se portait plus vers le sol que vers le visage de son interlocuteur.

- Continue...

-Plusieurs des gardes m’ont dit qu’ils me feraient une surprise qu’ils... qu’ils me montreraient le secret le mieux caché de Balor. Cela ne fait pas si longtemps, mais j’étais encore bien naïf à l’époque. Ils me menèrent dans une salle éloignée de toutes les pièces communes. Elle était remplie de choses verdâtres et luisantes. C’était... des sortes de cocons, des cocons transparents... et ... à l’intérieur... il y avait des gens, d’abord des ânes, qui avaient la peau sur les os, comme ceux que l’on voit avec vous.

Je ne reconnaissais pas ces êtres, mais l’on affirma que c’était des ennemis de mon grand-père, qu’ils avaient fait un grand mal et qu’ils en étaient punis de cette manière. Mais au bout d’un moment, la forme des prisonniers changea grandement, et je reconnu ma forme en eux. Tout à coup, un des corps prisonnier se mit à s’agiter et à se contorsionner, comme prit d’une douleur d’agonie. J’étais effrayé et stupéfait. Un des gardes s’était mis à rire. J’avais remarqué que sa corne brillait d’une lumière verdâtre. J’en déduisis qu’il était responsable de la souffrance de cette personne. Je l’intimais d’arrêter, et il se mit à rire de plus belle.

Pris de pitié pour la souffrance du cerf, je me mis à lutter avec le garde, mais ses compagnons vinrent l’aider. J’avais eu de bon maîtres pour m’apprendre à combattre, aussi je parvins à en attraper un avec mes bois et je le lançais sur son camarade. Ils tombèrent assommés. Le troisième et le dernier qui restait s’envola et me chargea en vol. J’interrompis son mouvement d’un coup de ramure et il fut dans un aussi piteux état que les deux autres.

Ceci fait, je remarquai que celui qu’ils avaient tourmenté... ou plutôt celle, car c’était une biche, s’était réveillé de l’état de sommeil dans lequel on l’avait plongée de manière si infâme. Je m’approchais et je la regardais, trop choqué pour esquisser le moindre mouvement. Quand elle me vit, elle eut une expression d’effarement, sans peur. Et elle s’évanouit.

Ne savant comment lui porter secours, et me rappelant qu’il s’agissait sûrement là d’un ennemi de mon grand-père que j’avais peut-être protégé à tort, j’allais chercher d’autres gardes. Mais la salle me retint, silencieuse et luisante de malice. Je regardais tous ces soi-disant prisonniers et je constatais avec effroi qu’il n’y avait que cinq cerfs pour des dizaines d’ânes.

Les choses commençaient pour moi à devenir évidentes. On m’avait dit de mes vrais parents qu’ils avaient échoués sur cette terre avec une barque, mais qu’ils n’avaient pas survécu. On m’avait dit également qu’ils étaient avec un équipage de trois personnes, toutes noyées. Ce concours de coïncidence m’obligeait à tout revoir sous un œil différent.

Je commençais par dénoncer les gardes, et mettre toutes les accusations sur leurs dos, ce dont je n’eus aucun mal, tant on savait que j’étais détesté. Le lendemain, leurs têtes étaient sur des piques aux sorties du terrier. Ce n’était que trois fomoires de morts mais j’avais une partie de ma vengeance de faite. Vengeance pour les miens qu’on torturait chaque jour dans ce cachot sans que je puisse intervenir, et aussi vengeance pour les mensonges de Balor.

J’interrogeais Elatha, un des plus anciens fils de Balor, et celui qui m’a recueilli après que la barque s’était écrasée contre les rochers. On le considérait comme mon père adoptif parce qu’il m’avait trouvé, bien qu’il n’eût nulle affection pour moi.

-Considérait ? N’eût ? interrogea Nuada.

-Oui. Il ne respire plus à l’heure qu’il est. Il m’apprit qu’il avait pu arracher à la biche, qui était bien ma mère par son aveu, qu’elle portait le nom d’Arianrhod. Je n’ai rien appris de plus. Je l’assassinais deux jour après son aveu, mais je fus pris. Je me croyais déjà mort, mais Balor se contenta de me réserver une simple cellule isolée de laquelle je ne pouvais sortir. Visiblement, il doit tenir beaucoup à moi.

Enfermé, j’eus le temps de méditer ma future vengeance. On ne me sortit que pour m'amener à vous, qui, par une bénédiction du destin, êtes les ennemis de mon grand père adoptif. »

L’assemblée sur la plate-forme s’était tue par degrés alors que le jeune cerf racontait son histoire. Certains étaient passionnés. D’autres, dubitatifs, tiraient la moue en haussant les épaules. Dagda en aurait presque oublié son intention première. Uishcias semblait voir dans le cerf à crinière d’or une source d’information intarissable pour un individu comme lui. Nuada, souriant légèrement, dit à Lugh : « Remets ta lance à un garde, il la placera dans mon armurerie. » L’intéressé, que l’ordre avait surpris, se résolut cependant de bonne grâce, se rappelant qu’il avait effectivement proposé de se désarmer, s’exécuta.

« C’est une coutume, poursuivi Nuada, que ceux qui participent à une telle fête ne viennent pas armés. » Le geste fut salué par ceux qui s’étaient sentis en sympathie pour Lugh, et ils n’étaient pas peu. Dagda, dépité et enragé, reparti quant à lui en direction des siens avant que son bon sens ne cède à la tentation d’une action contraire à la morale.

Sans remarquer aucunement le départ de son ami, il encouragea du geste Lugh à se présenter à Uishcias : «Ce cerf, jeune Lugh, a dirigé mon enfance avec soin, et ma vie de chef avec le double de cette sagesse. Tu n’as pas été élevé selon nos coutumes, mais tu restes des nôtres, c’est pourquoi les conseils de Uishcias, car tel est son nom, seront ceux sur lesquels tu tenteras de te conformer. Si tu as un doute, une question, si un de nos usages t’échappe, n’hésite pas à abuser de son savoir. En retour, tu devras répondre à toutes les questions qui te seront posées sur les fomoires. C’est dans l’intérêt de notre survie et de ta vengeance. Il est désormais ton tuteur comme mon conseiller...

-Sire, répondit Uishcias, mon grand âge...

-Ne vous rends que plus avide de connaissance. Mais commencez, car votre élève a beaucoup à savoir ; décrivez-lui donc cette fête comme il devrait la voir, comme nous la voyons. Pour ma part, il est une chose que j’ai à faire et que je n’ai que trop retardée. ».

Sans perdre un instant, le haut-roi de Cervidas alla au-devant de son peuple sur le haut de l’estrade, où il pouvait envelopper le ciel inversé des pavillons aux couleurs infinies de son regard. Aussitôt qu’il fut visible de tous, la conque sonna de nouveau à sa vue. Il arrangea la prestance qu’il donnait à sa pose, action qui jouait de moitié dans l’art de l’oration. Le silence de nouveau se fit et les regards se tournèrent vers Nuada. Uishcias commença à chuchoter à l’oreille de son nouvel élève.

« Gens de Cervidas, bien que cette fête se déroule en des temps de complication, bien que votre repas fut troublé par le pire des ennemis que nous puissions trouver en ce lieu, les rires ne furent pas chassés de cette assemblée. » Une vague de rire chaleureux lui répondit, car il était des traits de caractères des cerfs de rire des ennemis, quitte à cesser de les prendre aux sérieux. C’était là un excès de courage ou de lâcheté qui confinait à la faiblesse tant il était exalté.

« Comme vous en avez été témoin, reprit Nuada, toutes les occasions présentes au cours de cette fête furent extraordinaires et je ne pense pas exagérer mon rôle de souverain en plaçant la première assemblée de l’été de Cervidas sous les auspices de quelques jeux d’adresse. Une compétition avec une récompense en gloire, et une autre en or. Il y aura d’abord les jeux des seigneurs, auquel je convie de bien vouloir se joindre tous ceux qui auront suffisamment d’audace. D’autres épreuves seront prévues pour vous après, à vous qui souhaitez vous distinguer. »

Frappant la terre par centaines, tant qu’on eut dit qu’ils auraient fini par fendre l’île sous leurs coups, les cerfs de la tribu de Dana saluèrent la nouvelle qu’ils marquèrent de cette approbation quelque peu brutale, mais unanime. D’un geste théâtral, Nuada se tourna vers la noblesse et désigna de son sabot un espace vide devant lui : « Que ceux qui veulent se montrer digne d’une grande gloire s’approchent. ».

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Note de l'auteur

Les vacances ne m'ont guère été profitables, je m'en excuses. J'espère que la reprise des cours me permettra de retrouver vite la stimulation dont j'aurais besoin. Un nouveau merci à Brocco, sans qui, sans aucun doute, je ne serais pas allé aussi loin, bien que nous n'en sommes encore qu'au début.

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