Le lendemain matin, Starswirl se leva un peu plus tôt que d’ordinaire. Il descendit à la cuisine, choisit deux pommes parmi les plus mûres et prépara un grand bol de porridge ; il déposa le tout sur un plateau, puis remonta ensuite vers l’annexe de la bibliothèque où, la veille au soir, il avait téléporté à la hâte un lit de fortune et des draps, pour y coucher l’alicorne. Celle-ci, après un ultime accès de larmes, s’était brutalement éteinte, comme si la tension nerveuse accumulée avait soufflé ses dernières lueurs de conscience.
Il frappa à la porte. « Entrez ! » lança une voix joyeuse venue de l’intérieur. Il ouvrit la porte et se figea.
Confortablement emmitouflée dans ses draps, son invitée inattendue lisait un livre, qu’elle avait probablement pioché dans l’une des nombreuses étagères de la pièce ; d’ailleurs, un tas désordonné de cinq ou six ouvrages reposait par terre à côté du lit. Elle roula légèrement sur elle-même et regarda Starswirl. « Bonjour ! » lança-t-elle de la même voix enjouée, avec en prime un grand sourire à l’appui. Elle dut se rendre compte de l’étonnement de son hôte, car elle rougit quelque peu. « Oh ! Je suis désolée, s’excusa-t-elle, je me suis réveillée à l’aube, et comme je ne voulais pas vous déranger, j’ai patiemment attendu que vous veniez tout en m’instruisant ! » Elle fit un signe de tête en direction du tas. « J’espère que vous ne m’en voudrez pas ? » Elle sourit de plus belle, et cligna deux ou trois fois des yeux.
« Mmmpppfff… » marmonna Starswirl, décontenancé par le total changement d’humeur de l’alicorne. « Bien sûr que non ! Les livres sont écrits pour être lus, pas pour servir d’objets d’exposition. Faites. Je vous ai préparé un bon petit-déjeuner. Vous avez besoin de repos, donc prenez votre temps. Si vous avez encore faim, il y a de quoi manger dans la cuisine, au rez-de-chaussée, à côté de la pièce où je vous ai trouvée hier. Si vous me cherchez, je serai dans mon bureau au troisième étage. Nous déjeunerons ensemble, voulez-vous ? » Il s’approcha du lit et y déposa le plateau.
« Génial ! répondit l’alicorne. Merci de tout cœur de vous occuper ainsi de moi. Je crois que je vais effectivement traîner un peu et continuer à lire. Bonne matinée !
— Mouaif, grommela Starswirl à nouveau. À propos, vous ne vous souvenez toujours de rien ? »
Elle plissa des yeux et sembla faire un effort de concentration, mais au bout de quelques secondes, elle secoua la tête et afficha une moue rêveuse : « Non. Désolée. Juste un grand trou noir. Même mon nom m’échappe…
— Ce n’est pas grave, la rassura Starswirl. Tout cela reviendra au moment voulu. Détendez-vous. Bonne lecture ! »
Elle le remercia, puis se replongea dans son in-octavo. Starswirl fit demi-tour et se dirigea vers la porte. Il allait la franchir quand l’alicorne l’interpella : « Au fait ! Vous ne m’avez pas dit comment vous vous vous appeliez !
— Ooops, quel nigaud je fais ! lâcha Starswirl en se retournant, un peu penaud. Je m’appelle Starswirl. Starswirl le barbu, si vous préférez la version complète. Mais Starswirl ira très bien.
— C’est joli. Ça me plaît, répliqua l’alicorne. À tout à l’heure ! »
Il referma la porte derrière lui. Bizarre, pensa-t-il. À l’aube, a-t-elle dit ? Ça fait à peine deux heures. Six bouquins, parmi les plus ardus ? Soit elle les a survolés, soit elle se moque de moi. Il haussa les épaules, chassa l’alicorne de ses pensées et se concentra sur sa formule.
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Il tâtonnait depuis deux heures lorsqu’une note, profonde comme un bourdon d’orgue, le fit sursauter. Elle fut suivie de plusieurs autres sons graves, apparemment joués au hasard, qui menaçaient tous de disloquer ses délicats instruments. Par Célestia, soupira-t-il, cette petite sans-gêne a découvert l’auditorium. Lui ai-je permis d’y entrer ? Il sortit de son bureau, dévala l’escalier au mépris du boucan qui lui vrillait les oreilles et entra en trombe dans l’auditorium. « HÉ ! hurla-t-il aussi fort qu’il put, QUI VOUS A PERMIS DE ––– »
Immédiatement la mélodie expérimentale s’interrompit, et l’alicorne – car c’était bien elle au clavier – mit un sabot devant sa bouche. « Euh…, bafouilla-t-elle un peu embarrassée, j’ai entr’aperçu cet engin bizarre en revenant de la cuisine, et je me suis dit que je pourrais tenter d’en jouer. » Elle sourit une nouvelle fois, comme pour se disculper. « Je crois que ce n’était pas vraiment une réussite, n’est-ce pas ? J’ai encore quelques progrès à faire.
— Je pense aussi, grogna Starswirl. Pourriez-vous s’il vous plaît vous abstenir de toucher à cet… engin… au moins jusqu’à midi ? Merci d’avance.
— Oh ! Mais bien sûr ! répondit-elle sans perdre le sourire. Je vais remonter dans ma chambre et continuer à lire. Je suis navrée de vous avoir dérangé. Et… ah ! Attendez. » Elle se concentra, sa corne s’illumina brièvement ; un torchon apparut au-dessus du clavier, avec lequel elle nettoya consciencieusement toutes les touches. « Voilà ! déclara-t-elle, satisfaite. Maintenant, c’est aussi propre que tout à l’heure. Voire plus ! » plaisanta-t-elle.
Starswirl ne se rendit même pas compte qu’elle lui avait envoyé une petite pique. Ses yeux s’écarquillèrent. « Comment avez-vous fait ça ? demanda-t-il, sidéré. Je croyais que vous aviez oublié ———
— Eh bien oui ! coupa l’alicorne, mais ce sort fait partie de ceux que j’ai appris ce matin. Il se trouve dans votre livre 720 incantations faciles pour améliorer votre quotidien. Page 128. Un torchon minute. Voilà. Rien de mystérieux !
— Quoi ? glapit Starswirl. Vous voulez dire que vous avez vraiment lu tout le livre ?
— Évidemment, répondit dédaigneusement l’alicorne. Vous pensiez quoi ? Que je l’avais juste feuilleté ?
— Euh… à vrai dire… marmonna Starswirl. Il se mordit les lèvres.
— Pfff… rétorqua l’alicorne. Je peux vous dire qu’à la page 23, par exemple, se trouve le sort Un vase et des fleurs impérissables ; à la page 457, Comment rendre un coq aphone ; ou encore, à la page 198, Comment redorer un blason. Vous voyez ? » conclut-elle une fois de plus d’un sourire éclatant.
Starswirl en resta totalement soufflé. « Vous avez… vous avez mémorisé toutes les formules ? balbutia-t-il.
— Vous vous moquez de moi ? fit-elle. Ce n’est pas très gentil. Pourquoi semblez-vous aussi étonné ? » Elle se concentra une nouvelle fois et apparurent sur la console de l’orgue un vase plein de fleurs artificielles, un élégant carré de soie, qui prit place en dessous du vase, et une demi-douzaine de petites bougies qu’elle alluma l’une après l’autre. « Et voilà ! » triompha l’alicorne, arborant derechef son sourire caractéristique.
Ce n’est pas possible, pensa Starswirl. Je dois rêver. Je vais me réveiller. Il chancela.
« Que vous arrive-t-il ? demanda-t-elle, soudain préoccupée. Vous avez l’air tout pâle.
— Ce n’est rien, répondit Starswirl en secouant la tête. Juste un petit étourdissement. Je n’ai pas beaucoup dormi la nuit dernière ———
— Oh mais bien sûr ! Et moi qui vous retiens ici pour des broutilles. Allez vite vous reposer. Je vais reprendre ma lecture en silence et vous laisser récupérer. Nous déjeunerons ensemble quand vous vous sentirez mieux, d’accord ?
— Tope ! approuva Starswirl. Laissez-moi une bonne demi-heure et rendez-vous dans la cuisine. Lisez tout ce que vous voulez d’ici là !
— Parfait ! » acquiesça-t-elle. Là dessus, Starswirl quitta l’auditorium.
Il tituba péniblement vers sa chambre, son cerveau en ébullition. Célestia ! Célestia ! Célestia toute puissante ! Elle est amnésique mais douée… Non, c’est une litote. Pas douée, surdouée. Mais D’OÙ VIENT-ELLE, BON SANG ?!
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Ils déjeunèrent dans un silence inattendu. Starswirl semblait absent, perdu dans ses pensées. Il toucha à peine à la nourriture, se contentant de grignoter quelques flocons de céréales ; l’alicorne, elle, se précipita sur les chaussons aux pommes, et vida deux bouteilles de cidre coup sur coup. Quand ils furent rassasiés, Starswirl jeta un sort qui fit disparaître toute la vaisselle.
« Comme ça, rien à laver ! expliqua-t-il.
— C’est une méthode assez originale de se débarrasser de cette corvée », rit-elle.
Starswirl lui fit un clin d’œil, puis, regardant l’alicorne droit dans les yeux : « Toujours aucun souvenir ? » demanda-t-il.
L’alicorne secoua sa tête. « Hélas ! répondit-elle. Mon passé a été dévoré par les flammes de l’oubli.
— Très joliment exprimé ! la complimenta Starswirl. Pour être franc, si votre passé est un mystère pour vous, vous, vous êtes un mystère pour moi. Vous devriez m’accompagner au château d’été de la Princesse Célestia à Canterlot, elle pourrait peut-être guérir votre amnésie avec un sort que je ne connais pas.
— La Princesse Célestia ? s’exclama l’alicorne.
— Eh bien oui ! reprit Starswirl, étonné par la réaction de sa convive. Le nom vous dit quelque chose ?
— Non, soupira l’alicorne. Mais une princesse ? Vous êtes l’ami d’une princesse ? Vous devez êtes un noble vous-même, non ? » Elle le fixa avec des yeux pleins d’émerveillement et d’admiration.
Starswirl pouffa. « Non, je ne crois pas… » Et franchement, c’est bien la dernière chose que je désirerais. Tous les jours avec ces crétins prétentieux et fats. Le clinquant, la vacuité, les ragots… Beurk ! Beurk ! Beurk ! Mais toi, ma petite prodige venue de nulle part, techniquement, c’est toi la noble. Je suis certain que Célestia saurait te tirer de ton amnésie. Si seulement elle ne s’était pas absentée pour cette mission diplomatique en laissant comme ordre strict de ne pas la déranger, et de s’adresser à Luna pour les affaires courantes. Luna… Luna… je ne lui fais plus confiance. Il y a quelque chose de malsain qui rôde autour d’elle ces temps-ci. Comme des nuages noirs qui poindraient à l’horizon, annonçant un déluge universel. Non, c’est trop risqué, je ne te présenterai pas à Luna, point final. Mieux vaut attendre que Célestia revienne.
« À quoi pensez-vous ? demanda l’alicorne intriguée.
— Hein ? Euh… rien d’important. Je viens de réaliser que la Princesse Célestia serait absente pour quelques semaines. Il va falloir attendre un peu avant de pouvoir la rencontrer, je crains.
— Oh flûte ! » lâcha l’alicorne, visiblement déçue. Elle fit une moue morose quelques instants, puis se reprit. « Ce n’est pas grave, j’attendrai ! » déclara-t-elle finalement. Elle marqua une pause, fixa Starswirl puis, à l’improviste : « Est-ce que tous les étalons ont une barbe ? »
Cette fois, Starswirl explosa de rire. « Je ne… crois pas, hoqueta-t-il quand son hilarité fut un peu passée. C’est une particularité familiale. On en est très fier !
— Finalement, vous n’êtes pas si acrimonieux, affirma l’alicorne très sérieusement.
— Moi ? Acrimonieux ? » Starswirl manqua de s’étouffer. « Mais pas du tout. Je pense que c’est la barbe ; ça me vieillit et me donne un air sévère, j’imagine…
— Mais ça vous va bien. Tout bien considéré, je vous préfère avec que sans ! déclara-t-elle.
— Merci ! tonna Starswirl. Allez, assez blablaté. C’est l’heure de nous séparer. J’ai encore du boulot, mais vous pouvez profiter du temps magnifique dans le jardin, si vous voulez. Vous y trouverez toutes sortes de fleurs, de plantes, d’insectes et d’oiseaux. N’hésitez pas à vous allonger dans un transat si vous souhaitez paresser au Soleil. Cependant, si jamais vous vous ennuyez, je vais vous montrer quelque chose. Suivez-moi ! »
Ils sortirent de la cuisine, montèrent deux étages, puis avancèrent jusqu’à une porte en fer, massive, dans la serrure de laquelle Starswirl fit jouer une lourde clef. Elle cliqueta. Starswirl poussa la porte, qui grinça légèrement ; quand elle fut grand ouverte, il invita l’alicorne à entrer.
« Ouah ! » s’exclama-t-elle, stupéfaite. La porte donnait sur une salle immense, dont le plafond, si haut qu’il se perdait presque dans la pénombre, était peint d’un bleu céruléen où alternaient des représentations de la Lune et du Soleil ; elle était éclairée par des vitraux aux étranges formes géométriques, dont la signification échappait totalement à l’alicorne. Entre ces puits de lumière, les murs étaient couverts d’innombrables étagères, fabriquées dans un bois précieux, sans doute de l’acajou. Il y avait là des dizaines de rayonnages, depuis le sol jusqu’au plafond ; sur ceux-ci, méticuleusement rangés, des milliers, des dizaines de milliers, sinon davantage de livres tissaient comme une tapisserie, une tapisserie non de laine, mais de cuir et de papier mêlés.
« Mais, c’est… c’est… Elle s’étrangla d’émotion.
— Bienvenue dans ma bibliothèque ! claironna fièrement Starswirl. Je pense que vous allez apprécier cet endroit, et que vous y trouverez de quoi vous y occuper de longues heures. Il y a des ouvrages sur tous les sujets : sciences, magie, géographie, histoire, littérature, contes et légendes, mythologie, philosophie… Elle pourrait presque rivaliser avec la bibliothèque royale. Ici – il désigna une petite alcôve claire où était installé un écritoire – vous pourrez lire tranquillement. Je laisserai la porte ouverte, pour que vous puissiez y accéder n’importe quand, même en mon absence. J’ai cru deviner que vous maîtrisiez suffisamment la magie pour déplacer de petits objets par télékinésie, donc vous n’aurez aucun souci pour consulter tous les volumes, même les plus inaccessibles. Prenez-en soin, et rangez-les à leur place. Ne m’obligez pas à tout reclasser !
— Naturellement », répondit l’alicorne, hypnotisée par ce spectacle ; elle n’arrivait pas à détacher son regard des étagères. « Mais comment pouvez-vous posséder autant de livres ? demanda-t-elle. C’est à peine croyable !
— La majorité vient de ma famille, expliqua Starswirl. Nous avons toujours été des lecteurs insatiables, des collectionneurs passionnés, et certains parmi mes aïeux étaient aussi écrivains.
— Oh merci ! Merci ! Merci ! Merci ! » couina l’alicorne. Elle lui sauta au cou. Ce fut tellement inattendu qu’il ne put esquisser un geste de défense. « Ce n’est rien ! fit-il au bout de quelques secondes. Si ça vous fait plaisir, alors je suis content aussi. Je file travailler. Bonne après-midi. Mais de grâce, ne restez pas enfermée ! Profitez du Soleil ! » Il se dégagea de l’étreinte, sourit à l’alicorne, la salua, tourna les talons et disparut.
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Il n’avait pas levé le museau de ses papiers depuis trois heures, lorsqu’une voix fraîche et délicate parvint à ses oreilles. Il se leva péniblement, se traîna jusqu’à la fenêtre, s’appuya contre le rebord et regarda dehors. L’alicorne mauve se promenait dans le jardin, louvoyant entre les massifs floraux tout en chantonnant gaiement. D’habitude, il aurait juste considéré ce tableau comme futile, fermé la fenêtre pour ne plus rien entendre et serait retourné indifférent à ses incantations. Mais cette fois, inexplicablement, il fut comme charmé par la grâce naturelle qui émanait de la jeune jument ; il la suivit du regard un bon moment, rêveur. Tout à coup, il se surprit même à siffloter à l’unisson avec l’air qu’entonnait son invitée. Il se ravisa, au moment précis où l’alicorne levait la tête vers lui. Ses yeux immenses et pétillants le percèrent de leur regard acéré, et il se sentit comme un jeune poulain pris la main dans le sac au beau milieu d’une bêtise. Son visage avait dû trahir son malaise, car l’alicorne éclata de rire, un rire si chaleureux que Starswirl s’en trouva encore plus honteux.
« Désolé, s’excusa-t-il depuis sa fenêtre. Poursuivez, j’adore votre voix.
— Merci ! » fit l’alicorne, qui se remit à chantonner.
Starswirl demeura encore quelques instants à la fenêtre, puis retourna à ses papiers. Quel idiot je fais ! se sermonna-t-il. Complètement stupide. Pourquoi je me sens si gêné devant cette… pouliche ? Bon, d’accord, elle est mignonne et intelligente, mais… Oh et puis zut ! Au boulot…
Il se laissa tomber sur ses coussins, et tenta de se concentrer sur cette formule magique qui, décidément, échappait totalement à son entendement. Les échos de la voix cristalline de l’alicorne flottaient dans l’air, et, avec eux, l’image de son sourire enjôleur, de son embrassade inopinée du matin, de son corps svelte flânant nonchalamment entre les parterres. Il essaya de se débarrasser de toutes ces pensées parasites, mais rien n’y fit. À bout de nerfs, il grommela un juron incompréhensible, se leva et quitta la pièce.
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Le dîner fut morne. L’alicorne avait presque fini de manger lorsque Starswirl fit une apparition expresse : il enfourna deux pommes à la va-vite et ne but qu’un verre de cidre. Alors qu’il reprenait le chemin de l’escalier, il s’arrêta, se retourna et grommela : « Ne me cherchez pas demain. J’ai une urgence à traiter, et j’ai déjà trop tardé. Je ne serai de retour qu’après-demain en fin d’après-midi. Je vous confie le manoir d’ici là, avec sa bibliothèque, son orgue et sa cuisine. En partant, je protégerai les alentours avec un champ de force, pour que personne ne vous dérange. Bonne nuit, à dans deux jours ! » Et il remonta dans sa chambre sans plus attendre.
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Le lendemain, le temps était gris et pluvieux. L’alicorne se leva aux aurores, mais Starswirl était déjà parti. Elle petit-déjeuna donc seule, sans entrain, puis passa l’essentiel de la matinée dans la bibliothèque à parcourir des encyclopédies sur l’histoire d’Équestria. Le ciel était si sombre qu’elle dut recourir à plusieurs chandelles qu’elle conjura pour l’aider à lire correctement. À midi, elle en eut assez ; elle décida alors de faire un tour dans l’auditorium et s’amusa à jouer des notes au hasard sur l’orgue, mais trouva que, tous comptes faits, cela avait nettement moins de saveur sans Starswirl pour rouspéter. Elle grignota en guise de déjeuner, puis regarda tristement la pluie tomber par les vitres de sa chambre, espérant le retour d’une hypothétique éclaircie. Cependant, loin de s’améliorer, il lui sembla au contraire que la pluie redoublait de vigueur : à la place d’une simple bruine persistante, c’était maintenant des cordes que lâchaient les nuages, tellement serrées qu’il était devenu impossible de distinguer quoi que ce soit à plus de quelques mètres ; le monde extérieur était devenu vague et brumeux. Alors, boudeuse, elle retourna à la bibliothèque où elle tenta d’achever les ouvrages qu’elle avait commencés, mais une étrange fatigue la terrassa. Elle s’en fut se coucher sans dîner, et gigota longuement dans son lit avant de sombrer dans un sommeil sans rêves.
Un rayon de Soleil, qui se faufila au travers des volets mal fermés, tomba en plein sur le visage de l’alicorne et la tira de sa léthargie. Elle ouvrit l’œil et distingua, par la fente, un petit coin de ciel bleu. Encouragée par cette bonne nouvelle matinale, elle se propulsa hors de son lit et descendit à la cuisine.
Après un petit-déjeuner roboratif, elle se débarbouilla le museau, fonça dehors et ne put que constater les dégâts : les parterres avaient été dévastés par le déluge de la veille ; pas découragée pour autant, elle décida de tout tenter pour leur redonner leur beauté perdue. Aussi dédia-t-elle sa matinée à creuser et drainer la terre, à transplanter certains bulbes et à jeter différents sorts. À la mi-journée, enfin satisfaite, elle cueillit quelques fleurs parmi les plus épanouies, les agrémenta de verdure, et assembla le tout en un magnifique bouquet. Elle se rappelait avoir entrevu un grand vase dans sa chambre, aussi s’y précipita-t-elle. Elle glissa ses fleurs dans le vase, y versa un peu d’eau, puis disposa le tout sur l’une des étagères basses qui décoraient la pièce. Elle recula de quelques pas pour admirer sa composition, et opina en laissant échapper un « Mmm ! » de contentement.
C’est alors que son estomac se rappela à ses bons soins.
À son retour du déjeuner, elle fit un détour par la grande bibliothèque, y choisit quelques ouvrages, puis s’installa dans l’une des chaises longues, au Soleil brûlant de l’après-midi.
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Starswirl revint aux alentours de six heures. Dès qu’elle le vit, l’alicorne abandonna son livre, sauta de sa chaise et se précipita vers lui. « Starswirl ! s’exclama-t-elle, je suis tellement contente. Vous m’avez tant manqué. » Elle frotta sa tête dans la crinière de la licorne, qui se laissa docilement faire. « Mais où avez-vous donc été tout ce temps ? demanda-t-elle.
Au lieu de répondre, Starswirl saisit un panier, fouilla dedans et en sortit une petite boîte qu’il ouvrit. « Venez voir », dit-il.
À l’intérieur, délicatement posées sur une gaze ouatinée, deux fleurs blanches. « Ooooh ! s’émerveilla l’alicorne. Des edelweiss !
— Exactement, confirma Starswirl. J’ai dû m’aventurer à la limite des neiges pour les dénicher. Elles fleurissent plus tôt en saison, et, à cette époque, on ne trouve plus que celles qui ont élu domicile au plus haut des montagnes, bravant les climats les plus rigoureux. Et si je n’étais parti hier, je les aurais sans doute trouvé* déjà flétries.
— Qu’allez-vous en faire ?
— C’est mon secret !
— Essaieriez-vous de connaître vos sentiments les plus intimes ? » glissa l’alicorne d’un œil mutin.
Starswirl recula d’un pas et son visage se décomposa. « Hein ? Euh… Pourquoi cette question bizarre ?
— Mais enfin, Starswirl, vous me prenez pour une débutante ? Les edelweiss n’ont aucune utilisation en magie, sauf une : celle d’entrer dans la préparation d’une potion qui est censée révéler les sentiments cachés au plus profond de soi-même. Élémentaire ! »
Oh non, Célestia ! Non ! Elle a dû lire le Dictionnaire illustré des potions pendant mon absence… « Mais non ! protesta-t-il, ça n’a rien à voir. C’est juste en rapport avec mes derniers travaux, rien de plus.
— Si j’ai des progrès à faire pour devenir une organiste même passable, rit l’alicorne, vous, vous devriez apprendre à mentir un peu mieux ! De qui vous cachez-vous ? Avez-vous réellement besoin de cette potion ?
— Cessez immédiatement ces niaiseries pseudo-psychologiques », grogna Starswirl soudain agressif. Il ferma la boîte, la jeta rageusement dans le panier, puis disparut dans la maison en claquant ses sabots sur le sol.
Impassible, l’alicorne le regarda s’éloigner, puis retourna, comme si de rien n’était, à sa lecture.
---
Le dîner fut glacial. Starswirl ignora totalement son invitée. Il déboula dans la cuisine sans un mot, fouilla dans la commode à la recherche de vaisselle, remplit son assiette avec un muesli aux quatre céréales qu’il engloutit précipitamment et goulûment. Quand son assiette fut vide, il la lança dédaigneusement dans l’évier, où elle se brisa, puis déboucha une bouteille de cidre qu’il vida d’un trait, avant de lui faire suivre le même chemin que l’assiette. Il s’essuya avec l’une de ses jambes avant et rota bruyamment. À ce moment seulement, il parut s’apercevoir que l’alicorne le regardait d’un air amusé.
« Qu’est-ce que vous avez ? aboya-t-il. Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux de merlan frit ?
— Oh, pour rien ! répondit l’alicorne, en rien déstabilisée. Je me demandais ce que vous vouliez prouver. Me dégoûter peut-être ? Il en faudrait davantage. Mais parfois, vous êtes d’un rigide et d’un ridicule ———
— Je me moque pas mal de ce que vous pensez de moi ! explosa Starswirl. Vous aviez raison l’autre jour : je suis un ermite autiste, ennuyeux et acrimonieux. Mais il va falloir vous y faire, parce que je n’ai pas l’intention de changer d’un iota. Alors c’est à prendre ou à laisser !
— Au fait, répondit l’alicorne, que pensez-vous de moi ?
— Vous voulez le savoir ? brailla-t-il. Vous êtes un petit génie irresponsable, effronté et sans-gêne. Point final. Et maintenant, je suis exténué, donc bien le bonsoir chez vous ! » Il sortit en trombe et claqua la porte derrière lui.
---
Le lendemain matin, après un petit-déjeuner solitaire, l’alicorne monta jusqu’au troisième étage sur la pointe des pieds. La porte de la chambre de Starswirl était légèrement entr’ouverte ; elle jeta un coup d’œil à l’intérieur, mais se rendit compte qu’il n’y avait personne. Déçue, elle se préparait à regagner sa chambre quand elle entendit des marmonnements étouffés provenant du bureau. Elle frappa à la porte. « Entrez ! » bougonna Starswirl. Elle ouvrit la porte, et réprima, non sans difficulté, un nouvel accès d’hilarité. La pièce était couverte de boulettes de papier, jetées négligemment par terre. Au milieu de ce champ de détritus, Starswirl, allongé sur un coussin, griffonnait des formules mathématiques sur une feuille blanche.
« Et zut, zut et rezut ! » explosa-t-il. Et il barra ses calculs d’un geste rageur, avant de froisser sa feuille et de l’envoyer rejoindre ses consœurs.
« Euh… hésita l’alicorne. Je suis navrée de vous déranger, je suis venue vous demander pardon pour hier soir ; je ne voulais pas ———
— C’est bon ! l’interrompit Starswirl, un peu sèchement. N’en parlons plus. Si quelqu’un doit s’excuser, c’est plutôt moi. Je me suis conduit comme un idiot. Un idiot répugnant. Je suis vraiment confus, vraiment. J’espère que vous ne m’en voudrez pas. Mais c’est ce… maudit calcul qui me tape sur les nerfs.
— De quoi s’agit-il ? demanda l’alicorne.
— Du calcul de la trajectoire de la comète de Glaney. Il y a quelque chose qui cloche, mais je ne sais pas où. La position que j’ai calculée est manifestement fausse : quand j’y pointe mon télescope, je ne vois rien. Et pourtant je n’arrive pas à trouver où est l’erreur. Ça va finir par me rendre dingue…
— Je peux jeter un coup d’œil ? » proposa l’alicorne.
Starswirl sursauta et fixa l’alicorne d’un regard à moitié résigné. « Qu’est-ce vous connaissez en mécanique céleste ?
— J’ai lu l’ouvrage que vous avez vous-même écrit, répondit-elle. Ça devrait suffire, non ? »
Starswirl haussa les épaules. « Si vous le dites… lâcha-t-il d’un air dépité. Tenez ! Je vous laisse déchiffrer mes pattes de mouche. » Il lui tendit une demi-douzaine de feuillets qui avaient échappé à sa vindicte. Elle les posa par terre et commença à les examiner, pendant que Starswirl rassemblait magiquement toutes les boulettes éparpillées dans une corbeille opportunément apparue.
Au bout de deux minutes, elle arbora un large sourire. « Venez voir ! dit-elle
— Vous avez trouvé quelque chose ? l’interrogea Starswirl.
— Ici, entre ces deux lignes, détailla-t-elle, vous avez oublié de recopier le signe moins devant votre constante d’énergie potentielle. Donc, le résultat de votre équation différentielle en un sur r est faux. Vous obtenez une parabole parce que votre énergie totale est positive, au lieu d’une ellipse ! Pas étonnant que vous ne voyiez rien : vous loupez votre objet de plusieurs degrés ! »
Starswirl lui arracha presque le feuillet des sabots, puis scruta attentivement les formules. Il se frappa le front de dépit. « Ce n’est pas possible, quel abruti ! s’exclama-t-il. Crétin congénital ! Il se reprit un peu. Merci de tout cœur, poursuivit-il. Vous m’avez épargné des heures à chasser une étourderie stupide.
— Tout le plaisir est pour moi, maître ! répondit-elle avec une révérence.
— Pfff… Moquez-vous… » Il parut réfléchir, puis enchaîna : « J’ai une proposition à vous faire. Que diriez-vous de travailler avec moi ? Je suis certain qu’à deux nous pourrions faire des découvertes spectaculaires…
— Vous êtes sérieux ? demanda l’alicorne interloquée par la proposition du mage.
— Mais oui, parfaitement. Vos capacités mentales et votre faculté d’apprentissage sont inouïes. Je suis sûr que d’ici quelques mois, je n’aurai plus rien à vous enseigner… »
L’alicorne se mit à sautiller tout autour de Starswirl. « Merci ! Merci ! Merci ! Merci ! C’est le plus beau jour de ma vie, déclara-t-elle toute enjouée. Puis elle plongea une fois de plus son museau dans sa crinière et le caressa tendrement.
---
La nuit était tombée, et avec elle la chaleur moite et poisseuse de la journée. Les criquets et les cigales s’en donnaient à cœur joie sur leurs violons minuscules, emplissant l’obscurité de leurs stridulations incessantes. En haut du manoir, Starswirl avait ouvert le toit de l’observatoire. C’était une pièce circulaire, exiguë, inconfortable, tout juste suffisante pour héberger l’immense télescope, un siège, un guéridon et quelques candélabres dont la lumière chancelante menaçait de faillir à chaque courant d’air.
L’alicorne entra dans la pièce à l’improviste. « Alors ? demanda-t-elle.
— Venez donc voir », répondit Starswirl en souriant. Il s’écarta et l’alicorne posa son œil sur l’objectif. « Ohhh ! Splendide !
— N’est-ce pas ? Et tout ça grâce à vous…
— Mais laissez-moi vous montrer un spectacle encore plus superbe », dit-elle. Elle entraîna Starswirl hors de la pièce ; ils descendirent les quatre étages et, une fois arrivés sur le seuil de la porte principale, elle leva la tête vers le ciel et, d’une de ses jambes avant, fit un geste qui engloba toute la voûte étoilée. « Ne sont-elles pas encore plus belles lorsqu’on les regarde à l’œil nu, plutôt que par le truchement d’un instrument encombrant ?
— C’est vrai, avoua-t-il. Mais il y a encore mieux…
— Quoi donc ? demanda l’alicorne curieuse.
— Leur reflet dans les yeux merveilleux d’une jeune et élégante jument juste à côté de moi… »
Elle ne répondit pas, mais se pencha vers lui pour l’embrasser.
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