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Brasier Année Zéro

Une fiction écrite par BroNie.

Hors série : Ysir ma'ysir

«Vous êtes un idiot, Cleverlie!» hurla l'imposante licorne moustachue en sueur derrière son bureau massif, sa voix retentissait dans la grande salle meublée d'essences toutes plus rares et précieuses les unes que les autres avec un goût irréprochable mais mal mises en valeur par son propriétaire qui n'ouvrait pas son bureau à la lumière, cependant le plus surprenant restait évidemment la collection privée d'artefacts plus ou moins puissants du Don qui aurait fait pâlir d'envie n'importe lequel des plus grands magicologues d'Equestria.

Après l'examen rapide des lieux qu'il faisait à chaque fois, le fautif ne répondit pas à l'insulte, après tout, les autres fois où il avait essayé de plaider sa cause avaient fini par se retourner contre lui d'une manière ou d'une autre, il tenta donc cette fois la stratégie du “wait and see” préconisée par nombre de ses collègues chasseurs de trésors, un bien joli mot qui cachait souvent le pillage ou le profit sans scrupule. Ce que, du reste, je ne condamne pas tant que je touche ma part, pensa Cleverlie.

«Je vous ai envoyé à Canterlot pour récupérer cet artefact, je vous ai donné des crédits en nombre suffisant pour acheter la ville entière s'il le fallait et vous vous le faites voler !? Par une gamine qui plus est !?» Sur cette phrase le patron s'enferma dans un profond mutisme.

Trois minutes, les plus longues que Cleverlie avait jamais vécues, passèrent quand il prit la parole du ton le plus conciliant qu'il pouvait être :

«Voyez le bon côté de la chose, monsieur Sasterias, cette fois vous avez la loi de votre côté!»

Il regretta ses paroles dès qu'il vit le pelage azur de la licorne virer au rouge.

J'aurais mieux fait de rester sur le “wait and see”, moi… eut-il juste le temps de penser avant la plus grosse explosion de colère du millénaire.

Après que fût enfin finie la lapidation orale, Cleverlie sortit enfin du bureau sous des tonnerres d'insultes et de livres, il était humilié à mort mais vivant. Tout ce que voulait le poney couleur d'argent, c'était sortir au plus vite de la villa pour retrouver l'air frais des rues du centre-ville de Manedrid. Il ne prit même pas la peine de faire ses adieux à ses collègues qui de toute façon l'auraient achevé.

Me virer !? Moi, Cleverlie ?! Vieux con ! cracha-t-il doucement.

Arrivé devant la porte du hall, il eut l'envie de la fracasser d'un coup de sabot mais il ne le fit pas. Cleverlie, même en ayant toujours eu l'avantage de la musculature du fait d'être un poney terrestre, était un lâche et il avait toujours préféré la fourberie à la confrontation directe.

Tout en marchant dans les rues de Manedrid, Cleverlie réfléchissait à ce qui avait mal tourné, c'est-à-dire dans sa vie en général et dans sa dernière mission pour Don Sasterias en particulier :

Comment j'ai pu rater une tache aussi simple que d'aller acheter un objet aux enchères ?

La question était rhétorique bien sûr, il s'en souvenait par cœur…

Il y a deux semaines le vieux Sasturias l'avait envoyé à Canterlot, capitale d'Equestria qui était aussi connue à Manedrid sous le nom de «la ville du conseil des trois grands», Manedrid n'était connue que pour deux choses : être la dernière ville avant le désert Agrabayéen et sa capacité à se compliquer la vie.

Une fois parvenu à Canterlot après un voyage sans histoire et tous frais payés, ce qui doublait le plaisir dudit voyage, Cleverlie s'était rendu à la salle des enchères du palais royal : une salle magnifique et pleine du beau monde de l'aristocratie de Canterlot que le poney avait toujours admirée et secrètement enviée.

Une soirée particulièrement amusante durant laquelle il faisait grimper les enchères de tous les objets mis en vente, au grand déplaisir de jeunes licornes aristocrates qui eux aussi auraient bien aimé impressionner l'assistance, bien que ces objets n'avaient aucun intérêt à ses yeux ou même à ceux de son patron. Il retirait cependant une jouissance extrême à montrer «sa» richesse, après tous les gens n'étaient pas obligés de savoir que c'était l'argent de son patron.

La grande surprise de la soirée avait été la présence du roi Aurum II. Une autre surprise avait été une jeune pégase, présentée sous le nom de Cloud Chaser, qui l'avait abordé à la fin de la soirée, après bien sûr qu'il eut gagné les enchères concernant l'artefact — un talisman supposé magique qui aurait appartenu à un chaman zèbre — il l'avait invitée à dîner dans un grand restaurant et il n'avait pas pu résister à la beauté envoûtante de la belle à la robe lilas. Elle avait une vingtaine d'années : pas beaucoup moins que Cleverlie, mais elle semblait bien plus mature que son âge pouvait laisser supposer : après une soirée exquise durant laquelle Cleverlie était tout simplement tombé amoureux, elle avait prit les devants et l'avait amené chez «elle» où ils ne dormirent pas de la nuit, et quand finalement il s'effondra de sommeil à l'aube, elle et le talisman avaient bien évidemment disparu sans laisser de trace… Seule une lettre était là, comme une signature. Et elle était signée Xynthia.

De toute façon ça ne me concerne plus, je suis viré et il faut que je trouve un nouveau travail au plus vite pour payer le loyer et toutes les «taxes».

Les «taxes» en question n'étaient en fait que le racket que subissaient les habitants des quartiers moins riches de Manedrid par les différents groupes de «Guarda Civil» des hauts quartiers, afin de justement conserver les moins riches à leur place. Ils leur laissaient généralement juste de quoi se nourrir et de quoi payer les loyers des bicoques qui servaient aux classe moyennes (bicoques elles-mêmes possédées par les même riches qui subventionnaient les gardes civils).

Tout le grand jeu de Manedrid se résumait à ça : les riches tentaient de maintenir les autres à leur place tandis que les autres essayaient d'avoir assez d'argent pour partir dans une ville plus clémente, et pour les plus fous d'entre eux, comme Cleverlie, avoir une «place au soleil».

Ainsi «l'habit ne fait pas le poney» n'avait jamais été aussi vrai que pour Cleverlie, après tout jusqu'à son renvoi c'était son boulot de paraître : il était habillé comme un bourgeois mais faisait parti d'une échelle sociale méprisée; son visage était sérieux, honnête et intelligent mais il était soûlard, fourbe et passablement «imbécile» selon la plupart de ses connaissances… même s'il pouvait être d'une grande clairvoyance sur lui-même et sur sa situation. Travailler pour Sasterias avait été sa seule chance de parvenir à ses fins, et maintenant il ne lui restait plus qu'à se servir de ses sabots pour gagner son pain, moi qui n'ai jamais approché un champ à moins de cinq cents mètres…

Chapitre 2

Cela faisait maintenant deux semaines que Cleverlie travaillait à la ferme de la famille Naranja, grand cultivateurs d'oranges et seule famille riche de Manedrid à ne pas menacer ses employés. La famille vivait recluse à l'extrême bordure de la ville car ils étaient la honte de la bonne société, ce qui obligeait le poney à marcher une quinzaine de kilomètres matin et soir en plus du travail dans les champs. En contrepartie il pouvait profiter d'un repas gratuit par jour composé à cent pour cent d'orange et il pouvait «profiter de la beauté du paysage» comme le disait si bien Don Bigarade, le chef de la famille Naranja qu'aimait bien Cleverlie du reste : extraverti mais très gentil.

Cela pouvait sembler étrange mais le poney préférait de loin le paysage aux oranges : ces terres sèches et craquelées par endroit mais colorées de nuances allant du rouge au jaune, qui s'accordaient parfaitement avec le bleu du ciel. Cependant le plus impressionnant restait ces montagnes aux formes impossibles qui défiaient la gravité et sa végétation rase qui attirait le regard par leur verdure.

Parfaitement adaptée au paysage, l'hacienda du grand propriétaire terrien était construite de façon à être une part intégrante du tableau qui se dessinait sous les yeux de Cleverlie, il appréciait tout particulièrement les azulejos d'un bleu profond qui ornaient la façade du hall d'entrée.

Ce moment était parfait, et il aurait aimé pouvoir contempler ce tableau chaque jour de sa vie mi-endormi sur un canapé qu'il aurait placé sur un balcon couvert d'azulejos. C'est pour ça qu'il s'était battu comme un beau diable pour obtenir le travail d'homme de main proposé par Don Sasturias : pour une vie sans travail. Et il se maudissait d'avoir tout gâché pour une pouliche, aussi magnifique fût-elle.

Il n'aimait pas ce travail, honnête certes mais qui ne lui laissait aucun temps libre et qui n'était pas fait pour un être aussi délicat que lui, il n'était pas un de ces terrestres qui se faisaient rouler dans la boue et étaient fiers de l'être. Et pourtant toute la journée il s'échinait à récupérer ces foutus fruits sous un soleil de plomb à tel point qu'il suait dès la première minute de travail. Toute la journée il marchait avec son équipe entre les arbres alignés, mais le pire restait sans doute la poussière en suspension dans l'air : à chaque respiration sa gorge s’asséchait un peu plus et ses poumons le faisaient tousser tout autant.

Quand le soir arriva enfin, il prit son courage à deux sabots et sortit du vieil entrepôt à orange avant tout le monde, qui servait aussi de vestiaire pour les employés, pour franchir les quinze kilomètres le plus rapidement possible. Il n'avait pas pris la peine de retenir le nom de ses collègues, il ne comptait pas rester toute sa vie ici malgré les propositions tentantes de Don Bigarade de lui donner une nouvelle vie «honnête en tant que travailleur», le Don «s'inquiétait» de la vie que menait le bellâtre.

Je dois avouer que jamais je n'ai vu de personne qui avait autant d’intérêt pour la vie de ses ouvriers, je me demande si je devrais vraiment renoncer à tout ça. J'ai bien une relation ou deux qui pourraient me faire entrer à nouveau dans le milieu, mais à quoi bon ? Pour que je me fasse arnaquer à nouveau ? Don Bigarade me propose une vie de travailleur certes, mais au moins je pourrai garder l'argent que je gagne ! Il m'a même proposé son toit pour éviter les taxes…

il marcha silencieusement méditant ses pensées et son futur. Il calculait. Peut-être était-il temps de se ranger après tout… Puis pourquoi pas de quitter cette ville maudite pour une autre plus accueillante et moins corrompue. Il avait avalé environ la moitié du chemin qui le séparait de chez lui quand il prit une décision : J'arrête ! Et il continua le cœur léger jusqu'à un croisement où attendait une licorne, et pas n'importe quelle licorne ! C'était Blayar, un de ses ex-collègues et plus grand rival.

«Bonsoir Cleverlie ! Comment vas-tu par cette charmante et délicieuse soirée ? demanda-t-il d'un sourire qui aurait paru faux à un aveugle.

—On ne peux mieux, mon ami ! Ça me fait un bien fou de revenir à un si noble travail que celui de la terre ! Il vit au visage de Blayar qu'il n'avait pas été plus convaincant.

—Fort bien, fort bien ! Qu'il est bon de vous voir d'aussi bonne humeur malgré l'humiliation que vous avez subie et votre malencontreuse déchéance ! Et dire que j'avais peur que vous soyez devenu malheureux, on parle même de suicidaire dans le «bureau» ! Sachez que l'on vous aurait fortement regretté, rajouta-t-il, un sourire naissant au fur et à mesure qu'il humiliait davantage son adversaire.

—C'est trop d'honneur ! Je vous le dis : je suis parfaitement heureux de troquer cette vie de déchéance pour une vie honnête. J'en arrive même à me demander comment vous pouvez supporter de vous voir dans un miroir, mon pauvre ami ! Tellement de honte, tellement de bassesses ! Enfin, je sais bien que le concept de l'honneur ne vous affecte guère, après tout vous êtes au-dessus de cela, non ?

Relève-toi après ça, ignoble imbécile ! pensa-t-il en voyant le visage de Blayar se figer pour ne pas se décomposer.

—Tant mieux pour vous… fit-il en faisant mine d'ignorer l'insulte. Je peux donc repartir le cœur léger sans avoir eu à vous proposer la décadence de mon aide, et de celle de Don Sasterias, pour recouvrer votre travail !»

Les pupilles de Cleverlie rétrécirent aussi vite que la nausée lui vînt.

Je… j'ai… merde ! Je ne peux pas le laisser partir, je veux ce boulot ! Au diable l'honneur ! Et ainsi il demanda à Blayar de l'aider, celui-ci jubilait : l'humiliation était totale.

Le lendemain, le poney à la robe d'argent se rendit donc au manoir Sasterias en centre-ville puis se présenta devant le bureau du maître des lieux sous les rires peu ou pas camouflés des collègues informés par Blayar de l'événement d'hier soir. Il toqua trois coups de son sabot droit puis entendit un faible «entrez». Quand il vit la tête du Don il comprit qu'il ne lui avait pas pardonné, il s'approchait du gigantesque bureau chargé de récents mauvais souvenirs en tentant un timide «Bonjour, monsieur» qui n'obtint pas de réponse.

«Asseyez-vous, Cleverlie…» ordonna le vieux, et le terrestre s’exécuta sans un mot.

Il mit à profit le blanc qui suivit pour s'échauffer mentalement à la discussion : il allait falloir être ferme pour ne recouvrer ne serait-ce qu'un peu de son prestige d'antan, mais surtout il ne fallait pas mettre le vieux en colère.

«Je ne vais pas vous mentir, ça me fait mal de vous rappeler. La franchise de la phrase autant que sa soudaineté ébranla le poney, Sasterias reprit :

Voyez-vous ma collection d'artefacts est ma fierté et mon unique passe-temps en ce bas-monde, c'est une vraie passion et chaque fois qu'un de mes… «négociateurs» perd une occasion de récupérer une de ces merveilles d'histoire et de magie, j'ai l'impression que l'on m'arrache une patte, vous voyez ce que je veux dire ?

Le terrestre acquiesça plus pour l'inviter à continuer son exposé que pour donner une réponse, et la licorne continua :

Un de mes contacts dans les caravanes des chameaux d'Agrabay m'a fait parvenir un message : il y aurait entraperçu des statuettes runiques dans la grande ville du désert d'Agrabay : Madina Al-azzar. Le seul gros problème comme vous devez le savoir, c'est le protectionnisme et l’isolationnisme de ces idiots.

Le seul moyen de rentrer en ville sera donc de vous faire passer pour ce que vous n'êtes pas : un honnête négociant d'épices venu pour un gros achat de piments d'Agrabay. Ma secrétaire vous fournira les documents relatifs à votre nouveau travail, et n'oubliez pas Cleverlie : vous ne me faillirez pas une deuxième fois, ces reliques m’intéressent bien plus que tout ce que je possède déjà et si vous réussissez je ferai en sorte que vous puissiez quitter cette ville avec assez d'argent pour ne pas devoir faire de basse besogne pendant un an ; refusez ce travail, et je vous garantis que dès demain votre tête sera prise en charge par Ivanovitch.

La menace hérissa le poil de Cleverlie : Ivanovitch était le tueur à gages favori du Don et il avait pu, ou plutôt dû, le voir à l'œuvre et ces images et les cris de sa victime resteraient à jamais gravés dans sa mémoire.

–Mais Don Sasturias, pourquoi moi ?! Je ne…

–Pour la simple et bonne raison que vous n'êtes qu'un poney terrestre qui me doit une fortune et que les autres ne sont pas assez fous pour accepter un travail pareil : le voyage et l’accueil, ainsi que les chameaux eux-mêmes ne sont pas des plus recommandables… Toute la logistique sera prête dès demain et j'imagine que vous le serez vous aussi.

En sortant du bureau, Cleverlie se sentait bafoué… encore. Il n'était pas aussi content qu'il aurait pensé qu'il serait à la reprise de son travail mais de toute façon il avait bien compris qu'il n'y avait pas de retour possible. Cette situation lui rappelait un ancien ami philosophe qui lui disait que l'on avait toujours le choix, et qu'il valait mieux suivre la morale plutôt que la loi. En l’occurrence en suivant son propre conseil, on l'avait retrouvé condamné à mort pour avoir défendu un scientifique complètement fou qui soutenait mordicus que le soleil et la lune étaient indépendants de la volonté des grands prêtres et du couple royal. C'est dommage… Mais ce n'est pas lui qui m'aurait sauvé de toute manière !

Et ainsi Cleverlie mit à profit le temps qui lui restait pour faire des achats qui lui seraient sûrement utiles chez les chameaux, notamment un dictionnaire de leur langue, ainsi qu'une arme discrète mais peu efficace : un poignard qu'il utilisait avec la bouche mais qui ne consistait qu'en une lame de vingt-deux centimètres. Autant dire que ça n'était à utiliser qu'en dernier recours…

Ce fut un poney insomniaque qui se coucha ce soir là. Déjà qu'en temps normal je dors pas très bien… rumina-t-il avant de passer une longue nuit à ressasser les dangers qui le menaçaient.

Chapitre 3

«Qu'est-ce qu'il peut faire chaud, vous ne trouvez pas ? se plaignit pour la cent-deuxième fois Cleverlie au maître de la caravane qui le portait sur son dos.

—Vous être poney plus pitoyable moi avoir jamais vu, et moi avoir roulé ma bosse ! Nous avoir fait que trente kilomètres !» cria le Chameau exaspéré sous les rires des autres caravaniers, tous plus chargés de marchandises les uns que les autres.

Le poney voulut répondre mais il se résigna à bouder : pourquoi ces chameaux qui avaient été aussi polis avec Don Sasterias ne l'étaient pas avec lui, c'était un vrai mystère ! En tout cas il avançait : les collines arides et les plaines infertiles laissèrent place aux dunes infinies du désert Agrabayéen.

Agrabay… un pays étrange —si tenté que l'on pût être d'appeler ce désert un pays— : il n'y avait pas d'autorité centrale et aucune carte de la région, il aurait de toute façon été idiot de vouloir en faire une car les dunes bougeaient grain de sable par grain de sable au gré du vent tant et si bien que les voyages ou déplacements se faisaient au petit bonheur la chance sans un bon guide qui connaissait points d'eau et villages. En parlant de villages, une chose étrange chez les chameaux était le schisme entre nomades et sédentaires, rares étaient les disputes à ce sujet mais les nomades avaient l'honneur fragile et le meurtre facile ce qui faisait vite dégénérer ces disputes en vendetta.

Une autre manie de ces nomades était le thé qui valait une fortune à Manedrid, mais que ces idiots buvaient comme de rien.

Mais le pire restait les longues journées brûlantes alternées avec de courtes nuits glaciales.

Qu'est-ce qui ne tourne pas rond dans ce désert ? était la phrase qui revenait le plus souvent dans la tête de Cleverlie, juste après Je m’ennuie…

Le matin du sixième jour après deux attaques de bandits fennecs, qui indiquaient la proximité d'un point d'eau, furent vite repoussées. Cleverlie apprit des nomades que les fennecs n'insistaient jamais trop sur les caravanes bien protégées. Vers l'après-midi et alors que le poney somnolait, les premières maisons firent leur apparition. Ces maisons formaient l'anneau extérieur de la ville, non protégées par les remparts et très peu surveillées, c'était là que tous les gens trop pauvres pour acheter leur entrée dans la ville tentaient de subsister en fabriquant et vendant tout ce qu'ils pouvaient, avec la très modulable mais solide roche de désert. L'artisanat local était donc extrêmement développé mais l'extrême pauvreté de ces artisans entachait la réputation de la «rose du désert» comme se plaisaient à la surnommer tous les habitants de la cité.

La ville était une véritable forteresse et pénétrer à l'intérieur relevait du défi du siècle : même les nuages, quand il y en avait, évitaient la ville. À ce qu'il comprit, une magie très puissante empêchait les passages au-dessus de la ville.

Ce fut là que le poney se sépara de la caravane, quoique l'inverse fut plus vrai, et Cleverlie se dirigea vers une grande bâtisse marquée K?rw?n-Saraï-D?w?ne, où tous les nouveaux arrivants qui voulaient entrer dans la cité devaient s'enregistrer et s'acquitter d'une taxe qui dépendait de l'origine et de la race de l'arrivant. Un panneau juste à l'entrée indiquait les tarifs et Cleverlie vit qu'en tant que poney terrestre il devait payer l'équivalent de deux cents bits, ce qui paraissait beaucoup et qui pourtant était peu comparé aux fennecs…

Une fois à l'intérieur, le poney de couleur d'argent se noyait dans la fumée des fumeurs de narguilés. Il n'y voyait rien, toussait beaucoup et la chaleur sèche lui brûlait les poumons, il se concentra donc sur ce qu'il entendait : un brouhaha sonore rythmé par… une sitar ? Après quelques minutes d'acclimatement à l'atmosphère de la douane-caravansérail, il aperçut une file d'animaux de formes diverses et variées qu'il se décida à suivre. Coincé entre un chameau et un zèbre qui le regardait d'un œil malveillant (l'autre œil ayant manifestement souffert d'une blessure profonde), le poney avançait doucement. Une fois devant le guichet tenu par une très vieille fennec qui ne le regardait même pas en baragouinant sa langue incompréhensible, il présenta la somme due et attendit la réaction de l'ancêtre qui leva les yeux et, le voyant, lui demanda dans un Equestrien excellent ce qu'un poney comme lui faisait ici. Trop heureux de comprendre enfin ce qu'on lui disait, Cleverlie lui répondit qu'il était là pour acheter du piment et lui montra les papiers, écrits en chameau, que la secrétaire du vieux Sasturias lui avait donné. Elle les prit, les lut, puis se leva et disparut de son champs de vision. Le poney était anxieux : et si les papiers étaient mal faits ? Sachant pertinemment qu'il était trop tard pour s’inquiéter de cela, il essaya de garder sa consistance et se retourna. Au fil des minutes, la file d'attente derrière lui grossissait ainsi que l'impatience du zèbre qui semblait sur le point de lui sauter dessus.

La sitar s’arrêta en même temps que le brouhaha mais la fumée fit que l'Equestrien ne voyait pas quelle en était la cause. Le silence régnait et il put entendre des bruits de pas se rapprocher de lui quand un visage caché par un chèche mais qui appartenait sûrement à un chameau fit son apparition devant lui :

«Tu es le poney venu acheter nos piments ? demanda-t-il avec un léger accent. Cleverlie ne répondit pas tout de suite car il vit le sabre du chameau sur son dos, mais le regard du porteur de sabre montrait qu'il connaissait la réponse.

—Pe… pu… Puis-je vous aider ? essaya-t-il.

—En fait, c'est moi qui devrait poser cette question, voilà ton autorisation d'entrée en ville, Sidi, : l'Émir veut te voir.»

Joignant la parole au geste il donna un papier bordé d’enluminures au poney. Puis il fit un signe de tête signifiant qu'il voulait que le poney le suive. Cleverlie s’exécuta.

Cleverlie n'eut même pas besoin de demander au chameau qui l'accompagnait où se trouvait l'Émir : il suivait des panneaux marqués «Casbah» et «Al-Qasr» qui selon le dico, qu'il avait lu une vingtaine de fois durant le voyage, voulait respectivement dire citadelle et palais ou château.

«Tu parles Agrabéen, Sidi ? demanda le chameau sans émotion dans la voix.

—Pas du tout, mais chez nous il existe des livres qui traduisent les mots de votre langue dans la mienne ! dit-il comme à un enfant.

—Tu me prends pour un idiot ? Je sais ce qu'est un dictionnaire. Le chameau gardait son calme et avait répondu de manière désabusée.

Un silence glacial s'était abattu mais cela faisait trop longtemps que le poney n'avait pas eu de discussion pour s’arrêter maintenant :

—Et sinon vous faites quoi dans la vie ?

—J'attends… répondit le chameau sans détourner son regard de l'avant.

L'ambiance. Était. Lourde.

—Quel malpoli je fais, je n'ai même pas demandé votre nom ! tenta-t-il.

—Al-barq?q, répondit le chameau.

Abricot ! Il s'appelle Abricot !

Le poney tourna la tête et fit semblant d'éternuer pour camoufler ses rires.

—Et toi, Sidi ? retourna Al-barq?q qui avait bien vu que l'Equestrien se moquait de lui.

—Cleverlie ! répondit le poney fièrement.

—Et tu te moques de mon prénom ? contre-attaqua le chameau.

Le poney, vexé, accéléra la cadence vers le palais.

Chapitre 4

Le palais était magnifique et immaculé, comme si Cleverlie fut le premier être vivant à entrer dans son enceinte gardée par des murailles majestueuses. Tous les murs du hall, excepté celui qui protégeait l'entrée avec la grande porte de bois, étaient parsemés d'arches en pierre qui alternaient orange et jaune. Les arches donnaient directement sur les jardins remplis de plantes plus rares les unes que les autres et qui selon toute logique auraient dû mourir de chaleur mais qui grâce à un intelligent système d'irrigation, étaient maintenues en vie. Ce même système d'irrigation prenait source dans une fontaine centrale à quatre étages, qui de par sa hauteur humidifiait l'air ambiant. Il apprit plus tard que la fontaine était elle-même reliée à une tour gigantesque de la Casbah par un tuyau sous-terrain.

C'est tout simplement l'œuvre d'un génie ! pensa le poney bouche bée.

Le jardin s'étendait tout autour d'un gigantesque bâtiment central couvert d'un dôme et c'était là que Cleverlie se rendit compte que ce qu'il croyait être le hall n'était en fait qu'une tour de guet.

Tout ce luxe pour les gardes ?! Je suis impatient de voir l'intérieur !

Il accéléra le pas et entra dans ce qui était le vrai hall, et c'était tout simplement…

répugnant…

immonde en faite.

Les murs et sols gisaient éventrés, agonisants sans leurs dalles et leurs azulejos dont il restait la marque de leur passage.

L’Émir, un grand et vénérable chameau discutait avec un autre chameau et un fennec de petite taille, ce dernier d'un âge avancé, au beau milieu du chantier et des ouvriers… d'une race inconnue au poney qui s'activaient à démolir les rares choses de valeur encore debout. Ces bêtes poilues d'une laideur effroyable avaient des… appendices au bout des bras ? Bref ces «choses», bien que repoussantes, semblaient étonnamment pratiques. Autre chose que Cleverlie remarqua malgré le bruit ambiant, ces ouvriers ne parlaient pas le même baragouinage que les chameaux.

Tout en faisant attention à où il posait les sabots, Cleverlie devancé par Al-barq?q, se rapprochait du maître de la ville. En les voyant arriver, l'Émir indiqua d'un léger signe de tête une salle adjacente et tous les ouvriers s'arrêtèrent pour obéir à l'ordre donné.

Cleverlie déglutit en se rendant compte à quel point le maître des lieux était imposant : des yeux sévères, un visage sérieux qui n'avait pas dû accueillir beaucoup de sourires mais qui marquait une profonde détermination. Il portait des vêtements qui auraient pu faire passer n'importe qui pour pauvre, sauf lui.

L'émir prit la parole et Al-barq?q, sans aucune sommation de la part du maître, traduisit du mieux qu'il put au poney :

«Bienvenue à Madina Al-azzahr. Je suis l'Émir Zarh en-nard, choisit par LUI pour gouverner jusqu'à ce qu'IL décide dans sa grande miséricorde de me reprendre la vie qu'IL a daigné me donner. Tu as l'honneur de te trouver en présence du cheikh Al-in'B?q, le sage de notre ville.

Il montrait d'un signe de tête le vieux fennec sénile à l'air pas très frais et qui transpirait la bonne humeur, puis d'un autre signe de tête il présenta le chameau qui avait une longue barbiche, un turban et des vêtements sombres : et voici mon Hadjib, Al-jabr il est mon second. Celui-ci inclina presque imperceptiblement la tête en guise de salut.

—Merci beaucoup de votre accueil Émir, répondit-il. Je m'appelle Cleverlie et je suis un riche marchand de Stormpit, ma ville d'origine ainsi que celle de mes compatriotes terrestres et je suis venu dans votre magnifique ville pour me fournir en piments car nos réserves ont été rendus inutilisables à cause d'une maladie : La Sasterialithe. »

Il se retenait de rire, la présentation était toujours le moment le plus difficile dans son métier : il fallait se souvenir de tout ! C'était l'utilité des énormités qu'il utilisait comme aide-mémoire, en l’occurrence les chameaux, du fait de leur isolationnisme à toute épreuve, savaient à peine ce qu’était un poney, alors connaître Equestria… les mensonges énormes devenaient nécessaires car on avait vite fait de se perdre avec toutes les identités plus ou moins construites que chaque employé au service du Don possédait…

Enfin les possédaient-ils ou étaient-ce les mensonges qui les possédaient ?

«Je suis honoré de votre intérêt à mon égard et je ne…

—Aucunement ! coupa l'Émir, ceci est tout à fait normal, après tout, les piments que tu viens acheter m'appartiennent et nous serons donc en négociation directe sous peu. Crois-tu donc que je daigne accueillir chaque marchand dans ma demeure par pur plaisir ? Les papiers que tu m'as fournis promettent un prix d'or, tu devais te douter que j'allais te faire venir, non ?

—Oui ! Oui, bien sûr ! Je… j'étais…

—En train de perdre le temps précieux de mon Émir, prononça lentement le Hadjib, avec un regard noir rempli de colère.

Une colère pas si justifiée que ça, si ?

—Retirons-nous Émir, je me charge des négociations avec l'`Ajamîy.

—Non, je m'en occuperai personnellement demain matin, après la septième prière.

J'ose lui demander l'heure exacte ou pas ? se questionna-t-il tout en étant étonné du nombre de prières.

Al-Barq?q te servira de guide dans ma ville et te protègera comme si ta vie était la sienne, à demain marchand.»

De retour dans les jardins (les appartements du poney se trouvaient dans une annexe perpendiculaire au palais et à la muraille nord), et un peu pris de court par les événements Cleverlie entama la discussion avec son nouveau garde personnel.

«Ils sont toujours d'aussi mauvaise humeur votre Émir et votre Hadjib ?

—L'Émir était de bonne humeur… répondit Al-Barq?q dans un soupir.

—Et ben… ça doit donner quand il est fâché ! rajouta l'équidé avec circonspection, qui fit naître un rire, un rire plein de tristesse chez l'Agrabéen.

—La plupart ici préférerait être bannie au Jahannam plutôt que d'affronter sa colère.

—Bah ! Il y a toujours un vieux con pour emmerder le monde j'ai l'impression !» commenta le poney avec un relâchement rare, et pour une des rares fois de sa vie ce fut le chameau qui fut surpris.

Chapitre 5

La nuit fut très longue pour Cleverlie, quel monde de fou, pensait-il, le jour est semblable à un bannissement sur le soleil, et la nuit… une montagne serait jalouse du froid!

Il fit donc les cent pas la majeure partie de la nuit autant pour se réchauffer que pour préparer un plan d'action. Et comme si la température ne suffisait pas, les ouvriers qu'il avait vus tout à l'heure chantaient et dansaient autour d'un feu de camp. N'ayant rien de mieux à faire il hurla à leur encontre quelques brillantes insultes depuis sa chambre surélevée, et leur intima de faire le silence. Tout ça n'eut pour effet que de les encourager car ils redoublèrent d'efforts pour leur unique spectateur.

«Tu ne dors pas ?» fit une voix derrière la beuglante sur le point de lancer une deuxième salve d'insultes plus osées. Cleverlie se retourna et vit Al-barq?q pour la première fois sans son chèche, de nombreuses cicatrices ornaient son visage défiguré par la torture.

«¡Hostia ! Vous êtes laid ! s'écria le poney la bouche béante et trop fatigué pour retenir son exclamation.

—C'est mon châtiment… répondit le chameau sans émotion.

—Mais qu'avez-vous donc fait pour mériter une telle punition ?!

Un petit blanc passa puis le chameau répondit doucement.

—J'ai assassiné mon aîné à cause d'une chamelle… Une longue histoire dont je ne te dirai que les conséquences : j'ai déstabilisé et couvert de honte toute ma famille, mon père a dû payer beaucoup d'argent pour que l'affaire ne s'ébruite pas. Et maintenant je dois reprendre le flambeau de mon père à sa mort tout en cherchant l'absolution de mes péchés et de ma trahison envers LUI.

—Et bien… votre père doit vous en vouloir. Que fait-il d’ailleurs ?

Le chameau eut un petit rire, comme s'il venait de comprendre quelque chose, puis il répondit : Émir.

Finalement les montagnes n'avaient aucune raison d'être jalouses du désert, par contre elles pouvaient l'être de l'ambiance après la réponse du fils de l'Émir. Cleverlie ne respirait plus et on aurait dit que même les gitans de dehors s'étaient tus.

—Sur ce je te laisse mon ami : il est tard et les singes ont fini de chanter. Qu'IL t'accorde une bonne nuit.»

Le lendemain matin, et alors que Cleverlie somnolait, la quatrième prière se fit entendre et quelqu'un pénétra dans la chambre du poney.

Les yeux fermés et incapable d'un quelconque geste, mais d'un naturel paranoïaque le poney fit un rapide topo de la situation :

Mon couteau est dans mon sac… et mon sac est devant la porte, zut. Réfléchis Cleverlie, si la personne te veux du mal il va fall…

«Allez, jeune equestrien : debout,» fit une voix calme et mielleuse.

Cleverlie ne bougea pas : c'est une voix de vieux. Je peux le maîtriser rapi…

Il sentit un choc sur la tête et se redressa de surprise, les yeux grands ouverts.

C'était le vieux Cheikh gâteux.

«Voilà qui est mieux, prépare-toi jeune poney, nous allons au hammam.»

Abasourdi par les manières locales, il prit une serviette de bain et suivit le vieux fennec.

La buée ambiante empêchait l’équidé d'apercevoir les visages des autres clients du bain public. Il ferma les yeux et laissa l'air brûlant rentrer dans ses poumons, il le retenait le plus longtemps possible avant de le laisser s'échapper attiédi. Il frottait ses sabots pour les nettoyer un peu, ce voyage n'avait pas été de tout repos et c’était le seul et unique instant qu'il pouvait qualifier d'agréable.

Et pourtant c'était louche.

«Pourquoi un tel élan de générosité ? Que me voulez-vous cheikh ?

—Tu devrais le savoir, après tout un marchand tel que toi fait partie des grand sages, non ? Il posa cette question sur un air étrange : Gâteux ou ironique ?

…Surtout ceux qui viennent de Stormpit, la forteresse des pégases.»

Ironique. Définitivement et indubitablement ironique.

«Je vais être franc avec toi Cleverlie, si c'est ton vrai prénom, mais l'Émir t’accueille mieux que n'importe lequel de ses amis les plus proches. J’espère que tu comprends à quel point Zhar en-nard a besoin d'argent : il est obligé d'engager des esclaves qui ne parlent pas le chameau afin qu'ils gardent leurs tâche secrète : démolir et vendre des pans entier du château qu'il tient de ses ancêtres, et jusqu'à ses dalles, pour faire vivre cette ville et maintenir la stabilité de la région. Ils ont décider de ravaler leur honneur en faisant appel à un marchand étranger car l'achat de ces épices remettraient l'économie à flot.»

Cleverlie était bien ennuyé : le vieux-fennec-pas-si-gâteux-que-ça avait percé sa couverture en moins d'une journée, il s'en voulait de ne pas avoir menti plus raisonnablement. Mais percé n'était pas exactement le mot, le Cheikh avait juste compris qu'il n'était pas la personne qu'il était sensé être. Mais rien n'était perdu ! Il suffisait qu'il assomme le vieux pour que tout le problème s'évaporât avec la buée.

«N'y pense même pas petit : j'ai voyagé dans tous les royaumes connus, je parle huit langues couramment et sans accent, j'ai vu des choses que tu penses impossibles et tu crois sérieusement que je serais venu sans précaution ?»

Oh non me dit pas qu'il…

«J'ai prévenu Ibn al ?mir Al-Barq?q qui est déjà sensé te protéger comme un hôte d'honneur, et maintenant il te surveille comme le pire des voleurs.

Il montra de son museau une silhouette.

Lui autant que moi ne pouvons aller à l'encontre des prérogatives de notre Émir mais ne galope pas trop de travers Cleverlie car si ton but est malintentionné, nous ne te laisserons pas faire.

—Vous n'avez aucune raison d'être si soupçonneux à mon égard ! Comment l'Émir et moi-même pouvons-nous discuter de l'offre s'il y a de la suspicion entre nous ?

—Je n'ai rien dit à l'Émir, si je l'avais fait tu serais déjà condamné pour tes mensonges. Je suppose que tu ne connais pas le code pénal de la rose du désert car tu ne serais pas ici sinon : on coupe la langue au menteur, on coupe les sabots au voleur, on exécute les assassins et on torture à mort les régicides.

—C'en est trop ! Vos accusations sont injustifiées, je retourne dans ma chambre !

Il se leva et l'ombre du prince bougea avec lui. Ils ne vont pas me lâcher la bride…

Chapitre 6

Cela faisait maintenant deux jours que Cleverlie avait été reçu par l'Émir de la Madina Al-azzar, la première confrontation entre l'Émir et Cleverlie avait été violente : aucun des deux camps ne voulait lâcher l'affaire. Le poney parce qu'il n'avait tout simplement pas d'argent et devait donc gagner le plus de temps possible pour trouver un moyen d'échapper à la surveillance de son gardien, et le chameau parce que ses caisses se vidaient de plus en plus chaque jour et parce que par principe il voulait avoir le dernier mot. La confrontation n'avait jamais été le fort du poney mais il s'en était sorti admirablement bien et la deuxième confrontation devait avoir lieu demain. Bien qu'il doutait pouvoir tenir une nouvelle fois tête à l'Émir sans y perdre des plumes, il envisageait sérieusement cette deuxième confrontation car il n'y avait aucun moyen d'échapper à la surveillance rapprochée de Al-Barq?q, qui continuait à le traiter comme un ami mais gardait toujours son sabre sur lui en évidence.

Il s'asseya sur son lit sous le regard du chameau.

Il était piégé ! Comment s'échapper ?

Reprends-toi Cleverlie, tu ne fais que subir depuis que tu es arrivé : il faut reprendre les commandes. D’abord, pensait-il, il faut que je fasse un topo de la situation : ça m'aidera à y voir plus clair. Je suis coincé dans ma chambre toute la journée et si je ne fais rien je risque la découverte du pot-au-roses, déjà deux sont au courant mais ils ne me dévoilent pas… j'imagine qu'ils n'ont pas de preuves : à moi de ne pas leur en fournir ! Si j'attaque la face de prune, je ne suis d'une part pas sûr de ma victoire même avec la surprise de mon côté, et cette option ne peut être considérée qu'en plan d'urgence : un cadavre, qui plus est celui du prince, sera vite découvert. Troisième solution, j'embauche une tierce personne pour chercher les artefacts à ma place tandis que je resterai sagement dans mon rôle de marchand, une fois les artefacts trouvés et le tiers rémunéré il ne s’agira plus que de trouver une excuse valable pour être congédié de la ville : une banqueroute surprise, ou un membre de famille décédé.

Il s’allongea sur le lit et ferma les yeux.

Ça me semble un bon plan : je garde.

Bon première phase : trouver la tierce personne. Les singes dehors ne comprennent pas un mot de chameau, alors pour l'equestrien… Un servant ? Pas assez sûr, il suffit qu'il soit trop loyal au prince ou au cheikh pour que tout soit fichu.

Un éclair de génie explosa dans sa tête et il cria : UNE CONCUBINE !

«Tu es pitoyable.» Commença Al-Barq?q toujours sans intonation dans la voix. Ils étaient tous les deux dans le bordel à l'extérieur de la ville et le prince avait honte au grand plaisir du poney argenté.

«C'est une question de point de vue, moi je me trouve brillant, répondit-il.

—…et modeste,» rajouta le chameau.

Ils arrivaient devant le comptoir de la gérante du bordel, une fennec plus maquillée qu'une charrette volée. Elle reconnut Ibn al-?mir et fit une révérence plus qu'exagérée en demandant ce qui lui ferait plaisir. Cleverlie n'était pas sûr mais il crut voir un clin d'œil.

«C'est pour le poney, M. Cleverlie. Il se tourna vers lui et dit : Je te laisse te débrouiller, il est hors de question que je te regarde copuler. Mais je reste à la porte.

—Sauf votre respect, vous êtes pitoyable.»

Cleverlie pénétra dans la chambre en laissant son poney-sitter à l'entrée. «Je sais exactement ce qu'il vous faut, elle arrive,» avait répété trois fois la gérante en l'emmenant au deuxième étage, à la septième porte à gauche.

Il fit l'état des lieux.

La chambre était sombre car les volets étaient condamnés, il faisait très chaud car il devait être trois heures de l'après-midi et certains chameaux très pieux entamaient leur dix-septième prière. Un ingénieux système de pompes à eau avait été installé à côté du grand lit aux couvertures légères. Il l'activa pour se rafraîchir et se concentrer sur le comment faire pour conclure un marché avec une prostituée sans attirer l'attention de ce foutu chameau. La porte ne laisserait pas passer les chuchotements et discussions peu fortes, elle était trop épaisse pour cela. Mais ce n'était pas tant le bruit que le manque de bruit dont il avait peur.

La porte s'ouvrit et la prostituée, une pégase… à la robe lilas…

NON ! Ça n'est pas possible !

«Ô misère… ne put s’empêcher de dire la jument surprise elle aussi.

—Xynthia ?!

—Comment tu m'as retrouvée ?! J'étais pourtant…

—Chut ! Viens, le chameau à l'entrée me surveille et je… j'aurais besoin… que… tu simules…

—Pardon ?!

—Tu me dois bien ça !

Elle roula des yeux et commença à simuler. Les gémissements d'abord tout doux puis de plus en plus forts de la pégase commencèrent à être assez fort pour couvrir les paroles du poney.

—J'ai besoin de toi, je suis piégé au château et surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par ce pot de colle royal.

Elle fit un signe du sabot l'invitant à prendre la relève de ses gémissements, et donc à son tour le poney augmenta le volume de sa respiration et produisait des râles et cris, elle l'accompagna pendant six secondes puis prit la parole.

—Moi aussi j'ai besoin de toi : je veux rentrer dans la ville mais les femmes non mariées et non accompagnées ne sont pas autorisées à entrer dans l'enceinte de la ville. Je veux récupérer les bijoux de famille de l'Émir… Cleverlie ne put s’empêcher de laisser échapper un rire en plein milieu d'un râle.

…Les diamants possédés par la famille de l'Émir, se rattrapa-t-elle.

Fais-moi rentrer et tu peux considérer ta part du marché remplie. Dis-moi ce que tu veux en échange. Et elle reprit de nouveau ses gémissements tandis que Cleverlie les diminuaient.

—Je veux que tu cherches des statuettes runiques présentes quelque part dans la ville et que tu me les rapportes le plus vite possible, le prix ne doit pas excéder deux cents bits.

Ce fut au tour de la pégase de rire en pleine jouissance simulée.

…vole-les au besoin, après tout tu m'as prouvé que tu étais bonne à ça. Marché conclu ? Elle s’arrêta soudainement et répondit par l'affirmative.

Très bien ! Maintenant que fait-on ?

—Et bien… fit-elle en se dirigeant vers lui en le regardant intensément tout en rougissant, tu as payé pour deux heures…»

Pour faire rentrer Xynthia au château, les deux complices avaient établi un stratagème comptant sur la beauté de la pégase : elle allait faire semblant d'être endormie tandis qu'il la porterait sur son dos. Dès qu'ils furent sortis de la chambre, il répondit au regard interrogateur mais stoïque du chameau :

«Je ne peux pas la laisser là ! Elle est si belle et si innocente ! Ça serait un crime de la laisser dans ce bordel, à la merci d'ignobles personnages !»

Au début le chameau ne voulut rien entendre, mais en voyant le visage d'ange de la pégase, sa résistance faiblissait peu à peu et il finit par se ranger au côté du terrestre et ils prirent la tangente.

Avoir l'appui du prince forcèrent les gardes à fermer les yeux sur l'inhabituelle situation qui se présentait devant eux.

Le soir tombait sur la ville et sur la chambre du poney, Xynthia était déjà parti au nez et à la barbe du chameau qui s'était mis en colère, plus contre lui-même que contre Cleverlie d'ailleurs.

Ce dernier profita d'un repas digne du chancelier Puddinghead, manifestement l'Émir voulait faire la paix avec Cleverlie car ils mangèrent à la même table.

Après avoir discuté de la ville et de son histoire, l'Émir voulut orienter la discussion vers la vie de Cleverlie. Cela ne plaisait pas du tout au terrestre qui pouvait gaffer à n'importe quel moment, il suffisait d'une incohérence et tout pouvait s'effondrer. Et pour rajouter du plaisir au slalom, il fallait aussi éviter les pièges tendus par le cheikh et Ibn al ?mir. Il en résulta une véritable bataille sur table où les questions telles que «Et comment est la vie à Stormpit?» ou «Que diriez vous d'un don pour les plus pauvres de notre ville ? Après tout un poney aussi riche que vous…» fusaient sur les défenses fragiles du menteur.

Le Hadjib, Al-jabr, restait silencieux tout le long de la discussion et il fixait Cleverlie d'un regard pénétrant.

Ce chameau m'inquiète, il n'a pas bougé un cil depuis le début du repas.

Mais le terrestre était trop occupé à éviter les attaques verbales en tout genre pour se préoccuper d'avantage du chameau à la barbichette.

Après l'éprouvant repas, le poney terrestre se dirigea vers sa chambre, et peut-être vers Xynthia qui aurait des nouvelles de ces foutus artefacts. Il était toujours accompagné de son gardien quand il vit Al-jabr qui, entouraé de deux gardes en tenue rouge, sûrement sa garde personnelle, attendait sagement devant la chambre du poney.

«Que veux-tu, Hadjib ?» demanda Al-Barq?q avec une voix froide et dédaigneuse que Cleverlie n'avait jamais entendue sortir de la bouche de son garde.

«Une question de sécurité interne de la ville Ibn Al-?mir, je dois poser quelques questions à l'invité de votre père, répondit Al-jabr avec une voix attendrie comme s'il parlait à un enfant.

—Dans ce cas là, fais-le ici et maintenant.

—C'est exactement ce que j'allais faire, mon prince, quant à vous vous devriez rejoindre votre père, il veut vous voir : il semblerait qu'une gérante de bordel vous ait aperçu chez elle et commence à faire de la publicité pour son établissement avec votre image… Inutile de vous dire que votre père est furieux et veut des explications,» conclut-il avec un sourire.

Et c'est avec la rage au cœur que le Prince abandonnait Cleverlie, un Cleverlie abasourdi par la maîtrise de l'intrigue chez ce chameau : il avait fait taire et s'était débarrassé du prince en quelques secondes.

J'aurais tellement à apprendre de lui… dommage qu'il ait l'air de me prendre comme cible, pensa le terrestre en avalant sa salive.

Les deux gardes le cintrèrent puis suivirent le pas pressé du Hadjib vers le palais.

Ils arrivèrent dans les appartements privés d'Al-jabr, une pièce qui reflétait la puissance et la sobriété. Al-jabr était manifestement un collectionneur de bibelots divers et variés. Un de ces bibelots attira l'attention du poney, mais il ne put s'y intéresser car les deux gardes se postèrent à l'entrée et le chameau à la barbichette pria le poney de s’asseoir.

—Vous vouliez me poser une question ? demanda le poney dominé de toute sa hauteur par le chameau.

—Ne faites pas l'imbécile. Je veux que vous partiez immédiatement.

Un petit silence rempli de suspicion emplit alors la salle.

—Où est le piège ?

—De quoi parlez-vous ? Je veux que vous quittiez la ville, pour vos épices vous vous fournirez ailleurs.

Autre silence.

—En fait je ne veux pas acheter vos épices.

Silence.

—J'ai peur de ne pas comprendre, pour quelle autre raison seriez-vous ici ?

—Ça ne vous regarde pas, mais je ne suis pas là pour les épices, c'est un prétexte. Par contre pourquoi vous ne voulez pas que je les achète ?

—Ça ne vous regarde pas non plus. Faisons un marché : je n'ai rien entendu et vous n'avez rien entendu.

—Marché conclu.

Et Cleverlie quitta la salle doucement. Ça avait été un des moments les plus bizarres de sa vie.

Chapitre 7

—Je ne descendrai pas au-dessous de soixante-dix bits le kilo ! s'égosilla l'Émir.

—Mais je ne peux raisonnablement pas vous payer soixante-dix bits le kilo de piment ! Même du désert : c'est le prix auquel je le vends !

Cela faisait bientôt deux heures que Cleverlie tenait tête aux propositions de l'Émir, et contrairement à ce que l'on pourrait croire, c'était extrêmement dur de ne dire que «non», il y aura bien un moment où l'Émir cassera les prix par désespoir et à ce moment dire non deviendrai impossible sans lever le soupçon. Il devait donc jouer à la fois celui qui est désespéré d'acheter ces épices mais aussi celui qui veut un bon prix. Tout cela bien sûr sous les yeux perçant du Cheikh et du Hadjib.

Ils durent arrêter la deuxième confrontation pour cause de prière.

La neuvième je crois…

Je m'inquiète pour Xynthia, si elle n'arrive pas à trouver ces foutues statuettes je vais avoir des problèmes. Si ça se trouve elle m'a encore trahi, après tout… pourquoi je lui fais confiance, déjà ? Ah oui c'est vrai j'ai le béguin pour elle…

Il regardait la cour magnifiquement soignée depuis son balcon. Mais il se concentra vite sur les murailles extérieures, celles qui entouraient la ville.

Il se demanda enfin quelle magie empêchait les passages au-dessus de la ville : à sa connaissance, seule une licorne très puissante pourrait s'affubler d'une telle prouesse et pour un temps très court seulement, de l'ordre d'une journée ou deux. Peut-être une semaine si elle drainait ses forces vitales pour couvrir une ville.

Mais ça se verrait, la magie des licornes se voit ! C'est autre chose…

Il abandonna sa réflexion, il n'était pas un maître dans l'art de la magie. Pour passer le temps, il entama un dialogue avec une plante en pot qu'il venait de remarquer : un cactus en fleur.

«Salut, toi. Quelle belle plante tu es !» Il ne put réprimer un rire bref et reprit : «En fait tu me rappelles quelqu'un, une pégase pour être précis. Tu es belle, et on a envie de te toucher. Mais qui s'y frotte… s'y pique.»

Il ferma les yeux.

«Tu sais que c'est moyennement flatteur de me comparer à un cactus ? Tu aurais pu prendre l'exemple d'une rose.» Le terrestre se retourna rouge de honte.

«Je sais où est au moins un de tes fétiches : je l'ai aperçu chez un riche chameau, Al-Jabr, tu connais ?»

Le terrestre ne répondit pas. Il devrait être heureux car il savait où chercher et pourtant…

«Toi aussi tu le connais, Xynthia, il se trouve qu'il possède sur son mur rempli de souvenirs, le talisman du chaman zèbre que tu m'as volé. Tu travailles pour lui alors qu'est-ce que tu veux vraiment ? Me piéger à nouveau ?» Il y avait une grande tristesse dans sa voix, et il avait de la peine à retenir ses larmes. Xynthia quant à elle était surprise et ne put répondre tout de suite.

«Je… Ça n'est pas ce que tu crois, Clevie, je suis de ton coté…» C'était son tour d'être rouge de honte. «Je te le jure, si je suis tombée sur toi c'est par hasard: le Hadjib ne ma pas payé avant de m'expulser et je pense mériter au moins un diamant de la fortune de l'Émir,» fit-elle en frottant son sabot contre le carrelage.

Un long silence gênant s'était mis en place, Cleverlie en profita pour jeter un coup d'œil dans les jardins et nota la concentration de gardes en costume rouge avant de rentrer.

«L’Émir est ruiné, Xynthia. Il n'a sûrement plus de diamants depuis longtemps.

Cette nouvelle avait l'air de secouer la pégase qui ne s'y attendait manifestement pas du tout. Une fois remise de cette nouvelle elle soupira puis reprit la parole :

—Bon d'accord, j'avoue : je ne suis pas venue pour un diamant ordinaire, c'est celui qui est la source de l’énergie dans la ville, celle qui empêche les passages au dessus de la ville, qui alimente leur cité en energie et qui les protège des assauts en tout genre. Mais la raison est la même : tu m'as trouvée dans une maison close à cause du Hadjib.»

Le terrestre voulut reprendre la parole mais la porte de sa chambre s'ouvrit avec fracas et Al-Barq?q, essoufflé, rentra en criant : «Ce Chacal de Hadjib a fait un coup d'état ! Il faut partir immédiatement!»

Les deux equestriens ne réagirent pas tout de suite, puis ils prirent la pleine mesure des événements en entendant les cris et bruits de lames s'entrechoquant. Cleverlie attrapa sa courte lame tandis que la pégase demanda au Chameau d'aller lui chercher une arme quelconque le plus rapidement possible, celui-ci s’exécuta et quitta la salle.

«Cleverlie ! fit-elle tout sourire, c'est exactement ce qu'il nous faut ! Profitons du chaos ambiant pour voler ce qu'il nous faut à tous les deux puis partons pour Manedrid !»

Le poney approuva ce plan puis ils partirent sans attendre le retour du chameau.

Les grands couloirs donnant sur les jardins étaient le théâtre de luttes acharnées entre les forces putschistes et les gardes royaux qui, bien qu'en sous-nombre, avaient l'air de bien se défendre. Il fut facile de déceler des début d’incendies dans le palais car de grosses volutes de fumée sortaient des fenêtres.

Une fois à l'intérieur la pégase se sépara du poney en prenant son envol : elle voulait le diamant.

Elle reviendra, Cleverlie en était sûr.

Lui se dirigeait vers les appartement du Hadjib, après tout c'était sûrement le dernier endroit où il était…

Le putschiste hurlait à cause du coup de sabre qui avait entamé la chair de son épaule gauche avant. Le garde royal dans son armure doré entaillée et souillée de sang souriait, d'un sourire faible et ensanglanté, à l'encontre de son opposant dont Cleverlie était le témoin forcé d'un duel mortel : ils bloquaient l’accès au couloir qui menait au appartement du traître en chef. Les deux combattants était en sang, leurs blessures étaient profondes et il était probable que même si l'un des deux sortait vainqueur il ne pourrait pas profiter longtemps du titre.

Finalement c'est le garde royal qui vainquit, celui-ci se tourna donc vers le poney et baragouina une phrase que Cleverlie ne comprit pas. Il réitéra d'une voix chancelante, mais cette fois en equestrien approximatif : «Pas… passer… Retournez… appartements…» Cleverlie sortit alors sa lame dans une tentative d'intimidation, action qu'il regretta vite car le garde se mit en position de combat, son sabre à la bouche.

Quel crétin je peux faire des fois.

Cleverlie voulut profiter du seul avantage qu'il avait : sa pleine forme. Il se jeta donc sur le grand chameau en tentant de frapper dans le cou. Tentative futile, le chameau loin d'être effrayé, contre-attaqua d'un coup puissant avec le plat de sa lame sur le haut du crâne du poney.

Il avait l'impression que cent cloches sonnaient en même temps la sortie des cours de dix mille poulains. Sonné qu'il était, le poney ne put voir le garde lever sa lame dans la préparation d'une exécution propre et nette.

Le sifflement dans la tête du poney ne l’empêcha pas par contre d'entendre la formidable explosion qu'il situa au-dessus de lui, il se retourna doucement, et lâcha son arme de surprise : le ciel était en feu ! Le garde aussi ne prêtait plus attention à son adversaire, et il ne semblait pas le seul : tous les combats alentours cessèrent.

Le poney rampa vers le couloir, son instinct voulait lui éviter d'être encore là quand le mastodonte reprendrait ses esprits. Une fois à l’abri derrière une colonne, une envie de vomir le prit. Le tournis le rendait malade chaque fois qu'il fermait les yeux, et les ouvrir était devenu un effort extraordinaire. Il voulait ne plus être là. Il voulait être de retour chez lui. La vérité devenait floue. Une lueur apparut, elle voulait qu'il la suivât, il en était sûr. Il rampa encore tandis que le sifflement gagna en intensité.

j'y suis presque !

Une fois la chambre de Al-Jabr atteint, il vit une statuette.

Enfin !

Cleverlie tenta de se lever, et au prix d'un effort suprême et de l'aide du mur, il recouvra une position debout, bien que la nausée se fit sentir plus fort encore. La fenêtre lui permit de voir que le ciel n'était plus embrasé et que l'air avait quelque chose de changé…

La protection ! Xynthia a eu ce qu'elle voulait ! pensa-t-il en souriant. À son tour de se servir ! Il se rapprocha de la rune et la délogea de son socle et cria, ou plutôt tenta de crier: «Victoire!».

Il était fatigué, blessé, déshonoré et malade, mais il avait gagné.

Il regarda son trophée, il y avait une inscription qui lui semblait familière. Il était certain de connaître cette écriture. Mais pas le temps de… IB ! Une soudaine inspiration venu de nulle part : la première inscription disait IB ! Se concentrant de nouveau sur la statuette, il tenta de traduire les autres inscriptions. IB…IBL…IBLI… «IBLIS!» hurla-t-il de victoire.

Et il eut froid, comme si toute la chaleur du désert, toute la vie avait quitté son corps, puis l'atmosphère s'assombrit et des nuages noirs apparurent sur la ville.

Il se sentait vide.

De la buée sortait de ses naseaux, l'atmosphère glaciale l’empêchait de penser correctement, mais sa catatonie soudaine lui permit d'entendre une respiration lourde, animale. Il n'était plus seul dans la salle. Il en eut la confirmation lorsqu'il eut la patte avant droite arrachée par une force invisible. La douleur… la douleur était tellement forte qu'il n'arrivait plus à crier. En fait plus aucun son ne sortait de sa bouche. Il s'effondra et vit le sang se répandre, son sang. La bête, quelle qu'elle fut, était parti. Mais la douleur elle était toujours là, il ferma les yeux en pensant ne plus les rouvrir.

Chapitre 8

Pauvre Clevie… Pensa Xynthia la larme à l'œil en le voyant souffrir et gémir dans son sommeil fiévreux. Elle avait réussi à stopper l’hémorragie avec des vêtements du Hadjib sur place puis avait barricadé la chambre d'Al-Jabr après être allée chercher des provisions : elle avait comprise qu'ils n'allaient pas partir tout de suite. La suite lui avait prouvé qu'elle avait bien fait, un véritable massacre avait eu lieu dehors, elle l'avait vu par la fenêtre. Des corps démembrés, des survivants cachés, un monstre en liberté était tout ce qu'il était important de savoir quatre jours après cette attaque aussi soudaine qu'inattendue. Le pire c'était le silence, un silence aussi glaciale que la température, et qui contrastait de beaucoup des cris qu'il y avait eu durant la première journée du massacre.

Puis elle s'approcha de la pierre précieuse qu'elle avait dérobée, une émeraude lumineuse d'une trentaine de centimètres avec en son cœur un cristal pur qu'elle avait posé dans un sac bandoulière qu'elle avait chipé. Elle commença à avoir des remords : Et si ça avait été ma faute ?

Elle l'avait trouvé dans la plus grande tour de la casbah, les gardes avaient soit déserté, soit été tués pour la gloire de leur Émir. Elle se souviendra toute sa vie de la réaction en chaîne qu'elle avait déclenchée en enlevant la pierre de son socle parfaitement adapté à une machine étrange : la machine dorée avait progressivement surchauffé puis explosé alors qu'elle venait juste de quitter le bâtiment en trombe, l'explosion s'était propagée au «bouclier» magique et durant un long instant on aurait cru que le ciel n'était plus que feu céleste.

Et la voilà coincée avec un poney qu'elle avait trouvé quasi-mort une patte arrachée. Enfin coincée n'était pas vraiment le mot, elle était une pégase après tout et en quelques coups d'ailes elle pouvait quitter cet enfer. Mais elle l'aurait fait en abandonnant Cleverlie qui ne survivrait pas au transport. Et bien que la raison lui hurlait de partir tant qu'elle le pouvait car ce poney n'avait qu'une chance sur deux de vivre en étant très optimiste, une petite partie d'elle voulait y croire. Il était attachant en fin de compte, un peu nigaud de temps en temps mais il était drôle.

Et puis elle l'avait déjà abandonné une fois, elle lui en devait une.

Un cinquième jour passa, puis un sixième entrecoupés de cris de survivants qui avait été trouvés ou de fortifications improvisées prises d'assaut par la bête. La chaleur était revenue tant et si bien que la pégase avait même dû aller chercher de l'eau aux puits à ses risques et périls : l'eau partait plus vite que la nourriture car il en fallait beaucoup pour stabiliser le poney souffrant. Et à chaque fois qu'elle descendait de son perchoir, des frissons lui parcourait le corps tandis que les cadavres d'habitants de tout âge de la fleur du désert gisaient déchiquetés.

Elle avait peur.

Sceau en bouche, elle survolait le chemin qui menait au puits quand elle entendit un sifflement bref qui attira son attention : c'était un chameau qui depuis le toit d'une maison lui faisait signe de venir. Elle corrigea sa trajectoire de vol et se laissa planer vers le camélidé. «Sayditi,» fit-il une fois qu'elle fut posée, puis il indiqua d'un coup de tête qu'il voulait qu'elle le suivât.

Contente de trouver quelqu'un de vivant et pas sur le point de mourir, elle s’exécuta. Le chameau, probablement un soldat rebelle au vu de son uniforme rouge, la guida à-travers les étages inférieurs de la maison et jusqu'au sous-sol.

La lumière des bougies était tout ce qui pouvait trahir la présence de vie dans ce sous-sol car malgré la population importante survivant ici pas un bruit, pas une parole n'était de trop. Et quelle population ! pensait la pégase : elle reconnut le prince Al-Barq?q, ainsi que des officiers et soldats des deux camps. Il y avait aussi le vieux cheikh fennec : Al-in'B?q. Mais aucun signe de l'Émir ou du Hadjib…

Ce fut le prince qui d'une voix morne brisa le silence le premier:

«Bienvenue dans notre retraite, pégase. Nous t'avons vue faire plusieurs allers-retours et nous étions curieux de savoir quelle en était la raison, chuchota-t-il.

Xynthia pensait qu'il valait mieux garder pour elle la survie de Cleverlie, elle avait cru comprendre qu'il était en pleine arnaque, aussi décida-t-elle de dévier la conversation.

—J’espère que vous ne m'avez pas fait prendre le risque de toucher le sol pour une question.

—Non… répondit l'Émir-de-facto en soupirant. En faite le cheikh te renseignera mieux que moi sur ce que nous voulons.

Les officiers acquiescèrent en silence et le vieux cheikh s'approcha de la jeune pégase. Il avait une mine sombre, son visage était marqué d'une tristesse absolu. Aussi parla-t-il de façon lente.

—Mon enfant, si tu savais à quel point je suis désolé de te demander chose pareille… il prit un temps pour une inspiration puis reprit la parole : il faut que nous LUI demandions d’épargner la vie des peu d'habitants qu'il reste dans la rose du désert. Malheureusement nous ne pouvons accéder à LUI car le djinn nous interdit toute sortie. Voudrais-tu, belle enfant, me prêter un peu de ton temps pour m'emmener LE voir ?

Il était difficile de refuser une telle demande et la pégase accepta. Ils montèrent jusqu'au toit puis elle prit son envol avec le sage sur son dos : il ne pesait pas bien lourd.

«Qu'est-ce qu'un Djinn?» demanda la pégase après que le sage lui eut indiqué la direction à prendre. Le vénérable prit son temps avant de dire qu'il fallait prendre la légende depuis le début : «Au commencement IL créa le ciel, la terre et la mer, puis avant de décider de créer l'Animalité, IL décida de créer les Djinns. Là où nous ne sommes qu'argile, ils sont d'un feu sans fumée et…

—Ça m'a l'air d'être de sacrée bêtises votre histoire, c'est qui LUI ? l'interrompit-elle.

Le cheikh souriait de l'impétuosité de la pégase malgré la tristesse qui lui prenait la gorge.

—Tu vas bien voir, après tout.

Le fennec lui montra le hammam. Elle commença à calculer un atterrissage, le moins bruyant possible. Après tout la bête… ce djinn… pouvait être partout.

«Vous ne pouvez pas être sérieux… IL est dans les bains publics?!» Elle tentait de garder sa voix le moins fort possible, mais il était vrai qu'elle s'attendait à un temple, quelque chose de grandiose et solennel !

«En fait… Très peu de personne savent vraiment où IL se trouve. J'en fais partie. Et tu dois savoir que nous croyons qu'IL est plusieurs entités dans différents sanctuaires, j'ai consacré ma vie à les chercher mais je ne sais pas quelle partie de LUI a déchaîné le djinn. Tout ce que je sais c'est qu'IL n'aime pas être dérangé pour rien, et qu'IL n'est ni bon, ni mauvais.»

Le vieux sage se dirigea vers un des murs du hammam, puis murmura des mots dans une langue qui ne sembla être ni equestrienne ni agrabéenne. Puis comme par magie le mur pivota sur lui-même laissant ainsi toute la latitude aux deux compagnons d'infortune de la noirceur et du vide qui s'ouvraient devant eux. Ils pénétrèrent dans le sanctuaire aux murs gravés de dessins étranges. Xynthia y voyait plein de races d'animaux, certains dont elle ne connaissait même pas l'existence, tous était en révérence face à… un être difforme : un mélange inconfortable et effrayant.

«Ça ne vous concerne pas encore,» lui dit une voix invisible.

Xynthia cherchait dans l'ombre d'où pouvait bien venir la voix quand le vieux fennec prit la parole.

«Je viens à toi avec humilité, et te demande d’arrêter le djinn fou. Calme sa fureur nous t'en supplions ! Nous n'avons pas mérité un tel châtiment de ta part !

Des larmes coulaient sur les joues marquées par le temps du fennec : il semblait plus vieux que jamais.

—Tu m'accuses sans fondement petit être. Iblis est bien mon œuvre mais ce n'est pas moi qui l'ait libéré. Et telle une malédiction il existera tant que celui qui l'a libéré, lui ainsi que sa lignée, existe.

—Quoi !? cria le fennec de désespoir. Mais qui aurait pu faire une chose pareille ?!

La voix ricana de plaisir.

—Étant omniscient, je le sais et peux te le dire mais… cela risque de te coûter la vie…

La tentation et le désespoir était trop grands chez le cheikh.

—Dis-le moi ! Et je mettrai fin à cette malédiction ainsi qu'à la vie du monstre qui l'a libéré ! Dussè-je mourir pour cela ! La colère vibrait dans la voix du vieux sage, et la fureur faisait trembler son corps

—Très bien : c'est le poney que tu prenais à juste titre pour un menteur qui a libéré Ibl…

La voix n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'une lourde pierre s'écrasa sur le crâne du cheikh. Xynthia avait la respiration saccadée et son cœur battait plus vite que jamais. Des taches de sang avaient giclé sur son pelage.

Jamais tu ne toucheras à un poil de Cleverlie !

Et la voix rit comme si pour elle tout était un spectacle.

—Je t'aime bien pégase. L'histoire se déroule exactement comme je le veux. Maintenant vas : ton rôle est fini et tout sera bientôt en place pour la scène suivante !

Et sur cette dernière syllabe la voix rit de nouveau, d'un rire heureux. La pégase ne put le supporter et elle galopa vers la sortie, elle avait l'impression que ce rire la suivait.

«Laisse moi tranquille !» cria-t-elle.

Chapitre 9

L'air était frais et le poney prit le temps qu'il fallut pour se lever de son lit, son moignon n'aidant pas à la tâche. Il regarda par la fenêtre la lumière du soleil sur le terrain rempli d'orangers. Puis il descendit au rez-de-chaussée à son allure habituelle, avant de dire bonjour à sa femme en l'embrassant tendrement. C'était son petit rituel.

Puis il prit un jus d'orange et il s’attabla. Il prit une profonde inspiration en se remémorant les pénibles instants qu'ils avaient vécus dans la Madina Al-azzahr, ou plutôt comme l'avaient vite renommée les chameaux nomades Madina Al-khali : la ville vide. Maudite. S'échapper avait été compliqué et dangereux mais ils l'avaient fait, et par le plus grand des bonheurs, la pégase avait conservée avec elle non seulement le diamant mais aussi la statuette et l'amulette zèbre. Autant dire que Sasterias avait été heureux. L'épée de Damoclès enfin écartée de dessus de la tête du poney, et avec l'argent de la prime et celle de la vente du diamant ils aménagèrent une orangerie coopérative avec Don Bigarade. D'égal à égal.

Puis le terrestre et la pégase se marièrent et se promirent de ne plus jamais mentir.

«Bien le bonjour, Cleverlie ! Comment va ta patte aujourd'hui ?»

Le Don fit ensuite un baise-sabot à la pégase qui en rigola, puis il la complimenta sur sa grossesse.

—Bien Don, mais pour l'amour de tout ce qui est sacré : arrêtez de m'appeler Cleverlie ! C'est mon nom de brigand. Je vous le répète mon vrai nom c'est Sweet Apple, fit-il en arborant la marque sur son flanc.

—Dans ce cas-là arrête de me vouvoyer ! répliqua avec sourire le grand propriétaire terrien. Et c'est pareil pour toi, Xynthia.

—Mais moi ça ne me dérange pas, répliqua-t-elle avec un sourire.

Et ainsi passa la matinée. Comme toutes les autres, elle fut agréable.

Il passa l'après-midi à arroser ses orangers.

Et le soir, Sweet Apple s'asseyait tranquillement sur le canapé placé idéalement sur le balcon couvert d'azulejos. Il contemplait le paysage.

Il lui manquait quelque chose.

Puis Xynthia s'installa à son tour.

Voilà.

C'était parfait.

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Note de l'auteur

Spinoff écrit par Francis le Franc

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