Site archivé par Silou. Le site officiel ayant disparu, toutes les fonctionnalités de recherche et de compte également. Ce site est une copie en lecture seule

Brasier Année Zéro

Une fiction écrite par BroNie.

Sixième partie : Incendie

Couvert de chaînes, le poney peinait à avancer. Chacun de ses pas était entravé par des anneaux de métal, qui cliquetaient à chaque fois qu'il réussissait à décoller les sabots du sol. Les liens pesaient si lourd qu'il avait l'impression de tracter des enclumes. D'accord, il était poney terrestre et théoriquement né pour les travaux de force, mais il y avait des limites.

A sa droite et à sa gauche, les gardes qui l'escortaient s'efforçaient de garder un visage impassible. Ce qui n'était pas simple quand on savait que pas plus tôt que quelques jours en arrière, tous portaient le même uniforme. Ils avaient servi ensemble, lutté ensemble, tué ensemble en de rares occasions. Ils avaient été frères d'armes.

Et voilà qu'il se retrouvait entravé au milieu de ses anciens compagnons, qui le conduisaient jusqu'à la pire licorne qu'Equestria n'ait jamais portée.

Le pire dans tout ça, c'était qu'il savait déjà comment les choses allaient se passer. Il avait lui-même amené des poneys devant le duc, et avait été témoin de la cruauté du noble, jusqu'à en cauchemarder la nuit et à en être malade. Combien de fois ne s'était-il pas souillé la bouche de bile en repensant aux raffinements d'horreurs dont était capable la licorne ?

Les murs du château suintaient d'humidité. Les torches posées à intervalles réguliers sur la pierre projetaient leur lumière dans tout le couloir. Les flammes dansaient et le feu se reflétait sur les chaînes de métal.

Comme un avant-goût de Tartare avant l'heure.

La salle du trône était engloutie par l'obscurité. Même le feu qui ronflait dans la cheminée n'arrivait pas à vaincre les ténèbres qui régnaient dans la pièce, qui enveloppaient tout, comme un linceul.

Quelque part, la pièce était à l'image de son occupant.

Au centre de la salle, sur un coussin posé en hauteur, enveloppé dans sa grande cape rouge, le duc Sombra observait le prisonnier venir jusqu'à lui.

Les soldats s'avancèrent avant de pousser violemment leur ancien frère d'armes en avant. Alourdi par le poids des chaînes, il s'écrasa lourdement sur le sol. La pierre était glacée.

Il n'avait pas besoin de lever la tête vers Sombra pour savoir que ses grands yeux écarlates étaient braqués sur le poney. L'ancien soldat détestait ces yeux, au moins autant qu'il haïssait leur possesseur. Et le craignait tout autant.

_Et bien, et bien...

La voix du duc était désagréable au possible, froide comme la glace, dure comme du diamant, coupante comme du verre.

_Tu sais pourquoi tu es ici, n'est-ce pas ?

Question de rhétorique. Bien sûr qu'il savait pourquoi il passait en jugement devant Sombra aujourd’hui.

Autant il arrivait que le seigneur Discord fasse venir à lui des poneys sans raison, autant son bras droit agissait toujours en vue de quelque chose.

Le poney se surprit à penser qu'il aurait préféré passer devant le draconequus : l'esprit du chaos gouvernant de façon complètement arbitraire, il lui arrivait de punir alors que la faute était minime et de gracier alors qu'elle était grave. Ça en revenait à jouer son destin par un jet de dé. Et quelquefois au jeu, on pouvait avoir de la chance.

Mais pas avec Sombra. Le Grand d'Equestria était d'une logique froide et implacable, le hasard n'entrait pas en ligne de compte.

_Je suis ici parce que j'ai commis un crime, monsieur, avoua le poney, toujours face contre terre.

_Parce que tu t'es fait prendre, le rectifia Sombra. Si tu avais été un peu plus malin, nous ne t'aurions pas découvert.

Il devait effectivement concéder ce point au duc. On ne punissait que ceux qui se faisaient attraper.

Lui, il avait pourtant trouvé une bonne technique. Affecté aux réserves, c'était simple de faire disparaître quelques vivres et de truquer les livres de comptes pour que ça n'apparaisse pas.

Surtout que ça n'allait pas plus loin que de voler un peu de pain ou de l'herbe séchée. Il n'avait pas été assez bête pour tenter de dérober du sucre, qui valait les yeux de la tête ou des épices, qu'une vie de solde n'aurait suffi à acheter.

Juste quelques miches et un peu d'herbe. Mais malgré tout, sa combine avait été découverte.

_Je le sais monsieur. Mais j'implore votre clémence.

_Ma clémence ? répéta Sombra, sa voix s'ourlant d'un sourire.

Le duc n'était pas connu pour ses droits de grâce et ce, quelle que soit la gravité du crime. On l'avait vu froidement condamner des poneys qui l'avaient servi pendant des années. L'exemple le plus parlant était quand il avait jugé une de ses maîtresses infidèles.

Être passée par le lit du Grand d'Equestria n'avait rien changé au destin de cette malheureuse. Elle avait été expédiée dans les carrières, à servir de jument de réconfort aux mineurs.

Un sort pire que la mort.

Un halo entoura le poney, le forçant à relever la tête. Sombra s'était levé de son coussin et avait avancé jusqu'à lui.

_Celui qui demande la pitié est indigne de la recevoir, lâcha dédaigneusement le duc en jetant un regard méprisant à l'ancien soldat.

Bien sûr, il aurait dû le savoir. C'était une des maximes préférées du Grand d'Equestria. Il avait même un temps soupçonné la licorne de pousser les condamnés à la supplier juste pour leur refuser sa merci.

_Je ne la demande pas pour moi monsieur, répondit le poney, articulant avec difficulté. Mais pour ma femme. Punissez-moi mais laissez là tranquille, s'il vous plaît.

_Ta femme a bien bénéficié de tes rapines, non ? Elle est ta complice.

Sauf qu'elle n'était pour rien dans l'histoire. Oui, elle avait mangé le fruit des vols de son mari, mais la terrestre était totalement innocente. Elle n'avait jamais suggéré à son époux de dérober dans la réserve, jamais poussé ce dernier à trahir le duc. Elle était juste une ponette comme il y en avait tant en Equestria, tentant de vivre sa vie comme elle le pouvait et d'avancer contre le vent.

_Elle ne savait pas que je volais dans la réserve, expliqua le captif. Je lui ai toujours fait croire que je me débrouillais avec ma solde.

_Donc en plus d'être voleur, tu es un menteur ? demanda Sombra, levant un sourcil.

Le poney laissa mourir sa réponse au fond de sa gorge. Parlementer avec le duc ne servirait à rien.

_Tu sais, dit le Grand d'Equestria en faisant lentement les cent pas autour de l'ancien militaire, les poneys me prennent pour un tyran ici. Ils pensent que j'aime être cruel et dur. Et je ne peux pas tout à fait leur donner tort pour être honnête.

Un second sourire éclaira le visage de la licorne.

_Mais ce que tu dois savoir, c'est que je comprends ce que tu as fait. Un poney digne de ce nom doit nourrir sa famille et protéger les siens. Alors s'il faut violer la loi pour faire quelque chose de bien...

Sombra se tut quelques secondes, plongé dans ses pensées.

_Mais tu sais que j'occupe un poste en Equestria. Un poste important.

Il se frappa deux fois la poitrine de son sabot.

_Maître Discord m'a chargé d'administrer cette nation. Ça veut dire que j'ai en charge tous les poneys vivants sur cette terre, des montagnes du nord jusqu'aux déserts du sud. J'en suis responsable. Quelque part, ils sont ma famille.

Sombra s'éloigna du poney, regagnant son coussin en hauteur.

_Je dois penser au bien de tous avant de penser au bien particulier. Tu es un voleur. Et un voleur dans la famille, ça nuit au groupe dans son ensemble.

Le duc plia les pattes et s'allongea sur son coussin.

_Ce n'est pas contre toi. C'est pour le bien commun. Je suis certain que tu comprends.

Sombra eut un mouvement de tête. Aussitôt les deux gardes saisirent leur ancien collègue et le traînèrent en arrière.

_Qu'il reste aux oubliettes jusqu'à demain matin, ordonna la licorne. Et prévenez le bourreau qu'il aura du travail. Et ne t'en fais pas pour ta femme, lança t-il à l'attention du prisonnier. Je veillerais à ce qu'elle ne manque de rien.

Le Grand d'Equestria sourit une dernière fois.

_Personnellement.

Sombra attendit que les gardes sortent pour se laisser aller à un gloussement. C'était tellement bon de rendre la justice. Enfin, sa justice.

Les poneys le traitaient de tyran, de despote, de dictateur. Et c'était loin d'être faux. Mais ce n'était pas comme s'ils avaient le choix d'un autre dirigeant.

Depuis dix ans, la licorne gouvernait la nation au nom de maître Discord. Le draconequus se comportait comme le dieu qu'il était, en régnant bien au dessus des problèmes temporels. Mais ces problèmes, il fallait bien quelqu'un pour s'en occuper. Et c'était Sombra qui était en charge de presque tout.

Il ne regrettait pas d'avoir offert sa collaboration à Discord, voici dix ans. L'esprit du chaos lui avait tout donné, du pouvoir, de la respectabilité...un titre.

Lui, le bourgeois de Manedrid, le roturier, il avait enfin quelque chose à apposer à son nom.

Duc Sombra, Grand d'Equestria. Quelquefois, la licorne se plaisait à rêver à un titre supérieur. Mais c'était déjà quelque chose. Contrairement à la vieille noblesse licorne qui n'était plus que l'ombre d'elle-même, Sombra avait de véritables pouvoirs. Dans les faits, il était régent d'Equestria.

Ça n'avait pas toujours été simple.

Il avait dû jouer des sabots pour sécuriser sa place et prouver à maître Discord qu'il avait fait le bon choix en le prenant comme second.

D'ailleurs, à propos du draconequus...

Sombra sentit son maître arriver une seconde avant qu'il ne se téléporte dans la salle. Le draconequus arborait une chemise jaune imprimé de palmiers noirs, ainsi qu'un short vert. Sombra ne leva pas un sourcil. Maître Discord était connu pour être particulier après tout.

_Atlantide est vraiment un endroit charmant, annonça le draconequus en déambulant dans la pièce.

_Cela veut dire que les négociations avec les hiponeys se sont bien passées, je suppose.

_Tu supposes bien, répondit Discord en allant se servir un verre d'eau. Ils acceptent de nous donner le contrôle des mers si on épargne leur cité.

_On engloutit pas Atlantide, donc ?

_Pas tout de suite en tout cas, annonça Discord en buvant le verre avant de laisser tomber l'eau au sol, éclabousser la pierre.

_Je ne comprends pas. Nous avons les pouvoirs du chaos avec nous, maître. La réalité n'est pas un obstacle. Qu'est-ce qui nous empêche de noyer les hiponeys sous des tonnes d'oxygène, jusqu'à ce qu'ils suffoquent ?

_Rien du tout, répondit honnêtement le draconequus. Hormis ma volonté. Tant qu'ils nous sont utiles, l'accord se maintient. Ah et j'ai aussi ceci pour toi.

Discord claqua des doigts et un petit grimoire tomba sur le sol de pierre.

_Le doyen de l'académie de Daguéréo me l'a offert. Un traité sur des anciens dieux qui dorment dans les profondeurs...j'ai hésité à le prendre comme déjeuner mais je me suis dit qu'il t'intéresserait plus.

Sombra sentit son cœur battre la chamade. C'était peut-être pour cela qu'il appréciait le plus de servir Discord, quand le draconequus le récompensait en lui offrant des livres parlant de magie noire.

La collection de la licorne, qu'il trouvait impressionnante voici dix ans, aurait fait pâle figure aujourd’hui fasse à son actuelle bibliothèque. Des livres maudits, occultes, écrits dans une langue qu'on ne pouvait lire...Sombra se plongeait dans cet univers et en tirait une force incommensurable.

Jusqu'à en dépérir physiquement d'ailleurs : sa corne avait pris une forme étrange depuis qu'il avait ouvert un livre sur les anciennes légendes équestriennes. Elle s'était allongée et tournait au rouge.

Mais le duc se moquait bien que son corps parte en miette. L'important, c'était l'esprit et le savoir. Surtout qu'il était sur la piste de quelque chose d'exceptionnel, d'un pouvoir si grand que même maître Discord ne pouvait égaler.

L'Empire de Cristal. Un lieu légendaire, perdu dans la toundra du nord d'après les mythes. Sombra ne savait rien de bien précis, juste que l'endroit refermerait ce grand pouvoir. Mais il sentait que sa destinée était de s'emparer de ce dernier.

Il ne serait plus seulement duc alors, mais roi, ou Empereur. Sombra frissonnait de plaisir rien qu'à penser à ce futur qui brillait au loin.

L'obstacle dans tout ça, c'était maître Discord. Il ne croyait pas à l'existence de l'Empire et désapprouvait les recherches de son disciple dans cette branche. Perte de temps selon le draconequus. Sombra pensait plutôt que l'esprit du chaos avait peur qu'il ne devienne plus fort que lui et ne cherche à le renverser.

Le Grand d'Equestria ne pouvait pas dire que l'idée ne lui avait jamais traversé la tête. Mais il servait Discord depuis dix ans et était satisfait de ce qu'il avait. Il était le premier poney d'Equestria, même si les habitants retenaient plus Discord que lui quand ils pensaient à leurs chefs.

Se dresser contre l'esprit du chaos, c'était prendre le risque de tout perdre. Mais Sombra aviserait. Comme toujours.

_Je vous remercie pour ce cadeau, mon maître, dit le duc en pliant l'échine.

Discord lui sourit en retour. Sombra était la définition même du chien fidèle : tenu en laisse et nourri par quelques os, il resterait jusqu'au bout à ses côtés.

Pour un peu, le draconequus regretterait presque sa compagnie quand il remonterait le temps et gommerait ces dix dernières années.

Presque.

¤¤¤

Luna respirait doucement. Calmement. Profondément. Elle avait les yeux clos et se forçait à calquer son souffle sur l'image de la mer. Les brisants qui s'écrasaient sur la plage, l'eau qui était bue par le sable brûlant, les vagues qui frappaient avant de repartir en arrière, ne laissant derrière elles que la trace de l'écume.

Sous sa poitrine, Luna rassemblait son pouvoir. Il était toujours épars au début, brisé, éclaté en elle.

Il fallait qu'elle le fasse venir à lui. Qu'elle mette les pièces en place, comme les morceaux d'un puzzle.

Elle avait le temps. Rien ne pressait. Tout allait bien.

Elle sentait la magie de son adversaire tourner autour d'elle, comme un prédateur qui encerclait lentement sa proie. Dans les premiers temps de son entraînement, Luna avait toujours été effrayée par l'idée d'être entourée de toutes parts, assiégée, débordée. Et au fond, elle l'était encore aujourd’hui.

La seule différence, c'était que maintenant, elle savait comment réagir. Elle avait répété plus de mille fois les mêmes gestes et devenait un peu meilleure à chaque fois.

Ce fut la raison pour laquelle elle ne bougea pas d'un cil quand l'attaque de son adversaire fondit sur elle. Elle n'ouvrit même pas les yeux. Elle n'en avait pas besoin.

Elle sentait la langue de feu se tendre jusqu'à se rompre, le crépitement des flammes gronder à ses oreilles, son pelage qui ressentait déjà la chaleur foncer sur elle.

Luna se borna à rassembler son pouvoir. Et à le faire plaque.

Le bouclier qu'elle dressa fut percuté de plein fouet par la langue de feu. Il n'était pas lisse. C'était une de ses erreurs au début, dresser une protection magique plane. L'énergie ennemie s'y heurtait de front et finissait toujours par la briser, obligeant l'alicorne à changer rapidement de place pour ne pas se faire roussir le poil.

Le bouclier tenait plus du coin qu'autre chose. Il séparait l'attaque adverse en deux parties et rejetait les flammes sur les côtés. Si Luna avait étendu ses ailes, les extrémités des plumes se seraient enflammées.

Mais l'alicorne avait beau être jeune, elle n'était pas idiote. Elle tenait ses ailes bien plaquées contre son flanc. C'était son arme la plus importante après tout, elle devait y faire attention.

Elle savait que Tia n'était pas de son avis. La jument blanche privilégiait l'usage de sa corne en combat. Et c'était simplement logique, sans cet appendice, pas de magie. Et sans magie, bonne chance pour s'en sortir sans accroc.

Luna sentit la violence de l'attaque ennemie diminuer, faiblir pour enfin disparaître tout à fait. Elle attendit encore quelques secondes avant d'ouvrir les yeux. Au travers du filtre de la protection irisée, il lui semblait que son adversaire lui jetait un regard admiratif, du genre « pas mal joué ». Luna ne chercha pas à retenir son sourire. C'était bien au combat qu'elle se sentait le mieux. Elle qui laissait rarement ses émotions la submerger, se laissait complètement aller pendant les duels.

A se demander comment elle n'avait pas encore gagné sa marque là dedans d'ailleurs.

Luna souriait toujours en levant son sort de protection et en chargeant son adversaire. La contre-attaque. L'adolescente ne connaissait pas sentiment plus excitant. Le moment où on rendait la monnaie de sa pièce à son adversaire.

Lancée au grand galop, l'alicorne n'eut aucun mal à esquiver les tirs de défense de son opposant. Il lui suffisait de se jeter à moitié sur le côté sans cesser sa course. L'attaque magique ne faisait alors que frapper le sol, sans aucun autre dommage que pour la salle elle-même.

Quelques éclats de cristal rebondirent sur la croupe de la jeune jument. Elle sentit à peine le coup, trop concentrée par l'image de son adversaire qui se rapprochait.

Il ne bougeait pas, une expression de surprise horrifiée sur le visage. Luna sentit son cœur s'emballer : elle allait gagner ! Enfin !

Elle chargea son attaque dans sa corne, prête à la relâcher en plein visage de son ennemi. Et elle eut presque le temps de le faire. Presque puisque quelque chose la percuta soudainement sur le côté, l'envoyant rouler au sol et cogner la tête contre les dalles de cristal.

Le monde s'était soudainement inversé : haut, bas, gauche, droite, plus rien n'avait vraiment de sens. Il n'y avait que ce flou et ces étoiles devant ses yeux. Le trouble ne se dissipa que pour laisser l'image du sabot de son opposant posé sur sa gorge.

_Tu es morte Luna. Encore.

La jeune alicorne grogna et se mordit les lèvres. Elle avait encore perdu ! Une fois de plus.

Elle tendit le sabot devant elle pour qu'on l'aide à se relever et à se remettre droite. Même sur ses quatre pattes, le monde tournait encore pas mal. Et la voix de Japet lui parvenait avec un temps de retard, alors qu'il se tenait juste devant elle.

_Ce n'est pas parce que ton adversaire reste planté sans bouger qu'il ne prépare pas quelque chose en douce. Tu étais si impatiente à l'idée de gagner que tu n'as même pas fait attention à l'attaque à retardement que je préparais.

Luna secoua la tête pour dissiper une bonne fois pour toutes son malaise.

_Une seconde de plus et c'est nous qui te battions, Japet, objecta t-elle.

_Bien pour ça que j'ai tiré avant, répondit l'étalon jaune.

_C'était quand même bien joué, s'entendit dire Luna. Il faut juste que tu apprennes à te contrôler.

L'alicorne leva la tête vers la source de l'encouragement et sourit une nouvelle fois en voyant sa sœur, qui l'observait paisiblement, le visage à moitié dissimulé par sa longue crinière pastel, comme toujours.

_Tu étais calme au début du duel, poursuivit Celestia. Essaye de retrouver cet état d'esprit pendant que tu te bats.

_Essayer, grommela Japet, ça n'a jamais fait gagner personne. C'est en faisant qu'on réussit. Essayer, ça revient à échouer.

_Mieux vaut essayer et échouer que ne rien faire du tout, tu ne crois pas ? demanda Celestia, un petit sourire éclairant son visage.

Luna manqua de glousser. C'était toujours si drôle de voir sa grande sœur répondre à chaque objection de sa voix calme et posée, d'un air tranquille, sans brusquerie. A croire que c'était Celestia l’Élément de la Gentillesse.

En théorie, Celestia avait pour elle l'Honnêteté, le Rire et la Magie, laissant à l'adolescente la charge des trois autres Éléments. Mais les deux sœurs avaient vite compris qu'en dépit de leur entraînement et de leur inclination naturelle, chacune se retrouvait globalement dans les Six. L'Alma Mater leur avait expliqué que c'était normal, les Éléments puisant leur force dans l'essence même des sentiments, qui étaient communs à tous, alicornes, poneys, zèbres ou encore griffons.

Dans les faits, Celestia aurait eu du mal à déchaîner la toute puissance de la Gentillesse, de la Générosité et de la Loyauté, comme sa sœur aurait peiné à employer sans restriction les joyaux du Rire, de l'Honnêteté et de la Magie.

Mais elles y arrivaient tout de même. Dans une certaine mesure. Et surtout, quand elles luttaient côte à côte, elles devenaient imbattables. Tout simplement.

Autant, prises individuellement, il leur arrivait de perdre, Luna venait encore d'en faire l'expérience, autant quand elles s'alliaient...même un Japet au mieux de sa forme ne pouvait les stopper. Ça avait été un long travail, fruit d'années et d'années d’entraînement. Mais cela avait été démontré depuis : unies, rien ne pouvait arrêter les deux sœurs. Et Luna savait qu'elles seraient toujours côte à côte.

En clair, quand elles passeraient à l'attaque, Discord ferait mieux de se tenir prêt. Parce que le draconequus ferait face au plus formidable déploiement arcanique de magie jamais vu de mémoire d'alicorne.

Luna fut tirée hors de ses pensées par la petite tape sur la tête que lui donna Japet.

_On arrête de rêvasser mademoiselle. En position, allez.

Maugréante, la jeune alicorne se mit en place. Elle n'aimait pas trop cette partie de l’entraînement, recommencer jusqu'à ce que Japet estime que c'était suffisant. Elle préférait de loin les matchs à deux, avec sa sœur. La fois où elles avaient fait un « dernier poney debout » face à Japet et d'autres alicornes versées dans l'art du combat, avait été un grand moment.

Celestia observait silencieusement sa jeune sœur se mettre en position de garde, attendant l'attaque de son instructeur. La petite Luna avait tellement grandi...il semblait encore à Celestia que c'était hier que la petite pouliche à la crinière bleue ne voulait pas « qu'on la regarde sur ce ton ».

Elle ne faisait plus ces adorables fautes de langage et avait cessé depuis longtemps de s'expédier le couvercle du pot de miel dans le museau quand elle l'ouvrait.

Luna était devenue impatiente sur bien des points, elle avait soif d'activité, d'action. Quelque part, en posant les yeux sur sa jeune sœur, Celestia se revoyait avec dix ans de moins. Quand elle aussi ne pensait qu'à courir partout jusqu'à s'en brûler les muscles.

L'époque où elles vivaient encore toutes en Equestria.

Celestia se laissa envelopper par la tristesse un très court instant avant de la laisser s'en aller. Ça commençait à remonter à loin. Dix ans. Et même si quand elle repensait à Discord, elle ne pouvait s'empêcher de serrer les lèvres et d'avoir envie de lui coller son sabot dans la figure, Celestia savait se maîtriser. Erèbe l'avait beaucoup aidée à canaliser sa colère, à éviter qu'elle ne devienne haine.

Mais pas une seconde, Celestia n'oubliait pourquoi elle et sa sœur s’entraînaient si dur depuis une décade.

Equestria avait besoin d'elles. Les alicornes le voyaient bien quand elles pointaient les télescopes sur la terre. La nation était devenue le jouet du draconequus, qu'il pliait à sa volonté. Parfois au sens propre.

Cette folie devait stopper. Et elle stopperait bientôt : Celestia comptait les jours depuis que l'Alma Mater avait lancé le grand sort de protection autour de l'Elysium. Le sortilège cesserait dans très peu de temps. La cité allait disparaître pour de bon, libérant les deux sœurs de cette prison dans laquelle elles avaient accepté d'être enfermées.

Une fois libres, elles iraient affronter Discord pour le terrasser et rendre sa liberté à Equestria. Et Celestia savait que même si elles devaient y laisser la vie, c'était leur devoir de le faire. Comme elle l'avait dit à Japet, il valait mieux essayer et échouer, que rester assis sur ses fesses à ne rien faire.

¤¤¤

La ponette avait la mine basse. Sa crinière noire lui tombait sur le visage, masquant ses traits. Et c'était sans doute mieux ainsi. Qu'un sabot écarte ses mèches ébène, et on découvrirait ses yeux rouges et gonflés à force d'avoir trop pleuré, et les sillons des larmes dans l'aplatissement de ses poils.

Elle était jolie pourtant en temps normal, avec sa belle robe prune et ses yeux gris. Mais les récents événements la marquaient trop, que ce soit dans son âme ou dans son corps.

Elle n'arrivait toujours pas à comprendre. Toujours pas à réaliser.

Son mari, l'étalon avec lequel elle avait fait serment de passer le restant de ses jours, celui avec qui elle prévoyait de bâtir une famille...il avait été arraché à son affection.

Elle l'avait su. Elle l'avait su avant même que les gardes du château ne viennent lui annoncer et la saisir elle aussi. Au fond de son cœur, elle avait senti qu'il arrivait quelque chose à Hoggreaser.

Combien de fois lui avait-elle répété ? Qu'il aurait dû rendre son armure et arrêter de travailler dans la garde ? Ou au moins demander une mutation aux frontières ? Elle se moquait bien de devoir vivre à l'autre bout d'Equestria si elle et Hoggreaser pouvaient y être en sécurité. Sécurité que n'offrait pas la fréquentation du duc Sombra et de sa clique.

Par sa marque qu'elle ne l'aimait pas cette licorne. Personne ne l'aimait d'ailleurs en Equestria. On disait même que s'il y avait quelques fous pour estimer le seigneur Discord, même eux crachaient sur le Grand d'Equestria dès qu'ils en avaient l'occasion.

Sombra était pervers, il n'y avait pas d'autre mot pour le définir. Enfin si : sadique, vicieux, concupiscent...mais « pervers » était de loin le plus approprié.

Des rumeurs couraient sur lui d'un bout à l'autre d'Equestria, et elles avaient beau se déformer et s'amplifier avec le temps, elles sonnaient toujours vraies quand elles concernaient le degré de corruption du duc.

Personne n'aurait été surpris de le voir réduire ses sujets en esclavage pour son simple plaisir personnel. Ils l'étaient déjà tous un peu du reste...

De temps en temps, il arrivait à la jument à penser à des temps plus simples. Quand l'ordre régnait encore en Equestria, quand elle était encore adolescente. D'accord, elle était une horrible peste à cette époque là, suffisante, gonflée d’orgueil juvénile et de vanité.

Mais au moins, il n'y avait pas de draconequus au pouvoir et de licorne perverse pour lui servir d'âme damnée. Si tant est qu'il en avait une.

Quand les gardes l'avaient arrêtée sur le pas de sa propre maison, elle s'était préparée mentalement. A faire le deuil de Hoggreaser qu'elle ne reverrait sûrement jamais, à faire le deuil de sa vie comme elle la connaissait aussi.

Rares étaient ceux à revenir du palais ducal après y avoir été conduits contre leur gré. Enfin, cela s'était déjà vu mais elle ne savait pas si on pouvait vraiment compter ça comme une victoire, vu que les quelques poneys qui avaient réussi cet exploit n'étaient rentrés chez eux que pour se passer immédiatement une corde autour du cou.

Le message était clair et exprimé depuis dix hivers maintenant - quand le seigneur Discord ne changeait pas la durée des saisons - : celui ou celle qui devenait ennemi de l’État n'en sortirait que les pattes devant.

Elle ne comprenait même pas la raison pour laquelle son mari avait été arrêté. Un caprice du duc, sûrement.

Elle avait posé la question à son mari une fois, alors qu'ils étaient tous les deux au lit, lovés l'un contre l'autre après l'amour. Elle lui avait demandé pourquoi est-ce que Sombra faisait ce qu'il faisait. Hoggreaser s'était borné à hausser les épaules et à répondre simplement « avec lui, il n'y a pas de pourquoi ».

Elle avait fini par se faire à l'idée. Vivre sous le joug d'un châtiment effroyable qui pouvait broyer n'importe qui, étalon, jument, terrestre, licorne, pégase,...juste comme ça. Comme pour rappeler à tous que Sombra avait le pouvoir de le faire.

Ou le pouvoir de la faire attendre depuis une éternité aussi.

Elle avait la très nette impression que de très longues heures s'étaient écoulées depuis que les gardes l'avaient laissée aux sabots des servantes qui l'avaient lavée, maquillée et lustrée le poil avant de la conduire dans de confortables appartements. Une grande cheminée, des coussins, une atmosphère presque agréable. Si on oubliait un instant qui était le maître des lieux.

Un raclement de gorge la fit soudainement se retourner. Juste un pas derrière elle, si grand qu'il devait se courber pour ne pas heurter le plafond, se tenait le seigneur Discord en personne.

Elle resta interdite. C'était si rare de voir le draconequus se mêler au commun des poneys.

_Je suppose que tu t'attendais à voir Sombra ? dit Discord.

_Oui, mon seigneur, répondit-elle en baissant le regard.

_Il était effectivement prévu que tu rejoignes le duc cette nu...

Discord jeta un coup d’œil par la fenêtre avant de claquer des doigts. Le ciel vira à l'encre, la lune monta dans le ciel et éclaira de ses rayons Equestria.

_...cette nuit, reprit le draconequus mais j'ai décidé de modifier ça. Je n'aime pas trop quand tout se passe comme on l'a prévu. C'est vite ennuyant. Et comme il me manque une partenaire de jeu pour ce soir...

Elle troquait donc la couche de la licorne pour celle du seigneur Discord ? C'était peut-être mieux au fond. Tout plutôt que l'horrible licorne.

_Je me plierais à vos désirs, mon seigneur, assura t-elle, toujours sans le regarder. Préférez-vous le lit ou...

_Devant la cheminée, ça sera très bien, lança Discord en se grattant la barbe.

Elle déglutit. Bon. Elle ne pouvait plus y échapper n'est-ce pas ? Et puis encore une fois, peut-être que ça ne serait pas si mal avec le seigneur Discord. Elle y prendrait peut-être même un peu de plaisir, qui sait ?

Elle s'allongea doucement sur le tapis dans une pose qu'elle estima sensuelle. Elle leva doucement les yeux vers Discord qui la regardait en levant un sourcil.

_Qu'est-ce tu fais ? demanda t-il.

_Je m'installe devant la cheminée pour que vous puissiez me prendre selon votre volonté mon seigneur, explicita t-elle, se sentant un peu bête de devoir formuler une telle évidence.

Discord se passa la serre sur le visage et secoua une boite de bois qui venait d'apparaître sous son bras. Elle n'arrivait pas à bien voir à cause de l'angle mais il lui semblait que c'était un exemplaire de monopony.

_Partenaire. De. Jeu, répéta Discord en détachant bien les mots et en ponctuant à chaque fois d'un coup de serre le bois, pour marquer ses propos.

Elle sentit le rouge lui monter aux joues alors qu'elle se redressait subitement et se confondait en excuses. Bien sûr que le seigneur Discord ne pensait pas à une chose aussi triviale que ça ! C'était un esprit du chaos bon sang ! Il était bien au dessus de ce genre de désir !

Le draconequus leva un doigt de sa patte de lion pour lui intimer le silence. Elle se tut alors qu'il venait auprès d'elle, qu'il soulevait le couvercle de la boite et commençait à déployer le plateau de jeu.

Elle ne pouvait pas vraiment dire qu'elle était surprise, en dix ans comme tout équestrien, elle avait fini par se faire à l'idée que le seigneur Discord suivait sa propre logique.

Mais tout de même : faire une partie de monopony avec elle ?

Elle s'efforça pourtant à ravaler sa surprise et à jouer du mieux qu'elle put. Elle savait très bien que partenaire de jeu ou non, Discord pouvait tout aussi bien la tuer, l'exiler ou faire encore ce qu'il désirait d'elle simplement comme ça, d'un claquement de doigts.

Parce qu'il en avait le pouvoir. Au propre comme au figuré.

C'était de notoriété publique que le draconequus ne voyait en Equestria qu'un terrain de jeu à disposer selon son désir. Il changeait la durée d'une journée, les saisons, les températures...quelque part, il faisait penser à un enfant qui s'amusait dans un bac à sable. A l'exception près que l'enfant avait des pouvoirs quasi-divins et que le bac à sable était la demeure de milliers de poneys.

La partie durait depuis une bonne heure.

Discord restait silencieux, concentré sur le jeu, sourcils froncés. Étrangement, il ne semblait pas à la terrestre que l'esprit du chaos utilisait ses pouvoirs pour se donner un avantage. Il le confirma quand il tomba sur la carte lui indiquant que son pion allait en prison, ne passait pas par la case départ et ne récoltait pas deux mille bits.

Un rictus ourla la bouche du draconequus quand il surprit le regard circonspect de la ponette.

_Tu te demande pourquoi est-ce que je n'ai pas changé le résultat du dé, pas vrai ? Ou modifié l'ordre des cases du plateau.

Elle hocha la tête.

_C'est parfois bien de perdre, expliqua simplement l'esprit du chaos. Gagner à chaque fois, ça devient lassant. On suit une ligne. On se prépare à ce qui suit. Et comme je te l'ai dit, je n'aime pas trop quand tout se passe comme prévu. Échec au fait.

Elle baissa les yeux sur le plateau pour constater qu'il avait changé. Un damier noir et blanc était apparu sur la zone de jeu et les pions étaient disposés comme des pièces d'échec. De ce qu'elle constatait, le seigneur Discord la mettait en échec avec deux maisons et un hôtel.

Elle bougea son roi – en fait, un billet de monopony – pour le mettre hors de portée des pièces du draconequus.

Mais à peine avait elle reposé la pièce sur le plateau de jeu que ce dernier se transformait une nouvelle fois, s'allongeant jusqu'à devenir un tapis vert.

_Dix, noir, pair et manque, annonça Discord qui s'était subitement retrouvé affublé d'un étrange couvre-chef vert et d'un gilet à rayures. Je gagne.

Elle le regarda sans comprendre. Ne venait-il pas de dire qu'il était bon de perdre de temps à autre ?

Comme s'il avait lu dans ses pensées – et connaissant les immenses pouvoirs du draconequus, c'était possible -, il se borna à sourire.

_Gagner, ça reste bien au final.

Il fit un vague signe de la main et les portes de la chambre s'ouvrirent.

_Tu peux rentrer chez toi, lui annonça Discord en se levant et en s'étirant.

Elle n'osait pas en croire ses oreilles. Est-ce que le seigneur Discord la laissait partir ? Comme ça ?

_Tu m'as diverti, dit-il en faisant quelques pas dans la pièce. Vois-ça comme ta récompense.

Si elle s'était écoutée, la ponette n'aurait pas hésité à se ruer au dehors, à mettre le plus de distance possible entre elle et tous ceux qui vivaient au palais. On ne crachait pas sur une chance pareille. Mais pourtant...

_Seigneur Discord ? Je sais que c'est beaucoup demander mais mon mari a été arrêté. Il a volé de la nourriture dans la réserve et d'après ce que j'ai entendu, le duc Sombra l'a fait condamner à mort. Peut-être pourriez-vous...

_Rentre chez toi, répéta Discord sans regarder la terrestre. Ton mari sera à la maison au matin.

Le cœur de la ponette manqua d'exploser de joie. C'était trop beau pour être vrai ! Le seigneur Discord en personne venait de lui assurer que son époux serait rentré demain ! Même Sombra ne pouvait s'opposer à la volonté du draconequus !

_Merci, dit-elle abasourdie, des larmes de joie coulant de ses yeux. Merci seigneur.

Discord ne répondit que par un geste magnanime de la serre, comme pour lui faire comprendre que ce n'était pas grand chose. La terrestre remercia encore quelques secondes avant de filer hors de la pièce. Le draconequus la regarda s'éloigner, notant le poivrier qui s'étalait très clairement sur son flanc.

Elle avait de la chance que sa marque soit inhabituelle et qu'on l'ait rapportée à Discord. Sinon, le draconequus ne se serait jamais souvenu de Séraphine, la vieille rivale de Celestia à l'époque où l'alicorne n'était qu'une adolescente malmenée par ses camarades de classe.

Quelque part c'était bien à cause de Séraphine que Celestia était allé chercher la paix dans la forêt et qu'elle avait trouvé Discord. Son amitié avec le draconequus et tout ce qui avait suivi, Séraphine en avait été un des moteurs. Indirects certes, mais un des moteurs quand même.

Elle méritait bien un geste de reconnaissance.

Restait juste à savoir comment Discord respecterait sa parole. Allait-il faire libérer son époux ou faire livrer son corps au domicile de la terrestre après l'exécution ? Dans les deux cas, il tenait sa promesse, son mari serait à la maison au matin.

Plongé dans ses réflexions, Discord se dit qu'au moins, l'avantage de contrôler le soleil et la lune c'était qu'il pouvait prendre autant de temps qu'il le désirait pour trancher la question.

¤¤¤

Le museau du pégase approcha si près du nuage qu'on aurait pu croire qu'il allait s'en servir pour sarcler le gaz. Les naseaux frémirent, reniflant, s'agitant. Ils continuèrent ce petit jeu quelques secondes avant de brusquement s'arrêter. Là. Juste là.

Le propriétaire du museau en question ne releva pas la tête. Au contraire même, il la plongea toute entière dans le nuage.

C'était toujours curieux de toucher des nuages, même quand on avait passé sa vie à les manipuler. Ils étaient doux et fermes à la fois, ni frais, ni chauds, juste à la bonne température. Plus d'un pégase l'aurait affirmé sans mentir : il ne s'était jamais aussi senti bien qu'auprès d'un nuage, à part peut-être contre le sein de sa mère. Et encore.

Le nuage était au centre de la vie du pégase, comme tous ceux de sa race. Du gaz, il en faisait son toit, il en tirait son eau, il le modelait selon ses besoins.

Quelque part, il savait que sans les nuages, la race pégase n'aurait qu'à faner puis mourir. Ce n'était même pas une pensée en l'air, c'était une réalité.

Depuis dix ans, les nuages de Cloudsdale protégeaient la Junte. Enfin, la Junte...ce qu'il en restait. Le pégase se souvenait bien d'avoir porté l'armure, d'avoir patrouillé dans les rues d'Equestria, d'avoir dû emprisonner quelques terrestres parce qu'on lui en avait donné l'ordre.

Mais ces souvenirs étaient flous, opaques. Comme s'il avait assisté à cela sans en faire vraiment partie. Il était né pour la guerre et formé à celle-ci. Il avait pris les armes et rempli son devoir. Et même s'il n'avait jamais été un grand soldat à cause d'une de ses ailes jamais remise d'un accident de vol, il avait essayé au mieux de se montrer digne de sa tâche.

Alors que penser du cataclysme qui s'était abattu sur eux ? D'abord le roi Hélios qui était assassiné à la St Galopin avec le Chancelier Strawberry, leur coup d’État salvateur, la situation qui se redressait lentement...puis l'horreur. Le cauchemar. Comme s'ils n'avaient que sorti la tête de l'eau pour mieux se noyer.

Tous les officiers tués les uns après les autres, le Commandant Haboob dos au mur qui tentait un coup de poker pour battre leur ennemi. Et la défaite par les nuages, la défaite de Caspar. L'endroit sacré des poneys volants, là où tant de générations de pégases avaient triomphé. L'endroit où eux avaient perdu.

Le plus terrible dans tout ça, c'est que lui n'avait pas eu la chance de se battre. Son handicap l'avait fait affecter aux troupes de renfort de l'armée régulière. Ils étaient censés fondre au nord de la mer de Caspar si le besoin s'en était fait sentir.

Il se rappelait avoir attendu et attendu encore. Lui et tous ses frères d'armes, les rebuts de l'armée pégase, pourtant prêts à lutter jusqu'à la mort pour prouver que même si leurs corps étaient imparfaits, leur volonté était de fer.

Quand ils avaient vu le messager du Commandant venir apporter ses ordres au capitaine Austru, tous les pégases avaient senti un frisson naître au bas de leur bassin et remonter le long de leur épine dorsale. Ils allaient enfin se battre. Enfin prouver qu'ils étaient dignes de leurs ancêtres.

Pourtant, le capitaine Austru n'avait pas obéi à ses instructions. Il n'avait pas commandé les troupes jusqu'à la mer de nuages. Au contraire, il avait fait sonner la retraite.

Tous les soldats s'étaient entre-regardés. Se retirer ? Au moment où leurs frères avaient le plus besoin d'eux ?

Austru avait été inflexible. C'était le repli.

Une vague d'indignation avait traversé l'armée. Le capitaine n'avait pas le droit de faire ça ! Comment pouvait-il regarder la bataille droit dans les yeux et s'en détourner ? Lui, qui avait connu la guerre contre la Horde et la victoire des Trois Pics ?

Sur le coup, le pégase blanc ne s'était pas expliqué. Il avait répété ses ordres et pris la tête de la colonne. Et étrangement, la troupe avait suivi. Elle brûlait de se battre, elle voulait aller au feu mais elle n'avait pas osé désobéir à une consigne directe de son supérieur.

La petite armée avait volé jusqu'à la station météo de Cloudsdale où elle avait déposé son paquetage. Les poneys étaient fourbus, et avaient soif d'explications. Austru avait tout simplement répondu qu'il avait appris que l'armée régulière avait été massacrée par leur ennemi et que dans ces conditions, une colonne de renforts composée de rebuts n'aurait aucune chance.

Un caporal s'était alors exclamé « alors quoi mon capitaine ? On reste là jusqu'à ce que les choses changent ou quoi ? ». Austru avait répondu d'une voix neutre : « messieurs, vous venez d'entendre le programme ». Puis, il s'était retiré sous sa tente.

Dans les premiers temps, l'armée n'avait pas osé y croire. C'était impossible. Le Commandant Haboob avait sûrement triomphé, leurs ennemis avaient fait passer un faux message aux renforts. Ils auraient l'air bien tiens, quand leurs camarades viendraient les chercher. Ils passeraient tous en cour martiale pour désertion, le capitaine Austru le premier.

Mais aucun camarade ne s'était présenté. Ni le premier jour, ni le second, ni le troisième. Ni aucun jour en fait.

Quelques pégases avaient pris sur eux de rallier la mer de nuages de Caspar pour savoir ce qu'il en était. Et d'après leurs dires...ce qu'ils y avaient trouvé était terrifiant. L'eau en suspension des nuages était devenu une barbe à papa rose et collante, dans laquelle des pégases s'étaient englués et étaient morts étouffés.

Des cadavres de l'armée régulière avaient été découverts écrasés au sol, leurs corps en parfait état hormis leurs ailes qui semblaient n'avoir jamais été là.

Et quelques survivants traumatisés, tournant en rond sans but dans le ciel, trop choqués pour dire précisément ce qui s'était passé. Mais c'était suffisamment clair : le massacre affirmé par le capitaine Austru avait bel et bien eu lieu. Et si l'armée avait été balayée comme un vulgaire stratus, il était clair que la colonne de renforts n'aurait en rien fait la différence.

La prise de conscience avait stupéfié tous les pégases : Austru leur avait sauvé la vie. Ça tenait peut-être de la lâcheté, mais ils avaient échappé à une mort affreuse.

A partir de là, le pégase blanc avait confirmé son statut de leader de la petite armée. Et quand il avait annoncé qu'ils resteraient longtemps à Cloudsdale, personne ne l'avait contredit.

Dans les premiers temps, ils avaient envisagé de retourner à terre mais cela s'était révélé impossible. Equestria avait été soudainement prise en otage par le même monstre qui avait décimé leurs rangs. La nation était devenue son jouet.

Les pégases n'avaient trouvé leur salut que dans l'exil à Cloudsdale où étrangement, leur ennemi les laissait en paix. Ils pensaient à leur famille, à leurs enfants, aux leurs restés au sol, à la merci de cette créature. Mais ils ne pouvaient rien faire.

Alors ce qu'il restait de la Junte avait fini par se faire une raison. Avec le temps, tous s'y étaient plus ou moins fait à la vie à la base météo. A travailler pour ne pas être désœuvré, à agrandir la station, à chasser des arcs-en-ciel pour en extraire le spectrum. A cultiver les nuages aussi, pour qu'ils aient de quoi manger.

C'était précisément ce qu'il faisait en ce moment. Cela leur avait pris du temps de transformer un bête nuage en zone cultivable pour les légumes, à trouver le moyen pour que les graines y poussent et ne traversent pas le gaz. Et c'était un peu gênant de se retrouver à faire un travail de terrestre, surtout sans leurs sabots verts. Mais en dix ans, ils avaient acquis de l'expérience. Et les carottes étaient mangeables, c'était déjà ça.

Il finit par la sentir. Une belle botte de légumes, juste devant lui. Il saisit les feuilles dans sa gueule et tira. Quelques secondes plus tard, tête et carottes sortaient ensemble du nuage.

Le pégase était satisfait de lui. Il n'avait qu'à l'apporter aux cuisines pour le repas de ce soir.

Du coin de l’œil, il vit le capitaine Austru passer à côté de lui, sans lui prêter attention et s'installer juste au bord du champ de nuages. Il n'avait pas besoin de l'observer pour savoir que l'officier allait perdre son regard dans l'horizon, comme s'il attendait un signe, ou un miracle qui ébranlerait Cloudsdale et remettrait ses habitants sur le sentier de la guerre.

Le capitaine faisait cela chaque jour depuis dix ans. Et on ne pouvait pas vraiment blâmer son supérieur pour cela, lui aussi caressait l'espoir qu'un beau jour, la situation se débloque.

Le poney volant resta encore quelques secondes avec la botte en gueule avant de déployer ses ailes et de se laisser porter jusqu'aux cuisines. Ce soir, c'était purée de carotte pour tout le monde.

¤¤¤

La chaleur de la forge était étouffante. Celestia avait l'impression d'être enfermée dans une étuve. Sa robe luisait de sueur et régulièrement, des gouttes de transpiration pendaient le long de son pelage avant de tomber au sol dans un rythme irrégulier. A chacune de ses inspirations, elle avait l'illusion d'avaler la fumée qui sortait d'un volcan.

Il faisait tellement chaud que Luna avait choisi d'attendre au dehors de la pièce. Celestia ne pouvait pas en vouloir à sa sœur pour ce choix. L'alicorne bleue avait toujours eu un certain rejet des hautes températures. Au contraire, le froid l'avait toujours attirée. Celestia se souvenait de vacances à la station de ski de Hooveschevel où Luna avait passé deux bonnes heures à cavaler sur les pistes, explorer la forêt de pins environnante et à faire des igloos. Elle avait même attrapé un rhume carabiné, sortant en pleine nuit pour faire un poney de neige.

Mais Luna n'avait jamais regretté son geste, même avec son museau qui coulait, la bouche sèche, et grelottante de fièvre sous les couvertures.

Celestia battit plusieurs fois des paupières pour dégager ses yeux. Ses cils accrochèrent quelques perles de sueur.

Mécaniquement, elle souffla pour se rafraîchir le visage.

Tout autour d'elle, le monde était une teinte de rouge. La pièce avait été pensée pour que la lumière du soleil se décompose dans des tons grenat quand elle pénétrait dans la salle, mais les flammes de la forge en action changeaient cela. Le feu élysiuméen détenait la rare caractéristique de ne pas comporter une nuance de jaune. Du rouge, de l'orange, du bleu et du vert quelquefois, mais jamais de jaune. C'était la couleur maudite, celle des Événements.

Celestia n'avait jamais vraiment su ce qui s'était passé à cette époque. Ses parents n'en avaient jamais parlé et alors même qu'elle était l'hôte de la Cité de Cristal depuis dix ans, et que l'Alma Mater lui accordait une pleine confiance, là aussi les lèvres des alicornes étaient restées closes. Seule Erèbe avait accepté de dévoiler quelque peu les souvenirs de cette époque. Et encore.

Celestia détourna franchement le regard quand le marteau du forgeron, entouré d'un halo rubis, frappa le métal. Des étincelles cobalt sautèrent jusqu'au sol cristallin.

_Tu n'es pas obligée de rester derrière moi pendant que je travaille, fit remarquer la voix de l'étalon, entrecoupée des coups réguliers de la masse sur le métal. Sors, si tu veux.

_J'aime bien voir pour apprendre, répondit Celestia, haussant le ton pour se faire entendre par dessus le boucan.

C'était tout à fait vrai. Avec l'âge, l'alicorne avait appris l'importance de l'observation. Se mettre sur le côté et regarder. Apprendre.

Ça n'avait pas toujours été ainsi. Plus jeune, Celestia était une tête brûlée. Foncer droit devant sans se poser de question, résoudre le problème par l'action, c'était son credo.

Mais avec le temps, Celestia avait grandi. Dans tous les sens du terme. D'abord, elle avait fini par atteindre sa taille de jument adulte : ses os ne la lançaient plus la nuit, sa corne avait définitivement arrêté de la démanger et elle avait même fini par se faire à sa crinière quadricolore.

Mais c'était dans sa tête que désormais, Celestia se sentait grande.

Elle avait l'esprit préoccupé plus par le bien être des autres et de sa sœur que du sien, et s'était faite à l'idée de cheminer lentement vers son objectif.

La première année de sa présence ici, ça n'avait absolument pas été le cas. Elle avait passé le plus clair de son temps devant le bouclier magique, à tourner et retourner en rond devant. Elle brûlait de descendre en Equestria, et de régler son compte à Discord.

Maintenant, elle le désirait toujours autant, mais c'était différent. Elle sentait qu'il ne s'agissait pas seulement d'elle et du draconequus. D'autres poneys étaient impliqués, des êtres qui souffraient sous la férule de l'esprit chaotique.

Celestia sentait le devoir peser sur ses épaules. Celui de redresser le pays une fois Discord défait.

La décade passée n'avait pas été qu'un entraînement pour son corps. Elle avait forgé son esprit en compagnie de l'Alma Mater, à se piquer de politique, à tirer les grandes idées de la politique alicorne et à voir comment elle pouvait les combiner avec ses vues personnelles. Elle avait passé de nombreuses heures les sourcils froncés, à se demander ce qui clochait en Equestria, pourquoi un système qui semblait si parfait – trois races, trois chefs, trois régimes – s'était révélé en fait si faible, sujet à la déstabilisation et au chaos.

Elle n'avait pas encore toutes les réponses. Mais elle ne désespérait pas de les avoir un jour et de pouvoir les apporter en Equestria.

Pour faire cela toutefois, il faudrait passer par la case guerre. Et c'était justement pour cette raison que Celestia se trouvait dans la forge d'Acamas aujourd’hui. C'était l'unique forgeron de l'Elysium. Alicorne massif au pelage gris souris, Acamas se mêlait peu à ses frères et sœurs de race. Il passait le plus clair de son temps dans son atelier, à travailler sans relâche ses feux et à battre ses ouvrages.

Dans les faits, Acamas maîtrisait mieux l'art du verre et du cristal, capable de remplacer à peu près n'importe quoi dans l'Elysium en très peu de temps. Mais le forgeron de la république alicorne savait, quand il le fallait, travailler d'autres matériaux.

Comme ici, le métal.

Malgré la chaleur, Celestia essayait de ne pas perdre une miette du fer chauffé à blanc, qui se transformait entre les sabots experts de l'artisan. Comment ce morceau de roche arraché à la montagne pouvait à se point se plier à la volonté d'Acamas ?

C'était stupéfiant. Celestia sentait en elle remonter cette faim de connaissance, cette soif technologique qui l'avait tant remuée à Manehattan.

Là où elle avait compris que quelquefois, la beauté n'était pas qu’esthétique, qu'elle pouvait être mécanique. Qu'un cœur pouvait battre derrière une mer de rouages, de courroies et de bielles, et que l'huile qui suintait de ce cœur mécanique n'était au fond pas si différent du sang qui coulait au sein de son homologue organique.

Celestia quitta la forge de ses pensées pour revenir à la véritable qui était devant elle. Dans quelques instants, elles seraient terminées. Déjà, les grands bacs remplis d'eau venue des sources semblaient frémir et s'agiter, comme s'ils savaient que le chef d’œuvre de leur maître approchait.

Acamas travaillait sur ce projet depuis de longues semaines. L'idée originale avait été de Celestia mais les plans avaient été tracés de la patte même de sa jeune sœur. Des croquis parfaits, avait commenté l'artisan avant de se mettre au travail. Luna avait parfaitement su respecter les proportions et donner vie à ce projet, simplement avec un fusain en gueule.

Étonnant comment l'univers martial seyait à l'alicorne bleue. Elle si taciturne en temps normal, Celestia l'avait déjà vue glousser à nouveau comme une petite pouliche pendant les entraînements de combat ou être complètement absorbée par des livres qui traitaient de stratégie et de tactique de très haut niveau.

Quelquefois, Celestia se demandait si ce n'était pas la manière de Luna de compenser un manque. Le manque de leurs parents.

Pour Celestia aussi, Hélios et Aztarté laissaient un vide cruel dans son cœur. Mais quand ils étaient partis, elle avait déjà dix-sept ans. Elle avait eu quelques moyens pour faire face.

Luna, elle, avait grandi dans leur absence. Et même si Celestia faisait ce qu'elle pouvait pour se poser en figure maternelle, ce n'était pas Aztarté. Ni elle, ni Erèbe, ni même l'Alma Mater ne l'était.

Celestia espérait qu'il n'y avait pas trop de souffrance derrière les grands yeux cyan de sa sœur.

Mais si elle-même avait été dévastée par la perte de leurs parents, comment une enfant comme Luna avait-elle pu tenir ? L'ancienne princesse des licornes ne cessait de se poser la question.

Et quelque part, elle ne voulait pas obtenir de réponse.

Dans un sifflement de Tartare, Acamas plongea ses ouvrages dans l'eau fraîche. La vapeur envahit la forge, masquant tout pendant quelques secondes. Celestia battit du sabot devant elle pour se dégager le regard.

Et enfin, elle les vit.

Émergeant de l'eau désormais bouillante, les plaques d'armures renvoyaient la lumière autour d'elles. Elles seraient les pièces centrales des caparaçons que les deux sœurs porteraient très bientôt.

Au cours de leur entraînement, Celestia et Luna avaient vite découvert qu'elles étaient plus efficaces en gardant les Éléments d'Harmonie près d'elles. Mais même si la télékinésie était un sort basique, il mobilisait de l'énergie magique. Énergie dont elles auraient bien besoin pour se battre contre Discord.

Sans compter qu'un instant de relâchement suffisait pour qu'un des joyaux n'échappe à leur contrôle.

Pour pallier à ce problème, Celestia avait émis l'idée de caparaçons conçus tout autant pour les protéger elles, que les Éléments.

L'idée de se voir en armure aurait encore fait sourire Celestia il y avait peu de temps. Mais ce n'était hélas plus une plaisanterie. Ou alors le sens lui en échappait complètement.

Depuis dix ans, elle et sa sœur se préparaient toutes deux à la guerre. Il fallait qu'elles soient fin prêtes.

Et avec le sort de protection qui arrivait à sa fin, il fallait qu'elles le soient maintenant.

¤¤¤

Les grandes portes du jardin s'ouvrirent avec fracas, laissant passer un Sombra rageur. La licorne marchait vite, manquant presque de se prendre les sabots dans sa cape écarlate. Les quelques domestiques qui se trouvaient sur son chemin se hâtèrent de faire de la place au Grand d'Equestria.

Le duc était capable du pire à tête reposée, alors quand il se laissait gagner par la colère...

Sombra maugréait en descendant le petit escalier de pierre qui reliait le palais ducal à ses jardins. Ces derniers avaient été conçus dans le pur style de Manedrid, avec tout ce que la proximité d'Agrabay avait pu apporter, des grandes fontaines aux qanats, en passant par les pergolas de roses.

La licorne avait trouvé particulièrement logique de reproduire les jardins de sa ville natale au palais. Comme un rappel permanent de son ancienne vie de bourgeois, pour lui remettre en mémoire ce qu'il avait été. Ce qu'il dépassait désormais en puissance et en respectabilité depuis une décade maintenant.

Et puis lire un traité de magie noire n'avait jamais été aussi agréable que dessous les feuilles d'un oranger.

Ce fut justement près de l'orangeraie qu'il retrouva maître Discord : recouvert d'un drap blanc, le draconequus était étendu de tout son long sur un transat en bois.

Il avait la tête versée en arrière, pliée selon un angle qui aurait rompu le cou à n'importe qui d'autre. Le bas de son visage était recouvert d'une mousse blanche, sur laquelle un poney passait régulièrement un rasoir à sabot.

Sombra avait du mal à comprendre comment le draconequus pouvait remettre ainsi sa vie entre les sabots d'un domestique. Il suffisait que le poney appuie le fil de la lame un peu plus bas, et il lui ouvrait le cou.

Il était vrai que la licorne doutait qu'une chose pareille puisse tuer un esprit du chaos. Mais malgré tout. Laisser un pouvoir si grand à un être qui par définition était à son service...

_Sombra, marmonna Discord sans lui jeter un regard. Belle journée ?

_J'ai à vous parler, répondit sèchement la licorne. En privé, ajouta t-il, jetant un regard méprisant au domestique.

Le poney interrompit le passage du rasoir sur la mâchoire de Discord, hésitant visiblement sur la marche à suivre. Devait-il obéir au Grand d'Equestria ou finir le rasage du seigneur du chaos ?

Discord trancha pour lui en faisant un vague signe de la patte.

_Tu peux te retirer, lui glissa l'esprit du chaos en se redressant lentement sur le transat. Nous reprendrons ceci plus tard.

Le poney courba la tête en déférence, passa un linge sur la figure de Discord, et attrapa le drap en gueule avant de s'en aller.

Discord le regarda s'éloigner quelques secondes avant de soupirer.

_Sweeney est vraiment un bon barbier. Tu devrais peut-être lui demander de te passer un coup de lame à l'occasion. Tes favoris font vraiment négligé.

_Je ne suis pas venu vous voir pour parler pilosité faciale, gronda Sombra en se plaçant devant le draconequus qui n'avait toujours pas bougé de sa chaise longue.

_C'est pourtant un sujet des plus intéressants, répliqua Discord qui s'était soudainement retrouvé affublé d'un costume et d'un haut de forme, une tasse de thé flottant à côté de lui.

Sombra se garda de rouler des yeux. Discord était impossible quand il le voulait.

_J'avais ordonné l'exécution d'un poney hier matin, expliqua la licorne grise. Et vous l'avez fait libérer. Pire, vous l'avez renvoyé chez lui avec un sac de nourriture.

_Et alors ? demanda Discord en haussant les sourcils.

_Maître, formula lentement Sombra, quand je prononce une peine capitale contre un traître, j'entends qu'elle soit appliquée. Vous l'avez soustrait à son châtiment.

_Il avait volé de la nourriture, objecta Discord. Ce n'est pas comme si c'était la pire trahison à laquelle nous avons été confrontés.

_Et vous avez aussi permis à sa femme de quitter le palais, poursuivit Sombra sur sa lancée. Alors que je l'avais réservée pour la nuit.

_Je ne vois pas le problème, répondit le draconequus.

_Vous êtes trop arbitraire, voilà ! s'exclama Sombra, frappant d'énervement de son sabot les azulejos sur lesquels il se tenait. Si vous annulez des condamnations pour votre seul bon plaisir, il n'y a plus de châtiment qui tienne ! Il faut de la logique dans l'administration de peines. De la rigueur. Et tout en sachant à quel point le concept peut vous être étranger, de l'ordre.

Discord se redressa sur son transat et quitta brusquement sa chaise longue, dominant Sombra de toute sa hauteur. Le duc se rendit alors compte à quel point quand il le voulait, maître Discord pouvait être grand.

_L'ordre m'est étranger ? répéta le draconequus, la voix prenant une teinte moqueuse. Regarde autour de toi. Regarde tes paisibles jardins, regarde tes canaux, regarde tes roses.

Il claqua des doigts. Tout autour de Sombra, la réalité se modifia à une vitesse effrayante : l'eau entra en suspension, s'amalgamant en sphères incolores qui grimpaient au ciel. La croissance des fleurs s'inversa, les pétales se repliant sur eux-mêmes jusqu'à ce que les plantes redeviennent boutons et rentrent en terre. Les motifs des azulejos ne cessaient de changer, grouillant comme des vers bleutés sur les pavés.

La licorne n'osa déglutir de peur que son système digestif lui aussi, ne soit affecté par la magie chaotique.

_Regarde à quel point si je le désire, je peux modifier les choses.

Sombra se sentit perdre l'équilibre. Les choses semblaient glisser autour de lui. Il tombait. Mais le pire, c'était qu'il tombait en haut !

Il battit des pattes, s’empêtrant dans sa cape, cherchant à s'accrocher à ce qu'il put. Il mordit dans une pergola pour freiner sa chute, le bois lui abîmant les dents, les épines de rose se fichant dans sa langue.

La douleur lui fit monter les larmes aux yeux. Quand il rouvrit les paupières, il vit deux immenses globes oculaires jaunes et rouges le fixer avec amusement, comme s'il n'était qu'un insecte sous la loupe d'un entomologiste.

_Si je le veux, je peux modifier la réalité au delà de toute compréhension, annonça Discord. Même toi, avec toute ta magie noire, tu deviendrais fou juste à essayer de comprendre ce que tu regardes. Je crois que tu as oublié un fait essentiel Sombra : tu es mortel. Moi, je suis bien au dessus de ça.

Sombra aurait voulu se confondre en excuses, se plaquer ventre à terre et implorer le pardon du draconequus mais son cerveau lui martelait toujours la même information : s'il lâchait la pergola maintenant, il était bon pour une chute sans fin jusqu'au delà des limites du ciel !

_ N'oublie pas ce que tu me dois, le sermonna l'esprit du chaos. Je t'ai fait régent de ce monde. Je t'ai donné un titre. Je t'ai donné un pouvoir immense. Et tu oses te plaindre que parfois les choses ne vont pas toujours dans la direction que tu souhaites ?

Discord siffla de colère.

_Ne m'ennuie pas avec tes caprices, petit duc. Ne viens pas gronder à mon oreille parce que pour une fois, tu n'as pas fait exécuter quelqu'un par lubie ou que tu n'as pas pu te ventrouiller avec une femelle.

Il approcha son museau de l'oreille de Sombra, si près que le duc sentit frémir les narines du draconequus.

_Est-ce que c'est clair ?

Malgré la douleur qui lui vrillait entièrement la mâchoire, Sombra s'efforça de hocher la tête. Discord claqua une nouvelle fois des doigts et dans un grand flash blanc, tout revint à sa place : l'eau regagna les canaux, les fleurs ressortirent de terre et les motifs des azulejos furent fixes pour de bon. Et le plus important, la gravité retrouva ses droits.

Sombra le comprit en s'écrasant douloureusement au sol, le corps meurtri contre les dalles bicolores.

Il se releva en chancelant, tandis que Discord avait paisiblement repris sa position initiale, allongé dans la chaise longue. Le barbier qui officiait quelques minutes plus tôt était même en train d'étaler à nouveau du savon à barbe avec l'aide d'un blaireau sur le menton du draconequus.

Sombra clopina à travers le jardin pour regagner la sécurité du palais ducal. Il avait besoin d'une bonne coupe de vin et de quelques prisonniers sur lesquels passer ses nerfs.

Mais le Grand d'Equestria retiendrait la leçon : il y avait des occasions où les mortels ne devaient surtout pas déranger les dieux...

¤¤¤

La plate-forme de l'Elysium semblait terriblement vide à Celestia. Aussi vide qu'à son habitude en fait. Et c'était bien ça le plus perturbant.

Dans quelques minutes, le sort de protection qui entourait la cité se briserait, condamnant la république à l'anéantissement. La jument supposait que les alicornes se seraient rassemblées pour fuir la ville avant sa fin.

Mais ses frères et sœurs de race vaquaient à leurs occupations comme si de rien était. Celestia ne comprenait pas comment ils pouvaient être si sereins à l'approche de leur fin.

Le bouclier de protection scintilla sous l'effet du soleil. L'alicorne blanche laissa son regard se perdre dans ses tons irisés.

Elle baissa le museau et soupira tristement. Ça allait être dur de quitter la cité de cristal. Au sens propre tout d'abord, puisque elle et Luna devraient naviguer dans l'explosion magique qui noierait bientôt l'Elysium. Mais aussi au sens figuré.

Qu'elle le veuille ou non, la république était son foyer. C'était là qu'elle était née, bien qu'elle n'ait plus de souvenirs de cette époque.

C'était là que sa mère l'avait envoyée se cacher pour que Discord ne la tue pas. C'était là qu'elle avait fait le deuil de ses parents et qu'elle avait grandi pour de bon.

Savoir que la ville de cristal et de verre allait disparaître, ça faisait quand même quelque chose.

Celestia sentit une patte se poser sur la sienne. Elle releva la tête pour tomber museau à museau avec sa jeune sœur, qui lui jetait un regard inquiet.

_Tout va bien Tia ? demanda Luna.

_Ça va, répondit Celestia en se forçant à sourire. C'est juste que...ça va être dur de laisser l'Elysium derrière moi.

_Tu es attachée à cet endroit, et nous le sommes aussi, lui assura sa cadette. Mais n'oublie pas que nous sommes toutes les deux arrivées ici en sachant que nous devrions en repartir un jour. Equestria a besoin de nous.

Le sourire de Celestia s'élargit un peu plus. Et c'est censé être moi la grande sœur, pensa t-elle. Elle entoura Luna de ses ailes, l'enlaçant avec amour.

_Tu as raison Lu. Je dois me reprendre. Nous avons une mission à remplir.

Elle maintint l'étreinte contre sa jeune sœur quelques instants avant de la briser et de porter à nouveau son attention sur le bouclier. Il ne faudrait pas faire d'erreur. D'après ce qu'avait dit l'Alma Mater, elles auraient quelques secondes pour filer avant que le retour d'énergie magique ne frappe l'Elysium.

_Erèbe t'embrasse au fait, dit Luna en se plaçant à côté de son ainée. Elle nous a aussi chargée de te remercier pour avoir permis de lancer le sort de protection.

Celestia regarda Luna sans comprendre. Que voulait dire Erèbe ? Le sort allait tuer l'alicorne couleur menthe, comme tous ceux qui avaient choisi de rester dans la cité de cristal. Comment pouvait-elle remercier Celestia pour ça ?

_Elle a dit qu'elle allait revoir Arcas et Aéther. Qu'elle serait à nouveau avec sa famille et qu'elle te disait merci pour permettre ça.

Celestia sentit son cœur se serrer. Erèbe avait peu parlé des siens au cours de l'exil elysiuméen des deux sœurs. Et elle n'allait pas la blâmer pour ça. Les Événements l'avaient dévastée au delà des mots, comme ils avaient ravagé toute la république.

Celestia soupçonnait d'ailleurs que le stoïcisme des alicornes devant leur mort imminente n'était qu'au final une manière d'être en paix avec elles-mêmes. Comme si elles n'auraient pas dû se relever après le règne de Lucimare et mourir avec les leurs.

_Nous n'avons pas vu Tante Alma par contre, poursuivit Luna. Elle s'est enfermée dans sa tour ce matin, dit l'alicorne bleue en pointant du sabot le donjon de cristal.

Celestia aurait aimé s'entretenir avec elle une dernière fois. Mais elle n'en avait plus le temps.

Elle enfila ses sacs contenant les pièces d'armures et les Éléments, grimaçant sous leur poids. Et encore, elle n'en portait que la moitié !

Elle déploya ensuite ses ailes, et attendit. Son cœur battait à en éclater. Elle était pratiquement sûre qu'à côté d'elle, sa jeune sœur ressentait la même chose.

Trois.

Deux.

Un.

Le bouclier s'évapora. Les deux sœurs s'élancèrent.

Dans la Tour des Éléments, l'Alma Mater sourit en voyant les deux silhouettes disparaître à l'horizon. Elles allaient y arriver. Elle en était persuadée. Elles avaient eu un excellent entraînement.

Un grondement sourd fit tinter le verre et le cristal de la cité. Le reflux magique arrivait. L'Elysium n'avait plus beaucoup de temps devant lui.

La jument lie de vin trotta jusqu'à un pan de la tour, dissimulé par une étoffe. Elle saisit le tissu en gueule et tira. La soierie tomba au sol dans un bruit mou, révélant un tableau désagréable aux yeux de l'Alma Mater : une alicorne au port aliter, à la robe souffre, à la crinière d'or et aux yeux d'argent.

La légende en lettres gaufrées, annonçait :

Son Altesse Lucimare, Dame Protectrice de la Noble République de l'Elysium

L'Alma Mater se laissa aller à sourire en voyant le portait honni. Un second grondement traversa la cité, alors que des lignes de rupture zébraient la ville tout entière.

_Je pensais que tu aimerais voir à quoi tu as conduit cette république que tu aimais tant, ma cousine, lança la jument au portrait.

Le tableau ne répondit pas. Évidemment. Mais il sembla à l'Alma Mater, une seconde avant que les lignes de ruptures ne se rejoignent et deviennent failles, que le regard de l'alicorne jaune était devenu bien plus noir.

Puis, comme si un géant avait soufflé sur la ville, l'Elysium s'écroula sur sa propre base, dans un maelström de cristal et de verre brisé.

Et il ne resta plus rien de la cité des alicornes.

Vous avez aimé ?

Coup de cœur
S'abonner à l'auteur

N’hésitez pas à donner une vraie critique au texte, tant sur le fond que sur la forme ! Cela ne peut qu’aider l’auteur à améliorer et à travailler son style.

Chapitre précédent Chapitre suivant

Pour donner votre avis, connectez-vous ou inscrivez-vous.

jojo
jojo : #28351
@BroNie Sweeney Todd le diabolique barbier de fleet street excellent film est très Jojo comme clins d'œil ;-)
Il y a 2 ans · Répondre

Nouveau message privé