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Brasier Année Zéro

Une fiction écrite par BroNie.

Seconde partie : Braises (2)

Surveiller le bon déroulement d'une construction n'était jamais une chose facile, le Chancelier Strawberry en savait quelque chose. Qui plus est quand on était en costume d'apparat vert sombre et brodé d'argent, une merveille pour les yeux et la pire des malédictions à nettoyer. Et mine de rien, sur un chantier, il y avait mille et une façons de se salir, entre la poussière, la sciure, la peinture et d'autres choses qu'on oubliait totalement jusqu'à ce qu'elles viennent souiller son habit.

Le poney fit un écart pour éviter deux ouvriers qui portaient une énorme poutre sur des tréteaux, dans le dessein de la scier pour l’amener à la bonne taille.

Strawberry épousseta sa tenue du sabot, dégageant les minuscules morceaux de bois charriés par le vent de sa veste de velours verte. Il n'aurait peut-être pas dû sortir la grande tenue mais Strawberry aimait les répétitions grandeur nature. C'était du moins ce qu'il affirmait en public. Il aimait surtout briller dans des tenues resplendissantes. À quoi bon être un des trois premiers poneys de la nation s'il ne pouvait pas le montrer un peu ?

Le chantier avançait bien.

La transformation de la grande place de Canterlot en lieu de sacre prenait doucement forme, entre les grandes enseignes de bois qui représentaient le soleil ou des licornes, et l'estrade qui s'élevait petit à petit.

Strawberry fit quelques pas de droite à gauche, se figurant que dans quelques jours, la place où il était allait être occupée par la crème des licornes d'Equestria. Il n'y aurait que très peu de terrestres et de pégases ce qui était logique en fin de compte : le sacre allait être un événement licorne, même si le futur monarque n'en était pas une techniquement parlant.

Strawberry serait là toutefois, ainsi que Tramonstane, sans doute en grand uniforme de cérémonie. Le conseil régnant se devait d'assister au couronnement de son tout dernier membre. Après tout, à l'époque, Aurum III et Tramonstane avaient fait le déplacement pour l'élection de Strawberry. Un bel événement, Manehattan avait fait la fête toute la nuit. Le Chancelier pouvait se targuer d'être des plus populaires. Il n'aurait pas été élu si cela avait été le contraire d'ailleurs.

Sans vraiment savoir pourquoi, Strawberry sentait qu'Hélios ferait un bon roi. L'idéal aurait été que Bronze monte sur le trône après son père mais la vie n'était jamais simple pas vrai ? Ils ne s'en tireraient pas si mal avec Hélios. Le simple fait qu'il était une alicorne, une race très rare en Equestria – on en trouvait qu'à l'Elysium après tout – laissait à penser au Chancelier qu'Hélios travaillerait pour la nation en son ensemble, plus que pour les licornes en particulier.

_Vous vous en tirez bien, lança Strawberry à l'attention de deux ouvriers qui clouaient des planches ensemble pour former le plancher de l'estrade. Mais est-ce que je pourrais conseiller que cette partie de la scène soit aplanie au même niveau que le reste du sol ? Le roi aura du mal à recevoir sa couronne s'il est de biais pendant la cérémonie.

Le ton était aimable, enrobé d'un sourire. C'était la grande force de Strawberry, toujours chercher la voie la plus diplomatique afin d'attirer le sabot de son interlocuteur sur le problème et surtout, ne pas le brusquer. C'était du travail parfois mais Strawberry savait y faire. Il aurait été un mauvais politicien sinon.

Les deux poneys hochèrent la tête et se mirent à corriger leur erreur. Strawberry s'accorda un nouveau sourire de satisfaction avant de s'en retourner consulter les plans du chantier.

Il avait le museau dans les feuilles depuis une bonne dizaine de minutes quand il sentit un sabot lui tapoter l'épaule. Il se retourna pour découvrir le contremaître, un casque de protection enfoncé sur la tête.

_M'excuse de vous déranger, Chancelier, articula le terrestre d'un accent prononcé, mais y a quelqu'un qui demande à vous voir. La dame, là, affirma-t-il en pointant de la patte une jument à la robe gris perle, à la crinière acajou et aux yeux verts, qui se tenait à quelques pas derrière lui.

_Merci, je m'en occupe, affirma Strawberry en reposant les plans sur la table et en se dirigeant vers la jument.

Fronçant les yeux, le Chancelier remarqua qu'il la connaissait. Ou qu'ils s'étaient déjà vus au moins une fois ou deux. À une fête peut-être, un de ces bals licornes qu'affectionnaient le prince Bronze. Strawberry avait dû y aller pour faire bonne figure et ne pas laisser croire que les terrestres se moquaient complètement des divertissements des licornes huppées, ce qui était pourtant le cas. Mais on l'avait élu pour servir son peuple non ?

À la soirée, c'était la jument qui s'était introduite à lui, comme une parente éloignée du roi Aurum. Elle ne lui avait pas laissé une très bonne impression. On allait voir si elle allait se rattraper cette fois.

_Mademoiselle ? l'interpella Strawberry en arrivant à son niveau. Le contremaître m'a dit que vous désiriez me parler ?

_Je peux attendre que vous ayez fini si vous avez quelque chose d'important à faire.

Le ton était posé, chaud et assez agréable. Une voix de politicienne.

_Ne vous inquiétez pas je risque d'en avoir encore pour un bout de temps avant de superviser tout ça. Je peux bien prendre cinq minutes pour parler avec vous, mademoiselle. Mademoiselle ?

_Ira, répondit la jument grise. Je suis la duchesse Ira.

_Ah oui, s'exclama Strawberry dans une expression parfaitement maîtrisée de fausse évidence. Et que puis-je pour vous duchesse ?

_Pouvons-nous en parler en marchant ? Loin des oreilles indiscrètes ?

Le Chancelier eut un geste de la patte pour l'inviter à ouvrir la voie, ce que la duchesse fit.

_Les préparatifs avancent bien on dirait, commenta Ira d'un geste du museau envers l'estrade.

_Le couronnement approche, répondit Strawberry en passant un sabot dans sa crinière verte pour en retirer un éclat de bois. Il faut bien que tout soit prêt à temps. Après tout, c'est un sacre.

_Oui un sacre... c'est justement à propos de ça que je voulais vous voir Chancelier.

Strawberry lui fit un signe de la patte pour l'inciter à parler. Ira ne se fit pas prier longtemps.

_Je voulais attirer votre attention sur l'erreur qu'il serait de se ruer aveuglément sur Hélios pour lui donner la charge de roi des licornes sans y réfléchir à deux fois auparavant.

_Mais il n'y a pas à réfléchir, répliqua le Chancelier, le roi Aurum l'a désigné comme successeur. Et les barons licornes ont entériné cette décision.

_À vrai dire Chancelier, mon oncle a désigné l'héritier de son fils comme successeur, il n'a pas explicitement cité Hélios.

Strawberry nota que c'était typiquement le genre de réponse que lui-même aurait pu faire lors d'un débat politique. Préciser les choses à l'extrême pour mettre son adversaire en difficulté. Un coup classique et souvent très efficace. Mais c'était le monde du Chancelier les belles paroles. Il savait en jouer aussi.

_Aurum a désigné celui que son fils avait choisi comme successeur pour reprendre ses propres mots. Le prince Bronze avait confié le soleil à Hélios le temps de la guerre, ce qui signifiait très clairement qu'il comptait sur lui pour assurer la charge le temps qu'il revienne. Donc, être son successeur, très techniquement.

_Intérimaire, souligna Ira.

_Mais successeur quand même, renchérit Strawberry.

La jument grimaça, l'air de dire qu'elle concédait le point à son interlocuteur pour faire avancer le débat mais qu'elle continuait de s'en tenir à sa version.

_Ce que je veux dire, reprit la duchesse, c'est qu'il ne me semble pas normal que la couronne arrive sur la tête d'un poney qui n'est ni de la famille royale, ni une licorne tout court.

_Quelques siècles en arrière, il ne semblait normal à personne que les pégases, les poneys et les licornes puissent vivre ensemble et pourtant, les Trois Tribus se sont unies. Les temps changent duchesse, les mœurs aussi.

Ira plissa le museau, signe très clair qu'elle n'avait pas l'habitude qu'on lui résiste et qu'elle n'aimait pas ça.

_Monsieur le Chancelier, dit-elle d'une voix qu'elle enroba encore d'une couche supplémentaire de douceur et de chaleur, je vais être plus franche avec vous. J'ai des droits sur le trône des licornes puisque je suis la seule descendante de Platinium encore en vie aujourd'hui. Et je compte bien faire valoir ces droits. Certaines licornes sont prêtes à me suivre, d'autres doivent encore être convaincues. Mais je peux devenir reine.

_C'est possible en effet, concéda Strawberry. Mais c'est aux barons licornes de voir ça, pas à moi. Je ne suis en charge que des affaires internes d'Equestria et de ce qui concerne les terrestres.

_Monsieur le Chancelier, dit Ira en secouant la tête, ne me prenez pas pour une idiote s'il vous plaît. Vous êtes un des trois membres de la troïka. Votre pouvoir va bien au delà de Manehattan. La preuve, vous être en train de diriger la construction pour le sacre, qui sera une cérémonie licorne.

Strawberry arrêta soudainement de marcher et fit face à la duchesse :

_Qu'est-ce que vous voulez de moi exactement ?

_Que vous souteniez ma cause.

_Et pourquoi est-ce que j'aurais envie de faire ça ? Qu'est-ce que ça m'apporterait ?

_Premièrement, énonça Ira en comptant sur ses sabots, une coopération renforcée entre les licornes et les poneys, au détriment des pégases s'il le faut. Deuxièmement, une position de conseiller spécial à la cour, que vous pourrez occuper une fois que votre mandat de Chancelier des terrestres sera terminé. Et troisièmement, si vous faites en sorte de m'aider à ce que je devienne reine, je ferai moi, en sorte de toujours vous offrir un sabot amical.

Alors qu'elle achevait sa phrase, la duchesse laissa s'égarer sa patte dans la fourrure rouge de Strawberry.

_Et parfois même plus qu'un sabot, si vous voyez ce que je veux dire...

Le Chancelier se tint extrêmement silencieux pendant les quelques secondes qui suivirent, où il découvrit dans les yeux d'Ira le regard de braise le plus intense qu'on lui ait jamais jeté. Puis il se mit à pouffer avant de partir d'un grand éclat de rire.

_Navré de vous décevoir mademoiselle la duchesse, hoqueta-t-il entre deux rires, mais si vous aviez été mieux renseignée, vous auriez su qu'en plus d'être honnête, je suis homosexuel. Vraiment désolé pour vous, s'étrangla-t-il en écrasant un sabot contre sa bouche.

Ira eut un mouvement de recul comme stupéfaite que sa séduction n'ait pas marché et serra les lèvres, le rouge de la colère empourprant son visage.

_Je peux aussi être moins amicale, prévint-elle, sa voix devenant soudainement plus froide et plus menaçante. Je sais tout monsieur le Chancelier. Tout sur tout le monde. Je peux me taire ou parler. Ça dépendra de vous.

Strawberry chassa une larme de rire du coin de son œil avec un sabot et dut attendre quelques secondes avant de se reprendre.

_Comme je vous le disais mademoiselle Ira, je suis un poney honnête. Je sais que ça sonne bizarre dans la bouche d'un politicien, mais je ne mens pas. Je n'ai aucun squelette dans mes placards. Allez les fouiller si ça vous amuse.

Et c'était totalement vrai.

Strawberry avait appuyé sa politique sur la transparence totale, ce qui l'avait toujours obligé à être le poney le plus honnête d'Equestria. Accessoirement, c'était cette probité qui lui avait permis d'être élu aussi largement au poste de Chancelier, dépassant des adversaires politiques parfois plus compétents que lui. Mais moins honnêtes.

Il eut une ombre de sourire et pointa de la tête la construction en cours.

_Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, je dois retourner superviser le chantier. Après tout, on couronne un roi bientôt. Vous en avez peut-être entendu parler, gloussa-t-il en s'éloignant à petits pas, plantant la duchesse sur place.

Il riait toujours en allant reprendre les plans en sabot, repensant au visage déconfit de la jument quand il s'était ouvertement moqué de sa tentative de corruption. Il ne savait pas que le rouge donnait cette couleur là sous des poils gris d'ailleurs. Très beau dégradé violacé.

Il faudrait qu'il en parle ce soir au dîner avec son compagnon, ça le ferait rire aussi.

À chaque jour qui passait, le Chancelier Strawberry regrettait de moins en moins d'avoir été élu à ce poste.

¤¤¤

Les sabots du marquis Nobilitas foulaient avec précaution les cumulonimbus. Il avait beau être sûr d'avoir réussi son sort, la preuve la plus évidente étant qu'il ne tombait pas droit vers le sol, il ne pouvait pas s'empêcher d'être prudent et de ne poser les pattes que lentement les unes après les autres. Il aurait préféré que la rencontre se fasse sur le plancher des vaches mais il fallait savoir se sacrifier pour certaines occasions. Comme ramener dans son camp le Commandant Tramonstane, chef suprême des pégases.

La cité-nuage de Stormpit, comme le découvrait le marquis, n'aurait pas pu effectivement porter un autre nom. C'était un amas de nuages très long à la surface aplanie, sur lequel les pégases avaient construit leurs habitations. Quoique ça ressemblait plus à un camp militaire qu'autre chose, esprit martial oblige. La plaine cessait brusquement d'en être une juste en son centre puisque les modeleurs de nuages avaient creusé un gigantesque entonnoir qui s’amincissait au fur et à mesure qu'il plongeait vers le sol.

Le puits tranchait avec le reste de la cité par sa couleur noire, en raison des multiples nuages d'orages qui vivaient en son sein.

Nobilitas avait entendu dire que plus on allait profondément dans l'entonnoir, plus les orages devenaient violents, et que seuls les pégases les plus talentueux pouvaient plonger tout au fond et en remonter vivants. C'était par ce biais que les pégases s’attribuaient leurs grades militaires : plus on se distinguait dans le puits, par sa vitesse, son agilité et sa capacité à braver la mort pour en ressortir en un seul morceau, plus on s'élevait dans la hiérarchie des poneys volants.

Nobilitas avait lu que le Commandant Hurricane, père fondateur de la nation, avait un jour fait le parcours en trente secondes, un record jamais égalé depuis. Tramonstane lui-même, le pégase le plus haut gradé d'Equestria était sous cette limite. Mais de très peu. Et il se murmurait même qu'il serait en phase de la dépasser un jour.

Une rafale de vent manqua de faire chanceler le marquis qui jeta un regard désespéré à sa pauvre montgolfière, qui crevait la couche nuageuse, ballottée par les vents.

La prochaine fois il y réfléchirait à deux fois avant de vouloir rencontrer le chef des pégases. Elle l'avait bien eu Ira quand elle avait divisé leurs tâches, en se chargeant de convaincre Strawberry. Au moins le Chancelier ne vivait pas à des dizaines de mètres en hauteur et la jument ne se gelait pas le pelage sur une cité-nuage, elle.

Qu'est-ce qu'il ne fallait pas faire pour la cause.

Pour être tout à fait honnête, Nobilitas n'aurait sûrement pas fait le déplacement si ce n'était pas Ira qui le lui avait demandé. Il ne s'était pas déplacé que pour les beaux yeux de sa maîtresse, mais surtout pour lui montrer qu'elle avait eu raison de le choisir comme complice.

Le plus ironique dans tout ça, c'était que des deux, Nobilitas était de loin celui qui croyait le moins à la cause licorne. C'était un raciste de salon bon teint, toujours prêt à lever son verre aux discours anti-pégases ou à glisser une remarque désobligeante à l'attention des terrestres mais le marquis n'y avait jamais vraiment cru. Il s'en moquait à vrai dire.

Pour Nobilitas, les poneys se divisaient en deux catégories : ceux qui pouvaient lui être utiles et ceux qui ne lui servaient à rien. Les premiers étaient utilisés, les autres laissés de côté. Et c'était tout, il n'y avait pas de troisième catégorie.

Quoiqu'il y avait Ira. La jument était trop unique pour entrer dans une des deux cases. On ne pouvait pas vraiment dire qu'il utilisait la duchesse, c'était même plutôt le contraire. Mais c'était librement consenti, d'autant plus que Nobilitas jouait sur du long terme avec elle.

Ira reine, elle n'oublierait pas le premier poney à l'avoir épaulé depuis le début, à s'être porté garant pour elle dans le monde de la noblesse licorne.

Nobilitas se voyait bien ministre de quelque chose, conseiller ou n'importe quoi avec un peu de pouvoir. Un poste occulte lui irait aussi.

Et s'il pouvait rester favori de la reine dans la foulée, ça ne serait pas pour lui déplaire non plus.

C'était un gros coup à jouer de mettre Ira sur le trône mais la récompense serait à la hauteur de l'effort fourni.

On avait rien sans travail après tout.

Stormpit était agité en tout cas et pas que par les vents : tout autour du marquis, des dizaines et des dizaines de pégases de toutes les couleurs volaient dans toutes les directions, ici sculptant des nuages, ici, filant simplement à grande vitesse.

Le marquis héla un pégase qui passait à côté de lui, pour lui demander à trouver le Commandant Tramonstane. Le poney répondit de se rapprocher du puits des tempêtes.

Nobilitas s'y dirigea donc. Pas la peine de demander son chemin tant le bruit de la foudre et du tonnerre se faisait plus fort à chaque pas qu'il faisait dans cette direction. Au bout de dix minutes de marche, l'aristocrate arriva à destination.

Une demi-dizaine de jeunes pégases en armure et en uniforme, presque des poulains entouraient le puits des tempêtes, certains jetant un œil inquiet à l'intérieur, d'autres se tenant plus immobiles que les statues qui décoraient la cité-nuage.

Un pégase bleu pâle, plus âgé que les autres, se maintenait au-dessus du trou, faisant de grands gestes à l'attention d'un cadet qui avait l'air de vouloir se cacher derrière les nuages pour qu'on ne le voie pas. Le marquis n'eut aucun mal à reconnaître le Commandant Tramonstane dans le grand pégase. Nobilitas se rendit compte en faisant encore quelques pas, que le puits était relativement silencieux, comparé aux volumes des remontrances du membre du conseil régnant.

_Mais oui, s'exclama le chef suprême des pégases en jetant un regard noir au jeune étalon qui en tremblait sur ses pattes, c'est ça j'ai compris ! Tu t'es dit que te retirer les valseuses, ça serait plus aérodynamique, que ça te ferait gagner quelques secondes, c'est ça ?

Le poney ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit.

Tramonstane se hâta d'enchaîner :

_Et c'est pour ça que t'oses pas sauter. Parce que tu les as plus. Si c'est pour une question d’aérodynamique, rien à dire, je respecte. C'est juste dommage pour la pauvre pouliche qui aurait peut-être éventuellement accepté de te prendre comme époux par pitié – et encore je suis gentil, même en la payant la malheureuse, elle sera pas rendue avec un naze comme toi – que tu sois plus capable de l'honorer tous les premiers samedis du mois.

Tramonstane vola jusqu'à son élève pour le regarder dans le blanc des yeux :

_Je vais t'expliquer comme ça va se passer, le bleu. Tu vas retourner chercher tes bijoux de famille sur ta table de nuit, les remettre à leur place, redevenir un pégase digne de ce nom, et tu vas sauter dans ce puits. Tu vas sauter et t'as intérêt à me tomber un record si gros que j'ai un orgasme juste en calculant le niveau d'ailolienne. Parce que je deviens grognon si j'ai pas mon orgasme du jour et crois-moi gamin, t'as pas envie de me voir de mauvaise humeur. Ton flanc non plus quand je l'aurai frappé si fort pour compenser ma frustration que tu te seras envolé jusqu'à Baltimare. C'est pigé la bleusaille ?

Le pégase croassa un « oui » ridicule auquel fit écho le sourire du Commandant.

_Parfait petit. Alors on y va ? demanda-t-il en se plaçant juste à côté de l'étalon et en le poussant dans le puits sans autre forme de procès.

Le cri du jeune pégase ne dura qu'un instant avant que le vacarme des orages ne recouvre sa voix. Les autres poneys se rapprochèrent de l'embouchure pour regarder, Nobilitas intrigué fit de même.

Pendant près de cinq minutes, toute l'assemblée fut silencieuse, tête penchée vers le puits. Au terme d'un autre long moment, le jeune pégase en ressortit, haletant de fatigue, le pelage noirci par ce qui semblait être des traces d'éclairs.

_Tu t'en tires pas si mal, commenta Tramonstane, tu pourrais même avoir la médaille de bronze si tu affrontes rien de plus gros qu'un poulain de cinq ans. Allez retourne t'entraîner avant que je commence à perdre patience. Et ça vaut pour vous tous les bleus ! hurla-t-il à l'attention des autres cadets qui s'envolèrent dans une volée de plumes colorées.

Le Commandant passa presque une autre minute complète à insulter les jeunes pégases alors qu'ils s'éloignaient du puits. Puis son regard se posa sur Nobilitas et devint franchement noir. À côté de celui ci, celui qu'il avait jeté au jeune étalon juste auparavant était d'une rare bienveillance.

_Qu'est-ce qu'un cornu fout ici ?

Bien que la question ne lui était pas directement posée, la licorne se saisit de l'occasion pour briser la glace.

_Bien le bonjour Commandant. Je suis le marquis Nobilitas.

_Connais pas. Et je maintiens ma question : qu'est-ce qu'un cornu fout ici ?

_Je suis venu vous parler, répondit l'étalon avec un sourire, ignorant délibérément les insultes de son interlocuteur.

_Faut voir ça avec mon aide de camp. Les rendez-vous avec la haute, c'est avec lui qu'il faut gérer.

_Ça ne prendra qu'une minute Commandant, l'assura Nobilitas qui souriait tant qu'il avait l'impression que sa mâchoire allait craquer. S'il vous plaît, j'ai fait le voyage depuis Canterlot...

_Je vous donne cinq secondes, lâcha Tramonstane en lissant sa crinière outremer.

Le marquis écarquilla les yeux. Cinq secondes ? Il allait devoir faire vite.

_Je représente les intérêts de la duchesse Ira au trône des licornes de Canterlot et nous aimerions avoir votre appui, dit Nobilitas, le plus vite et le plus distinctement qu'il le put.

_La politique cornue m'intéresse pas, répondit Tramonstane en lui tournant le dos et en s'éloignant.

_Commandant, attendez ! s'écria la licorne en galopant pour le rejoindre. Je vous assure que nous avons besoin de vous.

_Comme je viens de vous le dire, la politique des cornus, je m'en bats le flanc avec les quatre sabots. Vous pouvez me proposer ce que vous voudrez, j'écouterai même pas.

_Commandant, s'il vous plaît ! supplia Nobilitas. Il n'y a donc aucun moyen par lequel je pourrais vous demander d'écouter ma proposition ?

Tramonstane pila brusquement et eut l'air de réfléchir.

_Y a p'tet un moyen...

Sans qu'il réalise exactement comment, dix minutes plus tard, Nobilitas se tenait au bord du puits des tempêtes, le corps engoncé dans une armature de métal, de laquelle dépassaient deux ailes artificielles.

Le marquis avait cru comprendre qu'il s'agissait d'un planeur, utilisé par les pégases aux ailes blessées et par ceux trop vieux pour les faire battre correctement. Tramonstane avait accepté de le laisser parler cinq minutes sans l'interrompre s'il réussissait le test de plonger jusqu'au fond du puits et en remonter en un seul morceau.

_Vous inquiétez pas, lui avait dit Tramonstane, je serai pas vache. On va mettre le puits au minimum pour votre passage.

Eh bien même au minimum, le puits des tempêtes restait sacrément impressionnant. De là où il était, Nobilitas voyait un grand tunnel noir sans fond, éclairé de temps à autre par des flashs blancs qui lui brûlaient les yeux.

_C'est pas dur, lui expliqua le pégase qui l'assistait en l'aidant à régler les derniers détails de l'armature. Vous avez juste à vous laisser porter par les vents.

Le pluriel affola les oreilles du marquis. Comment ça les vents ? Parce qu'il y en avait plusieurs là dedans ?

_C'est quand vous voulez, lui dit le pégase en désignant le puits du sabot.

Nobilitas sentit son estomac se tendre. Il prit une grande goulée d'air, ferma les yeux et fit un pas en avant.

Dans les premières secondes de la chute, il ne sentit pas une grande différence avec marcher sur les nuages. Le souffle de l'air agitait toujours autant sa crinière, sa moustache était toujours plaquée contre son visage.

Mais quelque chose le redressa brusquement comme s'il avait traversé un mur invisible avec son corps sans se faire mal mais que le choc lui avait fait pousser deux grandes ailes sur son dos.

La douleur lui fit rouvrir les yeux et il constata que le planeur s'était bien ouvert. Saisissant le mors à pleine gueule, comme lui avait montré le pégase instructeur, il tenta tant bien que mal d'apprendre à naviguer.

Un coup à droite, un coup à gauche. Ce n'était pas facile mais le marquis commençait à prendre le coup de sabot.

Ce fut quand un flash blanc frôla son pelage crème que Nobilitas se souvint qu'il n'était pas dans un vol de plaisance mais bien au cœur de l’endroit le plus dangereux de Stormpit.

Il tira sur le mors pour redresser le planeur et sentit avec plaisir le vent se mettre à le porter. Encore quelques secondes à attendre pour atteindre le fond et il pourrait remonter.

Ce n'était pas si dur que ça au bout de quelques minutes de pratique. Les pégases faisaient vraiment tout un foin pour rien.

C'était du moins ce que pensait Nobilitas avant qu'un éclair ne foudroie le planeur. Il sentit un choc accompagné d'un craquement sinistre au-dessus de son épaule gauche et se sentit dériver. Il perdait totalement le contrôle et commençait à partir en vrille. Le marquis Nobilitas tué dans un accident aérien, ça ferait les choux gras de Canterlot pendant des semaines.

À moins que...

Se maudissant pour ne pas y avoir songé plus tôt, Nobilitas ferma les yeux et se concentra. Sa corne se mit à briller et un halo enveloppa la licorne et son planeur. Par télékinésie, le marquis interrompit sa chute et se stabilisa. Il n'y avait plus qu'à remonter maintenant.

Ce fut l'affaire de longues minutes de concentration magique et de suées froides quand un éclair menaçait de tout mettre par terre, au sens propre comme au figuré.

Finalement, ce fut un Nobilitas haletant qui retrouva le contact ouaté de la plaines des nuages, s'écrasant plus qu'il ne se posa aux pattes de Tramonstane.

_Pas si mauvais que ça pour un cornu, admit le militaire avec un sourire un peu condescendant. Mais vous êtes pas allé jusqu'au fond, techniquement, j'ai même pas à vous écouter. Mais je suis un pégase sympa, je vous laisse deux minutes pour m'expliquer en quoi vous avez besoin de moi.

Nobilitas manqua de s'écraser le sabot contre le visage. D'abord le puits puis tout devoir expliquer en deux minutes ? Pourquoi est-ce qu'il faisait tout ça déjà ?

Ah oui, pour Ira.

Elle avait intérêt un, à devenir reine et deux, à ne pas l'oublier, avec tout ce qu'il faisait pour elle.

Son poste dans le nouveau gouvernement licorne de sa maîtresse, on ne pourrait pas dire que Nobilitas l'aurait volé.

¤¤¤

Le professeur Regal, coupe-papier en patte, ouvrait son courrier du jour à son bureau alors que la cloche venait de sonner la fin des cours et que ses élèves rentraient chez eux. La licorne n'avait pas d'autre choix que de se faire livrer ses lettres à l'école pour la simple et bonne raison qu'il y était plus souvent que chez lui.

Il y avait des factures, les habituelles publicités et aussi...

L'attention du professeur fut attirée par une belle enveloppe, frappée du sceau officiel de la Chancellerie. Regal l'ouvrit sans attendre.

Monsieur le professeur Regal.

Depuis quelque temps déjà, l’académie de Manehattan étudie des professeurs dans tout Equestria afin de parfaire ses savoirs pédagogiques. Vos méthodes de travail ont reçu un bon écho au sein de notre conseil d'administration et nous aimerions vous rencontrer personnellement à Manehattan afin que nous puissions discuter de vive voix de votre discipline et envisager de vous intégrer au personnel scolaire de l'académie.

Nous comptons sur votre présence dans nos locaux dans l'après-midi du jeudi qui vient.

Bien évidemment, nous vous demanderons de rester très discret sur cette affaire tant que rien n'est signé, vous connaissez le milieu autant que nous, les jaloux et les envieux sont nombreux.

En espérant vous voir ce jeudi,

Le délégué à l’Éducation auprès du Chancelier Strawberry et recteur de l'académie supérieure de Manehattan.

Regal eut du mal à se retenir pour ne pas danser de joie sur son bureau. Enfin !

Enfin les huiles le reconnaissaient à sa juste valeur et allaient le faire monter en grade.

Ce n'était pas trop tôt, après tout ce temps à faire cours à ces gamins insupportables, qui faisaient des farces stupides, comme tout casser dans l'école dès qu'il avait le dos tourné. Il n'avait pas encore trouvé le coupable d'ailleurs mais...

Une minute... ce jeudi après-midi ? Mais c'était le jour des retenues ! Regal ne pourrait pas être à son rendez-vous de Manehattan, à moins que...

La licorne leva la patte pour attirer l'attention de Celestia qui était dans les dernières à quitter la salle de classe.

_Mademoiselle Celestia, lui dit Regal d'un air le plus neutre possible, j'ai bien réfléchi à votre retenue de jeudi prochain et j'ai décidé de la décaler à la semaine suivante.

L'alicorne le regarda avec des yeux ronds, sans rien dire.

_Cela vous laissera plus de temps pour aider vos parents pour le sacre, poursuivit Regal pour se justifier. Et puis comme ça, vous aurez plus de temps pour vos recherches sur les taupes avant de faire cette dissertation.

_Très bien professeur, répondit simplement l'adolescente.

_Allez, filez maintenant, lui ordonna Regal en lui désignant la sortie du sabot. Vous avez des devoirs à me rendre demain, alors faites-les au plus vite.

Ce ne fut que lorsque Celestia fut sortie de l'école qu'un petit sourire de satisfaction vint briser son masque de quiétude. Passer toutes ces heures à tourner les mots pour faire une vraie-fausse lettre de l'académie avait payé on dirait. Comme d'arriver à trouver un tampon ressemblant assez à celui de l'institution pour faire illusion d'ailleurs.

La toute première étape du plan de l'alicorne et de Discord était remplie : elle avait les pattes libres ce jeudi après-midi, l'occasion rêvée d'aller se distraire en se rendant à une cutieañera et en se vengeant de sa rivale.

¤¤¤

Depuis plusieurs années qu'il travaillait pour la duchesse Ira, d'abord comme simple domestique avant de gravir les échelons et de devenir majordome, Alfred avait appris à éviter une certaine pièce dans l'hôtel particulier de sa maîtresse, quand cette dernière l'occupait.

C'était la salle qui se situait tout en haut de l'immeuble, sous les combles. Du temps des parents de la duchesse, l'endroit servait de débarras.

La jument avait transformé la pièce en la remplissant à ras bord de bibelots, de vases et de statuettes en toc, presque à en faire craquer les murs. Alfred avait tout d'abord pris cela pour une excentricité de sa patronne. Et pourquoi pas. Les poneys de la haute société avaient parfois des manies bizarres.

C'était la première fois qu'il l'avait vue s'y enfermer il y a des années de cela, après qu'une autre aristocrate l'ait insultée à un bal que le majordome avait compris à quoi Ira destinait cette pièce. C'était tout simplement là qu'elle passait ses nerfs.

Elle pouvait fracasser les assiettes en faïence, frapper les statuettes en plâtre de ses sabots et pulvériser les bijoux en verre coloré, sans détruire quelque chose auquel elle tenait vraiment et qui ne lui coûterait pas une fortune à remplacer. Il y avait un côté infantile chez la duchesse de vouloir tout casser quand elle était contrariée. Mais aussi incroyablement adulte d'avoir prévu une pièce entièrement prévue à cet effet, qui pouvait être à nouveau remplie à ras bord moins de vingt-quatre heures après ses crises de rage.

La duchesse s'était enfermée dans la salle depuis près d'une demi-heure, avec son ami, le marquis Nobilitas, et Alfred, depuis le premier étage où il époussetait les rideaux, pouvait très bien entendre les cris de rage et les bruits des objets qu'Ira réduisait en miettes. Passant la brosse sur le velours bordeaux, le majordome poussa un soupir fataliste et se dit que les vendeurs de bibelots d'Equestria n'allaient pas faire une mauvaise journée.

Dans la fameuse pièce en question, Nobilitas était à moitié affalé sur un canapé défoncé dont les ressorts jaillissaient de tous côtés, et regardait d'un air blasé sa maîtresse tout réduire en poussière autour d'elle.

Ça avait été drôle les cinq premières minutes. Les vingt-cinq qui avaient suivi, beaucoup moins.

Ira faisait les cent pas au milieu d'une mer de bris de verre, de morceaux d’émail et de poussière de plâtre, tournant et retournant sans s'arrêter, fulminant à haute voix, ne s'arrêtant dans son manège que pour détruire quelque chose de plus. Elle était comme ça depuis que le marquis lui avait fait part du refus de Tramonstane de se joindre à leur cause.

La jument devrait peut-être voir quelqu'un pour ses problèmes de colère, ça pourrait l'aider.

La duchesse fit encore quelques pas, la sueur lui collant au front ses mèches acajous. Puis, elle pila brusquement et se retourna vers Nobilitas.

_Il t'a explicitement dit qu'il n'accepterait pas ?

_La formulation exacte du Commandant était plus longue, plus riche en remarques sur les origines apparemment inconnues de mon père, le métier de ma mère, la taille de mon sexe et quelque chose en rapport avec des cochons que je n'ai pas très bien saisi mais oui, il a clairement fait comprendre qu'il ne voulait rien avoir à faire avec nous.

Ira grimaça et rua dans une statuette qui fut pulvérisée sous l'impact.

_Le salopard, grommela-t-elle en recommençant à marcher de long en large. Sale enfoiré d'emplumé. On m'y reprendra avant de penser que ces gens-là ont un minimum de cervelle.

Nobilitas se déplaça un peu sur le sofa pour éviter un ressort qui lui entrait dans le dos.

_Tramonstane n'aime pas Hélios, ça c'est certain, dit l'étalon. Mais il aime encore moins les licornes en général. Je pourrais essayer de faire passer le message par un autre pégase peut-être que...

_Parce que t'en connais beaucoup, toi, des pégases ? lui demanda Ira d'un ton amer.

_Non mais je...

_Alors garde tes idées stupides pour toi, merci.

La rudesse du ton blessa Nobilitas. Il avait beau commencer à connaître Ira, surtout depuis qu'ils se fréquentaient intimement, il n'aimait toujours pas qu'elle lui fasse des reproches. Et surtout pas sur ce ton-là.

_T'aurais quand même pu au moins faire l'épreuve du puits jusqu'au bout, lui lâcha Ira, toujours de son ton mordant. Au moins, Tramonstane aurait pris le temps de t'écouter et peut-être que là, ça aurait marché.

_T'as la moindre idée de ce que c'est que de voler avec un foutu harnachement pour pégase handicapé qui t'arrache le dos ? répondit Nobilitas, presque blessé dans son orgueil. J'ai eu du bol de pas m'écraser sur le sol dans les dix premières secondes.

Puis, il ajouta, à mi-voix, pour lui-même :

_J'aimerais quand même te signaler que toi non plus t'as pas été super productive du côté de Strawberry.

_Pardon ? lui demanda sa maîtresse qui tapota son oreille du sabot avant de se rapprocher dangereusement de lui. Est-ce que tu viens de me faire des reproches ?

Nobilitas déglutit, se rendant compte qu'il avait parlé un peu trop fort. Ou que la jument avait l’ouïe un peu trop fine. Dans les deux cas, il avait gaffé. Et pas qu'un peu.

_Non, non, chérie, balbutia-t-il pour se justifier, je voulais juste dire que...

Il sentit la peur lui comprimer le ventre alors qu'il se mordait la langue pour avoir fait l'erreur d'appeler Ira par un diminutif affectif, ce qu'elle ne supportait pas hors du lit.

_Qu'est-ce que tu voulais dire ? l'interrogea-t-elle en collant son museau contre le sien. Que je me suis plantée c'est ça ? Que la duchesse Ira, la légitime reine des licornes, a foiré dans les grandes largeurs ?

Nobilitas ouvrit la bouche pour se disculper mais fut coupé dans son élan par le sabot de sa maîtresse qui le saisit à la gorge et lui broya la trachée. Il se mit à suffoquer.

_Je vais t'expliquer quelque chose mon beau, dit lentement Ira, sa voix agitée de spasmes de colère. Tu es en-dessous de moi. Tu es marquis et je suis duchesse, tu es de la noblesse de robe alors que mon sang remonte à la mère fondatrice d'Equestria, tu ne seras jamais rien d'autre que le chef d'un groupe de snobs alors que moi, j'ai le droit de naissance de m’asseoir sur le trône des licornes. En un mot, tu m'es inférieur. Tu as compris ça ?

Nobilitas hocha la tête avec difficulté, se raccrochant comme il le pouvait au mince filet d'air que sa maîtresse laissait passer. Ira relâcha un peu la pression sur sa trachée mais maintint son sabot sur sa gorge.

_Je t'ai pris comme complice parce que tu as des relations, parce que ces idiots de petits nobles écouteront toujours plus un étalon qu'une jument. Et aussi parce que t'es censé être plus intelligent que la moyenne. Alors fais honneur à cette intelligence Nobilitas : ne me remets jamais plus en question.

_D'accord, articula avec difficulté le marquis.

Elle relâcha son étreinte et fit quelques pas en arrière. Automatiquement, les sabots de Nobilitas passèrent plusieurs fois sur son cou, comme si ce geste pouvait soulager sa trachée de la pression qu'elle venait de subir. Il toussa plusieurs fois, s'étranglant à moitié avec sa salive.

Ira tourna le dos au marquis, jetant un coup d’œil à la ville par le petit vasistas qui éclairait la pièce. Un long silence s'ensuivit, régulièrement interrompu par la respiration saccadée de Nobilitas, qui reprenait lentement son souffle et quelques quintes de toux.

_Rentre chez toi, ordonna la licorne sans même se retourner vers son amant. Je vais réfléchir au prochain plan d'action et j'ai besoin d'être seule. Je passerai te voir au club demain après-midi.

_Très bien, répliqua simplement le marquis avant de se lever du canapé, d'ouvrir la porte et de descendre l'escalier.

À la base, il était entendu qu'il passe la nuit ici mais sa maîtresse ne semblait vraiment pas d'humeur aujourd'hui. Autant qu'il la laisse se calmer, elle serait sûrement plus tranquille demain. Et puis si c'était encore pour se faire étrangler...

Ira attendit que Nobilitas quitte son hôtel particulier, s'assurant de le voir s'éloigner dans la grande rue depuis la fenêtre. Ensuite seulement elle s'accorda un sifflement de dépit.

Oui, elle avait mal joué avec Strawberry c'était vrai, Nobilitas avait eu raison en faisant cette remarque. Mais il était hors de question qu'elle l'avoue en face du marquis.

Des deux, elle devait toujours avoir l'ascendant. C'était l'ordre naturel des choses.

Ira tourna la tête pour tomber sur un vase incroyablement laid qui semblait faire une grimace moqueuse à sa propriétaire. Un bon coup de sabot plus tard et le bibelot n'en était plus un. Ou plutôt, était devenu une dizaine de morceaux de vase cassé. La licorne se rendit compte qu'elle venait de fracasser le dernier objet intact de la pièce. Autour d'elle, tout n'était plus que bris et éclats.

S'estimant assez calmée et surtout parce qu'elle n'avait plus rien à casser, la jument quitta la salle, réfléchissant au meilleur moyen de rebondir après ce double échec. Ils ne pourraient compter ni sur les pégases, ni sur les terrestres. Les nobles licornes restaient leur meilleur espoir en fin de compte. C'était pas gagné.

En redescendant à l'étage, elle croisa son majordome qui finissait de nettoyer les rideaux.

_Alfred, lui demanda-t-elle, vous enverrez Marie et les autres domestiques nettoyer sous les combles. Et vous remplirez la salle à nouveau bien sûr.

Alors que le poney s'inclinait et que la duchesse poussait la porte de sa chambre, elle s'arrêta sur place et interpella une dernière fois son employé.

_Ah et mettez deux fois plus de choses cette fois. Ça m'a semblé un peu rapide aujourd'hui.

Alfred hocha de la tête une nouvelle fois et partit transmettre les instructions de sa maîtresse. Ira trotta d'un pas tranquille dans sa chambre, fouinant du museau près de ses étagères.

Son regard caressa les traités politiques, les livres d'histoire et les quelques ouvrages de fiction pour s'arrêter sur la tranche des grimoires de magie. Tirant le plus gros codex qu'elle avait dans sa bibliothèque, Ira alla s'installer dans son fauteuil préféré, près de de la fenêtre.

Puisque je peux pas compter sur les poneys, se dit la jument en ouvrant le livre, on va voir si la magie peut me filer un coup de sabot.

Elle s'interrompit dès les premières lignes, troublée. Quelque chose n'allait pas. Elle ne pouvait pas étudier la magie dans l'espoir d'accéder au trône comme ça. Quelque chose ne lui semblait pas juste.

Elle sonna pour qu'on lui apporte un thé glacé, ce qu'un domestique fit dans les minutes qui suivirent.

La jument but un peu du liquide frais et fit claquer sa langue de satisfaction. Ça allait déjà mieux.

Elle reprit sa lecture, savourant encore le goût légèrement amer du thé dans sa bouche.

¤¤¤

Stella ouvrit une paupière, puis deux, se retenant in extremis de se frotter les yeux avec les sabots pour se réveiller pour de bon. Elle ne s'embêtait pas à s'endormir recouverte de produits de beauté pour tout ruiner quand elle se levait quand même. La licorne sortit de son lit et entama son rituel matinal, celui de brosser sa longue crinière blonde. Se décolorer les cheveux lui avait coûté une petite fortune et ils n'étaient pas simples à entretenir mais Stella savait qu'il fallait souffrir pour être belle.

La brosse passa magiquement dans sa crinière, gommant ses défauts et aplatissant les nœuds causés par son oreiller. Stella aurait bien aimé avoir le style de Séraphine. Au moins avec ses courts cheveux noirs, la terrestre n'avait pas à s'imposer un brossage complet tous les matins !

Quoiqu'à la réflexion, Stella aurait bien aimé avoir autre chose que Séraphine avait : sa famille pleine aux as, sa popularité auprès des garçons, son côté rebelle...

Ce n'était pas un hasard si Stella avait dû se battre comme une folle pour approcher la ponette prune et devenir son amie. Sa meilleure amie même. Bon, il y avait bien Crystal qui réclamait aussi le titre mais cette idiote ne faisait rien que copier Stella.

Elle aussi elle s'était fait décolorer la crinière et comme elle lui ressemblait déjà un peu, toute l'école s'était mise à croire qu'elles étaient la copie conforme l'une de l'autre, comme des sœurs jumelles. Le plus curieux, c'était qu'elles étaient rivales mais presque amies en fin de compte. Les deux s'étaient tant battues pour approcher Séraphine qu'elles ne laissaient personne d'autre tenter l'aventure. Elles se détestaient autant qu'elles se rendaient mutuellement service.

Elles en avaient éliminées des pouliches qui avaient voulu être à leur place. Quelquefois sur ordre de Séraphine, la plupart du temps, d'elles-même, juste pour supprimer la concurrence. La dernière en date à avoir tenté sa chance, c'était Celestia.

Stella et Crystal avaient été les premières surprises de voir l'alicorne se jeter dans ce monde-là. C'était quand même un univers d’hypocrisie, de coups bas, de rumeurs et de réputation.

Celestia était longtemps restée une élève modèle, typiquement le genre de ponette qui restait à l'écart des pouliches populaires comme Stella, Crystal et surtout Séraphine.

Séraphine avait traité l'adolescente comme toutes les autres au début, avec condescendance. Stella et Crystal ne s'étaient pas gênées pour faire de même. Les choses auraient pu rester ainsi longtemps si elles n'avaient pas appris que le père de l'alicorne allait être couronné roi, et que l'adolescente allait devenir princesse. Ça avait été un gros choc pour elles trois mais surtout pour Séraphine. Découvrir que Celestia allait avoir un titre de noblesse qui lui tombait comme ça sur la tête, sans rien faire... la ponette avait été verte de rage. Ou rouge. Ou à peu près toutes les couleurs de l'arc en ciel.

Elles avaient donné une bonne leçon à Celestia l'autre jour, près des toilettes. Bon, Stella ne s'était pas attendue à ce que Séraphine aille jusqu'à la frapper, juste qu'elle allait l'intimider et tout au fond, elle avait été un peu gênée de participer à ça. Même si l'adolescente n'avait jamais rien fait d'autre que de maintenir Celestia à terre, elle avait presque eu l'impression que c'étaient ses sabots à elle qui lui rentraient dans le ventre.

Enfin, ce n'était pas si dramatique non plus. Juste une petite correction histoire de rappeler à l'alicorne que c'était Séraphine et sa bande qui tenaient le haut du pavé à l'école.

La cutieañera de la ponette le prouverait aussi d'ailleurs.

Stella ne pouvait pas attendre d'y être ! Cet après-midi serait si génial ! Séraphine recevrait chez elle, dans son grand jardin, sans ses parents, il y aurait à boire, à manger... tous les poneys qui comptaient dans Canterlot seraient là. On disait même que certains terrestres feraient le déplacement depuis Manehattan !

C'était amusant d'ailleurs que Séraphine soit la dernière de la classe à avoir eu sa cutie mark, Celestia mise de côté, bien sûr. Mais maintenant qu'elle avait ce poivrier sur le flanc, ça allait être la fête du siècle !

Stella avait passé des heures à choisir sa robe. Un vrai casse tête : il fallait à la fois qu'elle soit resplendissante mais qu'elle n'éclipse pas non plus celle de Séraphine. C'était la belle du bal après tout. Personne n'avait à lui faire de l'ombre et Stella avait bien compris que la leçon infligée à Celestia ne s'adressait au fond, pas qu'à l'alicorne.

Alors qu'un dernier coup de brosse mettait la touche finale à sa coiffure de réveil, en attendant de prendre vraiment le temps de se préparer pour la fête, on frappa à la porte de Stella.

_Chérie, annonça la voix de sa mère au travers du bois, moi et ton père on part travailler. Bon courage pour l'école !

_Merci maman ! répondit Stella qui n'avait aucune intention d'aller en cours ce matin.

_Avant que j'oublie, le facteur a laissé un paquet pour toi. Je l'ai laissé sur la table de la cuisine, lui dit sa mère avant de s'éloigner.

Un paquet ? Qu'est-ce que ça pouvait bien être ?

Stella reposa sa brosse sur son bureau et descendit les escaliers, en attendant tout de même que ses parents soient partis. À la cuisine, elle trouva effectivement, juste à côté de son bol de chocolat matinal, un petit paquet brun ficelé avec soin. La licorne dénoua la cordelette et ôta le couvercle de la boîte. À l'intérieur, se trouvait un petit spray et quelques mots tracés sur une feuille de papier, pas plus grande qu'une carte de visite.

Stella amena la lettre jusqu'à hauteur de ses yeux.

J'ai besoin qu'on éclate tout le monde en style à ma cutieañera. T'as intérêt à assurer, je t'en file les moyens.

À cet aprem.

S.

Typique de Séraphine ça, signer juste avec une initiale, parce qu'elle pensait que ça faisait plus classe. C'était beaucoup moins son genre de faire des cadeaux. Quoique d'un autre côté, elle devait vouloir que elles trois soient les plus jolies à sa fête. Ça paraissait logique en fin de compte.

Stella fit léviter le spray devant elle et le retourna pour lire l'étiquette. Son cœur faillit s'arrêter quand elle s'aperçut que Séraphine lui avait envoyé rien de moins que du matériel de professionnel ! C'était tout à fait le genre de lustrant que se mettaient les top-models sur le pelage avant de défiler !

Ça c'était génial ! Séraphine avait trop assuré sur ce coup-là !

Incapable de résister plus longtemps, la licorne fila dans sa salle de bain, spray en patte pour l'essayer, comme si elle venait de recevoir un nouveau jouet.

Elle commença par se nettoyer le visage presque avec brusquerie pour préparer sa peau à être sublime. Le travail préliminaire fut expédié beaucoup plus rapidement que d'habitude. Puis avec un respect presque religieux, l'adolescente enleva la sécurité du spray, le secoua et en pulvérisa sur son front. Stella estompa ensuite le produit avec une éponge mouillée, de l'intérieur vers l'extérieur du visage, jusqu'à la racine des crins, la base de ses oreilles et les ailes de son museau.

Elle regarda le résultat dans le miroir. Son poil brillait de mille feux. Elle était sublime.

Magnifique même. Elle n'avait jamais été aussi belle. Si elle n'avait pas eu peur de ruiner son superbe maquillage, elle aurait embrassé Séraphine sur le champ !

En fait, elle était tellement jolie que Stella se demandait si elle devait vraiment mettre une robe à la cutieañera tout à l'heure. Elle avait prévu d'y aller avec un joli maquillage mais pas quelque chose d'aussi abouti que ça. Bah, elle verrait bien.

Stella se mit à soupirer. Il faisait chaud dans cette salle de bain. Très chaud même, étouffant.

Ses parents avaient encore laissé le poêle allumé après leur douche, à tous les coups. La licorne se déplaça jusqu'à l'appareil en maugréant, se préparant à l'éteindre.

Sa patte alla tâter le métal du poêle et ne rencontra que du froid. Elle s'interrompit.

C'était bizarre. Pourquoi est-ce qu'elle avait si chaud alors ?

Stella s'éventa, supposant que ce devait être le stress ou autre chose qui lui faisait ressentir ça. Le plus étrange c'était qu'elle n'avait chaud qu'à la tête pas au reste du corps comme si elle portait quelque chose qui...

Le lustrant.

Stella jura en se précipitant à nouveau devant le miroir, pour découvrir qu'elle suait abondamment et que sa peau la brûlait. Elle devait faire une allergie ou quelque chose !

Elle se saisit de sa serviette et se mit à frotter énergiquement pour ôter le produit. Mais il se prenait dans les poils et à chaque frottement du tissu, la douleur augmentait, comme si elle se grattait la peau avec du fer.

Paniquée, Stella jeta la serviette par terre, ouvrit les robinets et plongea la tête dessous.

Ce fut quand l'eau toucha son visage, qu'elle la sentit se fixer pour de bon autour de ses poils, et sa peau littéralement cuire sous cette horrible croûte brillante qu'elle hurla de toutes ses forces, priant quelqu'un de venir à son secours, en espérant que sa mère ou son père revienne sur ses pas, qu'un voisin l'entende, n'importe qui.

Mais il n'y avait personne. Et la douleur gagnait en intensité.

Au même moment, à l'autre bout de la ville, Crystal la licorne recevait elle aussi, un petit spray de lustrant signé S.

¤¤¤

Séraphine tapotait du sabot sur la pelouse d'un rythme qui allait crescendo avec son agacement. Toujours aucune trace de Stella et de Crystal alors que la fête avait commencé depuis une bonne demi-heure. Où étaient ces deux idiotes ? Qu'elles ne se soient pas montrées à l'école de matin, d'accord, c'étaient de véritables cancres mais est-ce qu'elle seraient aller jusqu'à snober la cutieañera ? La ponette leva les yeux au ciel en se posant honnêtement la question avant de secouer la tête. Non, impossible. Elles comptaient sur cette fête peut-être encore plus que Séraphine elle-même. Elles devaient juste être en retard.

Elles rataient quelque chose en tout cas. Séraphine avait vu les choses en grand pour sa cutieañera. Ses parents lui avaient laissé les clés de la maison et la terrestre s'était appliquée à en profiter au maximum. Le grand jardin avait été transformé pour l'occasion et les plantes mises de côté pour gagner de l'espace. De fait, Séraphine avait à sa disposition l'ensemble du jardin, si grand que depuis le perron de la maison, on avait parfois du mal à distinguer les barrières, à l'autre bout de la pelouse.

Un grand buffet avait été installé sur l'herbe, avec des dizaines et des dizaines de choses à manger. Il y avait pêle-mêle des chips, des sandwichs, des biscuits apéritifs, des olives... le sucré n'était pas oublié avec des bonbons, des marshmallows ou des parts de gâteaux. Mais ce qui intéressait le plus les invités était sans conteste la grande fontaine artificielle dressée au centre de la pelouse, d'où jaillissaient des jets de jus de fruit, de soda et surtout, de punch. La plupart des adolescents ne quittaient pas le périmètre de la fontaine, enchaînant verre sur verre.

Quelques poneys qui discutaient près de la fontaine virent Séraphine les regarder et levèrent leurs verres en son honneur. La ponette répondit par un petit sourire et un geste amical du sabot. Les idiots. Ils étaient tous des idiots mais Séraphine les aimait bien au fond. Après tout, elle était la reine de l'école et elle aurait été une mauvaise souveraine si elle n'avait pas aimé ses sujets.

La terrestre quitta sa position immobile pour aller grignoter quelque chose. Son choix se porta sur une branche de fenouil au piment qu'elle mâcha avec entrain. Elle toussa un peu sous l'effet du goût épicé mais se força à avaler. C'était le grand problème d'être dans une famille de vendeurs d'épices, ils avaient toujours tendance à avoir le sabot un peu lourd sur l'assaisonnement des plats. Même si Séraphine, au bout d'une vie à être élevée entre le safran et la harissa commençait à y être habituée, elle n'avait pas encore le palais blindé de son père, et encore moins de son grand-père.

Mais l'adolescente n'allait pas cracher sur ce qui avait fait la fortune familiale quand même. Sans les épices, ils n'en seraient pas là aujourd'hui.

Chaque bit, sa famille l'avait gagné par le commerce des épices. D'abord avec son arrière-grand-père qui vendait de simples gousses d'ail sur les marchés equestriens, puis son grand-père qui avait développé ce commerce en ouvrant une échoppe d'épices. Mais c'était le père de Séraphine le génie de l'histoire. Sous sa direction, le magasin s'était développé comme jamais, jusqu'à en posséder plusieurs autres et envoyer ses épices aux quatre coins de la nation.

Tous attendaient d'ailleurs que Séraphine reprenne l'entreprise familiale quand son père ne serait plus en âge de diriger. La ponette s'y préparait sans grande excitation. De toute façon, elle avait prévu de nommer des responsables pour diriger à sa place et de profiter de sa fortune quand elle serait à la tête de la compagnie. À quoi bon avoir une montagne d'or sous les fesses si on ne pouvait pas la dépenser ?

Sa branche de fenouil avalée, Séraphine se passa plusieurs fois la langue sur les lèvres. Elle avait envie de fumer. Tirer quelques taffes lui aurait fait du bien.

Si Stella et Crystal étaient là, elles se battraient à coups de sabots pour lui offrir une cigarette.

Mais où restaient ces idiotes ?

Séraphine reporta son regard vers le perron de la maison, dans l'espoir que ses deux camarades soient arrivées entre-temps. Elles n'étaient toujours pas là. Par contre, une jument que l'adolescente ne s'attendait pas à voir ici cet après-midi faisait ses premiers pas sur la pelouse. Celestia.

Séraphine fronça les sourcils. Qu'est-ce que l'alicorne faisait ici ? Et déjà, comment est-ce qu'elle était rentrée ? Le portier n'ouvrait que sur présentation du carton d'invitation et... mais oui c'est vrai, Séraphine lui avait bien donné une invitation. Elle n'avait pas pensé à lui reprendre après l'incident de l'autre jour, derrière les toilettes. Ou plutôt, elle s'était dit que Celestia se tiendrait d'elle-même très loin de la cutieañera. Est-ce qu'elle était venue pour la snober ?

Séraphine étudia l'attitude de l'alicorne qui se rapprochait doucement d'elle, un petit cadeau enrubanné en gueule. Non.

Celestia marchait doucement, la tête rentrée dans les épaules, hésitante, tremblante même. Elle était bouffée par la peur et le stress. Ce n'était pas l'attitude de quelqu'un qui venait écraser l'autre de son mépris, plutôt lui offrir sa totale soumission.

La terrestre rajusta sa courte crinière noire et trotta à la rencontre de Celestia.

_Je pensais pas te voir ici Cely, lui dit Séraphine avec un demi-sourire.

_Je devais venir, répliqua Celestia en posant le cadeau par terre pour se libérer la bouche. C'est ta cutieañera quand même, c'est important.

_Oui, ma cutieañera que je fête avec mes amis. Alors qu'est-ce qu'une flanc-blanc sans potes fait là ?

Celestia s'assit sur l'herbe et déglutit, visiblement mal à l'aise.

_Je... je suis venue te dire que j'avais compris.

Séraphine leva un sourcil, ce qui poussa l'alicorne à préciser sa pensée.

_L'autre jour, notre discussion, à l'école... j'ai compris. Tu es au-dessus et je ne te ferai pas d'ombre.

La terrestre écarquilla les yeux de surprise. Est-ce que Celestia venait de dire qu'elle capitulait ?

_J'ai jamais voulu t'offenser, ni rien Séra, c'est juste que je me suis laissé bouffer par ça et que j'ai oublié où était ma place. Et histoire de faire la paix...

Elle poussa du museau le cadeau aux sabots de Séraphine.

_... je t'offre ça.

_Qu'est-ce que c'est ?

_Un gage de bonne volonté. Pour demander pardon, et si t'étais d'accord, qu'on recommence à zéro.

Intriguée, Séraphine défit le ruban avec les dents qu'elle laissa tomber dans l'herbe avant de soulever le couvercle du cadeau à petits coups de museau.

À l'intérieur, déposé sur du papier à pâtisserie, trônait un petit gâteau, recouvert de glaçage vert. Séraphine en approcha le nez et reconnut l'odeur de la pâte d'amande, un de ses parfums préféré.

_C'est pas grand-chose, avoua Celestia d'un air un peu gêné, mais j'ai pensé que comme t'aimais bien la pâte d'amande...

Séraphine prit le gâteau en patte et l'observa sous toutes les coutures. Il était vraiment petit mais avait l'air sacrément bon. En fait, un doute continuait de tirailler la terrestre. Elle ne pouvait pas se jeter comme ça sur la pâtisserie. Elle devait faire un test d'abord.

_Prends-en un bout, ordonna Séraphine en coupant un petit morceau du gâteau et en le tendant à Celestia.

_Non, dit l'adolescente en détournant la patte de la ponette, c'est ton gâteau, il est pour toi, pour ta cutieañera.

_J'insiste, dit Séraphine en lui mettant presque de force la part dans le sabot.

Celestia haussa les épaules l'air de dire « si tu veux » avant de mettre le gâteau dans sa bouche, de mâcher quelques secondes et d'avaler le tout. Séraphine regarda l'opération avec attention avant de se détendre et de décider elle aussi, de manger de la pâtisserie. Si Celestia avait accepté de croquer dedans, c'était qu'il n'y avait rien à l'intérieur de dangereux. Séraphine était peut-être un peu paranoïaque sur les bords mais comme ça au moins, elle était certaine que l'alicorne était vraiment venue se rendre. La pâtisserie était un peu trop sucrée en fait, mais le délicieux goût familier de la pâte d'amande le valait bien.

_Pas mal du tout, commenta Séraphine après avoir fini le gâteau. C'est toi qui l'a fait ?

Celestia hocha la tête.

_Vraiment pas mal du tout, répéta Séraphine. Tu devrais essayer d'autres gâteaux, je suis sûre que tu pourrais avoir une cutie mark là-dedans. Et je déconne pas, lui assura-t-elle en lui tapotant du sabot sur l'épaule.

L'alicorne rougit, visiblement gênée.

_J'suis contente qu'y t’ait plu.

Celestia laissa filer un blanc puis :

_Dis-moi Séra, tu pourrais me dire où sont les toilettes s'il te plaît ?

_Première porte à gauche en haut des escaliers, expliqua la terrestre en pointant la maison de la patte.

Celestia remercia et fila à l'intérieur, laissant Séraphine ravie de la tournure que prenait la situation. L'alicorne ne lui avait pas menti, elle était bien venu ici déposer les armes et reconnaître la supériorité de la terrestre. C'était parfait.

Séraphine avait eu quelques doutes, après la correction qu'elle lui avait infligée à l'école. Après tout, elle s'en était prise à la fille aînée du roi, ou techniquement encore futur roi à l'heure actuelle, le couronnement ne se faisant que demain, mais tout de même. Séraphine aurait pu avoir des ennuis. Mais voilà que Celestia revenait ramper à ses jambes, quémandant son amitié comme autrefois.

C'était parfait. Séraphine se retrouvait donc avec une ponette de plus qui pourrait lui servir à faire ses devoirs ou toutes ses corvées.

Mais surtout, comme Celestia allait devenir une princesse, Séraphine pourrait sûrement s'arranger pour récupérer des trucs du château. Des bijoux, des trucs clinquants histoire d'en mettre plein la vue à tout le monde. Et puis elle serait encore plus populaire avec une princesse qui lui lécherait les sabots. Et on pouvait carrément aller plus loin : si Séraphine arrivait à se garder Celestia dans la poche pendant assez longtemps, jusqu'à ce qu'elle même devienne reine, elle pourrait lui faire signer des contrats juteux entre Equestria et la compagnie de sa famille.

De quoi gagner vraiment gros cette fois.

Par gourmandise, Séraphine fouina encore un peu plus dans la boîte, cherchant des miettes de gâteau qu'elle engloutit. Puis, elle broya le carton vide à coups de sabots et le laissa dans la pelouse. Quelqu'un s'en occuperait bien quand ils nettoieraient le jardin plus tard. Pour l'instant, Séraphine avait une fête à tenir et des hôtes à saluer.

Séraphine déambula parmi ses invités, provoquant murmures, et messes basses partout où elle passait. Et c'était normal. Elle était la reine de cette fête, c'était elle qui avait reçu cette cutie mark en forme de poivrier. Elle était une des adolescentes les plus riches de Canterlot peut-être même d'Equestria ! Elle avait même réussi à faire plier une future princesse !

Tous ici l'admiraient, toutes les pouliches auraient voulu être à sa place, tous les étalons voulaient sortir avec elle. Elle était le centre de l'univers et ce n'était que justice.

La cutieañera était la fête où un poney devenait adulte. Un rite de passage. C'était pour cela que Séraphine avait voulu que le sien soit inoubliable, digne des livres d'Histoire.

L'éclat que dégageait la ponette aujourd'hui ne serait rien en comparaison avec celui de son avenir, elle en était assurée.

Aujourd'hui était bon mais demain serait succulent.

Pendant presque une heure, Séraphine discuta, plaisanta, flirta. Elle fit tout ce qu'elle devait faire pour continuer à être populaire, en poignardant ses rivaux dans un sourire et en s'imposant comme la pouliche la plus cool et la plus sympathique de Canterlot dans l'esprit de tous. Son manège dura jusqu'à ce qu'elle s'accorde une pause pour manger un morceau. Elle s'approcha du buffet sucré et se servit une bonne part de marshmallows. Alors qu'elle regrettait de ne pas avoir prévu de feu pour les faire griller, son oreille fut attirée par des bruits étranges, comme des grognements ou des halètements. Et ils venaient de sous la table.

Intriguée, la ponette passa la tête sous la nappe blanche.

Là, sous la table en bois, Séraphine vit un couple de poneys qu'elle connaissait, serrés l'un contre l'autre, plutôt agités. La première pensée de Séraphine fut qu'ils s'étaient isolés pour se tripoter au calme mais quelque chose ne collait pas. Ils ne s'embrassaient pas, ne se caressaient pas.

Au contraire, ils s'agitaient comme s'ils étaient foudroyés par quelque chose et ce qui sortait de leurs bouches était très clairement des cris de douleur, pas de plaisir. Et ils suaient à grosses gouttes, dégageant une odeur âcre.

Séraphine ressortit la tête de sous la nappe, prête à demander à quelqu'un de les aider. S'ils faisaient une crise ou quelque chose, elle ne pouvait quand même pas les laisser sous la table comme ça.

Mais alors que la tête de l'adolescente revenait au niveau du jardin, elle sentit son sang se glacer.

Tout autour d'elle, les autres invités étaient dans le même état.

Les poneys se tenaient le ventre, l'écume aux lèvres, toussant et crachant avant de s'effondrer roulés en boule sur l'herbe. La pelouse était remplie d'adolescents malades qui criaient et pleuraient de douleur. Séraphine ne savait pas ce qui était le plus terrifiant : le spectacle en lui-même ou le fait qu'elle soit la seule à être en parfaite santé.

Mais par toutes les épices d'Equestria, qu'est-ce qui se passait ici ?

Séraphine galopa jusqu'au poney le plus proche d'elle qui avait les yeux révulsés et gémissait d'une façon terrifiante. Son voisin était dans le même état. Et celui à côté encore pareil.

Est-ce que c'était une genre de blague ? Ou une intoxication alimentaire, quelque chose du genre ?

Alors que les yeux de la ponette prune cherchaient désespérément quelqu'un d'encore debout, comme pour lui prouver qu'elle n'avait pas glissé dans une sorte de cauchemar, elle repéra à l'autre bout du jardin, une jument à la robe blanche. Séraphine galopa jusqu'à elle, reconnaissant Celestia.

_Cely ! lui dit Séraphine en arrivant à son niveau. T'as vu ce qui se passe ? Tout le monde est malade !

_J'ai vu, lui répondit laconiquement l'alicorne.

_Faut faire quelque chose. Prévenir l'hôpital qu'on a une urgence, je sais pas...

_C'est moins grave que ça en a l'air, dit Celestia toujours de son drôle d'air.

_Attends... tu sais ce que c'est ?

Celestia ne répondit pas. De colère, Séraphine envoya ses sabots frapper le sol.

_Cely qu'est-ce qui se passe ?

_Juste le punch qui était un peu plus fort que prévu.

_Le punch ? demanda la terrestre en portant son regard sur la fontaine autour de laquelle la majorité des invités étaient désormais allongés.

Puis elle nota que tous les malades avaient leurs verres à portée de patte. Elle se retourna vers Celestia.

_C'est toi ? Tu as fait quelque chose à la fontaine pas vrai ?

_J'ai peut-être ajouté quelque chose, glissa-t-elle, un léger sourire aux lèvres.

La panique envahit l'esprit de Séraphine quand elle se souvint avoir elle-même bu du punch. Comme si elle avait lu ses pensées, Celestia lui renvoya un sourire apaisant.

_T'en fais pas. Toi, tu seras pas malade. T'as mangé la pâte d'amande.

Les rouages de la compréhension se mirent lentement en place jusqu'à ce que tout colle dans l'esprit de la jeune ponette. Sur le coup, elle avait cru que le gâteau pouvait être un coup fourré mais en fait...

_Il y avait un produit dans ton gâteau c'est ça ? Un truc qui annule ce que t'as mis dans le punch.

Celestia hocha la tête, l'air contente d'elle-même. Séraphine secoua la tête, trop choquée pour penser normalement.

_T'as empoisonné tout le monde... pour te venger de moi ?

_Je les ai pas tués non plus, gloussa Celestia. Ils vont juste avoir du mal à faire autre chose que gémir pendant une heure ou deux. C'est tout. Et tu sais le plus beau ? La dernière chose dont ils se souviendront c'est qu'avant leur crise, ils buvaient de ton punch. Et que tu es la seule à ne pas avoir eu mal. Ajoute à ça le fait que ça soit ta cutieañera, ta fontaine, ta maison...

_Tu veux me faire porter le chapeau pour ça ? s'étrangla Séraphine.

_Je veux rien faire moi, répliqua Celestia en haussant les épaules. Pas ma faute si t'as une réput' de garce à l'école et que t'es tout à fait le genre de pouliche capable de ce genre de farce parce que tu trouves ça cool.

_Mais toi ! s'exclama la terrestre en pointant sa patte violette sur Celestia. Toi aussi t'as mangé du gâteau ! Toi aussi le punch te fait rien ! Y verront bien que...

_Tu me prends pour une idiote ? demanda sincèrement Celestia. Je suis allé vomir le gâteau aux toilettes à la seconde où tu m'as dit où y étaient. Avant que le produit commence à faire effet.

Terminant sa phrase, Celestia fit briller sa corne et déplaça de derrière elle une coupe, remplie à ras bord de punch. La crudité de la réalité frappa Séraphine avec autant de force que si c'était une gifle.

_T'es malade, balbutia-t-elle. Tu vas t'empoisonner toi-même... juste pour te disculper ?

Celestia lui renvoya un autre sourire poli.

_T'as jamais fait de théâtre pas vrai Séraphine ? Le truc, c'est qu'il faut être prêt à aller très loin pour remplir son rôle. Très, très loin. Et puis pour le poison dans le punch, dit-elle en haussant les épaules, je suis un peu plus résistante que les autres poneys sur ce genre de choses. Un truc d'alicorne.

_T'es morte, dit Séraphine avec colère. Je te jure Cely, t'es morte. Fais ça et je te tue dès que je te croise à l'école.

_Oh, je t'ai pas dit le meilleur ? En tant que princesse de Canterlot, je serai plus obligée de venir aux cours de Regal. Luna et moi, on va avoir un prof particulier au château. Je te verrai plus donc. Ni toi, ni Stella, ni Crystal. Et d'ailleurs, tu ferais bien de t'excuser auprès de tes copines. Je suis pas sûre qu'elles aient vraiment kiffé ton cadeau de ce matin. Je pense que leurs parents auront deux-trois questions à te poser d'ailleurs.

_Mon cadeau ?

_Tu passeras les voir à l'hôpital pour leur demander les détails, dit Celestia en portant la coupe à ses lèvres. En tout cas, laisse-moi te souhaiter une très bonne cutieañera ma vieille. On peut dire qu'aujourd'hui, le monde est vraiment à tes sabots, ironisa-t-elle en désignant les adolescents agités de spasmes qui gisaient sur le sol.

Celestia gloussa plus franchement après sa plaisanterie. Elle aurait plu à Discord celle-là.

_Santé, dit l'alicorne en vidant la coupe droit en face de Séraphine. Ah et Séra, avant que j'oublie, je voulais te dire deux choses. Une, personne m'appelle « Cely ». Et deux, ce poivrier...

Elle s'arrêta un court instant, comme si elle cherchait ses mots.

_Ça te fait vraiment un gros flanc.

Un premier spasme frappa l'estomac de Celestia qui en lâcha la coupe. Le verre se brisa sur le perron de la maison. Tant qu'elle le put encore, Celestia se déplaça jusqu'à un bout de pelouse tranquille, lança un sort de protection autour d'elle pour se protéger d'une éventuelle réaction agressive de Séraphine, roula sur le côté et se prépara à passer une très mauvaise demi-heure.

Quelle expression avait utilisé Discord déjà pour parler de ce sacrifice volontaire qui permettait de gagner la partie ? Le gambit, non ?

Quand il avait détaillé son plan à l'adolescente dans le bassin asséché, elle avait eu du mal à comprendre vraiment le sens du mot. Mais maintenant qu'elle sentait son estomac se retourner et la bave sortir toute seule de sa bouche, c'était déjà plus clair.

Elle sentit la nausée venir et se joindre au ballet.

Beaucoup plus clair.

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Enis
Enis : #9455
That.Coup-bas.Ever.
Il y a 3 ans · Répondre

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