Encore une matinée de travail interminable. J'ai envie de bâiller, mais un garde se doit de rester parfaitement immobile durant son service. Je me retiens donc et louche un peu à gauche, à défaut de pouvoir faire autre chose.
Les deux seules boutiques qui animent un peu la place sont pour l'heure fermées, et je contemple avec envie leurs devantures colorées. Hélas, si tôt le matin, ni promeneurs, ni marchands, uniquement cette ponette crème qui vient tous les jours s'occuper du parterre de roses. Sans jamais m'accorder un regard, elle accomplit sa tâche le sourire aux lèvres, puis s'assied sur un banc et leur parle gentiment.
Ce ne sont là que quelques fleurs, presque insignifiantes comparées à celles des jardins royaux qui s'épanouissent dans mon dos. L'accès en est fermé au public pour préserver sa beauté, et j'en garde l'un des portillons secondaires. Mais la terrestre aux doux yeux verts entretient son massif avec chaleur et dévotion, si bien qu'il prospère de jour en jour.
Alors que je tente discrètement de changer de jambes d'appui, elle apparaît dans mon champ de vision, tête basse. Aussitôt, je me remets d'aplomb, affichant mon profil le plus neutre tout en la suivant des yeux.
Suivant son rituel quotidien, la ponette s'approche du parterre de fleurs et commence à en prendre soin. Aujourd'hui cependant, nul sourire n'éclaire ses traits d'habitude si avenants ; les gestes mal assurés, elle laisse échapper son arrosoir à plusieurs reprises et sa si jolie crinière rose semble un peu trop désordonnée. Ayant terminé sa tâche, elle s'assoit sur son petit banc où, à ma grande surprise, elle se recroqueville et se met à sangloter, les épaules tremblantes.
Je l'observe, impassible, impuissant. Sa détresse me touche mais je ne peux aller à sa rencontre pour la réconforter. Je n'ai même pas le droit de lui sourire. Soudain, elle me jette un regard plein de larmes puis se détourne et s'en va d'où elle est venue. Je la suis des yeux un instant, m'attardant sur la rose ornant son flanc puis me remet au travail alors que le confiseur et la marchande de peluches arrivent sur les lieux.
Le lendemain matin, je la guette à son heure habituelle. La mine fatiguée, les yeux gonflés et rougis, elle se présente enfin et me jette un coup d'œil perdu avant de s'intéresser à ses roses. La terrestre marque ensuite une hésitation avant de se diriger timidement vers moi. Sans oser me regarder, elle gratte le sol du sabot puis marmonne :
« Bonjour... »
Je ne dis rien, mais je suis prêt à écouter ce qu’elle a sur le cœur en dépit de mon rôle de garde. Elle enchaîne :
« Je suis désolée de vous déranger dans votre travail, mais... je peux vous parler un instant ? Ce n’est pas trop dur de commencer si tôt ? Et vous ne vous ennuyez pas, tout seul, toute la journée ? »
À ces mots, son visage se fige et ses yeux commencent à briller. La ponette gémit faiblement puis éclate d’un rire nerveux, avant de fondre en larmes.
« Je m’sens tellement seule sans luuiii... Pourquoi... ? POURQUOI ?! »
Incapable de poursuivre, elle enfouit sa tête entre ses sabots pour y sangloter bruyamment. Navré de ne rien pouvoir faire pour elle, je me laisse attendrir par sa détresse si évidente. Le sabot crispé sur ma lance, je me retiens fermement d'intervenir. Mais la jument se remet peu à peu et, les joues baignées de larmes, reprend :
« D-Désolée mais je... je... Il m'a quittée pour une autre ! Pour une licorne, en plus ! »
Elle s'interrompt tout à coup et me jette un regard confus.
« Euh, je ne disais pas ça pour vous vexer, bien sûr. Je sais que les gardes comme vous sont indispensables à la sécurité du royaume », fait-elle avec un petit sourire gêné.
À mon tour d'avoir le cœur brisé devant cette frimousse désarmante, mais je n'esquisse pas le moindre geste ; ne pas bouger devient de plus en plus difficile. Ses yeux se teintent à nouveau de tristesse et elle poursuit en reniflant un peu :
« Autant tout vous raconter depuis le début – j'en ai besoin, je m'en excuse. »
Mais l'arrivée inopportune du confiseur sonne le glas de ces révélations. Surprise, la ponette essuie ses larmes d'un revers de sabot et s'en va.
Ainsi, de jour en jour, la jolie jument me dévoile son intimité, racontant avec une sorte de candeur l'histoire de son couple. Comment elle a rencontré le terrestre, comment il l'a séduite par de belles promesses, comment la routine pourtant s'est progressivement installée dans leur vie, et enfin comment il l'a rejetée pour une autre.
Au fil de ses paroles, je me rends compte qu’elle l’a véritablement aimé, et la force de caractère dont elle fait preuve m’impressionne. Chaque mot est comme une blessure de plus qu'elle m'inflige et dont elle guérit, soudant lentement notre improbable duo.
Et un beau matin, sereine, elle s’approche de moi et me remercie de l’avoir écoutée sans rien attendre en retour ; elle est enfin parvenue à tourner la page, grâce à moi. Après tout ce temps, elle se présente : Roseluck. Un joli nom pour une jolie jument.
La sentir ainsi libérée, tout comme la perspective de l’entendre me parler plus gaiement, me réjouissent. Mais bien vite je déchante. La ponette reprend ses habitudes, à ceci près que j’ai régulièrement droit à ses si charmants sourires. Tout heureux que je suis pour elle, je ne peux m’empêcher d’éprouver une certaine déception - une certaine tristesse. Elle n’a plus besoin de moi et pourtant elle m’est toujours aussi précieuse. Chaque matin j’espère, et chaque matin mon cœur se serre devant tant de désinvolture.
Un jour pourtant, Roseluck semble agitée. Elle me salue du bout des lèvres puis s’occupe de ses fleurs machinalement. Elle vient ensuite me retrouver mais ne tient pas en place ; elle fait les cent pas sous mes yeux. Quelque peu inquiet, je ne peux qu’attendre qu’elle se calme pour m’expliquer la cause de son tracas. Après avoir trouvé ses mots, elle se lance brusquement :
« Que dois-je faire ? Il est revenu... Il me demande de lui pardonner, il me dit qu’il regrette et qu’il m’aime encore. Que faire ? Je tiens encore à lui... »
Ulcéré, je ne l’écoute même plus et laisse enfin exploser mes sentiments.
« Rose, reprend-toi ! Ce mec t’a menti, trompée, abandonnée, et maintenant il te demande de faire comme si de rien n’était ?! Ouvre les yeux, voyons ! Si tu fais l’erreur de retourner avec lui, il te brisera à nouveau le cœur. Et moi, je ne supporterai pas de te revoir dans cet état... » terminé-je d’une voix brisée.
Dans ma colère, le surnom m’a échappé, mais c’est ainsi que je l’appelle quand je pense à elle. Ne sachant qu’ajouter, je la fixe, gêné de ces aveux. La ponette me dévisage les yeux écarquillés, aussi surprise que je l’ai été.
« Vous... Tu... hésite-t-elle. Je suppose que vous avez raison. J’ai besoin de temps pour y réfléchir. »
Elle dépose un léger baiser sur ma joue brûlante puis se détourne. Mais je ne la laisserai pas seule de nouveau. Je lui barre alors le passage et l’attire doucement à moi. Elle ne résiste pas, même lorsque je la serre contre mon cœur.
Nous restons de longues secondes dans cette position, à profiter simplement de la chaleur de l’autre. Puis Rose se dégage quelque peu de l’étreinte, rompant le charme. La sentant se dérober sous mes sabots, je tente une ultime façon de la retenir, tout effrayé que je suis à l’idée qu’elle puisse ne jamais revenir. N’écoutant que mes sentiments, j’approche mon visage du sien, nos museaux se frôlent, puis je l’embrasse enfin avec toute la tendresse que j’éprouve pour elle. Surprise, elle se laisse faire sans vraiment m’encourager.
Ce n’est pas vraiment ce dont elle a besoin mais je n’ai aucun regret : c’était ça ou devenir fou. Je m’éloigne d’un pas afin qu’elle ne se sente pas acculée et m’aperçois que, tête baissée, elle rassemble ses idées. Elle est tellement mignonne ! J’aimerais pouvoir la contempler plus longtemps mais, en plein service, ce loisir m’est impossible. La laisser seule n’est cependant pas sans danger non plus étant donné que celui qu’elle a aimé a encore de l’influence sur elle.
« S’il te plaît, Rose, attends-moi dans les jardins. Tu y seras au calme et en sécurité. Je reviendrai te chercher dès que la relève sera arrivée. »
Elle obéit docilement à ma demande, s’avançant d’un pas lent. Elle doit être fatiguée. J’ai envie de lui caresser la joue alors qu’elle passe devant moi, de lui chuchoter que je l’aime, que je la protégerai, mais je me contente de la couver du regard, refoulant ces désirs. Après m’avoir jeté un regard bizarre, la belle jument se réfugie parmi les allées fleuries aux senteurs capiteuses.
Étrangement, je n’ai jamais aussi bien tenu mon poste. Doublement fautif d’avoir failli à mon poste et à ma tâche, et donc trahi la confiance des princesses, je garde néanmoins la plus belle des roses d’Equestria. Le travail qui m’incombe me semble alors de premier ordre. Après avoir ouvert mon cœur à la ponette, je me dois désormais de protéger le sanctuaire. Pour racheter ma faute également.
Le midi venu, je salue d’un hochement de tête le collègue qui me remplace. Je m’esquive ensuite rapidement : non seulement il ne peut me répondre mais je suis aussi pressé de retrouver Rose. Alors je m’esquive dans un ruelle déserte pour me téléporter dans les jardins royaux. Ce sort me fatigue beaucoup, aussi je ne l’utilise qu’avec parcimonie. Mais pour mon aimée, je ferais l’impossible.
Je ne sais où elle a pu aller dans ce grand parc dont chaque sentier recèle son propre charme. Peut-être en son centre, où une petite tonnelle couverte de roses permet de s’abriter du soleil. Alors que je m’en approche prudemment, elle vient à ma rencontre. Mon cœur se serre à sa vue, mais elle m’adresse un triste sourire qui me fait frémir.
Ni elle ni moi ne savons que dire, alors nous nous promenons en silence. Pourtant si sûr et confiant quelques heures auparavant, je me sens comme nu sans mon armure. Un peu raide, je lance juste quelques regards évasifs à ma ponette mais elle persiste dans son mutisme gêné.
Alors que nous arrivons au mur d’enceinte, je brise enfin la glace.
« Je vais nous téléporter pour éviter de nous faire repérer. »
D’abord un peu effrayée, Roseluck finit par se laisser convaincre. Elle ferme ses grands yeux verts pendant l’opération, puis me fait enfin face :
« Merci pour tout, dit-elle d’une petite voix. Je vais réfléchir à ce que vous m’avez dit. »
Sans avoir le temps de rajouter quoique ce soit, je la vois me tourner le dos. Après l’avoir regardée s’éloigner comme tant d’autres fois, je rentre à mon tour chez moi, un peu triste de la voir partir si vite.
Le lendemain matin, je l’attends impatiemment, inquiet de connaître le fruit de ses méditations. Ne la voyant pas arriver à l’heure habituelle, ni lorsque les commerçants ouvrent leurs boutiques, je redouble d’appréhension. Alors je serre les dents et ne laisse transparaître qu’une implacable fixité.
Réglée comme une horloge, la relève vient me libérer. À son tour alors de prétendre ne vivre que sous forme de statue, et au mien de pouvoir laisser s’exprimer toute mon angoisse. Et pourtant, je m’aperçois qu’elle m’attend à peine quelques mètres plus loin.
« Si ça ne te dérange pas, j’aimerais qu’on discute un peu. Je connais un petit restaurant près d’ici. », fait-elle doucement.
Ces quelques mots ayant suffit à me remonter le moral, j’accepte d’un signe de tête son invitation sous-entendue. J’ai un mal fou à ne pas la dévorer des yeux pendant le trajet et à ne pas lui demander ce qu’il s’est passé. Heureusement, l’auberge est vite en vue et nous nous installons dehors, en tête-à-tête.
J’ose enfin l’observer par-dessus la carte et constate avec soulagement qu’elle semble plus calme que la veille. Une douce sérénité émane d’elle, de ses gestes, de ses battements de cils, de son sourire à fleur de lèvres. Perdu dans ma contemplation, j’oublie de choisir un menu, ce qui se fait remarquer à l’arrivée du serveur. Elle sourit devant ma bêtise, ce qui me conforte dans l’idée qu’elle va bien. L’employé parti chercher nos salades composées - puisque nous avons les mêmes goûts -, elle me révèle ce que je brûle d’entendre :
« Je lui ai parlé, ce matin. C’est fini, je ne le reverrai plus. C’était la meilleure chose à faire, tu m’as ouvert les yeux à ce propos. Et je t’en remercie. »
J’en pleurerais volontiers de joie. Comment répondre intelligemment ? Seules des exclamations d’allégresse me viennent à l’esprit. Mais plus je réfléchis, plus je m’aperçois que la suite risque d’être beaucoup moins charmante. En une fraction de seconde, je m’imagine le pire et mon sourire fond comme neige au soleil.
À présent que Rose va mieux, elle dégage une assurance qui m’intimide presque. Elle rayonne, c’est magnifique. Les yeux baissés, je me dis que jamais plus je ne pourrai partager de tels moments avec elle. Elle n’a plus besoin de moi. Elle va de nouveau s’occuper de ses fleurs en me souriant, sans plus me parler. Chaque jour, je la verrai s’épanouir et, pourquoi pas, venir se promener avec un autre poney chéri. Mais la belle jument reprend.
« Je sais ce que tu éprouves pour moi et je me doute que tu attends quelque chose de moi, seulement... Je ne suis pas prête à commencer une nouvelle relation. Mais je t’apprécie réellement, et je n’ai pas envie de ne plus te revoir ou de ne plus te parler. Donc, si tu es d’accord, est-ce qu’on pourrait se voir dès demain après-midi ? »
Elle m’en aura fait des frayeurs, cette ponette-là. Je ne peux m’empêcher de pousser un léger soupir de soulagement.
« Rose, c’est ton bonheur avant tout que je souhaite, et je serais plus qu’heureux d’être ton ami. Donne-moi seulement un lieu et une heure et je serai là. »
Le serveur revenant avec nos salades, nous entamons notre repas ensemble. Le tout premier.
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