Ce n'est que le lendemain matin que je me suis réveillé, gêné par les rayons du soleil. J'ouvris les yeux, encore marqués par la fatigue. J'étais toujours au même endroit que la veille, sur le gaillard d'avant, mais j'étais seul, avec un morceau de toile en guise de couverture. Instinctivement, je regardai autour de moi. Visiblement, le soleil était déjà levé depuis quelques temps, mais le ciel plutôt nuageux m'avait permis de me reposer un peu plus longtemps.
Mon drôle d'équipage était réparti un peu partout sur le pont. Certains expliquaient à d'autres comment faire des nœuds corrects, d'autres étaient occupés à éplucher les quelques patates que nous avions trouvées dans les réserves… Je ne sais pas qui était le nouveau maître coq, mais il avait eu une bonne idée. Depuis la veille, je n'avais avalé que quelques biscuits. J'étais plus affamé et fatigué que jamais.
Je me redressais donc péniblement. Mise à part ces quelques activités, la plupart des autres membres d'équipage étaient en train de roupiller quelque part, attendant simplement qu'il faille changer de cap ou manœuvrer. Après une nuit aussi mouvementée, je comprenais que la plupart aient simplement envie de se reposer réellement et de se remettre de leurs émotions. J’aperçus Windy. Elle était déjà réveillée, et tenait compagnie à une autre jument, l'encourageant à prendre une ration de vin supplémentaire. Certains de nos membres avaient endurés bien plus que d'autres…
J'admirais Windy. Même dans la pire situation, elle continuait de rester forte pour les autres. Après la nuit que nous avions passé, elle avait l'air d'avoir bien récupéré. Quand je lui ai demandé un peu plus tard, elle m'a expliqué que certains pirates de l'archipel des naufragés avaient tentés de lui faire… Des choses. Mais elle ne s'est pas laissée faire et a… Disons… S'est assurée que le premier venu ne puisse plus jamais renouveler l'expérience. En réponse, ils l'ont battue, et torturée en se vantant de la mort de son père… Avant de faire subir le sort initial à d'autres. Ces flibustiers étaient de vrais monstres.
Mais étant moi-même un étalon, il n'y avait pas grand-chose que je pouvais faire pour les victimes de leurs pires crimes à part le meurtre. Et concernant le meurtre… J'étais également très mal placé pour dire quoi que ce soit, même si je le pensais sincèrement. Aussi, je me désintéressais momentanément de mon équipage, et me relevai pour marcher vers la poupe. Jeff était encore à la barre. Il devait s'y trouver depuis que je l'avais laissé la veille, mais ne présentait toujours pas de signe de fatigue…
- Hey capitaine !
Je me retournai, surpris, et reconnus deux visages : La terrestre grise et la griffonne que j'avais vu et à qui j'avais parlé la veille. Elles étaient assises contre le bastingage, séparées par un jeu de dés. À présent que la situation s'était calmée, j'avais l'occasion de les connaître plus en détail. Déjà, la terrestre avait des yeux bleus, une crinière noire, et des piles de pièces en guise de marque de beauté. La griffonne, elle, avait des plumes d'un brun clair et une tête aux plumes blanches, certaines terminées par des pointes noires.
- Tu ne te réveilles que maintenant, flemmard ? Demanda la griffonne sur un ton relativement sympathique.
- Euh… Oui, c'était… Assez éprouvant ces derniers jours.
- Bah, pour nous tous, répondit la terrestre. Après… Je suppose que tu as dû venir par tes propres moyens.
- Oui, c'est vrai, dis-je en m'asseyant devant elles.
- C'est pour ça qu'on a préféré te laisser dormir. On s'est dit que tu en avais peut-être besoin.
- Merci. Mais j'avoue que pour le moment, j'ai surtout besoin de manger un morceau.
- Orange River s'est désignée pour devenir maître coq ce matin. Elle a tout de suite demandé des volontaires pour la corvée patate. Mais d'après elle, on va quand-même devoir se serrer la ceinture quelques jours avant de pouvoir arriver à destination.
- Encore heureux que ce ne soit pas du foin, commenta la griffonne. Ce n'est bon que pour les poneys ce truc.
- L'important, c'est qu'on arrive tous à destination, dis-je alors. Vous… Vous savez comment vont les blessés ?
- Ils vont mieux, depuis hier. Mais Topaz a perdu beaucoup de sang en même temps que sa patte. Elle est encore très faible.
- Je sens qu'elle va emporter plus que sa part de vin, commenta la griffonne.
- Ne la condamne pas, répliqua violemment la terrestre. Elle en a besoin pour se rétablir !
- Je ne dis pas le contraire, et je ne lui en veux pas. C'est juste que ça m'agace que certains prennent plus sur nos maigres vivres que d'autres.
- C'est compréhensible, mais il faut quand-même s'accrocher, répondis-je.
Il y eu un silence de quelques instants… je vis une licorne venir récupérer les patates épluchées, puis repartir vers la cale où se trouvait la cuisine. Mon estomac gargouillait encore plus fort rien qu'à l'idée de ce qu'allaient devenir ces patates…
- Eh bien, tu ne rigolais pas quand tu disais avoir faim, commenta la terrestre.
- Euh… Non, dis-je alors embarrassé. Mais… Dites-moi, Je ne sais toujours pas comment vous vous appelez.
- Hazy Might. Je servais de comptable à la caisse commune de Hook Bay. Et elle, c'est Ghizele. Elle fabriquait de la poudre à canon… Avant que son atelier n'explose pendant l'attaque.
La griffonne murmura un juron à l'intention des responsables, puis s'appuya sur le bastingage, n'aimant visiblement pas ressasser ce souvenir.
- Je suppose que je vais devoir me bricoler un autre atelier, dit-elle.
- Je n'ai pas à m'inquiéter personnellement, repris Hazy. J'ai un talent qui pourrait être utile à beaucoup de monde. Et toi Jolly, quels sont tes projets ?
- Je n'en sais rien pour le moment. Peut-être essayer de retrouver un équipage et un navire… Ou retrouver le Sea Devil s’il repasse dans les environs.
- Il y a des chances pour qu'il s'y rende tôt ou tard. Après Hook Bay, c'est un des plus importants comptoirs de commerce illégal.
- Oui, Jeff me l'a expliqué hier. C'est drôle… Je ne pensais pas que les pirates étaient si nombreux dans ces eaux-là…
- Ne nous mets pas tous dans le même panier. J'ai déjà eu l'occasion de naviguer, mais je ne suis, et je ne serais jamais pirate. Quoi qu'en disent les autorités équestriennes.
- Et moi, perso, je me vois mal dans ce rôle, ajouta Ghizele. Toi, tu es né pour en être un.
- Peut-être… Mais de toute façon pour le moment, on est plutôt mal parti.Nous n'avons presque pas de vivres, un équipage inexpérimenté… Ne le prenez pas mal.
- Y a pas de mal.
- Bref, tout ce qu'on peut faire, c'est vendre le navire à Isla Frigol, et utiliser l'argent pour essayer de repartir sur de nouvelles bases.
- Je suis d'accord, approuva Hazy.
Je me surpris moi-même à envisager de gravir les échelons pour devenir capitaine de navire pirate… Jusqu'à-ce que je me retrouve embarqué -si j’ose dire- dans cette affaire, je n'avais jamais espéré plus que demeurer matelot… C'était bizarre. Au début de notre histoire, je haïssais les pirates… A présent, je commençais à en devenir un. J'en oubliais presque que je répugnais à commettre des injustices. Au point où j'en étais…
Mais… Non. je ne pouvais pas, je ne devais pas oublier tout cela… Et ne pas succomber face à la dépravation dont avait fait preuve cette armée de forbans… Si je commençais à oublier les règles, ou même la simple notion de justice, alors je ne vaudrais pas mieux qu'eux, et leur plan pour…
Le plan ?
Douce Celestia, j'avais complètement oublié le projet des flibustiers ! Ils allaient profiter du voyage maritime des princesses pour les capturer, menacer le royaume, et profiter de la confusion pour s'emparer d'Equestria… Je me souvins du collier de Windy. Selon Drakkar, il permettait d’annuler la magie… Il pouvait donc, si son plan réussissait, interrompre le cycle solaire et lunaire. Je n'osais pas imaginer les conséquences s’il mettait son plan à exécution… Ce dont je pouvais être sûr, c'est qu'il allait semer le chaos dans tout Equestria, voir sur le monde entier.
- Quelque chose ne va pas ? S'inquiéta Hazy Might.
- Oui… Je viens de me souvenir qu'on a un très gros problème : les flibustiers de Drakkar le Rouge, ils ont l'intention de s'en prendre aux princesses.
- Oui, je les ai entendus en parler. Ils vont s'en prendre au convoi diplomatique qui va partir dans quelques jours.
- Si jamais ils y arrivent, ce sera la fin du monde tel qu'on le connaît.
- C'est vrai… Mais qu'est-ce qu'on peut faire ? Rien ne peut arrêter cette armada.
- Il faut faire quelque chose pourtant… Prévenir les princesses et empêcher l’embuscade… Au moins.
- Et comment tu comptes t'y prendre gamin ? Intervint Ghizele. Remet le sabot au pays, et tu seras arrêté pour piraterie. Tu n'as pratiquement aucune chance d'être écouté. Et ne compte pas sur nous pour t'accompagner.
- Je n'y compte pas. Vous êtes tellement pessimistes vous, chez les pirates…
- Nous sommes réalistes, nuance. Mais si tu veux encore risquer ta peau pour aller sauver une princesse quelconque… Je ne t’empêcherai pas.
- Si on ne fait rien, les dégâts risquent d'être considérables.
- Je préfère autant éviter la prison personnellement.
- Bon, très bien… Si je suis le seul à vouloir empêcher une catastrophe, alors je me débrouillerai ! Je l'ai déjà fait une fois… Et rien ne peut être pire que ce qui est arrivé là-bas.
- Jolly, m'interrompit la terrestre, je ne sais pas si tu es courageux ou stupide…
- J'ai déjà entendu ça des dizaines de fois.
- Laisse-moi finir. Ce que je veux dire, c'est que peu importe la situation, foncer tête baissée comme tu as l'air d'avoir l'habitude de faire risque de t'apporter plus de problème qu'autre chose. Alors cette fois, essaye de prévoir ton coup à l'avance. C'est un conseil d'amie.
Sur ce point, je devais reconnaître qu'elle avait raison. Depuis le début du voyage, j'ai été un extrême chanceux. J'étais allé au-devant du danger plusieurs fois, et à chaque fois, je m'en étais tiré. Mais cela ne pouvait pas durer éternellement. Je le savais au fond de moi.
Je réfléchis quelques instants : si j'arrivais à me repérer sur une carte, je pouvais rejoindre la côte équestrienne avec une chaloupe… Mais en admettant que je dispose d'assez de temps pour cela, comment arriver à faire passer les avertissements aux bonnes personnes ? Les soldats ne seraient sans doute pas coopératifs, surtout si j'étais recherché par les autorités et qu'elles me reconnaissaient. Non… Il fallait quelque chose de plus direct : aborder seul le navire des princesses, et demander à les voir de toute urgence. Elles seraient pratiquement obligées d'écouter ce que j'aurais à leur dire… Enfin, si elles ne me faisaient pas mettre aux fers avant.
Mais quel était le plus gros risque ? Si j'échouais, et que les autorités préféraient m’arrêter sans s'occuper de ce que j'avais à leur dire, je finirais probablement en prison, pour une durée indéterminée… Je ne pourrais pas revoir Windy avant un bout de temps, malheureusement… Mais au moins, je serais toujours en vie. Le danger était tout relatif. Mais pour le reste, les conséquences seraient sans doutes bien plus graves…
- Je ne risque pas autant que la dernière fois, dis-je au bout d'un moment. Je finirais en prison pour quelque temps, tout au plus. Mais pour le monde entier, si l'attaque réussit, les conséquences seront bien plus graves.
- Là-dessus, je ne peux que te donner raison.
- Voile à l’horizon !
Je redressai la tête, surpris. Le cri venait de la petite pégase qui s'était installée dans le nid de pie sur le grand mat. Je me redressai vivement.
- De quel côté ?
- A droite !
- On dit à tribord !
- Euh… Tribord, tribord arrière !
Je me rendis donc sur le gaillard d'arrière. L'océan était plutôt calme, je pouvais également voir les voiles d'un navire se dessiner à l’horizon…
- Quelqu'un a une longue-vue ?
- Tiens !
Jeff, qui venait de bloquer la roue du gouvernail, me tendit l'objet en question. Rapidement, je la pris, la dépliai, et la portai à mon œil pour observer de plus près le bâtiment. D'autres membres de l'équipage se massèrent autour de moi, pour essayer d'avoir un meilleur aperçu de la situation.
Dans la lunette, je vis le navire plus en détail. Il était encore loin, mais je pouvais reconnaître pas mal de choses : c'était un brick, toutes voiles dehors, bas et effilé. Il semblait aller dans la même direction que nous. Cette silhouette ne m'était pas inconnue. À l'avant, je vis une forme imprécise, que je reconnus cependant : c'était une figure de proue représentant un squelette équin…
- C'est le Sea Devil ! M'écriais-je en rendant la longue vue à Jeff.
- Tu en es sûr ?
- Aucun doute là-dessus.
- A qui est-ce qu'il appartient ?
- Au capitaine Fortune. C'est un navire pirate. Jeff, change de cap. On va aller à leur rencontre.
- Est-ce que c'est bien prudent capitaine ?
- C'est un ami, et un de ceux en qui j'ai le plus confiance. Peut-être qu'il pourra nous aider pour les vivres et les blessés.
- Il a raison, encouragea Windy en approchant. On manque cruellement de vivres et de premiers soins. On va avoir besoin d'aide si on veut tous arriver à destination.
- Très bien, je suis les ordres du capitaine dans ce cas. Paré à virer.
- Hissez les pavillons de communication, enchaînais-je. Faites leur savoir que nous sommes des pirates en détresse et que nous voulons approcher.
Il nous fallut quelques heures -et quelques patates chaudes- pour arriver à portée du Sea Devil. Fortune s'est d’abord montré prudent à notre approche, mais a complètement changé d'attitude en m’apercevant sur le gaillard d’arrière avec Windy. Aussitôt, il donna l'ordre de s'approcher pour amarrer les navires l'un à l'autre. Nous mirent les deux navires en panne en même temps (action d'abaisser toutes les voiles d'un navire pour l'immobiliser), et installèrent une passerelle pour aller de l'un à l'autre, du moins pour ceux qui ne savent pas voler.
- Jolly ! Tu a réussi ? Me demanda-t-il alors que j'approchais.
- Comme vous pouvez le voir.
- Et c'est toi qui es à la tête de ce brigantin ?
- Oui, on l'a… Emprunté aux pirates de la forteresse.
- Oui, « emprunté ».
Je passai sur le navire d'à côté en quelques battements d'aile, et me posai sur le pont. Fortune s'approcha pour poser ses sabots sur mes épaules, son perroquet observant la scène perchée sur le bastingage. Il semblait lui aussi très surpris de me voir… Ou contrarié, je ne sais pas trop en réalité.
- Audacieux, chanceux et intrépide… Tu es un pirate comme je n'en ai jamais vu !
- Merci… mais nous avons quelques soucis à bord : nous n'avons presque pas de vivres, et des blessés ont besoin de premiers soins, en urgence.
- Oui, bien sûr… Gristle ! Va chercher notre chirurgien ! Oh, tu te rendais à Isla Frigol ?
- Oui… Mais on avait à peine de quoi tenir une journée sans compter les blessés, pour les vivres.
- Nous avons plus que ce qu'il nous faut de notre côté… je vais voir si on peut vous en céder une partie. On devrait peut-être faire route ensemble.
- J'allais vous le proposer.
- Est-ce que ton équipage sait naviguer ?
- Seulement certains d'entre eux en réalité. Les autres ne font que les imiter et suivre les instructions.
- Bon, alors je propose d'échanger quelques membres d'équipage. Ce sera plus simple pour les manœuvres. Et toi, tu vas rester quelque temps à mon bord. Il faut absolument que tu me racontes comment ça s'est passé.
- Très franchement… je me demande presque comment j'ai fait pour revenir en un seul morceau… Mais il y a plus grave aussi.
- Ils sont à ta poursuite ?
- Je ne pense pas, mais les flibustiers de la forteresse ont des projets… Ils ont l'intention de lancer une attaque, pour essayer de capturer les princesses Celestia et Luna.
- Vraiment ? Tu sais comment ils ont l'intention de s'y prendre ?
- Oui… ils vont utiliser le collier de Windy. C'est un artefact magique en réalité.
- Alors ça…
- Elles seront pratiquement incapables de se défendre. Sans les princesses…
- Plus de cycle solaire et graves crises planétaires.
- Oui. Il faut trouver le moyen d’empêcher cette embuscade.
- Oui… Mais chaque chose en son temps Jolly. Pour le moment, nous devons nous remettre en route aussi rapidement que possible. Va chercher tes matelots les moins qualifiés et envois-les moi. Je t'en enverrais autant de bons. Combien êtes vous ?
- Une trentaine, avec au moins six blessés, dont une très grave. Et il ne doit y avoir qu'une dizaine de vrais marins dans le lot.
- Alors… Envois-nous les blessés et six autres membres d'équipage. Gristle prendra ta place quelque temps.
- Il faudra que j'y retourne je pense : Ils m'ont choisi comme capitaine en fait.
- Quinze ans et déjà capitaine ? Tu m'impressionnes de plus en plus… Mais nous verrons ça plus tard. Retourne-y et prépare le départ. Tu me rejoindras dans ma cabine.
J'obéis rapidement, et volai jusqu'à l’Écorcheur pour sélectionner les membres d'équipage passant sur le Sea Devil et donner les instructions pour les blessés. Windy fit partie du groupe, elle préférait rester avec ceux qui avaient le plus besoin de soutiens moral. Je ne savais encore quoi, mais quelque chose avait changé en elle… Après la nuit que nous avions passée ensemble, sa détermination semblait avoir repris le dessus, et chassé la tristesse qu'elle avait manifestée la veille. Elle n'agissait plus par simple réflexe. C'est une chose que j'ai toujours admiré chez elle : son incroyable force mentale.
Sitôt l'échange effectué, les deux navires reprirent la route de Isla Frigol. J'ai passé plusieurs heures avec Fortune pour lui raconter en détail mes aventures, ainsi que mes découvertes. Windy était également présente. J'avais pensé que la conversation pouvait l'intéresser. Ce fut le cas quand nous avons évoqué le projet des flibustiers de Drakkar le Rouge. Il était évident que la situation était critique… Mais qu'est-ce qui pouvait être fait ? Nous ne pouvions pas nous approcher des côtes Equestriennes sans se faire attaquer par les gardes côtes. Quant aux flibustiers… Ils ne reculeraient devant rien pour s'en prendre aux princesses, surtout avec une arme comme cet artefact magique… peu importe son nom.
Fortune comprit rapidement la gravité de la situation, et compléta l'idée que j'avais sur les conséquences : l'absence de cycle solaire et lunaire provoquerait non seulement de graves crises politiques, mais aussi environnementales. Sans la lumière du soleil, la moitié de la planète allait dépérir, tandis que l'autre moitié allait bénéficier d'une intense exposition… Si par miracle les licornes arrivaient à rétablir le cycle, ils devront toujours faire face aux tensions engendrées, ainsi qu'à la flotte flibustière bien décidée à la conquérir. Mais surtout, les pirates qui n'auront pas rejoint son équipage subiront également des conséquences : le commerce maritime s’interrompra, et vivre de leurs larcins deviendra extrêmement difficile. Se reconvertir et devenir marchand contrebandier sera aussi risqué que d'attaquer la forteresse flibustière de front. Les pirates finiront par se chasser les uns les autres. Le chaos allait se répandre sur toute la planète.
Mais pourquoi, par le tartare, Celestia avait-elle décidé de relâcher Discord ? Je commençais à sérieusement douter de son innocence dans les événements qui allaient suivre… Même si l'absence d'illogisme constituait déjà une preuve pour le disculper… À moins que l'illogisme n'ai justement voulu que Discord agisse de manière logique, ce qui semblait bien incongru pour un prince du chaos… J'abandonnai rapidement mes réflexions sur cet être divin. Essayer de comprendre un être illogique donne rapidement mal au crâne. À la place, je me concentrai sur le problème principal. Fortune voulait éviter de faire courir des risques démesurés à son équipage dans une vaine tentative pour affronter la situation. Il semblait à nouveau réticent à l'idée de me voir repartir seul à l'aventure, mais il ne pouvait que me donner raison sur le fait qu'il fallait intervenir. Nous nous mirent donc d'accord pour attendre d'être arrivé à Isla Frigol et demander de l'aide à d'autres capitaines de navires. Peut-être auraient-ils des solutions…
Nous arrivâmes à Isla Frigol dans la soirée. Étonnamment, le paysage me rappelait énormément celui de Hook Bay, avec de vieux bâtiments construits à la va-vite, à ceci près que la petite ville était surmontée par un vieux fortin, et que les docks étaient suffisamment grands pour accueillir le Sea Devil. Je mis sabot à terre avec Fortune, Gristle et Jeff. Notre principal objectif était de réunir le plus grand nombre de capitaines possible dans une taverne pour ensuite leur exposer le problème. Isla Frigol avait, selon Jeff, un gouverneur « officiel » pour gérer les différentes affaires de l'île. Je ne m'en étais pas aperçu au départ, mais ces villes de pirates étaient de véritables sociétés miniatures, avec leurs commerces, leurs investissements, et leur gouvernement, si on pouvait l'appeler ainsi. Et Jeff allait s'arranger pour qu'il soit présent.
Nous nous sommes donnés rendez-vous dans une taverne appelée « le Grand blanc », à proximité des docks. Selon nos quelques sources, le navire qui allait quitter Baltimare avec les princesses à son bord, était supposé partir cinq jours plus tard. Il était annoncé dans les journaux équestriens qu'il s'agissait d'un voyage diplomatique. Probablement escorté par plusieurs navires militaires, certes, mais toujours vulnérable face à la flotte de Drakkar. Plusieurs heures plus tard, vers minuit, Nous nous tenions au milieu d'une assemblée de pirates qui comportait une douzaine de capitaines, environs, plus le gouverneur.
Fortune prit la parole, entamant le discours, puis me permit de résumer mes récentes découvertes. Beaucoup firent des commentaires, mais tous suivirent l'affaire avec intérêt. C'est quand nous sommes arrivés à la fin que les choses se sont corsées…
- Ces monstres vont tout détruire sur leur passage, s'écria une jument rouge sang avec une crinière vert-de-gris.
- Il n'y aura de place dans ce monde que pour ceux qui s’allieront à eux, fit remarquer un chien à diamant à une table proche. On devrait peut-être envisager de les rejoindre.
- Quoi ? Tu n'es pas sérieux !
- C'est ça ou y passer tous un par un. Je choisis la voix la plus sûre.
- Mais… Mais ils vont détruire Equestria ! Et plus ! M'écriais-je à mon tour.
- Ça, on ne l'empêchera pas. Si on s'y oppose, ils nous prendront pour cible, et on rejoindra les sirènes en petits morceaux.
- Il n'a pas tort, argumenta un poney proche qui se trouvait être le gouverneur.
La conversation était en train de partir dans le mauvais sens…
- Mais qu'est-ce que vous avez tous à vous terrer comme des rats ? S'écria à nouveau la jument capitaine. Ils ont mis une ville à feu et à sang, et une ville de pirate en plus ! Ils peuvent s'en prendre à n'importe qui, y compris nous !
- C'est bien ce que je dis.
- Mais il faut qu'on les arrête, avant qu'ils ne fassent plus de dégât !
- Je suis d'accord avec elle, encouragea un pégase blanc avec une aile atrophiée. C'est peut-être bien beau de piller un royaume et de prendre la petite vie confortable dans laquelle vivent les poneys du continent, mais quels seront les dommages collatéraux ? Que se passera-t-il en plus de cela ?
- Mieux vaut que ce soit eux qui subissent que nous, maintient le chien.
- Vous êtes ignoble…
- Ma foi, je rejoins l'opinion de notre ami Jolly Roger, intervint alors un terrestre avec un fort accent prançais. Les richesses à piller seront un poison, et le monde pourrait basculer dans une décadence innommable si les sœurs célestes venaient à disparaître.
- Ces poneys-là nous ont conduit à la décadence, s'écria alors un griffon. C'est à cause d'eux que nous sommes devenus des moins que riens qui pillent pour survivre ! Ils nous ont pris tout ce que nous avions, est-ce qu'ils méritent qu'on les défende ?
Je jetai un regard inquiet à Fortune. Lui non plus ne savait pas quoi faire pour arranger la situation. Gristle et Jeff ne semblaient pas être en meilleure position eux non plus.
- Hey, t's'rais pas en train d'insulter not'espèce, le gros raciste là ? S'énerva alors une licorne ivre à une table proche. Espèce d'emplumé !
- Et qui est-ce que tu traites d'emplumé ? Viens là que je te cause !
- S'il vous plaît, calmez-vous ! Dis-je alors désespérément.
- C'est toujours là-bas qu'on est né et qu'on a vécu ! Tenta un étalon gris qui se tenait à côté de la jument du début. On ne peut pas les laisser tout détruire sans réagir !
- Parle pour toi, poney !
- Nous sommes tous concernés, rappela le pégase avec l'aile atrophiée.
- Tout ça parce qu'on a laissé la commande du soleil à ces alicornes de malheur, se plaignit le chien à diamant.
- On insulte pas les princesses !
Le capitaine chien à diamant reçut une bouteille de rhum en pleine tête. Il ne semblait pas trop gravement blessé, mais atrocement irrité. Déjà, je voyais arriver la suite… Vous aussi je suppose…
Les plus ivres se lancèrent les uns contre les autres, y voyant une bonne raison pour se battre, rapidement suivis par les plus sobres. Ceux qui défendaient se retrouvaient à devoir attaquer en retour, et une bagarre monumentale éclata dans la taverne.
- C'est de la folie, me dis-je alors sur le moment.
- C'est de la politique, intervint Fortune, qui n'avait toujours pas bougé. Mais… une politique de pirate.
- A celui qui cognera le plus fort et restera debout le plus longtemps ?
- Sortons, ça vaut mieux.
Par miracle, personne ne faisait attention à nous. Nous longions les murs, évitant les bouteilles qui volaient autour de nous, pour nous faufiler à l'extérieur… Cette scène m'était familière, et je croyais avoir vu ce qui pouvait être fait de pire, mais j'étais toujours aussi stupéfait par ce genre de débordement…
Une fois à l'air libre, nous ne pouvions que constater la catastrophe qui se déroulait à l'intérieur, par de grandes fenêtres, que des bouteilles vides et un poney terrestre avaient jugés intéressant de traverser.
- On ne s'en sortira jamais, me lamentais-je.
- Que veux-tu ? Intervint Gristle. Un pirate se soucie plus souvent de ce qui va lui permettre de vivre le lendemain que de savoir si d'autres survivront… C'est une dure réalité.
- Et quand il y a des conflits d’intérêt et de l'alcool à proximité, ça ne fait pas bon ménage, ajouta Jeff.
- Qui a eu l'idée de se retrouver dans une taverne ?
- Je crois que c'est moi, avouais-je.
- Je m'attendais à ce que ça dégénère, mais pas aussi rapidement, ajouta Fortune.
- Ça ne change pas le problème de toute façon, repris Gristle. Les deux partis auraient fini par s'affronter quoi qu'il arrive.
C'était vraiment désespérant…
- Bon, qu'est-ce qu'on fait ? Demanda Jeff.
- On devrait peut-être attendre qu'ils se calment pour pouvoir reprendre, proposai-je.
- Ca risque de prendre du temps, répondit Fortune. Surtout sur un sujet comme celui-là. Tu ferais mieux de retourner au navire Gristle. Au cas où ils aient besoin de toi à bord.
- Je devrais peut-être y aller également, proposa Jeff. Il n'y a personne pour prendre les choses en griffe s’il devait se passer quelque chose sur l’Écorcheur.
- Ils doivent tous être en train de dormir, dis-je alors. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir de problème.
- On est jamais trop prudent.
Nos seconds respectifs s'éloignèrent dans la ruelle, pour se diriger vers les docks. Je restai quelques instants avec Fortune :
- Vous pensez qu'ils seront en état d'écouter quand ils auront fini ?
- Il faut espérer. Normalement, sans la force de se battre, ils devraient se montrer plus dociles et plus réceptifs…
- Si ça ne marche pas, je ne sais pas ce qu'on fera.
J'avais mon idée en réalité, mais je préférais garder cela pour moi à ce moment-là. Il n'aurait sans doute pas apprécié de l'entendre…
Nous avons passé une bonne partie de la soirée à essayer de raisonner tous ces pirates et capitaines… Épuisés, ils finirent rapidement par arrêter, par partir pour les moins intéressés, et par revenir au sujet principal pour les autres. Mais leurs avis restaient… trop divergents. Les disputes revenaient sans cesse, encouragées par le stress de la situation et par l'alcool consommé en trop grande quantité. Plusieurs perdirent patience et reprirent la négociation au sabot. C'est au bout de la troisième bagarre que Fortune et moi avons décidé qu'il valait mieux remettre cela à un autre jour…
Nous retournâmes donc aux navires, épuisés et dépités, laissant derrière nous une taverne saccagée, et un tavernier au bord du désespoir. Fortune jugeait plus sage de dormir pour reprendre le lendemain… Mais rien ni personne ne pouvait prédire le résultat de ces négociations. Pour ma part, je voyais la partie déjà perdue d'avance.
Mais je ne pouvais pas rester sans réagir. Je ne l'avais pas fait une fois depuis le début de mon aventure, et je n'avais pas encore l'intention de m’arrêter.
- Alors capitaine ? Qu'est-ce que ça donne ?
- S'il te plaît Jeff… arrête de m'appeler capitaine.
- Désolé Jolly…
Je contournai rapidement le chien à Diamant, et me dirigeai vers le milieu du navire, où était arrimé un canot. Des rames, un mat avec deux voiles… c'était peu, mais suffisant pour ce que j'entreprenais de faire. Je m'en voulais un peu de leur retirer l'esquif, qui aurait rapporté un bon paquet avec la vente de l’Écorcheur, mais je n'avais pas le choix.
- Tu sais, J'ai eu des doutes à ton sujet quand tu es arrivé dans notre cellule, sur l'île… et c'est vrai que tu n'as pas encore beaucoup d'expérience, mais je pense que c'est à ta portée. Des pirates comme toi, il n'y en a pas deux dans toutes les mers.
- Merci… Mais cela ne change pas vraiment la situation. Il y en a qui nous soutiennent, mais ils sont incapables de se mettre d'accord sur la marche à suivre. Mais nous n'avons pas le temps de nous décider. Quatre jours, c'est à peine le temps qu'il nous faudrait pour aller jusqu'à Baltimare. Si on met trop de temps à se préparer, on finira par arriver trop tard.
- Et qu'est-ce que tu veux faire… Attends, tu ne vas quand-même pas…
- Aide-moi plutôt à mettre ce canot à l'eau.
Sans attendre sa réaction, j'entrepris de désarrimer l'embarcation. Il allait sans doute protester, mais sans son aide, le canot allait rester sur le pont…
- Tu penses que c'est une bonne idée d'y aller tout seul ?
- Et tu penses qu'attendre sans rien faire est une meilleure idée ?
- Tu risques de te faire arrêter…
- C'est rien comparé à la forteresse de Drakkar.
- Et Windy ? Tu y as pensé ?
Je m’arrêtai subitement dans mon mouvement. J'allais être séparé d'elle, pour probablement un très long moment… Elle allait se retrouver seule pour reprendre sa vie… mais avec la menace qui planait sur nous, si Drakkar gagnait… Elle n'aurait pas plus d'avenir que les autres habitants de Isla Frigol.
Et puis… Non. Fortune était toujours là, ainsi que les autres évadés de la forteresse… Elle n'était pas vraiment seule…
Je ne savais pas comment les choses allaient tourner… Mais je préférais la savoir en sécurité.
- Oui, Jeff, j'y ai pensé. Et c'est justement pour ça que je dois y aller… Pour elle et tous les autres.
- Tu ne peux pas y aller seul… Prends au moins quelqu'un avec toi.
- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée… Qui irait de toute façon ?
- Eh bien… Je pourrais. Tu ne sais pas encore très bien naviguer de toute façon.
- L’Écorcheur a besoin d'un capitaine Jeff, même s’il est officiellement en vente. Les autres veulent que ce soit moi, mais c'est toi qui ferais le meilleur capitaine à bord.
- Jolly, tu es audacieux et persévérant. Et de ce que j'ai vu depuis que tu as pris le rôle, tu sais réagir face aux situations dangereuses. Tu es un des meilleurs capitaines que nous pouvons avoir.
- Peut-être… Mais je ne peux pas rester, de toute façon. Et de tous, c'est toi qui a la plus grande expérience.
- Il n'y a rien pour t'en empêcher alors ?
- Non. Quelqu'un doit le faire, et je suis le seul à me remuer la croupe… Bon, tu m'aides ?
- Oui oui…
Nous mirent plusieurs minutes à mettre l'embarcation à l'eau. Une fois fait, Jeff reprit :
- Tu tiens vraiment à y aller seul ?
- J'irais plus vite si le canot est plus léger… Je vais juste emporter quelques vivres et une carte. J'espère que les autres ne m'en voudront pas trop…
- Je tâcherais de leur expliquer ce que tu cherches à faire… Viens, on va trouver ce dont tu as besoin. Je m'occupe de la carte et des instruments. Toi, les vivres.
- D'accord.
Jeff se dirigea vers la cabine du capitaine, je me rendis à la cale. À l'intérieur, l’environnement était sombre… seul la lumière lunaire qui passait par les sabords permettaient d'y voir à peu près, dans une demi obscurité. Je m'avançai dans la pièce, pour rejoindre le garde-manger de l'autre côté du navire… Quand quelque chose attira mon regard.
Windy était là, dans un hamac proche de l'entrée, profondément endormie… Je ne l'avais encore jamais vu dormir… Elle avait l'air tellement paisible, tellement sereine…
Je ne saurais décrire ce que je ressentais à ce moment-là… C'était comme… être en même temps attendri et effrayé. Je voulais rester auprès d'elle, mais je devais partir… peut-être pour ne plus la revoir. Je pourrais peut-être au bout d'un moment, mais… Je n'en savais rien en fait.
La nuit était plutôt fraîche… J’aperçus à proximité un morceau de toile, de la taille d'une couverture. Comme elle l'avait fait pour moi ce matin, je la lui mis délicatement, sans la réveiller, espérant que ça lui tienne chaud pour le reste de la nuit… Je restai là quelques instants, pour la regarder une dernière fois, puis me décidais à aller prendre mes vivres. J’espérais qu'elle comprendrait…
- T'en as mis du temps ! Me dit Jeff lorsque j’émergeai enfin sur le pont.
- Désolé. Alors… Tu a les cartes ?
- Voilà, avec un sextant et un compas. Le moyen le plus rapide de rejoindre Baltimare, c'est de suivre la direction nord-ouest jusqu'à la latitude 35, puis de prendre plein ouest. Tu sauras te débrouiller ?
- Je pense que oui. Alors… Il ne te reste plus qu'à embarquer.
- Oui… Merci Jeff.
- Bonne chance.
Je descendis dans le canot avec mes bagages, mon sabre et un nouveau pistolet à ma ceinture. L'océan était tranquille à cette heure-là, et brillait sous la lune de la princesse. Et dire que ce genre de paysage risquait de disparaître…
Je m'éloignais, d'abord aux avirons, puis je hissai les voiles de l'esquif, regardant le port de Isla Frigol s'éloigner petit à petit. A nouveau, j'étais parti seul à l'aventure… Mais cette fois, j'étais préparé.
Un nuage masqua la lune, et l'océan devint d'encre, aussi insondable et inquiétant que des ténèbres liquides.
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-C'est de la politique.
Pourquoi ça me dit quelque chose ? XD