Blanc

La nuit était tombée depuis longtemps lorsque la princesse du jour rejoignit son château. Elle ne croisa ni garde ni domestique, mais elle sentait sur ses épaules le poids du regard océan qui, elle le savait, ne la quittait pas des yeux, tapi dans les ombres des toits.

Elles n’en parlaient jamais. Il n’y avait rien à dire. Seuls les regards lourds de sens échangés en silence trahissaient parfois le terrible secret ; des regards remplis de honte, de reproche, de regret, mais surtout d’une écrasante résignation. C’était ce à quoi elles étaient réduites depuis tant de décennies. Chacune connaissait les signes qu’elles s’échangeaient, la mine grave, pour s’avertir qu’il était temps. Il en était déjà ainsi avant le bannissement de Luna,et il en était à nouveau de même depuis son retour. Sur Terre, rien n’arrête le temps qui passe sur les corps.

Luna savait, bien entendu, ce qu’elle-même échangeait contre cet horrible miracle, cependant Célestia ignorait ce que sa sœur pouvait offrir en guise de paiement ; le frisson de dégoût qu’elle ressentait dès que cette pensée lui traversait l’esprit lui interdisait ne serait-ce que d’y songer, et elle préférait ne même pas tenter d’imaginer ce que sa chère nièce pouvait bien sacrifier pour le même prix.

C’était Luna qui avait initié leur jeune consœur. La décision s’était faite d’elle-même, sans qu’elles aient besoin d’échanger un mot. La princesse de cristal n’avait plus adressé la parole à sa tante pendant près d’un an, après cela, mais l’alicorne blanche ne pouvait le lui reprocher. Combien de temps lui avait-il fallu pour pouvoir à nouveau se regarder elle-même dans la glace, après la première fois ?

Comme pour répondre à la question, elle leva les yeux vers le miroir qui ornait sa commode, dans la pénombre chaude de sa chambre. Oui, il était plus que temps. D’un mouvement de corne, elle ouvrit la baie vitrée qui donnait sur le balcon. Dans la fraîcheur du soir, face à son royaume endormi, elle fit flotter devant elle la fiole de verre sale. Un relent de puanteur, celle-là même qui imprégnait l’horrible caverne, la prit aux naseaux alors qu’elle l’approchait de ses lèvres. Tandis que la mixture coulait dans sa gorge, elle serra le récipient jusqu’à le faire craquer. Déjà, les premières vagues de douleur nauséeuse lui tordaient les entrailles. Une nouvelle nuit de cauchemars s'annonçait, et pourtant elle savait que le jour suivant serait tout aussi redoutable.

Posée sur son bureau, une lettre l’attendait ; une lettre qu’elle savait qu’elle finirait par recevoir depuis ce jour lointain où elle avait condamnée celle qui n’était désormais plus son élève au même sort qu’elle et sa sœur. Nul besoin, cette fois non plus, d’en discuter avec Luna ; la décision s’était prise d’elle-même. Le temps était venu pour celle qui avait fait de son apprentie une princesse d’assumer les conséquences de son terrible choix.