Enterrés dans leurs tranchées, les soldats du 16° régiment d'infanterie bavaroise n'étaient pas aussi maussades que d'habitude.
Depuis de longs mois, ils avaient pris le pli de la guerre de position. De passer le plus clair de leur temps dans la boue et le froid, à charger les lignes françaises, à mourir pour quelques mètres de terrain qui seraient aussitôt repris par l'ennemi, qui chargerait à son tour et qu'on recevrait de la même façon.
Il y avait une routine désagréable qui s'était instaurée dans les tranchées même si on vivait mieux dans ces dernières que dans leurs homologues françaises.
Au moins ici, les soldats avaient un minimum de confort, c'était un petit peu plus qu'un trou dans le sol. Mais guère mieux, il fallait être honnête.
C'était peut-être les nuits comme celle-ci qui étaient les plus dures. En journée, on voyait clair devant soi, on savait que l'ennemi allait bombarder, ou que c'était son camp qui utiliserait les obusiers. Il y avait des attaques et des contre-attaques mais au moins, on pouvait connaître par avance le déroulement de la journée. Mais la nuit, c'était différent. La peur venait avec l'obscurité.
Est-ce que les français tenteraient une attaque surprise nocturne ?
Est-ce que des snipers étaient aux aguets, prêts à tirer sur la moindre partie du corps d'un soldat qui dépasserait des tranchées ?
Est-ce que des soldats ennemis rampaient en ce moment-même sur le no man's land pour attaquer le réseau de barbelé ?
Sans la fatigue et l'épuisement, les soldats, même les vétérans, n'auraient pas fermé l’œil de la nuit. Mais depuis peu, les choses étaient différentes. Une ponette rose à la crinière ébouriffée s'était présentée sur le front il y a quelques semaines, avec une scène, des décors et tout l'équipement nécessaire pour faire un spectacle.
Elle se produisait chaque soir avec des chansons et des plaisanteries, dans le but de distraire les soldats. Et l'armée impériale allemande devait reconnaître qu'à ce jeu là, cette Pinkie Pie était imbattable.
L'armée du kaiser estimait les equestriens pour ce qu'ils étaient : de drôles de chevaux intelligents, certains avec des ailes, d'autres avec des cornes au milieu du front, capables de se battre avec bravoure mais trop peu nombreux pour peser efficacement dans la balance de la guerre.
Malgré leur promiscuité et le fait qu'ils affrontaient les mêmes ennemis, on ne pouvait pas dire que le soldat du commun se sentait vraiment proche du poney ordinaire. Après tout, le monde n'avait découvert ces étranges animaux que depuis quelques années et c'était encore bizarre pour les humains de parler avec les poneys comme si de rien était. Les soldats les plus érudits, s'étaient contentés de hausser les épaules. Après tout, en face, les français et les anglais, des ennemis héréditaires séculaires étaient devenus amis, tandis que du côté de la Triplice, c'était la même chose entre les autrichiens et les turcs. A ce niveau là, pourquoi cracher sur les poneys ? Ils versaient leur sang comme n'importe qui dans cette guerre.
Pour autant, certains poneys sortaient du lot. Les diplomates allemands citaient l'Impératrice Luna elle-même, la souveraine d'Equestria, les scientifiques parlaient avec enthousiasme des projets des ingénieurs impériaux Flim et Flam et de leurs équipes, les pilotes de l'armée de l'air allemande qui avaient volé avec le PegasusKorps ne tarissaient pas d'éloges sur la plus brillante de leurs pégases, la lieutenant Rainbow Dash et plus loin à l'est, on avait mentionné à plusieurs reprises le génie tactique de la licorne Trixie avant qu'elle ne disparaisse à la bataille de Bucarest.
Désormais, si on les interrogeait, les soldats du 16° R.I bavaroise pourraient ajouter Pinkie Pie à la liste des poneys dont il fallait se souvenir.
Elle n'avait pas été la première à essayer de remonter le moral des troupes mais la seule à aller jusqu'à se déplacer personnellement jusque dans les tranchées pour faire donner son spectacle.
Cela n'avait pas bien plu aux officiers d'ailleurs qui avaient tenté de lui interdire la zone, de peur qu'elle ne détourne trop l'attention des soldats des dangers du front. Mais comme Pinkie Pie était techniquement une civile, elle refusait d'obéir aux ordres, sans compter que les soldats eux-même avaient protesté et avaient fait pression pour qu'on la laisse libre de ses mouvements. L'Etat-Major avait fini par céder et il n'était plus rare désormais, de croiser une crinière rose ébouriffée qui sautillait en passant dans les tranchées et les casemates.
En ce moment même, la ponette donnait une représentation dans un dortoir dont on avait sorti les lits et les paillasses pour lui permettre de monter son spectacle. Quelques charpentiers dans le civil avaient renforcé le sol par des planches supplémentaires, dans l'intention de former une scène de fortune.
Le tout, décoré par des ballons et des rubans multicolores, issus des réserves personnelles de Pinkie Pie donnait une atmosphère étrange, mais assez agréable à cette portion des tranchées. On avait beau être à plus de minuit passé, des dizaines et des dizaines de militaires se pressaient encore dans le dortoir pour regarder l’exubérante ponette faire son numéro. Ils étaient si nombreux par ailleurs, qu'un certain nombre s'était agglutiné à l'extérieur, se tordant le cou et se marchant les uns sur les autres pour ne serait-ce que jeter un oeil au spectacle.
Derrière le drap tendu dans un coin du dortoir pour servir de coulisses, Pinkie Pie se saisit d'une nouvelle bouteille d'eau et la vida entièrement.
Elle suait à grosses gouttes sous son étouffante perruque et sentait son maquillage partir par plaques. Elle n'avait qu'une envie, c'était d'arrêter le spectacle et se reposer quelques heures mais elle ne le pouvait pas. Tant qu'elle faisait l'idiote sur scène, à chanter et à danser, les soldats oubliaient la guerre. Tant qu'elle continuait de raconter des blagues, ils n'étaient plus ici pour tuer mais pour rire et passer un bon moment avec des amis.
Tant qu'elle tenait bon, elle battait la guerre.
La foule battait des mains et des pieds, la suppliant de continuer le spectacle. Pinkie poussa un soupir d'épuisement avant de reprendre de l'eau.
C'était le combientième rappel ? Le quatrième ou le cinquième ? Elle ne se souvenait plus.
C'était plus dur à chaque minute qui passait. Elle n'avait aucune envie de danser et de chanter. Et encore moins de faire ces blagues d'humour noir. Mais elles plaisaient tellement au public.
Pas tant que ses amies étaient éparpillées en Europe et s'étaient retournées les unes contre les autres après leurs choix pendant la guerre.
Pinkie ne comprenait pas les grandes lignes de cette guerre. D'ailleurs, elle ne le voulait pas. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'un jour, la Princesse Celestia était morte et que tout s'était effondré en Equestria. La ponette faisait ce qu'elle pouvait depuis, alors que des nuages noirs s'étaient massés au dessus des têtes de tous pour les chasser. Ce qui à la réflexion, aurait été bien plus simple si elle avait eu des ailes.
Les spectateurs s'impatientaient. Pinkie retira sa perruque un court instant et s'éventa à même les sabots avant de la remettre en place.
Bon. Elle devrait pouvoir tenir un dernier rappel.
A peine avait-elle fait son retour sur scène que les soldats applaudissaient à tout rompre, battaient des pieds et des mains et sifflaient d'approbation. Pinkie afficha un grand sourire. C'était pour ça qu'elle devait continuer tant qu'elle en aurait la force. Et c'était pour ça que bientôt, elle irait sur une autre section du front, avec des ballons et ses serpentins, pour apporter la joie et la bonne humeur là où elles manquaient cruellement.
_Merci, merci ! tenta t-elle de remercier par dessus les applaudissements. Je voulais aller donner mon spectacle chez les anglais mais je pense que vous êtes un meilleur public non ?
Des éclats de rire et d'approbation se mêlèrent aux insultes classiques adressées à leurs ennemis. Pinkie se planta au milieu de la scène et déclama :
_Allez, une devinette : est-ce que vous savez ce qui est rose et bleu, puis, blanc et bleu, gris et bleu et enfin, vert et bleu ?
Elle laissa quelques secondes de réflexion aux soldats, puis, voyant qu'aucun ne trouvait :
_C'est un militaire fr...
Pinkie Pie ne finit pas sa phrase. Mais ce ne fut pas de son fait. Plutôt à celle du formidable barrage d'artillerie qui tomba sur les tranchées allemandes, faisant voler en éclats protections de bois, de métal et réduisant les malheureux qui avaient eu la malchance d'être touchés en charpie. Un obus frappa précisément le dortoir où Pinkie Pie donnait son spectacle, comme un coup de tonnerre. Les lumières se coupèrent d'un coup alors que rubans et ballons étaient réduits en bouillie multicolore. Juste avant de se retrouver assommée par les débris de la lampe qui lui tombèrent en plein sur le crâne, Pinkie se dit que le bombardement ennemi tombait bien mal.
Elle n'avait même pas eu le temps de finir sa blague.
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