Abysse - Chapitre 6

Pris au dépourvu et sans armes à distance, les pirates furent incapables de réagir. Sur l’ordre d’un des griffons, ils durent remonter hors de la fosse pendant de longues minutes pour atteindre un plateau rocheux, sur lesquels les griffons purent se poser.

Mullet n’avait pas cessé de chercher une solution à la situation. Sa dague était toujours entre les pattes de Capper et ses compagnons étaient désarmés ; Boyle avait son crochet, et Lix une prothèse au bout de sa queue coupée avec une fourche, ou plutôt une fourchette vu sa taille. Gilda semblait paniquée et Squabble restait impassible, soutenu par la petite perroquet au plumage rose.

Les griffons étaient onze, dont dix armés et prêts à décocher au moindre geste hostile. Même s’ils étaient tous très différents, une chose n’échappa pas à l’œil du pirate borgne : tous avaient une moitié du corps tacheté. Une griffonne de petite taille s’avança et déploya ses ailes grises piquetées de brun, un sourire amusé sur son bec. Elle baissa son arbalète et se voulut amicale, malgré la menace de ses compagnons.

“Mon nom est Gerhild de la Compagnie Tachetée,” demanda-t-elle avec un ton candide. “Je pense que vous savez pourquoi nous sommes là ?”

Avec une moue contrariée, Mullet fit glisser au sol le sac de Squabble et en extrait la bourse pour la jeter aux pied de la mercenaire ; elle prit l’argent, avec une moue contrariée.

“Même pas une insulte ou un peu de résistance ? Ces chasseurs de trésors friqués, tous pareils… ça veut faire fortune mais ça ne sait pas se défendre. Bref, où sont les autres ?

- Quels autres ?” rétorqua Mullet, de façon très convaincante.

Les intentions de cette compagnie étaient encore à définir et il semblait préférable de ne pas dévoiler la présence des deux seuls pirates armés de leur bande, encore moins si cela conduisait à une embuscade orchestré par cette Gerhild, dont le rire se fit rapidement entendre.

Avec agilité, elle se dressa sur ses pattes arrières et posa une serre acérée sur la bouche du pirate à la crête rouge, un air sensuel sur son visage aux plumes grises et brunes.

“Menteur…” sussurra-t-elle.

Un léger moment de flottement s’écoula, puis la mercenaire redevint hilare et elle s’éloigna des perroquets pour aller vers un de ses comparses, sans se priver de dandiner ses hanches fauves et relever sa longue queue féline pour provoquer ses proies.

“Govad, va voir le patron et dit lui qu’on a de quoi monnayer la statue si les deux bretteurs arrivent à la trouver.”

Le concerné était le seul de la petite troupe à ne pas être armé ; il hocha de sa sinistre tête, avant de balayer de ses yeux jaunes entourés de rouge l’équipage et lissa un instant la fine moustache située de chaque côté de son imposant bec noir. Il fallut un soupir de Gerhild pour l’inciter à enfin prendre son envol d’un agile bond de ses pattes de léopard et filer à toute vitesse.

“Bien,” reprit la griffonne avec un sourire prédateur, “on va laisser un de vous avertir vos copains qu’on les attend au siège de la Compagnie Tachetée. Et ça va être… toi.”

Sa serre pointa Squabble, dont un caquètement signala son inquiétude, car un griffon abandonna son arme pour approcher de lui, l’air mauvais. Boyle gonfla la poitrine et son pelage vert, prêt à défendre son ami, mais un bruit d’épée tirée au clair derrière lui, suivit de l’éclat froid d’une lame sur sa nuque le dissuada ; Gerhild sembla se délecter de l’intense rage contenue du pirate au crochet, avant de reporter son regard vers son subordonnée dont le poing arracha un cri du perroquet au bec de bois, dont les côtes furent prises d’une vive douleur. Un autre coup lui fut asséné à la tête et ses yeux roulèrent dans leurs orbites, avant de se fermer.

Lix entreprit d’insulter leurs agresseurs, mais un carreau pointé vers sa tête l’en dissuada et elle fut obligée, comme ses autres compagnons, de finir avec les mains attachées dans le dos, impuissants et obligés de suivre les guerriers griffons vers Griffonstone. Gilda eut seulement les ailes attachées pour l’empêcher de fuir et elle se rapprocha de Mullet, l’air désolé.

“J’aurais dû y penser avant…” murmura-t-elle. “Maintenant on est dans un sacré pétrin…”

A sa grande surprise, le pirate borgne coula vers elle un regard pétillant de malice et un léger sourire au coin de son bec.

“Ils ont fait une grave erreur en laissant Squabble derrière…”

La jeune griffonne aux ailes entravées fronça les sourcils et son visage émit quelques doutes, mais Mullet cligna exagérément de son seul œil valide en guise de réponse.

…

Dans les tréfonds de l’Abysse, une pirate au plumage beige avait brandi son sabre, les yeux rivés sur le squelette recouvert d’une épaisse matière gélatineuse ; celle-ci frissonna à la vue de l’arme et sembla accélérer, les os de ses jambes toujours immobiles. Celaeno assura sa posture, banda ses muscles, prêt à frapper lorsque le monstre serait assez proche…

“Baisse ton arme,” souffla Capper.

Le félin posa la patte sur le fil non aiguisé de la lame et imprima un léger mouvement vers le bas, sans pour autant forcer la capitaine. Celle-ci sentit sa poitrine se gonfler d’une envie de le remettre à sa place, mais elle expira e un soupir et consentit à suivre l’instinct de son nouveau matelot ; il avait l’air sérieux, avec de légers tressaillements des moustaches, visiblement sur le qui-vive.

La pointe de l’épée toucha le sol et la créature ralentit, pour finalement venir s’arrêter devant le duo. Des orbites vides semblaient les fixer de l’autre côté de la gélatine lumineuse. Celaeno pouvait sentir son cœur tambouriner contre son plastron, ses serres se resserrer nerveusement sur son arme…

“Quelle joie de rencontrer une âme dans ces profondeurs !” clama le félin d’une voix faussement enjouée. “Excusez ma camarade, vous nous avez surpris... “ Il se racla la gorge, incertain. “Je… euh… nous sommes à la recherche d’un objet, tombé dans votre… domaine, il y a de cela plusieurs mois. Pouvez-vous nous aider ?”

La substance de la créature vibra à nouveau puis elle se mit à glisser, en marche arrière cette fois-ci. Les deux amis se regardèrent, confus par la situation ; cependant, la créature s’était arrêtée avant de bifurquer derrière l’imposant rocher duquel elle était sortie, comme si elle les attendait. C’était une invitation à la suivre…

…

Un goût de poussière tira douloureusement le perroquet de son inconscience. Son esprit était encore confus, à l’image de ses yeux en train de rouler pour rendre le monde autour de lui moins flou. Les hautes parois montagneuses autour de lui semblèrent lui rappeler la mission de son équipage, mais aussi l’absence de ce dernier. Il était seul, sur une pente rocailleuse parsemée de quelques herbes rachitique, et cracha un caquètement paniqué.

Son regard se porta vers le ciel, mais les hauts pics ne laissaient pas voir le soleil ; puis il n’aurait pas pu estimer l’heure à laquelle les griffons leur était tombé dessus. Cela se comptait peut-être en minutes comme en heures… il n’y avait pas de temps à perdre. La poitrine gonflé, il réajusta son casque et la bouée autour de son cou, avant de se lancer à la poursuite de ses compagnies ; même s’il gémissait par moment à cause de toutes ses dernières déboires, une intense détermination tirait les traits de son visage et un feu intense brûlait dans ses yeux fous.