« Je vais t’avoir, sale monstre ! Abandonne, tu n’as nulle part où te cacher ! » Avançant avec prudence dans la pièce obscure, la pégase au poil gris tendit l’oreille, à l’affut du moindre son. Mû par un mouvement fébrile, son regard étudiait tour à tour chaque recoin susceptible d’offrir une cachette à son adversaire. Face à l’imminence du combat, elle resserra la pression autour du bâton lui servant d’arme, placé juste sous l’emplanture de son aile.
Depuis le début de la journée, elle n’avait cessé de courir en tous sens, essayant de prendre le dessus qu’importe la manière. Malheureusement pour elle, son adversaire ne manquait pas de ressources et l’avait dépassée à chaque fois. Que ce soit pour la force, la vitesse ou l’agilité, elle était dominée en tout point. Ne lui restait dès lors plus qu’à essayer de pousser l’autre à l’erreur. Dehors, la nuit avait de toute manière fini par tomber. Cet assaut risquait donc d’être sa dernière chance de victoire…
Arrivée au milieu de la pièce, son attention se porta brusquement sur un léger mouvement venu du plafond. Cette observation fut cependant trop tardive, car, s’élançant du haut d’une étagère, une ombre atterrit juste devant elle. Prise complètement aux dépourvu, la jument ailée trébucha, essaya de passer à l’attaque, mais fut désarmée sans effort. Dans un dernier espoir, la chasseuse devenue proie fit volte-face et prit péniblement son envol. Cette tentative de fuite fut toutefois vaine, son opposante l’interceptant en plein élan après avoir pris appui contre le mur.
Les deux ponettes lutèrent quelques instants sur le sol cotonneux. Malgré ses efforts, la jeune pégase se retrouva rapidement à la merci de l’autre. « Par pitié, ne fais pas ça ! » Supplia-t-elle en désespoir de cause, sentant que l’autre jument cherchait à dégager son ventre. Impitoyable, cette dernière poursuivit son geste malgré les cris qui commençaient à emplir la pièce.
« C’est bon, tu t’avoues vaincue ? finit par demander son bourreau après une longue minute d’intenses convulsions.
-Ça va, c’est toi la plus forte, admit l’interrogée, le souffle court. Relâche-moi maintenant.
-Tu en connais le prix dans ce cas…
-Mais c’est du chantage, espèce de monstre !
-Merci du compliment, mais c’est la règle, rétorqua-t-elle sur un ton espiègle tout en approchant doucement son sabot. Après c’est toi qui vois…
-D’accord, j’accepte. » S’empressa de répondre la jument ailée, craignant que le calvaire recommence.
Un grand sourire sur le visage, Applejack remit avec vigueur son amie sur ses quatre sabots, puis sautilla joyeusement vers la cuisine. Essayant d’ignorer les nombreux fourmillements qui imprégnaient encore son ventre, la jeune Cloud Kicker se dépêcha de lui emboîter le pas. Décidément, sa résistance aux chatouilles était on ne peut plus ridicule !
À la lueur des nombreuses bougies qui éclairaient cette pièce, la jument grise ouvrit un des placards et en sortit le prix de sa liberté : Une grosse plaquette de chocolat. Comme convenu, elle brisa celle-ci en deux avant de tendre la plus grosse part à la terrestre orange. Après s’être échangé un sourire complice, les deux pouliches s’attaquèrent voracement à leur friandise respective.
Bien qu’acceptant sa défaite de bon cœur, Cloud Kicker ne put s’empêcher d’observer son amie avec une pointe d’amertume. Elle essaya bien sûr de le cacher, mais la jeune Apple se rendit vite compte que quelque chose ne tournait pas rond. Son attitude enjouée s’effaça au profit d’un réel désarroi. « Il y a un problème, Cloud Kicker ? demanda-t-elle en reposant son chocolat sur la table.
-Non… Enfin pas vraiment, soupira l’interrogée après une courte hésitation. Disons que je me sens un peu nulle, c’est tout…
-Comment ça ? s’étonna Applejack d’un air vraiment surpris.
-Depuis ce matin, je n’ai fait que perdre à tous les jeux que je connaissais. C’est normal que je me trouve un peu godiche, non ?
-Mais enfin, pas du tout ! s’exclama la jeune fermière avec ferveur. N’oublie pas que tu as devant toi la nouvelle championne de la famille Apple ! Je m’entraîne dur tous les jours, c’est pour ça que je suis imbattable. Ça ne sert donc à rien de comparer nos performances... Tiens par exemple : Je suis sûre que tu sais faire de la voltige. Et bien moi, je ne pourrais jamais te battre à ce jeu !
-Ce n’est pas ce que ma famille pense, rétorqua-t-elle tristement. Ils disent que je n’ai même pas le niveau pour intégrer l’école de vol. C’est à se demander comment j’ai eu ma cutie mark !
-Au moins toi tu en as une… maugréa Applejack en regardant son flanc vierge. Moi, je serais prêt à tout donner pour pouvoir vivre en ville. Franchement quel intérêt d’avoir du talent si on reste coincé dans un trou paumé le restant de ses jours ? Pfff tu ne sais pas à quel point je t’envie. »
Ne pouvant retenir un rire, la jeune pégase comprit l’étrange lien amical qui les unissait : Chacune enviait la vie de l’autre. La terrestre au crin blond aussi l’avait compris et se mit à pouffer à son tour. Son amusement fut cependant de courte durée, son regard croisant les deux aiguilles de l’horloge. En l’espace d’un instant, une profonde déception vint s’installer sur son visage. Celle-ci avait beau ne laisser que peu de doutes, Cloud Kicker chercha aussitôt à s’en assurer. « Alors c’est la fin… murmura-t-elle sur un ton abattu.
-Oui, il faut que je parte, répondit son interlocutrice tout aussi dramatiquement. Merci de m’avoir invitée. C’était une super journée, vraiment. » Elle engloutit en vitesse le restant de son chocolat, enfila ses ailes postiches, puis se dirigea d’un pas traînant vers la sortie. Silencieuse malgré la boule qui lui ceignait le ventre, la pégase grise la raccompagna jusqu’au palier de sa maison. Elle aussi avait des traits empreints de tristesse.
« Tu sais quand tu reviendras ? demanda Cloud Kicker alors que la jeune terrestre posait un premier sabot dans la rue obscure.
-Mes parents rentrent de voyage dans quelques jours. Je vais essayer de les convaincre, expliqua l’intéressée en réajustant son déguisement. Sans eux, impossible de négocier avec ma bornée de grand-mère. Mais pourquoi tu ne viendrais pas, toi ?
-C’est compliqué… répondit-elle, un peu honteuse. Je ne suis pas encore assez douée en vol et mes parents n’accepteront jamais de me porter. Tu vois, à Cloudsdale l’image qu’on les familles pégases est super importante. Avoir un enfant incapable de voler est donc très dévalorisant, tu comprends ça ? »
Un peu choquée par cet aveu, Applejack finit tout de même par hocher la tête. Tendant un sabot vers son amie, elle l’enlaça avec douceur. « Au moins, on sait ce qu’on a à approfondir : Moi la persuasion, et toi les leçons de vol, lui chuchota-t-elle à l’oreille. Mais surtout ne t’inquiète pas, je suis sûre qu’un jour le royaume saura qui tu es !
-C’est gentil de dire ça…
-Bon, je te laisse, Cherilee doit sûrement m’attendre. À la prochaine copine !
-Au… Au revoir Applejack ! » Lança-t-elle alors que la pouliche orange disparaissait dans la nuit.
« Bon sang, qu’est-ce que ces rues sont tordues ! Comment font les pégases pour ses retrouver là-dedans ? » Incapable de répondre à sa propre question, la jeune Apple vira sur sa droite, s’engouffrant dans une nouvelle ruelle. C’était la treizième qu’elle traversait depuis son départ de chez Cloud Kicker, et pour la treizième fois celle-ci ne lui disait rien. Elle avait pourtant déjà fait cet itinéraire le matin même sans rencontrer la moindre difficulté... Alors quoi ? Était-ce l’obscurité qui l’avait induise en erreur ? Ou bien était-ce un groupe de pégases qui, pour tromper l’ennui, s’étaient amusés à déplacer les nuages leur servant de maison ?
Bien qu’assez tentée par cette dernière supposition, Applejack préféra plutôt admettre son erreur : Cloudsdale était bien plus vaste que son village natal et beaucoup plus tortueux que les vergers d’Applelosa. Elle s’y était donc perdue, tout simplement.
Fatiguée par cette marche qui concluait une exténuante journée, la terrestre au poil orangé s’arrêta à une intersection. Contrairement à la plupart des villes du royaume, la cité pégase ne comprenait aucun éclairage public. En l’absence de lune cette nuit-là, seul l’éclat de quelques étoiles se reflétait sur les cumulus immaculés. Cela était assez dérisoire, mais ne l’empêchait pas d’y voir un peu près clair.
Hésitant à s’asseoir quelques instants à même cette plate-forme duveteuse, la jeune fermière se remémora les dernières paroles Cherilee : « Tu es une grande fille, je te laisse faire ce que tu veux durant cette journée, lui avait-elle dit alors qu’elles atterrissaient à Cloudsdale. En revanche, tu dois impérativement revenir au ballon à 23 heures. Je ne plaisante pas. Si tu accuses le moindre retard, je dirai tout à ta grand-mère, et tu seras sévèrement punie. J’ai été claire ? » À contrecœur, Applejack décida finalement de ne pas prendre le risque et reprit donc sa marche vers le point estimé de rendez-vous.
« Bonsoir petite, tu es perdue ? Je peux t’aider ? » Prise complètement par surprise, la pouliche au crin blond se tourna aussitôt vers la ruelle d’où provenait cette voix. Cachée dans l’ombre d’un porche, elle distingua la large silhouette d’un étalon, tout de noir vêtu.
Induit par son instinct, son premier réflexe fut un rapide mouvement de recul qui s’estompa de lui-même, l’autre poney n’ayant pas bougé. « Bon sang, vous m’avez fait peur ! s’exclama-t-elle en reprenant son souffle. Mais qu’est-ce que vous faites là en pleine nuit ?
-Je pourrais te poser la même question, rétorqua-t-il sur un ton calme, son visage toujours dans l’ombre. Tu dois pourtant savoir que ce n’est pas prudent de sortir la nuit pour une enfant de ton âge… Enfin, je ne vais pas m’en plaindre, sans cette audace tu aurais fui comme les autres en me voyant.
-Euh, merci, mais qu’est-ce que vous voulez au juste ? insista Applejack qui peinait encore à discerner les traits de son interlocuteur.
-Moi ? Et bien, disons que je cherche de la compagnie avec qui discuter. Mais bref, l’important c’est que je te raccompagne jusqu’à chez toi. Dis-moi juste où tu habites et je t’y ramènerais. »
Un peu décontenancée par cette étrange rencontre, la jeune terrestre mit un moment avant de répondre. Pour son âge, la jeune Apple avait déjà acquis un certain caractère. Ce n’était donc pas tant l’idée de suivre un inconnu qui l’inquiétait, mais plutôt la crainte qu’il ne découvre sa véritable nature. Allait-elle être capable de tenir le rôle d’une pégase ? Que se passerait-il dans le cas où il lui demanderait de voler ?
Comme s’il venait d’entendre ces interrogations, le placide étalon s’avança brusquement d’un pas, exposant son visage à la lumière lunaire. Ce fut une nouvelle surprise pour la jument au crin blond. « Vous… Vous êtes une licorne ? s’écria-t-elle, le regard braqué sur son appendice frontal.
-En effet. Est-ce un problème ? demanda son interlocuteur sur un ton légèrement outré.
-Non non, pas du tout ! Ça me surprend juste un peu… Par contre que vous est-il arrivé au visage ?
-Ça ? dit-il en pointant du sabot les multiples coupures qui parsemaient son museau. C’est juste une petite rixe que j’ai eue avec un autre poney. Je t’en dirai peut-être plus sur le chemin. »
Ce dernier détail aurait eu de quoi alerter Applejack, l’inciter raisonnablement à la prudence quant à sa décision. Cependant la peur du retard fut plus forte, et elle indiqua à l’inconnu une destination toute proche de son point de rendez-vous. Celui-ci s’autorisa un léger sourire puis, sans afficher le moindre doute, il s’engouffra dans la rue adjacente. Après une dernière hésitation, la pouliche orangée le suivit.
Une dizaine de minutes passèrent sans qu’aucun des deux poneys ne se décide à prendre la parole. La licorne à l’habit noir avançait rapidement, sans se retourner, passant d’une ruelle à l’autre comme si elles lui étaient familières. Contente de voir la distance de leur parcours s’amenuiser, Applejack ne pouvait toutefois s’empêcher de regarder son guide avec inquiétude. En effet, ce dernier affichait malgré sa marche rapide un boitement assez prononcé. Une observation plus aboutie dévoila la présence de nombreuses entailles tout le long de son flanc. Même si elle en mourait d’envie, la pouliche n’osa cependant le questionner sur l’origine de ces blessures.
« Quel âge as-tu, petite ? demanda l’étalon alors qu’il traversait avec empressement une artère importante.
-Je vais bientôt avoir dix ans ! s’exclama l’intéressée, presque par automatisme.
-Bien, bien… Mais dis-moi, à cet âge la plupart de tes camarades doivent déjà avoir obtenu leur cutie mark, non ? » La jeune Apple n’eut même pas à répondre, son air abattu parlant pour elle. Il reprit donc : « Tu sais, je comprends ce que tu ressens, mais aussi j’ai vécu ça. C’est dur de vivre dans un monde régi par le mérite quand on a aucun talent avéré... D’ailleurs, je tiens à te poser une question : Au vu de tout ce que tu as vécu jusqu’alors, penses-tu honnêtement que notre société soit juste ? »
D’abord surprise par ce revirement à peine subtil, Applejack prit un moment avant de répondre. Si les valeurs qu’on lui inculquait à l’école l’incitaient dans un premier temps à répondre par l’affirmative, une part sensible d’elle-même s’y opposait. En effet, de tous les poulains et pouliches de sa classe, elle était de loin la plus méritante. Compétitions, records et même travaux artistiques, elle avait tout tenté, tout réussi. Pourtant, malgré ses talents indéniables, aucun d’entre eux n’était venu marquer son flanc, bien au contraire de ses semblables. Même Cloud Kicker qui n’avait jamais développé la moindre habilité avait obtenu sa marque ! Que pouvait-elle donc ressentir si ce n’était un sentiment d’injustice ?
« Non, je ne pense pas, finit par répondre la jument orangée en se remémorant l’accrochage qu’elle avait eu le matin même. Pas tant que des poneys se croyant supérieurs marcheront sur les sabots des autres.
-C’est bien, tu as répondu franchement, la félicita son interlocuteur. De tous les poneys qu’il m’est arrivé d’interroger, très peu osent remettre ainsi en cause la justice de Célestia. C’est compréhensible, après tout nous vivons dans un royaume où l’ordre et la prospérité règnent. Pourquoi donc chercher à remettre en cause ce système qui fonctionne aussi bien ? »
Face à cette question rhétorique, teintée de sarcasme, la jeune terrestre opina timidement du chef. Elle n’était pas dupe, elle savait que ce poney marchant à ses côtés était ce que sa maîtresse appellerait un anarchiste. Néanmoins et contrairement à ce qu’elle croyait, le discours de ce dernier demeurait jusqu’alors étonnement sensé. Mieux encore : C’était la première fois qu’un adulte semblait vraiment s’intéresser à ses problèmes.
Comprenant qu’il avait su attirer son attention, l’étalon vêtu de noir se décida à poursuivre : « Cela fait des années que je cherche une manière de combattre ces inégalités. Pas seulement celles touchant les flancs vierges, mais aussi toutes ces licornes incapables d’user de leur magie, ces terrestres désirant tracer leur propre voie…
-Et ces pégases trop peu habiles de leurs ailes ! s’empressa d’ajouter Applejack avec une ferveur quelque peu forcée.
-Aussi, lui accorda l’étalon en arborant un léger rictus. Malheureusement plusieurs poneys se sont toujours opposés à moi. Et bien souvent il s’agissait de ceux auxquels le système profite le plus. J’ai donc compris que le dialogue ne servirait à rien. Seule la contrainte pouvait encore les faire ployer. »
Arrivés à un croisement, les deux poneys marquèrent un temps d’arrêt. Écoutant avec distraction les paroles de son guide, la jeune terrestre commençait petit à petit à retrouver ses repères. Si sa mémoire était bonne, ils n’avaient plus qu’à tourner à droite, puis longer quelques instants la rue pour atteindre sa destination. Pressée de partir, elle voulut alors remercier cet étrange mais aimable étalon. Cependant ce dernier ne semblait pas décidé à abandonner la conversation aussi facilement.
« Avant que l’on poursuive, j’aimerais savoir une dernière chose, annonça-t-il sur un ton très sérieux. Si je te proposais une société meilleure, dont le fondement même annihilerait toute inégalité. Si je t’avouais qu’en échange j’ai dû commettre un acte tel que toutes les forces d’Equestria sont à mes trousses. Si je te disais enfin que plusieurs poneys auraient ainsi pu perdre la vie par ma faute, que me dirais-tu ? »
Cette question, non contente de prendre Applejack au dépourvu, entraîna une grande confusion dans son esprit. Qu’insinuait-il par là ? Qui était-il réellement ? Était-ce cela la cause de ses blessures ? Un frisson lui parcourra l’échine tandis que le regard pénétrant de la licorne attendait une réponse. À en croire sa posture insistante, les prochains mots qui franchiraient ses lèvres allaient avoir une grande importance.
Incapable de conduire un raisonnement plus poussé, la pouliche au poil orange se décida à donner son avis le plus spontané et le plus franc : « Je pense qu’importe la thèse soutenue, si on s’en prend à des innocents on aura toujours tort… lui dit-elle d’une voix vibrante, mais ferme. Même si c’est pour le bien de notre monde, je n’approuverais donc jamais ce genre d’exactions. »
Voyant une profonde déception imprégner le visage de l’étalon, la jeune Apple jugea qu’il était temps de partir. Elle prononça alors quelques remerciements d’usage, fit volte-face, puis s’éloigna d’un pas rapide. Elle n’avait en effet que trop duré.
La petite terrestre eut à peine parcouru cinq mètres qu’une puissante force l’enserra brusquement. Avant même d’avoir pu crier, cette dernière fut tractée vers l’arrière et ramenée de force à son point de départ. Tout juste entrevit-elle le halo magique qui enserrait la corne de son ravisseur. « Mais… Mais qu’est-ce vous faites ? lui demanda-t-elle tandis qu’il l’enserrait fermement de ses sabots.
-Désolé, mais j’ai encore besoin de toi, s’excusa froidement le cornu. Dommage, cela aurait été plus simple si tu avais été plus conciliante… » Et chargeant la chétive jument sur ses épaules, il s’engagea dans la ruelle de gauche, celle qui menait droit vers la périphérie de Cloudsdale.
« Au secours ! Quelqu’un, à l’aide ! hurla Applejack à pleins poumons. Je me fais enlever !
-Tu peux crier autant que tu veux, ça ne changera rien, l’avisa son ravisseur. Tu es mon otage et je ne te lâcherai qu’une fois en sécurité sur la terre ferme. De toute manière, il est déjà trop ta…
-Applejack ! Applejack c’est toi ? Qu’est-ce qui se passe ? » Répondant à son appel de détresse, une jument tout aussi paniquée surgit de l’autre bout de la rue. Malgré l’obscurité qui les entourait, la pouliche reconnut immédiatement le pelage mauve de son accompagnatrice.
Devant cette apparition impromptue, l’étalon au poil blond étouffa un juron. À l’inverse, sa prisonnière mit tout en œuvre pour manifester sa présence. Comprenant enfin ce qu’il se passait, Cherilee s’élança dans leur direction. Ses sabots enfoncés jusqu’aux talons, l’adolescente avait toutes les peines du monde à fouler la masse nuageuse. Aucun doute, le sortilège des frères FlimFlam avait été considérablement affaibli, et le sac qu’elle portait n’arrangeait pas l’affaire. Pourtant cela ne l’empêcha pas de traverser la rue avec une surprenante vélocité.
Alourdie par sa charge, gênée par ses blessures, la licorne progressait bien plus lentement, sans chercher à faire face. La jeune Apple comprit avec soulagement qu’il n’avait plus aucun échappatoire possible. Tel ne fut dès lors sa surprise quand elle sentit un brusque élan vertical l’animer. Un simple coup d’œil jeté vers le bas suffit à confirmer ses doutes : Elle et son ravisseur venaient à l’instant de s’envoler !
Revenue de sa surprise, Applejack sentit le vent heurter son visage, signe qu’ils prenaient de la vitesse. Encore quelques instants et tous deux atteindraient l’immensité des cieux, là où plus personne ne pourra la sauver. Plaquée contre sa nuque, la magie de cet ange déchu à la corne étincelante lui empêchait presque tout mouvement. Seuls ses sabots gardaient un semblant de liberté. Ces mêmes sabots avec qui elle avait couru, travaillé, joué. Ceux-là mêmes qui lui avaient permis de prouver sa valeur à maintes reprises et de trouver sa fierté. Ceux qui enfin faisaient d’elle ce qu’elle avait toujours été : Une terrestre, une Apple, une jument.
Les talonnant de quelques mètres, Cherilee lança un regard désespéré à sa cadette alors qu’elle découvrait son impuissance. Le ciel était le domaine des pégases, les terrestres comme elles n’y avaient jamais eu leur place. Jambes, sabots, tout ceci n’avait plus aucune valeur quand il s’agissait de fendre les cieux. Or qu’était-elle en train de faire à l’instant même ? Comment pouvait-elle rester dans ce milieu où ce qui faisait son identité n’avait aucune valeur ? Qu’attendait-elle pour se défendre !
Sans crier gare, Applejack arma sa patte antérieure gauche et décocha un coup fulgurant, droit vers le visage de son agresseur. Celui-ci frôla d’un poil son oreille avant de percuter de plein fouet son appendice frontal, source de sa magie.
Les effets furent alors immédiats : Sous l’effet de la douleur, la licorne perdit l’espace d’un instant sa concentration, entraînant avec elle le contrôle de sa lévitation. Cette distraction était bien sûr dérisoire, mais permit néanmoins de leur faire perdre un peu d’altitude. Cette altitude même qui manquait à leur poursuivante pour se mettre à portée…
N’hésitant pas une seconde, Cherilee bondit sur l’occasion et aussi haut qu’elle le put. La terrestre mauve décrivit une longue parabole qui l’amena à la même hauteur que les deux autres poneys. Ce ne fut pas suffisant pour croiser leur trajectoire, mais lui permit néanmoins d’enserrer de ses mâchoires la queue du fuyard. Entraîné avec elle dans sa chute, ce dernier émit un petit cri de surprise, comprenant que sa magie ne le sauverait pas cette fois-ci. Il tomba donc, emporté par la gravité qu’il pensait pourtant avoir soumise.
Sentant la pression qui la retenait disparaître ainsi que l’imminence du crash, Applejack s’élança aussi loin que possible. Elle percuta le cumulus en contrebas dans une grande gerbe cotonneuse, suivie de près par un second impact quelques mètres plus loin. Alors que tout semblait être perdu un instant plus tôt, la tentative d’enlèvement venait d’être déjouée.
Malgré ses difficultés à trouver un appui dans cette masse nuageuse, la jeune pouliche parvint à croiser le regard de sa sauveuse. Légèrement sonnée par le crash, cette dernière venait de perdre l’essentiel des plumes de son déguisement. Elle aussi souffrait du même problème d’enfoncement, mais de manière bien plus flagrante. Et pour cause : L’essentiel de ses quatre membres avait déjà presque disparu ! Si personne ne leur venait en aide, toutes deux seraient certainement submergées en quelques minutes.
Par chance, leur combat semblait avoir attiré l’attention, plusieurs silhouettes ailées s’étant mises à les survoler. Faute de pouvoir faire mieux, Applejack se mit à décrire de larges mouvements afin de signaler sa position. Les réalisant d’abord avec lenteur pour éviter de s’enfoncer davantage, la jeune terrestre accéléra nettement la cadence quand elle vit son ravisseur se relever à son tour. Du fait de ses blessures, l’étalon avait nettement plus souffert lors de l’impact. Son visage, crispé par la douleur n’en demeurait pas moins farouche, tel celui d’un prédateur acculé. Il ne lui fallut dès lors que peu de temps pour remarquer la ponette violette se trouvant juste à côté de lui.
Comme s’il pressentait déjà l’ampleur de la menace, un pégase réagit aussitôt et piqua droit dans leur direction. Il était vêtu d’une combinaison bleue ainsi que d’une large paire de lunettes. Brodé sur son torse, un insigne en forme d’éclair brillait. Nul doute, il ne pouvait s’agir que d’un Wonderbolt !
Relevant la tête, le malfaiteur cornu aperçut à son tour le poney qui lui arrivait dessus à une vitesse folle. Son attitude changea alors du tout au tout, passant d’une tension palpable à une étrange quiétude. Il regarda un instant Applejack, ramena son attention sur Cherilee, puis poussa un soupir résigné. « Bon, je crois que je suis au pied du mur, annonça-t-il d’une voix blanche. Sachez donc que je suis… Vraiment désolé. » Et alors que le pégase ne se trouvait plus qu’à quelques mètres au-dessus d’eux, la licorne pointa son appendice magique en direction de l’adolescente au poil mauve.
Une minuscule décharge de magie traversa l’espace. Touché, le corps de sa cible se raidit tandis que son regard fut subjugué par l’horreur. Enfin, en l’espace d’un clin d’œil, elle fut brutalement aspirée vers le bas, perçant un trou béant au travers du cumulus.
« Noooon ! hurla la jeune fermière en se débattant de toutes ses forces. Non pas ça ! Ce n’est pas possible ! » Mais il était déjà trop tard. Cherilee se trouvait à présent engagée dans une chute vertigineuse dont l’issue ne pouvait lui être que fatale. Encore quelques instants et elle percuterait le sol, mettant fin à sa trop courte existence.
L’esprit d’Applejack bouillonnait de toute part. Colère, culpabilité, désespoir, tous ces sentiments voltigeaient en elle sans qu’aucun d’entre eux ne s’affirme vraiment. À cela vint s’ajouter un flot continu de questions : Pourquoi n’avait-elle pas été plus prudente ? Que penseront ses parents en apprenant la nouvelle ? Comment un poney pouvait faire une chose aussi cruelle ? Et ainsi de suite sans la moindre seconde de répit.
Accablée, écrasée par son émotion, la terrestre orange ne perçut que succinctement ce qui se passait tout autour. Elle vit ainsi plusieurs poneys ailés atterrir progressivement à côté d’elle. Certains portaient l’uniforme des Wonderbolt, d’autres non. Un instant plus tard, d’autres groupes de poneys composés cette fois de licornes et même de terrestres investirent à leur tour les lieux. L’un d’entre eux l’arracha à la surface nuageuse tandis que ses collègues se chargeaient de leur prisonnier. Assommée par le pégase d’élite juste après son méfait, celui-ci ne semblait dès lors plus opposer la moindre résistance. Applejack aurait aimé le frapper, le ruer de coups dans l’espoir d’extérioriser son mal, mais elle n’en trouva pas la force. En fait, c’était comme si une part d’elle-même, la plus énergique et la plus impulsive, s’était brusquement détachée. Était-ce cela… grandir ?
Alors que son porteur la ramenait vers un endroit plus sûr, un nouveau groupe de poneys surgit de la rue attenante. Il était composé d’un vieux pégase à l’allure sévère, de deux licornes aux pelages respectivement lilas et ébène ainsi que d’une jument terrestre au crin grisonnant. Chacun d’entre eux avançait à un rythme soutenu, un air aussi inquiet qu’excité sur le visage.
Leur regard tombant tout d’abord sur l’étalon enchaîné, un immense soulagement sembla les envahir. Ce dernier fut néanmoins contrebalancé dès qu’ils remarquèrent la posture abattue des poneys déjà présents. « Ne me dites pas que… marmonna le cornu au crin bleu en regardant tour à tour Applejack et le trou béant.
-Si, lui répondit une jeune Wonderbolt au poil doré. Apparemment il aurait essayé de prendre cette pouliche en otage, mais une autre terrestre s’est interposée. Le temps que Soarin n’intervienne, il lui avait déjà jeté un contre sort…
-Mais comment est-ce possible ? s’exclama son interlocuteur avec colère. On a recompté des dizaines de fois cette liste et tous les otages rapatriés s’y trouvaient !
-Calmez-vous Homes, lui intima la terrestre au poil beige. Il doit forcément y avoir une explication…
-En effet, renchérit l’étalon bleu, un regard en coin sur la rescapée. Et je pense que cette pouliche sera la plus à même de nous l’expliquer. »
Sentant une brusque hausse d’attention à son égard, la jeune Apple se recroquevilla sur elle-même. Aux dernières nouvelles, c’était pourtant elle la victime. Pourquoi avait-elle donc l’impression que ces regards étaient chargés de reproches ?
Par chance, la situation ne dura pas puisqu’un pégase surgit au-dessus des toits. « Chef ! On vient de trouver une montgolfière juste au bout de la rue ! s’exclama-t-il à l’adresse du vieux poney ailé. Elle était gonflée et prête au départ. » Ces derniers mots à peine prononcés, le prénommé Homes étouffa un juron tandis que la mine des deux autres poneys s’assombrit davantage encore. À en croire leur air mortifié, les nouveaux arrivants venaient de comprendre comment Cherilee et elle comptaient quitter Cloudsdale par leurs propres moyens. Et ils ne semblaient pas l’avoir envisagé une seconde.
Ravalant avec grande peine sa frustration, la licorne au pelage parme se dirigea d’un pas lourd vers son semblable prisonnier des pégases. Arrivé à sa hauteur, il le toisa comme s’il n’était qu’un vulgaire animal enragé. « Tu as fait tout ça tout seul ? l’interrogea Homes froidement.
-Pourquoi, tu en doutes ? rétorqua l’autre sur le même ton. Je t’ai pourtant vaincu sans problèmes il y a quelques heures…
-Je n’ai pas de temps à perdre avec toi, espèce de monstre. Soit tu coopères maintenant, soit tu te la fermes jusqu’aux interrogatoires, compris ? » Son interlocuteur ne répondant pas, l’étalon remercia sèchement le Wonderbolt qui le retenait, puis le somma d’avancer.
Ce geste n’eut toutefois pas l’air de plaire au pégase bleu puisqu’il se planta aussitôt sur son chemin. « Attendez une minute, pourrais-je savoir ce que vous faites ? demanda-t-il d’une voix désobligeante.
-Et bien je ramène ce dangereux individu à Canterlot, répondit Homes. C’est une licorne et elle sera jugée en tant que telle par d’autres licornes. Maintenant je vous prierai de vous écarter, Light…
-Désolé, mais c’est à moi de m’occuper de lui ! Dois-je vous rappeler qu’il a commis ses crimes sous ma juridiction ? » Une intense contrariété passant sur son visage, le poney au crin bleu chercha un instant ses mots afin de répliquer. La terrestre aux fines lunettes en profita alors pour s’insérer dans le débat : « Une ponette de ma race vient de périr par sa faute, lança-t-elle avec émotion. Je… J’exige que justice soit faite à Manehattan ! »
Face à la complexité de la situation, un brouhaha confus commença à se former. La plupart des poneys prenaient ainsi le parti de leur chef, se fustigeant parfois avec violence. Certain de leur bon droit, aucun d’entre eux ne semblait prêt au moindre compromis. La collaboration, l’union sacrée qui les liait jusqu’alors venait en l’espace d’un instant de se déliter.
Seule au milieu de ce chaos, Applejack les regardait faire, hébétée. Était-elle en train de rêver ? Comment pouvaient-ils se disputer pour une chose aussi futile alors que Cherilee venait de mourir à l’instant même ! Incapable de les retenir, la petite pouliche sentit les larmes qu’elle avait tardé à verser se répandre sur son visage. Décidément, le monde qui l’entourait était d’une intarissable cruauté !
Alors qu’elle essayait tant bien que mal de se soustraire à l’agitation environnante, son regard s’arrêta sur le prisonnier cornu. En plus de ses anciennes blessures, celui-ci avait de nombreuses ecchymoses au visage, certainement reçues lors de son arrestation. À cela venait s’ajouter de lourdes chaînes autour de ses quatre chevilles, lui empêchant presque tout mouvement. Mais malgré sa posture humiliante, cette licorne observait avec un sourire victorieux la confusion alentour. Ce fut un déclic pour la fermière au poil orange.
« Vous tous, arrêtez ça tout de suite ! hurla-t-elle sans crier gare, avec une force telle que tous se turent. Vous… Vous vous rendez compte à quel point vous êtes idiots ? » Profitant de la stupeur qu’elle venait d’engendrer, Applejack s’arracha aux pattes de son porteur et s’enfonça dans le sol jusqu’aux genoux. Malgré ses difficultés, elle s’avança vers les trois meneurs dont la dispute découlait.
« C’est pitoyable, leur cracha-t-elle sans retenue une fois arrivée devant eux. Vous avez au moins quatre fois mon âge, et il n’y a que moi qui déplore vos chamailleries d’enfants. Vous ne vous rendez pas compte que c’est exactement ce qu’il souhaite ? » D’un geste colérique, elle pointa du sabot le poney assassin qui adopta aussitôt un air neutre.
Ravalant à grande peine la boule qui lui étreignait la gorge, la jeune Apple reprit : « Je ne sais ni qui est ce poney, ni ce qu’il a fait jusqu’à présent. Je sais juste qu’il a tué un de mes êtres chers. Pourtant vous savez quoi ? Je trouve honnêtement que vous et votre orgueil, vous ne valez pas mieux que lui. En fait… C’est vous les monstres ! »
Incapable de se maintenir plus longtemps debout, Applejack se coucha sur le flanc afin de ralentir quelque peu son enfoncement. D’un regard brûlant de colère et de peine, elle balaya l’assemblée qui lui faisait face. Beaucoup de ces poneys avaient adopté en l’écoutant une posture penaude, presque honteuse. C’était comme si sa spontanéité, son jeune âge, mais surtout sa sincérité leur avait ouvert les yeux sur l’absurdité de leur combat.
Un peu surprise par ce brusque revirement, la pouliche se retourna vers ses trois principaux interlocuteurs. Souhaitant garder son honneur sauf, Homes fit immédiatement volte-face et s’éloigna la tête haute. Light sembla pour sa part davantage réceptif à sa déclaration, mais ce fut la jument beige qui fit le premier pas. L’allure profondément troublée, celle-ci se rapprocha alors de la petite terrestre, puis s’abaissa à sa hauteur.
« Je… Je crois que tu as raison, ma petite, admit celle-ci d’une voix sincèrement peinée. Ce n’est ni le moment ni l’endroit pour se disputer ainsi. Une ponette que tu aimais vient de disparaître sous tes yeux et je comprends ta douleur. Cependant il faut que tu comprennes que les enjeux sont plus complexes qu’ils ne le paraissent. Nous ne sommes pas des monstres, ce tragique évènement nous touche tout autant que toi. Seulement nous essayons de défendre les intérêts qui nous semblent justes, pour que l’on puisse en tirer des leçons… Bon, maintenant donne-moi ton sabot. Je vais faire ce que nous aurions dû faire depuis le début : Te ramener chez toi. »
Ses derniers mots prononcés, Applejack sentit que sa colère refluait, la privant de l’énergie qui l’animait jusqu’alors. Incapable de protester, la pouliche accepta de lâcher prise et tendit mollement ses pattes antérieures. La fatigue commençait dès lors à s’infiltrer en elle. Ses souvenirs, ses mouvements puis sa vision se détériorèrent progressivement, comme enserrés dans du coton. Seul perdurait son désir de voir cette journée cauchemardesque s’achever ; souhait qu’elle obtint lorsque le clocher de Cloudsdale sonna enfin minuit.
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