Chapitre15 : Fillydelphia
Le reste du voyage se passe sans accroche, le train continue de filer silencieusement vers sa destination. Coltbaten est toujours assise à côté de moi, à regarder devant elle. Elle a les yeux lourds au point que je la vois tomber de sommeil de temps à autre. Moi qui voulais profiter des deux heures pour dormir, au final je suis la seule qui soit parfaitement éveillée. Scribbe est toujours affalée sur sa banquette et utilise l'uniforme de la pégase comme oreiller.
"Qu'est-ce qui ne va pas avec elle ?" je demande à Coltbaten."Elle avait l'air parfaitement en forme avant que je fasse mon attaque."
Coltbaten sursaute lorsqu'elle entend ma voix, et se retourne vers moi."Le lien qui unit nos deux implants et les fonctions que force l'endoctrinement renforcé sur son esprit sont assez lourds. Elle a régulièrement besoin de beaucoup de repos, surtout lorsque je suis soumise à énormément de stress. Elle sert en quelque sorte de… conduite d'aération, faute de meilleur terme."
"Je croyais que ce genre d'implant était illégal…"
"Il l'est. Mais parfois la nécessité surpasse la moralité. J'occupe une position importante, à la fois pour le gouvernement et l'armée, j'ai besoin d'avoir l'esprit clair en permanence, et avoir quatre autres sabots et une deuxième tête, ce n'est pas un mal."
"En d'autres termes, c'est une esclave, elle n'a même pas la liberté de penser par elle-même…"
L'expression sur le visage de Coltbaten est assez difficile à lire. Elle est aussi composée qu'à son habitude, mais au fond de son regard, elle semble être sur le point d'exploser de rire. "Sa liberté de penser ? Depuis quand les commoners jouissent d'une telle liberté ? La seule chose qui différencie l'esclavage de l'endoctrinement, c'est que les commoners ne portent pas de chaînes."
"Seulement à leurs sabots…"je me permets d'ajouter.
"Et depuis quand les commoners s'en plaignent ? Ne vaut-il pas mieux une société où tout le monde vit heureux, à sa place ? Pas de violence, pas de criminalité, l'harmonie partout où le regard se porte ?" Je peux presque voir des étincelles dans ses yeux. Est-ce que c'est l'endoctrinement qui parle, ou le poney ?
"Où était l'harmonie ces trois derniers mois ?"Et où sera-t-elle si mes rêves s'avèrent devenir réalité ?
Son expression s'assombrit, mais elle n'hésite pas dans sa réponse. "Aucun commoner n'a été impliqué de son plein gré dans les évènements. L'endoctrinement n'est pas le problème, c'est même le contraire. Autant du côté des lowcasts que des uppers. A l'heure qu'il est, l'armée devrait être en train de mettre en place des camps de réfugiés, des hôpitaux, des lignes d'approvisionnement pour les villes et villages qui ont été touchés. Pas en train de protéger des champs de ruines en attendant qu'elles soient transformées en station touristique…"
… Elle a raison, mais en quoi est-ce que ça change la situation de Scribbe ? Ce qu'elle vit est pire que ce que subissent la plupart des commoners. Certes, ils ne jouissent pas d'une réelle liberté puisque leur vie est principalement dictée par leur MAI. Mais même si ça me fait mal de le reconnaître, ils restent maître de leur vie et de leurs pensées. Ils obtiennent leur cutie mark d'eux-mêmes, ils choisissent avec qui se marier, leur carrière. Si on peut appeler le dernier un choix, celui-ci dépendant principalement de la bonne volonté des corporations.
Mais Scribbe ? Elle n'a même pas ça pour elle, son esprit ne lui appartient pas, il est en permanence lié à celui de Coltbaten, même ses souvenirs ne lui appartiennent pas. La pégase peut décider quand purger les informations qu'elle juge trop sensibles. Et si elle peut effacer ça, qui sait ce qu'elle peut effacer d'autre ?
"Je pense que vous vous posez de trop de questions." Coltbaten interrompt mes pensées. "J'estime que parfois des exceptions sont nécessaires. Est-ce une bonne chose, ou une mauvaise ? Je préfère ne pas me poser la question. Ce que je sais, c'est que c'est utile et que j'en ai besoin. Vous pouvez ne pas être d'accord, votre opinion sur la question m'importe peu."
"Mais si ça peut faire disparaître cette grimace de votre visage, dites-vous qu'elle a probablement une meilleure vie dans cet état qu'elle n'en aurait eue avant que je la trouve. Elle savait parfaitement à quoi elle s'exposait quand je l'ai faite implanter. De plus, elle jouit de bien plus de privilèges que la plupart des commoners."
"A quoi bon si elle ne peut pas s'en souvenir ?"
"N'y a-t-il pas des choses qui sont arrivées dans votre vie dont vous ne souhaiteriez pas vous souvenir ?" me demande-t-elle en haussant un sourcil.
Elle marque un point. Mais même s'il y a de nombreuses choses que j'aimerais oublier, surtout depuis Apple Tech. Ces souvenirs font partis de moi. Ils font de moi ce que je suis. Si j'oubliais, je ne serais plus vraiment Free Will… cela dit… est-ce que ce serait vraiment une mauvaise chose ?
Je ne prête pas tant d'attention à qui je suis, c'est sûr, si on me laissait le choix entre changer et rester moi-même, je préférerai rester moi-même. Je ne peux pourtant pas nier que la tentation de tout laisser derrière pour recommencer à zéro est là. Mais Scribbe, elle ne recommence pas à zéro. Elle se contente d'oublier. Il n'y a pas de nouveau départ derrière, juste la même vie à la solde d'un autre individu.
"Mais-"
"Comme je l'ai dit, votre opinion sur le sujet ne m'intéresse pas." Coltbaten se retourne vers la jument endormie." Scribbe est ce qu'elle est, et ce ne sont pas vos paroles qui vont changer quoi que ce soit à sa situation."
"Et qu'en pensent les princesses ?"
"D'où croyez-vous que proviennent ces implants ?"
Le silence du train redevient pesant et continue jusqu'à ce que nous nous arrêtions enfin. Je suis contente que les rideaux soient toujours fermés. La décélération me donne un haut le cœur, et si ce n'était pas pour la ceinture, le vertige me ferait tomber au sol.
Coltbaten défait la sienne et contourne la table. Elle donne quelques petits coups de museaux à Scribbe qui finit par ouvrir un œil, encore embrumé par la fatigue. Cette dernière s'étire en poussant un long bâillement, elle s'assied, et après quelques battements de paupières est de retour parmi les vivants. Coltbaten récupère son veston et l'enfile. Sans qu'aucun mot ne soit échangé, nous récupérons toutes nos sacoches et nous dirigeons vers la sortie du train.
Lorsque je vois le quai auquel nous nous sommes arrêtées, un frisson me parcourt tout le corps. Fillydelphia est la deuxième ville la plus peuplée après Manehattan, si on compte les banlieues de cette dernière. Sans ça, c'est La ville la plus peuplée, avec pas loin d'une dizaine de millions d'habitants. Elle s'étend sur toute la côte, de Baltimare aux frontières de Manehattan. Elle possède trois gares de Maglev, et je connais bien celle où nous nous trouvons, au milieu de la Filly Tower. La tour la plus haute du pays, et aussi la plus grande. A elle seule elle pourrait héberger Ponyville. La rumeur veut que la seule raison pour laquelle elle ne rivalise pas en hauteur avec Canterlot soit par jalousie des Princesses. Bien sûr, la réalité est tout autre, il a fallu dix ans pour construire la tour originale, à laquelle sont venus se greffer des extensions au fil des siècles. Une de plus et la tour s'effondrerait sous son poids.
De plus, avec la montée des océans, des ingénieurs ont eut la présence d'esprit de se dire que construire des méga-tours sur les littoraux n'était peut-être pas une bonne idée. Sur les vingt dernières années, la ville a dû céder une bonne dizaine de mètres à l'océan. Qu'elle a par la suite récupéré grâce aux polders…
Bien sûr il n'y a pas de polder ici. D'ailleurs, pour la gare la plus fréquentée du pays, il n'y a pas grand-chose du tout. Les quais sont tous désertés, les boutiques sont fermées, et même les panneaux d'affichages sont éteints. Il ne reste plus que les colonnes dorées et les arcades abandonnées. Je me sens minuscule. D'habitude, il y a tellement de monde ici qu'il est presque impossible de voir ses sabots ou d'entendre ses pensées. Mais là, c'est tellement silencieux que je peux entendre des sabots approcher.
Mais ce n'est pas le vide qui m'inquiète le plus… il y a plus d'une raison pour laquelle je ne quitte presque jamais Ponyville. L'une d'entre elles habite cette tour… Et… c'est moi ou le claquement des sabots s'approche de plus en plus vite ?
"Willyyyyyyy !!!!!"
Je n'ai pas le temps d'esquiver, ni même de réellement réagir, le rictus d'horreur n'a même pas fini de se former sur mon visage lorsqu'une masse solide comme de la pierre me percute de plein fouet pour m'écraser contre la paroi du tube. Je n'ai pas le temps de me remettre que la masse me serre dans ses sabots, broyant un à un mes os encore fragiles. Un museau froid vient se coller et se frotter dans mon encolure. Me retenir, je dois me retenir, ne pas la frapper, ne pas l'envoyer voler…
"Tu m'as tellement manquée…" Son corps est aussi froid que ce dont je me souviens, ce qui ne fait rien pour arranger mes frissons. "Tu aurais au moins pu m'appeler, ou m'envoyer une lettre…"
Je lance un regard de détresse vers Coltbaten, ou Scribbe, dans l'espoir que l'une d'entre elle me libère de cet étau. Scribbe a toujours le même visage inexpressif, ses yeux fixés sur moi, ou dans ma direction, j'aurai du mal à dire avec des yeux aussi vides. Mais Coltbaten… elle a l'air d'apprécier le moment un peu trop à mon goût. Elle a le même sourire qu'elle avait avant que nous montions dans le train. Ses yeux me fixent avec toute la malice du monde. Est-ce que c'est elle qui a planifié tout ça ?
"Je suis déçue de ne pas avoir droit au même accueil," dit-elle gaiement avec une fausse grimace. Après quelques secondes de torture interminable, la jument semble enfin détourner son attention de moi.
"Bruine !" s'écrie-t-elle en s'élançant sur la pégase. Coltbaten lui rend son accolade. "Les princesses m'avaient parlé d'une surprise, mais là j'ai droit au panier garni. Et donc tu dois être Scribbe," dit-elle en passant un sabot dans la crinière de la licorne.
Scribbe se contente de lui répondre en hochant la tête.
"Et alors, Willy." Je grince des dents quand elle utilise ce surnom. "Tu ne me dis pas bonjour ? Ce n'est pas comme ça que je t'ai élevée." Elle gonfle les joues en mine d'agacement.
Mais c'est surtout moi qui suis agacée et qu'elle gonfle. "Vous avez raison, je n'ai pas souvenir que vous m'ayez élevée du tout, mère."
Elle me regarde, les yeux brillants en se mordant la lèvre inférieure et se tourne vers Colbaten. "Tu as vu comme elle est méchante ? Qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour avoir une fille aussi ingrate ? Des années qu'on ne s'est pas vues et c'est comme ça qu'elle me parle…" Elle ravale ses larmes de crocodile et me tire la langue.
Argh… Oui, en effet des années, et j'aurais aimé que ça dure plus longtemps. Je crois que depuis qu'elle est revenue en Equestria, en dehors des journaux et de la télévision, je ne l'ai vu en personne qu'une seule fois. Sur ce quai d'ailleurs, par total accident. Par chance, cette fois là, je suis la seule à l'avoir vue, elle a juste continué sa route sans s'apercevoir de ma présence.
Coltbaten lui passe un sabot dans la crinière et se tourne vers moi en ricanant. "Oui, j'ai pu apercevoir à quel point elle était ingrate. Mais je pense que les quelques jours qu'elle va passer avec nous vont permettre d'arranger les choses."
"Quoi ?! Qui ça nous ?!" Et bordel, y'a un truc qui cloche là, qu'est-ce que fout ma mère ici, pourquoi elle connaît Coltbaten, pourquoi les princesses lui ont dit que nous venions ? Ça fait beaucoup trop de pourquoi ! Et je sens que je ne vais pas aimer les réponses.
"Purity est notre agent de liaison à Filly, nous logerons chez elle le temps de la mission." Coltbaten se tourne vers ma mère qui l'enlace toujours. "Tu as reçu tout notre matériel ?"
"Oui, Finnish est arrivée hier soir, on a tout mis en place, il ne manque plus que vous."
Non. Non. Non. Non. Et encore non. J'ai du m'endormir dans le train, et là je suis en train de faire un cauchemar. Un très mauvais cauchemar. Où est Nightmare Moon quand j'ai besoin d'elle ? Où alors tout ça, c'est elle, elle veut me faire passer un message ?
Ma mère n'est pas un agent de liaison. Elle connaît probablement les princesses, mais c'est normal, elle doit probablement avoir vu toutes les têtes sur lesquelles repose une couronne sur la planète. Elle est sur toutes les couvertures de magazines, sur tous les écrans de cinéma et télévision, mais elle n'est pas un agent de liaison…
Oh et puis merde ! Qu'est-ce que j'en sais en fait ? Mais les probabilités que… c'est absurde, c'est même carrément impossible. Et de toute façon, "Il est hors de question que je passe seulement une journée avec elle !" j'annonce en tapant du sabot sur le quai.
Coltbaten repousse lentement ma mère et toute trace d'amusement l'a définitivement quittée. "Si tu veux bien m'excuser…" Elle se dirige vers moi le pas le lourd, à son tour elle me saisit par l'encolure et me plaque violemment contre le tube.
"Je ne vous laisse pas le choix !" me crache-t-elle au visage. "Je me fiche de vos problèmes personnels, nous sommes là pour la mission, alors vous allez me dire oui madame, ravaler votre fierté et me bouger ce gros derrière !"
Ma mère s'approche d'elle et pose un sabot sur sa patte, que Coltbaten repousse aussitôt. "Tu ne penses pas que tu y vas un peu fort ?"
La pégase se tourne vers elle, "Non, elle a besoin de discipline, j'ai été claire là-dessus, hors de question qu'elle continue de faire à son envie." Elle se retourne vers moi, "C'est clair ?"
Je serre les dents et déglutis bruyamment, ce qui n'est pas rendu facile par sa patte qui m'écrase la trachée. "Oui." Elle fronce les sourcils et augmente la pression dans sa patte. "Oui, madame."
Elle me relâche et je retombe sur mes quatre sabots, enfin, sur mes trois sabots, le dernier étant occupé à masser ma gorge. "C'est bien mieux, en route."
Coltbaten prend les devants avec ma mère, qui me lance juste un regard furtif avant de la rejoindre. Scribbe m'attend avec ses yeux vides, elle m'emboîte le pas dès que je monte les quelques marches séparant le quai de l'atrium. C'est tellement grand, et tellement vide. Normalement, il devrait y avoir plus d'un millier de poneys ici, que ce soit pour voyager partout en Equestria, ou même dans le monde depuis les quais de dirigeables, plus hauts dans la tour. Le claquement de nos sabots résonne contre les colonnes et les dalles de marbres, la traversée du hall immense me fait penser à une ville fantôme, l'éclairage, encore au gaz, est tamisé, voir inexistant par endroits, et plonge toute la zone dans la pénombre.
Il n'y a pas de traces de combats ici, mais l'atmosphère est tout aussi lugubre qu'à Green Pasturge. Les poneys figés sur les bas-reliefs et les gravures font offices de corps sans vie, ou mémoriel envers les morts. Leurs visages dénués de tout détail, art typique de Fillydelphia, me donnent des frissons, je les sens presque essayer d'aspirer mon âme. Enfin, si ça trouve, c'est ce qu'ils essayent vraiment de faire, après tout, ils n'ont pas été mis là pour montrer la grandeur d'Equestria, mais des corporations, la majorité d'entre-elles ayant leur siège ou de nombreuses installations en ville. Ô quelles sont belles les usines des Richs, Ô qu'ils sont beaux les champs des Seeds, Ô qu'ils sont beaux ces appareils d'Apple Tech. Et tiens, serait-ce un mur avec des affiches entièrement dédiées à la toute grande gloire et puissance du MAI ? M'en voilà étonnée.
J'ai envie de vomir devant autant de propagande. Avec le flux habituel de poneys, il est difficile d'y faire attention en temps normal, mais maintenant que nous sommes seules… Pas que je préférerai avoir une vue sur l'extérieur, nous aurons tout le temps nécessaire pour cette vision cauchemardesque une fois que nous serons installées. Je peux entendre ma mère et Coltbaten discuter devant nous.
"Je pense quand même que tu y es allée trop fort, tu n'avais pas besoin d'être aussi violente." Ma mère essaye de murmurer, mais dans ce silence ont peut même entendre les mouches penser.
"Je ne veux pas te manquer de respect, mais c'est à moi que les princesses ont confié sa charge, je suis seule à décider si je vais trop loin ou pas. C'est parce que personne ne l'a remise à sa place jusqu'à maintenant qu'on en est arrivé là…"
"Et je suis sa mère, je pense être mieux placée que toi pour savoir ce qui est bien pour elle." Je n'arrive pas à retenir un ébrouement. Je ne suis sa fille que quand ça l'arrange, si elle veut faire bonne figure, ça ne prend pas.
Coltbaten se tourne furtivement vers moi et regarde ma mère en haussant un sourcil. "Pas quand nous sommes en mission, pour le moment tu es juste notre agent de liaison. Les princesses n'auraient même pas dû te mêler à ça."
"En mission… en mission… tu n'as pas changé, Bruine. Oublie un peu ton uniforme et rappelle toi que tu es un poney avant tout."
Le ton de Coltbaten se fait plus sévère. "Ce serait plutôt à toi de te souvenir que tu as des responsabilités envers la couronne. C'est à toi d'oublier un instant que tu es une mère et de te rappeler pourquoi nous sommes ici."
Je laisse échapper un hennissement. Oublier qu'elle est une mère ? Je suis sûre qu'elle n'aura pas de mal à le faire. Elle s'est très bien débrouillée ces dix-sept dernières années.
"Oh, crois-moi, je sais pourquoi nous sommes ici, grâce à qui crois-tu que la soirée de demain aura lieu ?"
"Je ne sais pas ? Les diplomates, les ambassadeurs, les Princesses ?"
Ma mère s'arrête, choquée. "Comment oses-tu ? Et tu me demandes de me souvenir de mes responsabilités envers la couronne ? Est-ce que tu as la moindre idée d'à quel point l'impératrice était furieuse quand elle a appris ce qu'il s'est passé ?!"
Coltbaten marque une pause et jette un coup d'œil vers Scribbe, ou moi, j'en sais rien, dans notre direction, il fait sombre, c'est difficile à dire. Mais puisque je n'ai pas la foutre idée de quoi elles parlent, je suppose qu'elle se tourne vers Scribbe. "C'est normal, après tout, il s'agit de sa fille."
Bordel, de qui elles parlent ? La princesse Cadance ? Je ne l'ai jamais entendue se faire appeler impératrice avant, bien que ce soit son titre officieux. L'impératrice Chrysalis ? C'est la seule autre impératrice qui me vienne directement en tête. Et sa fille, quelle fille ? Il doit bien y avoir vingt pour cent de la noblesse changeline qui soit directement descendante de l'Impératrice, ça fait beaucoup de filles… Ah bordel ! sans mon implant j'ai l'impression qu'il me faut toute une vie pour comprendre quelque chose de simple, et je n'ai même pas de réponse qui s'approche de ce que je qualifierais de précis.
"D'ailleurs, est-ce que c'est vrai ?" demande ma mère après un court instant d'hésitation.
Le regard de Coltbaten lui passe dessus lorsqu'elle reprend la marche, mais sans lui prêter attention. "Je ne sais pas de quoi tu parles." Sa voix est légèrement tendue, même si elle a toujours cet assurance. Mais de quoi elles parlent à la fin ?!
"Tu ne sais pas de quoi je parle ?!" Coltbaten accélère le pas, mais ma mère trotte rapidement derrière elle, sans lui laisser prendre la moindre avance. "Tu sais très bien de quoi je parle !"
"Si les princesses n'ont pas jugé utile de te donner plus d'informations, c'est qu'elles estiment que tu n'en as pas besoin."
"Pas besoin ?! Je suis quand même l'une des premières impliquées, non ?! Tu dois bien savoir, toi, non ? C'est bien toi qui rends compte aux princesses ?"
"Oui, je rends compte aux princesses d'Equestria, en personne. Tu n'es pas une princesse d'Equestria, Purity, si ? A moins que quelque chose ait changé au cours de tes voyages."
Ma mère s'arrête devant elle, furieuse, elle lui donne plusieurs coups de sabot à la poitrine. "Tu es injuste ! J'ai le droit de savoir !"
La pégase lâche un soupir agacé et attrape son sabot alors qu'il est sur le point de lui donner un nouveau coup. "Ecoute, moi-même je ne sais pas, d'accord, je ne suis pas sûre, et je ne pense pas que ce soit ni le meilleur moment, ni le meilleur endroit pour en parler ? Tu ne crois pas ?"
C'est vrai que maintenant qu'elle le dit… Ça fait déjà un bout de temps que nous avons quitté la gare.. Et que nous marchons dans un couloir bien plus peuplé que cette dernière. C'est l'un des couloirs circulaires qui fait le tour de toute la… oui, de toute la tour. Le dernier rempart de la tour originale. Il y a des allées partout, des couloirs et des portes à ne plus savoir où donner de la tête, et dans chacune d'elles, un flot incessant de poneys se déverse dans les tumeurs qui sont venues se greffer au monument. D'ici non plus il n'est pas possible de voir l'extérieur. C'était possible autrefois, dans un temps lointain, aujourd'hui, les quelques vitres qui ont survécues à la transformation montrent les images d'une Equestria maintenant disparue. Après les derniers bâtiments d'une petite ville industrielle, apparaît une prairie semblant infinie, on peut voir les montagnes, et même Canterlot. Mais je sais que la réalité est tout autre. J'exagère peut être un peu, il est possible de temps à autre de voir Canterlot, la nuit, grâce aux projections. Mais certainement pas de jour. Les autres fenêtres donnent sur les diverses boutiques, bars, restaurants et autres curiosités de la tour.
Mais en effet, quoi que soit le truc dont elles parlent, ce n'est probablement pas le moment d'en parler avec un tel public, pas qu'aucun d'entre eux n'aient porté attention à nous jusqu'à maintenant. Ma mère grommelle quelque chose et nous reprenons notre route à travers le couloir, jusqu'à trouver un ascenseur libre. Celui-ci ne nous mène qu'au cent-dixième étage. La zone de transition entre la partie commoner et upper. Aussi le dernier étage de la tour originale, je ne suis jamais montée aussi haut, les quais pour les dirigeables sont cinq étages plus bas. Mais les plus riches des commoners apprécient de pouvoir aller sur leur balcon sans avoir à respirer l'air vicié de la ville ou avoir le soleil bloqué par l'ombre des navires.
C'est aussi le niveau à partir duquel la tour commence à redevenir uniforme, sur les deux-cents étages qui nous séparent du sommet, elle prend la forme d'une tête de flèche qui se termine par une plate-forme d'observation. Je n'ai jamais eu besoin d'aller plus haut que le port, ni réellement de trop m'éloigner de la tour, par conséquent, je n'ai jamais vu ce qui se trouve maintenant au dessus de nous.
Une bonne partie du toit de l'ancienne tour a été conservée, le bâtiment de maintenance a été transformé en une gigantesque station d'ascenseurs qui montent dans une colonne au centre de la pointe. Tant mieux, à notre hauteur, je préférai autant éviter d'être dans l'une de ces cabines fantaisistes qui grimpent à la surface des tours.
Le hall entier est littéralement ouvert aux quatre vents. La flèche tient sur la tour grâce à la colonne centrale, et à plusieurs piliers en arcs qui donnent sur plusieurs plateformes à ciel ouvert desquelles quelques pégases prennent ou finissent leur envol. Il y a nettement moins de poneys ici qu'il n'y en avait dans la galerie plus bas. La plupart sont assis aux terrasses des divers cafés et restaurants, ou se dirigent vers les ascenseurs. D'autres, simplement vers les halls des quelques immeubles qui habitent le sommet de la tour.
Nous devons traverser un parc pour nous rendre à la station, c'est la première fois que je vois un semblant de propreté, même de pureté dans cette ville. Tout est immaculé, il n'y a pas une trace de crasse, aucune nuance de gris ou de marron pour entacher les tons blancs et bleus dominants. L'air est frais, le ciel est bleu, le vent doux, et il règne un de ces silences…. Si le trafic à Canterlot est un enfer, il n'a rien à envier à Fillydelphia. Les réseaux sont beaucoup mieux développés et les encombrements font partie des légendes, mais avec sa forte population et son industrialisation massive, la circulation reste importante. Mais à cette hauteur, je peux tout juste entendre le vrombissement des dirigeables plusieurs dizaines de mètres plus bas. Non, ici il n'y a que le bruit du vent dans les feuillages du parc.
J'ai l'impression de revivre le rêve de Luna, je peux de nouveaux voir ces tours blanches gigantesques sur lesquelles coulent des cascades de cristal, ces avenues vertes, ce futur propre, ce futur parfait. Dommage que ce ne soit réservé qu'aux uppers, et que le reste de la ville, en contre-bas se trouve lui aussi rongé peu à peu par les tumeurs qui viennent se coller à l' 'ancienne' ville, pour la transformer, la déformer, pour ne plus qu'en faire une masse uniforme de béton et de verre sur laquelle viennent s'agglutiner les résidus de la vie inéquine.
Tiens, il y a des jumelles sur la plateforme la plus proche de nous. J'aimais bien regarder dedans à la première occasion quand j'étais petite, principalement lors des excursions à Canterlot, je me demande si… je jette un coup d'œil vers le reste de mon groupe, et merde, elle sont déjà sorties du parc. Et de toute façon, je n'ai pas de bits sur moi. Je n'ose même pas imaginer combien elles doivent couter à cette hauteur, surtout à la collision de la partie upper et commoner de la tour, ce serait cher payé pour un seul oeil.
Je me console en me disant qu'au final je ne verrai probablement qu'une couche de nuage au dessus de la ville, mais je ne peux m'empêcher de me demander si la ville peut m'apparaître différente, vue d'ici. Après tout, je ne m'attendais pas à ce que la tour s'arrange en montant, alors pourquoi pas le reste de la ville ? Et ça va faire quelques années que je ne suis pas venue non plus, si ça se trouve, elle a changé pour le mieux depuis… Ouais, je peux toujours rêver, on ne guérit pas un cancer vieux de plus de trois cents ans en si peu de temps. Et si tout allait pour le mieux, je ne serais pas là en premier lieu…
"Ramenez-vous en vitesse ! On va louper le prochain le départ !" J'entends Coltbaten m'appeler à la sortie du parc.
Je trotte à travers le mini-dédale des allées jusqu'à les rejoindre. Qu'est-ce qu'elle entend par on va louper le prochain départ ? Ce sont des ascenseurs ? Comment peut-on louper le départ d'un ascenseur ?
… J'ai ma réponse lorsque nous arrivons à la station… Elle porte bien son nom. Oui, ce sont bien des ascenseurs… dans la mesure où ils montent… Mais… j'aurais dû reconnaître leur architecture bien plus tôt…
Le centre de la colonne est une tour circulaire, si je ne dis pas de bêtise, c'est le centre d'administration de toute la Filly Tower, elle s'élève sur une vingtaine d'étages en hauteur, et je suppose quelle doit continuer sous nos pieds, en plongeant dans le reste de la tour. Et tout autour d'elle… Il y a une armée de tubes sous vides, dans lesquels des cabines apparaissent et disparaissent en un éclair… Ce sont des putains de maglevs…
"Il y en a un pour toutes les dizaines d'étages," explique ma mère. "La première dizaine est à une quarantaine de mètres d'ici. Et nous allons au deux-cent-soixante huitième étage, c'est à plus d'un kilomètre d'ici." Elle se tourne vers moi avec un grand sourire. "Je suis toujours excitée avant de monter à bord, je ne m'en lasserai jamais. Tu imagines, monter à cette hauteur en seulement quelques secondes ?"
Je dois retenir un haut le cœur. Oh oui, j'imagine, et je préférerai autant ne pas avoir à le faire. Coltbaten aussi sourit, mais pas avec la même excitation que ma mère, plus par son plaisir sadique à l'idée que je vais être forcée à monter là dedans… Et bordel… je viens de réaliser… si on doit rester là haut tout le long de la mission, est-ce que ça veut dire qu'on va devoir monter dans cet engin diabolique à chaque fois ? Je crois que je vais vraiment être malade.
Le son particulier de la dépressurisation du tube ramène toute mon attention sur ladite machine. A une époque c'était le courrier qui circulait dans des tubes sous vides. Certainement pas à une vitesse avoisinant le kilomètre à la seconde, mais je sens qu'une fois là haut, mon estomac va faire comme le courrier arrivé à destination : délivrer son contenu.
"Aller, ne fais pas l'enfant, monte là dedans." Ma mère me pousse vers la cabine, ses sabots sont encore plus froids que le reste de son corps. Et pourtant ce n'est pas leur température qui me fait le plus frissonner.
Je la repousse violemment, l'envoyant tituber quelques pas en arrière. "Ne me touchez pas !" je m'écrie sans trop réfléchir. Coltbaten me lance un regard désapprobateur, quant à l'autre jument… Je n'arrive pas à croire que je l'ai appelée ma mère pendant tout ce temps… elle ne le mérite pas. Oui, je crois que je vais l'appeler l'autre jument à partir de maintenant. Quant à elle, elle me regarde, choquée, presque au bord des larmes. Ouais, elle mérite vraiment ses rôles au cinéma et tous les hourras des critiques.
Manque de chance pour elle, j'ai déjà du mal à éprouver la moindre compassion en temps normal, alors elle, elle peut vraiment aller se faire voir. Et elle a de la chance que j'arrive à rester polie, je m'étonne moi-même.
"S'il le faut, on en discutera plus tard," intervient Coltbaten. On a un ascenseur qui nous attend.
Je rentre à la suite de la pégase, suivie de Scribbe, qui comme à son habitude est restée silencieuse, et de l'autre, qui pour une fois l'est aussi.
Elle n'a pas menti, moins d'une dizaine de secondes plus tard, ce n'est plus la station qui est devant nous, mais un long couloir blanc sur lequel se reflète la moquette brodée rouge du sol, et les appliques murales, seules sources de lumière. Depuis la cabine, je n'arrive pas à voir si les murs sont en plastique ou en métal, mais je peux dire une chose : ça a la classe. Pas la classe traditionnelle de Canterlot où tout crie le luxe et la tradition. Même si ça crie toujours le luxe, ici la tradition n'a pas sa place. Pourquoi s'embêter avec un banal couloir rectangulaire, hein ? On est pas loin de deux kilomètres du sol, pour ce que je vois on pourrait être dans l'espace, ou l'un de ces manoirs modernes sur les flancs de Canterlot. Le couloir se referme légèrement vers le plafond alors qu'il s'élargit au niveau du sol. Il n'y a aucune jonction visible à part au niveau du sol. Comme si tout avait était fait d'une seule pièce, et seulement posé là; et je n'ai pas encore vu ce qu'il y avait de l'autre côté de la porte. Maintenant je suis excitée. Peut être que le séjour ici ne sera pas si déplaisant. Si seulement elle n'était pas là…
Les deux portes s'ouvrent et j'écarquille les yeux, c'est un gigantesque salon qui s'étale sur trois étages, mon immeuble à Ponyville pourrait y entrer en entier. Il n'y a pas de mur extérieur, seulement une gigantesque baie vitrée qui donne sur un ciel d'un bleu que je n'ai jamais vu aussi pur. Pas un seul nuage, pas une montagne, rien, juste du bleu.
Et du vert. C'est étrange du vert à cette hauteur, je tourne légèrement la tête sur la gauche et sursaute lorsque la jument entre dans mon champ de vision, juste à côté de moi. Son apparition est aussi soudaine que la piqûre dans mon cou. Mon œil remonte le long de sa patte qui se replie, la seringue toujours dans son sabot.
"Comptez jusqu'à dix"
Quoi ? Mes jambes se dérobent et des étoiles viennent se dessiner sur le fond bleu.
"Tu aurais quand même pu attendre qu'on ait fini de s'installer." J'entends tout juste la voix de Coltbaten.
"Vous étiez en retard et je m'ennuyais," répond Finish tout aussi nonchalamment.
Je sens une paire de sabot me prendre la tête et relever mon visage. "Ça va, Willy ?" Pourquoi est-ce qu'il faut que ce soit le dernier visage que je vois avant de plonger ?
* * *
L'air est frais, le ciel noir n'empêche pas les tours de briller de leur éclat cristallin. Un groupe de poneys me traverse sans me prêter la moindre attention. Mon regard quitte le ciel pour retomber sur la longue avenue. Une rangée d'arbres aux feuilles blanches s'étend aussi loin que la rangée de tours qui la borde le permet.
Les chariots glissent en silence dans le ciel, les cascades s'écoulent le long des façades, oui, c'est comme ça que ça devrait être. Plus de désolation, plus de ruines, seulement la vie, la pureté, la blancheur. Je prends une grande inspiration, j'aimerais garder cet air dans mes poumons le plus longtemps possible, dommage que ce ne soit qu'un rêve. Et dommage que ce ne soit pas non plus le mien. Mais il faut savoir se satisfaire des plus petites choses, je suppose.
Je regarde autour de moi, tout est si… clair… Je me sens libre, tout est parfait, et… et… bon sang, j'y vois clairement ! De mes deux yeux ! C'est définitif, cette fois, je ne veux pas me réveiller, ce sont mes sabots, ce sont mes yeux, je n'ai pas de mal à respirer, je n'ai pas mal tout court ! Je me sens bien, et je n'ai même pas besoin de prendre de drogue pour que ce soit le cas.
Hum, même si techniquement il a bien fallu que l'autre tarée me donne quelque chose pour que je parte aussi vite. Qu'est-ce qu'il lui a pris à celle là ? Comment est-ce qu'un tel poney peut-être médecin, depuis quand on prend les poneys par surprise comme ça ? Argh ! Elle n'est même pas là et elle arrive à ruiner le moment !
J'inspire de nouveau un grand coup, c'est tout ce qu'il faut pour que j'arrive à me calmer. Je jette un coup d'œil par bonne mesure dans le ciel. Elle est là, la planète. Aucune trace de nuage jaune en vue, pour le moment. Il fait jour là bas, et si je plisse les yeux, je peux voir Equestria.
En revanche, il y a une chose que je ne peux pas voir autour de moi, plutôt un poney, il n'y a aucune trace de la princesse Luna. Les poneys dans les rues sont les mêmes que la dernière fois que je suis venue ici. Juste… un peu plus foncés, il y a plus de nuances de violet et de noir qu'il n'y a d'autres couleurs. Hum, d'ailleurs, le ciel n'était pas violet la dernière fois ? Ça remonte à tellement longtemps, je ne me souviens plus de tous les détails. Je sens juste une subtile différence, oui, c'est le rêve de Luna, c'est indéniable. Mais il y a quelque chose… de différent, je ne sais pas quoi, mais le bien être que je ressentais il y a un instant fait peu à peu place à un certain malaise.
Maintenant que je fais plus attention, la route est toujours aussi noire que dans mes souvenirs, mais ce ne sont pas des pierres qui la composent, c'est simplement de l'asphalte. Les tours sont toujours aussi majestueuses, touchant presque les étoiles, mais elles ont quelque chose d'autre en commun. Il serait même plus juste de dire qu'elles n'ont pas grand-chose qui les différencient les unes des autres, elles sont en tout point identiques, et orientées dans la même direction.
Est-ce que c'est mon cerveau qui me joue des tours, dans tous les sens du terme ? Je regarde dans la direction qu'elles pointent, au bout de l'avenue. Je ne sais pas comment j'ai fait pour le manquer, mais là, tout au bout, se dresse un palais gigantesque, capable de faire palir le palais princier de Canterlot. Sa base s'étend derrière les tours, elle monte en s'entortillant autour d'elle-même jusqu'à ne plus former qu'une pointe qui va se perdre haut dans le ciel. Plusieurs demi-arches s'échappent de la structure sur ses côtés, faisant vaguement penser à une paire d'ailes squelettiques. Pour autant ce n'est pas une sensation morbide qu'elles dégagent, elle ont plus un air royal, majestueux. Des fines particules brillantes s'en échappent et flottent dans l'air comme du pollen.
Quoi qu'il en soit, je suppose que si je veux trouver la princesse, c'est probablement là bas qu'elle sera. Règle numéro un dans mon carnet, le poney le plus important se trouve toujours dans la tour la plus haute. Je ne sais pas si cette règle est vérifiée, mais il n'y a qu'un moyen de s'en assurer.
Je me mets à trotter le long de l'avenue en direction du palais. Ça me fait de la peine de le penser, mais… je devrais me réjouir de nouveau avoir mes vrais sabot, pourtant, je ne les trouve pas aussi confortables que mes prothèses. Le sol est dur, je sens chaque grain, chaque imperfection. Mon poids pèse sur mes pattes et même si elle est bien loin d'être gênante pour le moment, je peux sentir la fatigue s'installer. Ce sont tous les désagréments que je n'ai plus avec mes sabots en résine. Ils absorbent tous les chocs sans même que je m'en aperçoive, lorsque je marche, j'ai l'impression de glisser, de rebondir. Bien, sûr, seuls mes sabots avant ont été changés pour les prothèses, mais étrangement, ça ne me manque pas. Pour le moment, ce sont même mes prothèses qui me manquent.
Les tours identiques qui défilent devant moi ne font rien pour écourter le voyage vers le palais. Je n'arrive même pas à déterminer sa taille réelle, au plus je m'approche, au plus sa base s'agrandit. Bientôt, presque tout Ponyville pourrait se trouver là-dessous. Ces ailes doivent être colossales, je me demande même comment elles font pour tenir dans le vide comme ça.
Je finis tout de même par arriver après un voyage qui a été interminable. Le reste de la ville est loin derrière moi, je peux juste voir le sommet des plus hautes tours dépasser de l'horizon. Le palais est tout aussi circulaire que l'ensemble de parcs et de places qui l'entourent. Partout, il n'y a que du blanc, des arbres blancs, de l'herbe blanche, de la terre blanche, des dalles blanches. Je n'aurais jamais cru qu'un jour le blanc puisse me rendre malade, je dois être en train de faire une overdose de cette teinte.
Le palais est si grand que je ne peux pas plus voir son sommet que l'endroit où se termine sa base. J'espère juste que je n'ai pas trop dévié de mon objectif en traversant l'un des parcs. La dernière chose dont j'ai envie, c'est de faire le tour de ce colosse pour trouver l'entrée.
Par chance, je n'ai pas de mal à la trouver, un grand escalier en demi-lune s'élève de la sortie du parc jusqu'à un gigantesque trou dans la surface de l'édifice, faute de meilleur mot. Le bâtiment, à l'exception des ailes semble être fait d'un seul et même bloc. L'entrée ressemble plus à un vulgaire trou que quelqu'un aurait percé qu'à une structure soignée et travaillée. D'un autre côté je peux comprendre qu'après avoir eu à monter toutes ces marches le poney en charge de la décoration intérieure en ait eu marre et se soit contenté d'envoyer tout ce qui lui passait sous les sabots pour creuser le trou. J'ignore si cet escalier est là en tant que témoin titanesque du reste du bâtiment, ou pour dissuader quiconque de les gravir. J'ai du faire une pause deux fois pendant mon ascension. J'atteins la dernière marche à bout de souffle. Je peux au moins me réjouir d'une chose : le sol est probablement la seule chose qui soit à peu près plat dans la galerie.
Il fait aussi clair à l'intérieur qu'à l'extérieur, malgré l'absence de toute source lumineuse. Si la lumière est là, l'ambiance me refroidit assez rapidement. Le couloir est bordé de statues, toutes identiques, de poneys blancs, au visage uniforme et lisse. Je suis de retour à Fillydelphia, qui a décidé de faire appel à un poney de là bas pour le choix de la déco ?
Au plus j'avance, au plus les poneys sans visage m'oppressent, leur absence de bouche ne m'empêche pas de les imaginer murmurer derrière moi, ils n'ont pas d'yeux, mais je sens leur regard m'écraser. Je suis de retour à la gare de Fillydelphia, les poneys des peintures et bas-reliefs se sont échappés pour prendre forme dans cette galerie. Ceux que je laisse derrière moi me suivent silencieusement, prêts à bondir lorsque je m'y attendrais le moins et dévorer mon âme…
J'en peux plus, je n'ose même pas regarder derrière moi, je me mets à partir au galop, en espérant atteindre le fond de la galerie le plus vite possible. Je n'entends pas d'autres bruits de sabots que les miens, ils ne font même pas d'écho dans ce couloir désert, mais je préfère ne pas prendre de risques. Je ferme les yeux de peur de voir une des statues devant moi quitter son piédestal et me couper la route.
Ce qui s'avère être une mauvaise idée lorsque je fonce à toute allure dans l'une d'entre elles. Le choc me repousse de quelques pas en arrière et je tombe sur mes hanches. Je me frotte le museau endolori, j'ai des étoiles qui dansent devant les yeux. C'est bizarre, d'habitude, elles n'ondulent pas comme ça.
Je relève les yeux vers la grande statue qui se tient debout devant moi. Celle-là a bien un visage, et même plus de couleurs que les autres.
"Te voilà enfin," me dit-elle.
Je prends un instant pour la dévisager et m'éclaircir les idées. "Ce n'est pas le rêve de Luna," Je finis par dire.
"Non, mais tu étais en retard et je m'ennuyais," me répond Nightmare Moon.
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