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Sombra - Tragédie

Une fiction écrite par Craïnn.

Acte II

Acte II

Scène 1

(Une chambre dans une maison de l’empire. Un lit, une petite bibliothèque, une armoire à pharmacie. Sombra, devenu jeune adulte, est dans son lit où il se retourne sans cesse, à demi-conscient, poussant des cris de douleur. Amore, plus vieille également, entre. Elle porte un manteau sur son dos et un sachet dans sa bouche. Elle dépose le sachet sur une table de chevet et enlève son manteau, qui laisse découvrir sa cutie mark, un caducée.)

HOPE : De nouvelles drogues pour soulager ses douleurs. Ils m’en ont laissé prendre à l’hôpital. Ils me doivent bien ça, à moi qui cours d’un lit de blessé à un autre... Maudite guerre... Comme si elle n’était pas suffisante, il faut que le mal le reprenne chaque année à la même période. Tous les médecins de la ville ont consulté son cas. Rien à faire ! Je tente de faire ravaler leur science à ces pédants, et je me plonge dans leurs livres ! Oh ! Sombra ! Ta maladie m’a marquée plus que tu ne le crois... Au moins je suis utile. J’aide à l’hôpital. Cela suffit pour avoir de quoi vivre. Quand il va mieux, il va à la bibliothèque, pour aider... Mais comme personne n’y passe jamais, il se contente d’y lire toute la journée, après avoir distraitement épousseté un rayon ou deux. On lui pardonne car la vieille bibliothécaire est gentille et qu’elle trouve en lui sa seule compagnie. Si on réfléchit bien, il aide, lui aussi. Si seulement tout cela pouvait ne pas remplir sa tête et sa bouche de savoirs aussi pompeux qu’inutiles...

SOMBRA : (Avec des râles) Hope, c’est toi ?

HOPE : Non, idiot ! C’est la fée de la bonne santé !

SOMBRA : (Se retournant vers Hope avec un sourire) Ah... C’est une fée dont j’apprécie volontiers la visite.

HOPE : Comment vas-tu depuis ce matin ?

SOMBRA : Si cette sensation de poix et de feu est un signe de bonne santé, ma foi, je dirais que je ne puis aller mieux...

HOPE : Cesses de faire l’enfant et prends cela. (Elle lui tend une potion) Cul sec !

SOMBRA : (après avoir bu) La maladie n’était pas si mal, tout compte fait...

HOPE : (avec un soupir) Arrêtes-donc de te plaindre.

SOMBRA : Il faudrait déjà que je sois sûr que cette chose fasse effet.

HOPE : C’est un antidouleur. Je ne peux toujours rien pour stopper ton mal.

SOMBRA : Cela ne change rien à ma remarque.

HOPE : Pitié, petit frère, tu me vois épuisée et tu me torture encore.

SOMBRA : Désolé. C’est difficile de ne pas abuser de son statut de malade. On est sur un nuage, et bercé par les plus doux êtres que l’on puisse imaginer...

HOPE : Je ne suis pas sûre que les grands invalides qu’on a reçus il y a trois jours soient de ton avis...

SOMBRA : Mais eux, ils ne sont pas malades, juste fous. Avoir à l’esprit de se charcuter sans cesse, ça vous rend maussade.

HOPE : (choquée) Sombra, comment oses-tu ?

SOMBRA : Oh, excuses-moi. C’est la douleur et la fatigue... Elles me font dire des bêtises. Je suis le plus grand ami du genre équin.

HOPE : Tout de même...

SOMBRA : D’ailleurs, comment s’est passée ta journée, grande sœur ?

HOPE : On m’a fait voir une dizaine d’amputations, j’ai réussi à récupérer deux poneys qui étaient dans un état critique et j’ai pu quitter plus tôt mon service avec l’autorisation de mon supérieur. Je lui ai exposé ton cas, il m’a permis de te donner cette potion et d’autres, au cas où celle-ci ne ferait pas effet.

SOMBRA : Noble sœur. Pas une seconde pour penser à toi.

HOPE : Et pourquoi faire ? Tant que je suis utile et que je peux vivre à mon aise, je n’ai pas d’autre ambition...

SOMBRA : Il était une fois une pouliche qui rêvait de devenir princesse...

HOPE : C’est du passé, Sombra. J’imagine que le cœur nous montrait seulement ce que nous voulions voir...

SOMBRA : Par les flammes du Tartare, si c’est ma souffrance que je veux voir, je serais volontiers parti avec les autres.

HOPE : Sombra !

SOMBRA : Désolé, désolé. C’est juste que tout cela me pèse... Depuis combien de temps dure leur petite sauterie, déjà ?

HOPE : Cela fait un peu plus de douze ans...

SOMBRA : Formidable. On a eu le temps de bercer le poulain dans le casque du soldat pour maintenant lui faire voir la tombe de son père. C’est d’ailleurs étonnant, vu le contexte, qu’on n’ait pas encore interdit les petits trains comme jouets...

HOPE : Imbécile... Ah, j’ai besoin de repos. Je serais dans ma chambre, si tu me cherches.

SOMBRA : Je peux à peine me lever... Comment veux-tu que je t’y trouve en cas de besoin ?

HOPE : Qui trouve la force de plaisanter ainsi doit bien en avoir assez pour tenir sur ses jambes. A tout à l’heure. Je te donnerais la seconde potion.

(Elle s’apprête à sortir, quand une marche militaire se fait entendre.)

HOPE : Qu’est-ce que c’est que cette musique ?

SOMBRA : Encore des soudards qui viennent utilement saluer et mourir.

HOPE : Non, ce n’est pas la musique des défilés ordinaires. Celle-ci est différente...

UNE VOIX : (en coulisses) La guerre est finie ! La guerre est finie ! Celestia et Amore ont signé les accords de paix !

SOMBRA : Ah... Ils avaient tout de même des accords...

HOPE : Oh, pour l’amour de... Mais, c’est soudain, en effet. Ils en diront sûrement plus dehors. J’y vais...

SOMBRA : (se levant avec peine et s’enveloppant de sa couverture) Attends-moi donc... Je t’accompagne.

HOPE : Je croyais que tu étais trop faible.

SOMBRA : C’est une fête, non ? Et il faut bien se montrer un tout petit peu citoyen pour faire coucou au passage de ces grands héros.

HOPE : Mets au moins un manteau mais lâche-donc cette couverture, tu ne vas pas sortir comme cela...

SOMBRA : Le bourgeois sort en manteau, le soldat en armure. Le philosophe, lui, fait ce qu’il lui plait. De toute façon, ce n’est pas moi que l’on regardera le plus.

HOPE : Par Equestria... (Ils sortent.)

Scène 2

(Une place de l’empire, on aperçoit le palais au loin. Un soldat, en armure, tête nue, s’est juché sur une caisse et semble parler à une assemblée de civils de l’empire qui s’est formée autour de lui. Il porte une bouteille pleine à la main et semble déjà joyeux. On entend des chants lointains, des musiques lointaines et des transports de joie. Par instant, il passe sur scène des poneys défigurés, blessés ou même amputés passent, la tête basse. Ils ne sont regardés par personne. Hope et Sombra, toujours enveloppé de sa couverture, se joignent à la foule, qui ne fait pas attention à eux. Ils écoutent le soldat.)

LE SOLDAT : Et c’est ainsi que nous étions arrivés au barrage artificiel de Sapphirebridge. Là, la glace formait un rempart naturel qui retient l’eau durant l’été, mais dans le temps où nous y étions, tout était aussi figé et froid que le marbre... C’est là que le capitaine décida d’installer sa batterie. (Il boit une gorgée) Ayant l’avantage de la hauteur sur ces porcs Equestriens qui nous avaient longtemps tenus en échec, personne ne bouge plus pendant plusieurs jours. Là, le capitaine, désespéré en entendant que le détachement du général Topazlightning était en train de faire son repli sans que personne ne put le protéger, prend son parti. Il décide de prendre toute la poudre qu’il lui reste, de l’enfermer dans des tonneaux, et, plaçant ces derniers aux points fragiles du barrage... (Une autre gorgée. Il commence à se faire maladroit dans ses gestes.) Boom ! Avalanche ! Aussitôt le barrage vole en éclat, entrainant une pluie mortelle de glace et de neige droit sur nos ennemis...

HOPE : (A Sombra) Quelle horreur !

SOMBRA : (A Hope) Comme le disait l’éminent historien Blisterchronicle : « ... Et ils emportèrent avec leur gloire le souvenir d’une épée immaculée... ». Ah non, je confonds, il parlait là d’une désertion...

LE SOLDAT : Le cap’taine réuni aussitôt la phalange, qu’il divise en deux groupes égaux, et là : « Chaaargez ! » qu’il hurlait, le sabre en l’air comme s’il eut voulu ouvrir la panse du ciel.

SOMBRA : Cet admirable rustre ferait un diable d’historien.

LE SOLDAT : Et là, clac ! (Il frappe brusquement ses sabots l’un contre l’autre.) Ce qu’il restait de vivant dans l’armée des deux princesses se retrouva bien vite massacré. On nous fait abandonner là cette assemblée soudainement si silencieuse, et on nous impose huit heures de marche forcée pour rejoindre ce benêt de général, qui entre temps a eu la malpolitesse de se faire tuer avant même de pouvoir nous remercier. On réussit toutefois à noblement sauver son escadron. Les survivants nous apprennent qu’il n’y avait que ça d’Equestrien dans le Nord, et qu’on a tout bien tué. Net. On attend alors de nouveau plusieurs jours, pour savoir si l’on riposterait. Eh bien non ! La campagne dans le sud était une chimère ! Les princesses ne manquaient pas de troupes à nous envoyer, mais la fragilité de leurs autres frontières leur ont fait préférer la trêve à une nouvelle campagne. Mes amis, si vous en doutez encore, écoutez à travers notre belle citée les chants des hérauts ! L’Empire est sauvé ! La paix est revenue !

LE PEUPLE : Hourra ! (Ils applaudissent tous sauf Hope, Sombra et un vieillard qui reste les bras croisés, grave.)

SOMBRA : (A Hope, montrant le vieux) Tiens, voilà un autre malade. Il parait qu’on nous reconnait à cela, nous autres. Nous n’applaudissons point devant les cercueils.

HOPE : Je le connais... Il me semble...

SOMBRA : Vraiment ?

HOPE : Ah... Le nom m’échappe. Il est marchand...

SOMBRA : Il m’a l’air bien misérable pour sa profession.

HOPE : C’est la guerre qui l’a empêché de continuer.

SOMBRA : La guerre en a empêché bien d’autres, et de manière plus définitive...

HOPE : Arrêtes tes imbécilités !

(Deux gardes entrent sur scène, se dirigeant vers Hope. Tous se retournent vers eux.)

GARDE : Êtes-vous bien la dénommée Radiant Hope ?

HOPE : (bégayant) O.. Oui..

SOMBRA : Il y a problème, messieurs ?

GARDE : Non, au contraire. La princesse Amore vous fait quérir pour une entrevue immédiate. Sachez qu’elle vous nomme son héritière, et que vous serez bientôt envoyée en Equestria pour que les princesses avec qui la paix vient d’être conclue seront vos tutrices. (Murmures et exclamation parmi la foule)

HOPE : Qu... Quoi ?

SOMBRA : « ... Et le destin obscur, dans cet auguste pacte, lui laissait le bonheur et l’ambition intacte. » Homare parle pour moi. On t’appelle en haut-lieu, grande sœur, il faut que tu répondes.

HOPE : Sombra... Accompagnes-moi...

SOMBRA : Pour que j’approche de ce maudit cœur qui me fera peut-être encore plus souffrir ? Très peu pour moi. De plus, ce n’est pas moi que l’on convoque. Ton rêve d’enfance t’appelle, grande sœur. Tous aujourd’hui ne sont pas aussi heureux que toi...

HOPE : ... Très bien. Je te retrouve à la maison. Ils ne peuvent pas me faire partir dès aujourd’hui.

SOMBRA : Ne t’en fais pas. Saches que j’attendrais patiemment que tu reviennes t’occuper de ton pauvre frère malade. Tu me dois un autre de tes cataplasmes au goût indescriptible. (Elle lui sourit, et part avec les gardes sous les hourras de la foule. Une fois qu’elle est partie, tous remarquent l’accoutrement de Sombra. Ce dernier les regarde avec espièglerie, et, singeant des mouvements de danse en se dirigeant vers la sortie de la scène.) Mon habit reste plus noble que sa nouvelle condition. (Il sort.)

Scène 3

(La chambre de la scène 1. Sombra est rétabli et a l’air rêveur, assis sur son lit. Hope, entre tristesse et euphorie, prépare des bagages.)

SOMBRA : Etais-je donc saoul quand j’ai entendu l’annonce de ton départ pour que cela ne me touche que maintenant ?

HOPE : Sombra, ce ne sera que temporaire...

SOMBRA : Oh, les années, les siècles même sont temporaires ! Qui sait s’il ne faut pas vingt ans pour achever une telle formation. Faire se mouvoir les astres, maitriser la métamorphose, tâcher de ne pas s’endormir durant des conseils pompeux... Et toi qui ne sais que la médecine...

HOPE : Sombra...

SOMBRA : Et puis, je n’aurais plus la maison, sans toi...

HOPE : Pour la troisième fois, petit frère, j’ai parlé de toi à la princesse et elle a promis une pension à la hauteur de mon ancienne paye... Que tu n’auras à partager avec personne. Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

SOMBRA : Te suivre ! Quoi, ils n’ont pas assez de palais à Canterlot pour ne pas m’y loger ? J’habiterais un placard à balais, c’est toujours assez bon !

HOPE : Sombra, les choses sont arrêtées, c’est ainsi !

SOMBRA : Et qui s’occupera de moi quand mon mal me reprendra ? Hein ?

HOPE : J’en ai aussi parlé à la princesse. Elle peut te faire accepter à un sanatorium non loin de Manehattan.

SOMBRA : Un sanatorium pour une maladie aussi étrange ?

HOPE : Tous les spécialistes de là-bas sont des licornes. Si ton mal tient d’une origine magique, ils le détecteront. Et puis si c’est simplement le cœur qui te fait cela, ça te donnera l’occasion de t’en éloigner...

SOMBRA : (Prenant une attitude pensive) Et je pourrais ainsi être plus proche de Canterl...

HOPE : (Lui envoyant un manteau plié à la figure) Non !

SOMBRA : Achéron et Tartare ! Même les visites ne seront pas permises ?

HOPE : Je sais que c’est dur, mais c’est ainsi. Tu as une amie puissante, maintenant. Plus personne ne t’en voudra d’être ce que tu es.

SOMBRA : Tu veux dire qu’ils feront semblant... (Un silence) Qu’as-tu à préparer toute ces affaires, il n’y a personne pour les faire après ton départ et te les emmener ?

HOPE : Je te rappelle que la voie de chemin de fer a été pratiquement oblitérée pendant la guerre. Je partirais dans un cortège de chars.

SOMBRA : j’ai pourtant lu dans le journal ce matin que l’affaire avait été reprise par un particulier.

HOPE : Tu lis le journal, maintenant ?

SOMBRA : Il trainait sur un banc, et je m’ennuyais.

HOPE : Même si c’était vrai, c’est un chantier qui prendrait des mois, et je dois partir demain.

SOMBRA : Demain... Quel mot terrible. (On entend une foule au dehors qui appelle joyeusement Hope.) Ah... Revoilà tes vassaux. Amore est déjà découronnée avec des poneys comme ceux-là.

HOPE : Quelle plaie ! Et quel manque de dignité...

SOMBRA : Il faut croire que le deuil est passé de mode... Au fait, est-ce qu’ils ont interdit les maquettes de barrages comme jouets en Equestria ?

HOPE : Voilà ce qu’il te faudra faire de ton côté.

SOMBRA : Des maquettes ?

HOPE : (Lui envoyant un second manteau) Vaincre ton cynisme, idiot ! Ces plaisanteries ne me font pas rire, et tu ne te feras pas apprécier de grand monde avec de telles paroles.

SOMBRA : Ils ne m’appréciaient pas au départ. Ma seule amie va partir, et moi, je n’aurais plus qu’à m’enfoncer dans les ouvrages de bibliothèque comme dans une mer...

HOPE : Tu n’auras qu’à proposer tes services à Amore.

SOMBRA : Allons, elle ne m’a même plus vu depuis l’incident du cœur... Comme si je pouvais me permettre de la déranger...

HOPE : Maintenant, tu peux. Tu es le seul ami que j’ai pu introduire à sa cour, et ton nom y était déjà connu.

SOMBRA : Ah ?

HOPE : Leur archiviste se fait vieux. Ils savent où tu passes tes journées. Cela fait de toi le seul candidat.

SOMBRA : La bibliothèque d’abord. Je n’ai même pas tout lu là-bas. Et les archives, c’est si sérieux ! Ils m’en feraient haïr les livres.

HOPE : Si tu veux pouvoir aller à Canterlot, cela peut t’ouvrir des occasions...

SOMBRA : Mais je ne pourrais toujours pas te voir ?

HOPE : Non.

SOMBRA : Au diable ! Je ne suis pas un touriste ! (Les hourras se multiplient au dehors) C’est vraiment drôle. Il y a deux jours tu étais pour eux la petite anonyme qui s’occupait de l’orphelin bizarre, et même les blessés qui ont reçu tes soins les plus zélés n’ont vu en toi qu’une figure fluette, vaguement gentille, avec seul intérêt d’utilité. Maintenant que tu as un titre par-dessus la gentillesse, te voilà sainte ! Et tous les papiers qui le confirment sont au chauds dans des bureaux, signés du sabot de la princesse et du tien...

HOPE : C’est vrai. Mais c’est ma responsabilité qui me guide.

SOMBRA : Ce n’est plus ton rêve de devenir princesse ?

HOPE : C’était une ambition d’enfant... De toute façon, je ne suis pas dupe.

SOMBRA : Dupe ? Tu as peur qu’ils te donnent un diadème en toc ?

HOPE : Tu ne trouves pas ça suspect que l’on décide, au quasi-lendemain de la guerre, de m’anoblir et de m’envoyer chez ceux qui était nos ennemis ? Amore m’envoie là-bas comme garantie pour la paix, c’est évident. Un otage.

SOMBRA : Alors pourquoi as-tu accepté ?

HOPE : Je te l’ai dit, Sombra. Par responsabilité. C’est moi qu’elle a appelé, je dois répondre. Se sacrifier pour la paix ce n’est pas se sacrifier en vain.

SOMBRA : J’aurais été d’avis de profiter de la réouverture des frontières pour fuir et partir dans une aventure, comme quand nous étions petits...

HOPE : Je peux éviter un nouveau massacre. Me dérober serait la pire des trahisons. De toute façon, je veux revenir. Je ne pourrais quitter l’empire définitivement. Les fêtes, les lumières, la neige me manqueraient...

SOMBRA : C’est tout ?

HOPE : Et mon petit benêt de frère, bien sûr ! (Ils rient)

SOMBRA : Tu es sûre que tu ne veux pas passer la dernière nuit avant ton départ ici ?

HOPE : Je suis désolée. C’est la princesse qui a insisté pour que je prenne une chambre au château. Elle veut que je sois prête à partir au plus tôt. La pauvre. Elle aussi, la guerre l’a épuisée. Elle paraissait terriblement anxieuse...

(Un garde entre. La foule se fait entendre plus forte qu’auparavant)

GARDE : (Avec une révérence) Princesse...

SOMBRA : (Se redressant d’un seul coup) Déjà !

HOPE : Hélas... (Elle referme sa valise et embrasse Sombra) Au revoir, petit frère.

SOMBRA : (En larmes) ... Grande sœur...

HOPE : Sois fort. Ne viens pas voir mon départ demain matin. Nous en souffririons trop l’un et l’autre. Et pense à tout ce que j’ai dit et proposé. Pense à toi ! (Elle confie sa valise au garde) Je t’aime, ne l’oublies pas. Et je reste navré de te laisser pour seule compagnie les chimères de notre jeunesse... (Elle sort avec le garde. Le bruit de foule va s’éloignant.)

SOMBRA : (seul) Non... Non, Hope. Je ne viendrais pas demain... Je partirais avant ! (Il frappe le sol de son sabot en pleurant.)

Scène 4

(Une rue de l’empire. Impression d’après-midi. Des passants vont joyeux, tandis que le marchand, appuyé à son chariot, semble attendre des clients qui ne viendront pas. Sombra, l’air maussade et l’œil rouge, esquive les poneys et va au chariot.)

SOMBRA : Monsieur...

LE MARCHAND : Que puis-je faire pour vous ?

SOMBRA : Tout dépend de ce que vous avez.

LE MARCHAND : Rien qui ne puisse soigner le mal dont vous souffrez...

SOMBRA : Que voulez-vous dire ?

LE MARCHAND : J’étais là quand on a annoncé la nouvelle. Devant le soldat...

SOMBRA : (avec l’expression de quelqu’un qui se souvient) C’est vous !

LE MARCHAND : (souriant tristement) C’est moi... Quand on a vu ce que j’ai vu... plus le fait que vous tirez une belle tête d’enterrement, votre peine n’est pas un mystère.

SOMBRA : Mais malgré tout, vous pouvez surement m’apaiser plus que vous ne le croyez...

LE MARCHAND : Pauvre jeune âme en peine... Allons, je n’ai pas dans ce chariot de quoi faire de vous un ambassadeur ou un prince.

SOMBRA : Mais vous avez du pain, de l’eau, une besace et cette grosse veste de voyage que je vois là au crochet de votre boutique.

LE MARCHAND : Certes... Mais que comptez-vous en faire ?

SOMBRA : Manger, boire, porter mes affaires et me vêtir, pardi !

LE MARCHAND : Vous avez l’intention de la suivre, n’est-ce pas ?

SOMBRA : Non. On m’a trop fait entendre que ce ne pouvait être ma prérogative, bien que je le regrette.

LE MARCHAND : Alors, vous...

SOMBRA : Je pars, oui.

LE MARCHAND : Mais si soudainement ! Et où cela d’abord ?

SOMBRA : On dit qu’au plus profond de la forêt Everfree, cachée aux yeux des profanes et des imbéciles, se cache une merveilleuse cité. Ce sera un petit pèlerinage pour moi.

LE MARCHAND : Voilà encore de ces affaires d’érudits qui vous retourne la tête. Ne savez-vous pas que l’endroit est rempli de créature plus mortelle les unes que les autres ?

SOMBRA : Il y en a bien ici qui n’ont pas même bronché à l’idée de disparaître pour un projet cent fois moins noble...

LE MARCHAND : Ne raillez pas les morts. Ce n’est pas leur faute.

SOMBRA : Ou plutôt cela ne l’est plus.

LE MARCHAND : N’en parlons plus. Cette guerre était une belle saloperie. Si vous prenez la route du Sud pour votre affaire, comme je ne peux pas vous en ôter ce projet de la tête, vous pouvez tout simplement vous payer un voyage en voiture. La nourriture aux relais est bon marché et cela sera moins long et moins risqué.

SOMBRA : Je n’attendrais pas une voiture. Je partirais avant elle... Avant même que le disque funeste qui a marqué le ciel de ce jour n’ai disparu au-delà des collines. Et je ne prendrais pas non plus la route directe. Elle me rattraperait, et n’hésiterait pas à faire arrêter son véhicule pour me tirer les oreilles en me disant de rentrer. Elle aurait raison... Mais cela fait longtemps que la raison ne guide plus ma vie... Je longerais la côte Est, et descendrait vers Manehattan. De là, je pourrais rejoindre Everfree sans difficulté.

LE MARCHAND : Vous êtes fou. Fou, mais déterminé. On vous retrouvera probablement statufié ou en morceaux au fond de quelque fossé sordide...

SOMBRA : La mort n’est qu’une formalité.

LE MARCHAND : C’est que je me fais toujours un scrupule de laisser un de mes semblables courir à sa perte.

SOMBRA : Ce qui explique votre indigence, votre habit râpé et qu’il n’y ait pas votre nom gravé sur un des sièges d’ébène du conseil des financiers. Pourtant, il a quelque chose en vous qui tient de la majesté... Ce vieil et austère air de noblesse naturelle... Vrai. Si je le pouvais, je vous ferais peindre, et placerais votre portrait au centre d’une galerie.

LE MARCHAND : Vous raillez. Mais consultez au moins Amore. Elle pourra vous aider.

SOMBRA : Non... Elle trop bonne. Elle m’empêcherait carrément de partir. Elle utiliserait la force pour cela. Prisonnier dans un tel palais avec telle hôtesse, qui ne saurait dormir sur ses deux oreilles tant qu’elle ne serait pas assurée que mon lit me convienne à la perfection ? Je n’imagine pas de pire enfer. Et puis Hope ne lui pardonnerait pas ma perte...

LE MARCHAND : Vous êtes un diable... Puisque rien ne peut vous retenir... (Il entre dans son chariot et réunit ce que Sombra lui a demandé.) Voilà... Nous en avons pour cinquante bits. Tout rond.

SOMBRA : (Jetant négligemment sa bourse sur le comptoir) Voilà. Gardez la monnaie, et adieu. Vous êtes la personne la plus civique qu’il m’ait été donné de connaître. Nous aurions pu renverser le monde à nous deux par notre doctrine morale... Mais hélas, vous êtes marchand et je suis fou... (il chantonne en emportant ce qu’il vient d’acheter.)

(Le marchand, haussant les épaules devant un tel spectacle, ouvre la bourse et compte rapidement les pièces du regard. Après quelques instants, il pousse une exclamation, serre les cordons de la bourse et galope vers l’endroit où Sombra est sorti.)

Scène 5

(La chambre de Sombra, début de soirée. Sombra, faisant le tri parmi ses affaires, saisit des vêtements avec lesquels il remplit son bagage.)

SOMBRA : Voilà bien la première fois de mon existence que ma bouche parle pour moi et que mes bras s’agitent à la demande de mon seul intérêt... Fallait-il cela ? Et est-ce même réellement une gloire ? Que le bonheur ne soit pas nécessairement l’apanage de l’être en action, mille poètes mièvres ont déjà prononcé cette sentence... Mais qu’il est dur d’en subir les retours réels ! Quelques heures ont bousculé ma vie pour me faire mieux ressentir ce que j’ignorais jusque alors... J’allais, avant, la tête dans quelque livre, l’esprit trop élevé à force de l’avoir fait grimper à l’échelle d’un recueil sur des barreaux de vers, sans voir ces gens qui souffraient des maux extérieurs... Peut-être pensaient-ils que c’était manquer de respect à la nation de rêver en temps de conflit... Maintenant... Ah ! Maintenant... C’est eux qui vont rêvant dans leurs rues... Ils sourient niaisement, poussent des cris de joie à broyer le cœur d’un prude... Pendant ce temps, c’est moi et les vétérans de leur bonne guerre qui vont, le visage mauvais et l’œil contemplant le sol comme pour y chercher la réponse à un problème impossible. Pauvres équidés... Je le vois bien depuis hier. Ils ont perdu avec leur innocence l’amitié des leurs... Leurs cicatrices, qui auraient fait d’eux des héros, ne sont vu que comme des déformations monstrueuses par le bon peuple... Et je me mets à plaindre les gens ! Moi ! Hope ! Ton départ m’a véritablement transformé... Plus que je ne le souhaiterais moi-même... Cette maison... Je n’y avais jamais fait attention quand tu étais là, et maintenant que tu n’y es plus, tout me semble différent... Je me dégoute presque d’avoir dormi des années dans ce lit... Et les odeurs... Il flotte comme un air de caveau ici... Ce que signifie tout cela, j’en ai bien une idée... Mais il me manque juste encore un peu de blasphème dans mon cœur pour pouvoir la formuler... Si je pouvais dire le dire aux astres, qui eux, retiendraient mon secret sans le répéter...

(Il s’agenouille, lève la tête vers le haut, et remue les lèvres sans qu’il n’en sorte aucun son. Le marchand entre alors, et, le remarquant, se cache derrière un rideau ou un meuble en l’observant avec étonnement.)

LE MARCHAND : (A lui-même) Ah... J’avais bien entendu parler, ça oui. Les lettrés aiment parler tout seul, je le sais bien. Mais voilà le premier que je vois parler à son plafond. Comme quoi, j’ai bien fait de toujours m’éviter l’embarras des livres. Je garde les sabots sur terre. (Il tousse fort, pour se faire repérer.)

SOMBRA : (Achevant sa phrase muette) ... aime. (Il sursaute au bruit du marchand.) Qui va là ?

LE MARCHAND : Re-bonjour, gentlecolt. Ce n’est que moi.

SOMBRA : Ah ? La bourse ne contenait pas assez... Laissez-moi fouiller. Il y doit rester quelques bits sous...

LE MARCHAND : Justement... La bourse contenait quarante pièces de trop dont je ne saurais que faire, et dont vous n’aurez que trop besoin pour votre sot périple, si toutefois vous n’y renoncez pas. Vos vivres ne vous feront qu’à peine tenir jusqu’à Manehattan. Vous ne pouvez espérer rallier le centre du continent sans...

SOMBRA : Je mange peu. C’est dans ma nature.

LE MARCHAND : Et de ne pas lâcher l’affaire, hein ?

SOMBRA : Je plains le poney qui n’a pas ma résolution. Il ne se saurait pas même avoir un simple désir. Mais d’après ce que je vois, vous n’avez pas à envier ma ténacité...

LE MARCHAND : Je ne puis déjà pas vous laisser partir sans que le cœur ne me fende pour votre suicide, puisque c’est bien ce que c’est, vôtre tocade ! Mais alors vous voler, c’est au-delà de mes forces. La guerre, autant que vous voulez, mais ce sont des jeunes inconscients sans envie de vivre qui auront ma peau.

SOMBRA : (Souriant) Vrai, si nous nous étions connus une journée plus tôt, vous auriez eu tout pouvoir pour me retenir... Mais si la princesse elle-même venait à présent me donner la clé qui me donnerait accès aux plus hauts honneurs de cette cité, je lui préfèrerais mon baluchon.

LE MARCHAND : Cela se finira en drame !

SOMBRA : (Exalté.) Vous voulez savoir ce qu’est un drame ? Ne pas avoir de cutie mark à vingt ans, souffrir tous les maux du monde sans savoir d’où ils viennent, mépriser la foule de vos semblables par instinct, perdre sa sœur et plus encore, voir le monde se changer en un grand espace noir où rôdent les infectes créatures des consciences anormales et être seul dans ce cercle en proie à tout ce qui peut vous faire basculer dans la folie.

LE MARCHAND : Quel démon !

SOMBRA : Oui... Un démon ! Un monstre ! C’est cela qu’il faudrait être pour ne plus souffrir et faire abstraction des injustices de ce monde. Avoir sur son torse la cible que les lances de tous les justes doivent toucher... Rallier par une haine commune tous les ennemis d’antan ! Sceller la grande union des êtres par le sacrifice de soi ! N’est-ce pas là la plus merveilleuse des fonctions ? Existe-t-il sur cette terre un but plus noble ?

LE MARCHAND : (Nerveux.) Calmez-vous donc !

SOMBRA : Oui ! Oui ! Faites de moi cela ! Tuez-moi de vos sabots s’il le faut mais laissez-la me voir une dernière fois pour qu’elle puisse arroser mon agonie de ses belles larmes ! (Il s’étale sur le sol en sanglotant)

LE MARCHAND : C’est donc ça... Mais reprenez-vous, jeune dément ! Tout ce que vous gagnerez à hurler ainsi c’est une robe blanche et une chambre de même couleur sans lit d’où vous ne sortirez pas facilement... Et alors, adieu le voyage et adieu votre sœur. De vos deux folies, même moi je sais préférer la moindre.

SOMBRA : (Se reprenant) Vous... Vous avez raison. Peste, vous me suivriez jusqu’au bout de mon voyage pour vous assurer que vous n’avez pas laissé une âme en peine venir à bout d’elle-même.

LE MARCHAND : Peut-être avez-vous seulement besoin d’air. Ecoutez, vous êtes jeune et je suis vieux, hein ?

SOMBRA : Jusque-là, c’est limpide.

LE MARCHAND : Ce que je veux dire, c’est que je sais comment vous devez vous sentir... Les grandes passion, d’accord, moi, j’ai pas connu, mais je me doute... Vous êtes fatigué, et vous voulez vous charger encore de peines, en espérant que cela fasse de vous un saint aux yeux de ce fichu monde... Eh bien, allez ! Et demain, si vous êtes redevenu sage, vous reviendrez vers moi, regretterez votre geste, et redemanderez votre argent. Eh bien, allez ! Votre plus grand risque est de réussir. Au mieux, vous deviendrez gentil, et au pire... Eh bien, allez !

SOMBRA : Cher vieillard... M’est-il au moins permis de connaître le nom de mon bienfaiteur ?

LE MARCHAND : Ne vous embêtez pas avec ça. Vous avez de la famille que je pourrais prévenir ?

SOMBRA : Non... Hope ne doit pas savoir, pas plus qu’Amore... Et Chestnut Falls qui est partie il y a des années...

LE MARCHAND : Chestnut Falls ? Vous la connaissiez ?

SOMBRA : Si je la connaissais ! Demande-t-on au premier enfant désolé que l’on croise s’il garde un souvenir de sa mère ?

LE MARCHAND : Pas plus qu’à un père le souvenir de sa fille...

SOMBRA : Votre fille ?

LE MARCHAND : Oui. Son chagrin à la nouvelle de la fermeture de l’orphelinat me l’a ravie autant qu’à vous... Ecoutez, nous nous étions déjà rencontrés avant... Vous étiez un poulain ramené sur le dos d’un garde dans le brouillard... On vous a trouvé sous un grand cristal rouge, que personne n’a jamais revu... Je vous ai vu grandir de loin, et ma fille me parlait parfois de vous... Un rat de bibliothèque, qu’elle disait.

SOMBRA : Je suis désolé pour votre perte...

LE MARCHAND : Nous la partageons, petit, nous la partageons. Mais si vous quittez l’empire, n’oubliez pas votre dette envers Amore...

SOMBRA : Oh ! Je la connais. Et je lui en voudrais toujours de m’avoir redonné la vie pour me la reprendre...

LE MARCHAND : Mais vous devez avoir conscience que...

SOMBRA : (Mélancolique) Ne vous en faîtes pas. Je comprends les douleurs que le temps imprime. (Un silence) La nuit va tomber tout à fait. Il faut que je parte.

LE MARCHAND : N’oubliez pas cela. (Il lui tend une bourse plus petite que celle que Sombra lui avait donné. Sombra la prend.) Peut-être pourrais-je faire un peu de route avec v...

SOMBRA : Non... Laissez-moi. Me laisser partir vers l’inconnu, c’est avoir plus pitié de moi que de me retenir. Je laisse la clé à la porte. Vous refermerez derrière vous. Si vous jugez utile de la donner à un pauvre vagabond, nul ne vous en fera le reproche. (Il sort. Le marchand, interdit, regarde la chambre, puis part également, la tête basse.)

Scène 6

(Une rue de l’empire de cristal baignée par un début de crépuscule. Des couples jeunes et joyeux se baladent sur scène, sabot dans le sabot. Quelques autres, seuls, se morfondent ou ne font que passer. Un vieux musicien avec une petite écuelle devant lui joue un air à peu près gai. De temps en temps des poneys passent devant lui, et déposent un bits dans son écuelle, ce à quoi il répond par un long balancement de tête. Sombra, dans son habit de voyage, entre sur scène et se mêle à la pantomime.)

SOMBRA : Suis-je déjà en voyage pour être entouré de tant d’inconnus ? Vraiment, leurs visages me sont familier... Ah, oui... Ce sont les habitants de ce monde. Leurs yeux, leurs pattes, et leurs naseaux sont chacun uniques et semblables, les pulsations de leurs cœurs battent au même rythme. Ils mangent, dorment, recommencent, se réveillent un matin avec des enfants devant eux, ils font avec et un autre matin ils ne se réveillent plus... Mais qu’est-ce que cela signifie ? Autant leur demander... (Il va sur le banc, et s’y tient debout avec une pose ridicule d’orateur. Il prend un ton entre la sympathie et la raillerie.) Mes amis ! (Tous les regards se tournent vers lui.)

UN PASSANT : Que nous veux-tu, vagabond ?

SOMBRA : Vous savoir.

UN AUTRE : Tu veux dire nous connaître ?

SOMBRA : Non, cela, personne ne le peut. Je voudrais pouvoir regarder le côté caché de vos cœurs comme le médecin observe la tumeur qui, jour après jour, tue son patient. Je voudrais savoir si ces passions ne sont que passagères comme ces oiseaux folâtres qui ne peuvent rester accrochés à un seul appui, ou au contraire une vraie force de la volonté, qui va, balayant les contraintes comme si elles n’étaient que du vent...

LE PREMIER PASSANT : Fou ! Mais je te reconnais ! Tu es le lunatique de l’orphelinat. Ne l’écoutez pas, vous autres. Il n’a clairement pas sa raison.

SOMBRA : Au contraire, citoyen ! J’ai en ce moment, bouillonnant sous mon crâne, toute la lucidité et la science qui me permettent de voir les motifs mystérieux qui constituent ce monde...

LE VIEUX MUSICIEN : Et quels-sont-ils ?

SOMBRA : Hein ?

LE VIEUX MUSICIEN : Les motifs !

SOMBRA : Ah ! Oui ! Voyez-vous, le ciel est une nappe dans laquelle retombent les larmes des étoiles. Quand ce fin tissu en est trop chargé, la pluie tombe sur nos têtes.

LE VIEUX MUSICIEN : (admiratif) Quel philosophe !

LES PASSANTS : Quel bouffon !

SOMBRA : Et la terre est une grande éponge sphérique. L’acidité et le sel des ressentiments des astres l’ont creusée, et il en est né les mers et les océans, qui supportent le surplus des larmes cosmiques.

LE VIEUX MUSICIEN : Et dites-moi, dites-moi...

SOMBRA : Oui ?

LE VIEUX MUSICIEN : ... l’hiver.

SOMBRA : (Réfléchissant et se grattant la tête pendant quelques instants) Quand les larmes des étoiles meurent (car même les larmes peuvent mourir), leurs os blancs se montrent nus à nos yeux, sans pudeur. Et c’est ainsi que, quand nous foulons la neige de nos sabots, nous profanons le plus grand des charniers, en maculant ces os de la boue de nos pas.

LE VIEUX MUSICIEN : Je vois...

SOMBRA : Vraiment ?

LE VIEUX MUSICIEN : Oui... (Il ramasse fait glisser l’argent de son écuelle dans une de ses poches, ramasse son instrument et s’en va en galopant joyeusement, saluant à la hâte les passants.)

LE PREMIER PASSANT : Tu fais courir les vieillards, maintenant, maudit môme ?

SOMBRA : Je leur rends la vue qu’ils ont perdue il y a bien longtemps...

UN TROISIEME PASSANT : Et que peux-tu faire pour nous, si tu peux réellement cela ?

SOMBRA : Vous acheter des monocles, mais je ne suis pas assez riche...

LE PREMIER : Ne l’encouragez pas. Il mettrait la cité à feu et à sang juste en parlant, cet oiseau de malheur !

LE SECOND : Bah. S’il ne fait que divaguer... (Il part.)

SOMBRA : (Au premier passant) Eh ! Malheureux ! Comment veux-tu que je donne à l’équinité ce que je veux lui transmettre si tu stoppes si net mon noble travail de prophète ?

LE PREMIER : Maudit corbeau ! Tu n’as qu’à te trouver un autre perchoir pour te ridiculiser... Mais que j’entende encore ton croassement infect sur cette place, c’est à la garde que tu auras à faire.

SOMBRA : (descendant du banc) Vous avez la vue courte. Je vous plains sincèrement.

LE PREMIER : Et toi, tu as la langue trop pendue. Et en y prenant pas garde, il pourrait y avoir plus pendu qu’elle...

SOMBRA : N’en dites pas plus. Je m’en allais, justement.

LE PREMIER : Et ne reviens pas ! (Toute la foule se disperse. Sombra reste seule.)

SOMBRA : Hope... L’infini m’est témoin que j’ai essayé de leur parler, de me rapprocher d’eux, comme tu voulais que je fasse... Oh ! Je ne sais quelle alchimie impossible pourrait vaincre ma légèreté et mon mépris en leur présence... Mais je n’y peux rien. Leur hypocrisie me dégoute. Si je leur avais dit « c’est bien pour moi qu’une jument se fait princesse ! », ils m’auraient sans doute aimé... Mais que de perfidie il y aurait eu dans ces sourires... Non, décidément je n’abandonne rien en quittant cet cité. Hope, Amore et ce brave bougre du chariot ne comptent pas. Ils ne sont pas d’ici, ça se voit dans leurs actes. (Il se tourne vers la sortie.) Les rayons qui doivent guider mes premiers pas auront bientôt disparus. Ne tardons pas, résolution, solitude, vous êtes mes nouvelles compagnes, et je me réjouis de marcher à vos côtés. Allons ! J’ai bien parlé... Et vu tout ce que cet endroit peut m’offrir...Il n’y a rien à tirer du citoyen, mais il faut aller saluer notre vieil empire.

Scène 7

(Le sommet d’une colline enneigée avec l’empire et ses lumières en arrière-plan. Crépuscule. Sombra, dans son habit d’hiver, se tourne vers la ville.)

SOMBRA : Que vais-je trouver de différent dans le vaste monde qui me fasse oublier cette racine ? Vieux Nord... Tes échos resteront imprimés au plus profond de mon être, mais ce n’est pas ici que je deviendrais quelque chose. Je croyais, dans mon mépris de tantôt, que cette séparation serait facile... Pourquoi tant de souvenirs reviennent tout à coup me prendre en embuscade alors que je suis à un pas de changer de vie ? Chestnut Falls, qui fut la première à me sourire quand tout n’était que confusion et violence autour de moi... Hope... J’espère qu’au-delà de ton ambition nouvelle tu sauras de te rappeler qu’un jour tu bâtis de tes sabots une tour en neige pour en être la digne souveraine... Et que dans cet ouvrage, le plus noble qui ait été entrepris depuis l’aube de l’équinité, tu fus assisté par un poulain fluet que ta générosité a sauvé de la solitude. Vrai, si ce passé est aussi fragile que l’était notre ouvrage, il me semble suffisant pour pourvoir y établir un beau futur. Cela ne m’excuse pas d’avoir été un fort mauvais petit frère... Je m’excuse pour mon mal. Je voyais bien dès le début que ce n’étais pas moi qu’il faisait le plus souffrir. Et dire que je me plaignais d’être abandonné... C’est le contraire. Mais revenir maintenant serait poignarder la seule résolution que je n’ai jamais prise, et rattacher un boulet inutile à cet empire qui doit bien être content d’en être enfin débarrassé... (Il s’apprête à partir, puis se retourne brusquement) Et vous, princesse, comment vous oublierais-je, vous a qui je dois la vie ? Oh ! C’est vous ! Vous que j’ai trahi le plus ! Vous aviez placé des espoirs en moi, je les ai déçus. Vous avez traversé bien des épreuves, fait bien des sacrifices que les mauvaises langues vous reprocheront... Oh ! Je jure sur ce noble manteau qui toujours recouvre la plaine du Nord que c’est vers vous qu’iront les fruits de mes actes au-delà de vos frontières si jamais il m’arrive d’y faire quelque chose... Allons... coupons court à cet épanchement... Je ne veux pas verser de larmes qui me seraient trop lourdes dans cet instant ! Adieu ! Sommet éclatant fendant le ciel ! Adieu, tentures en fils d’argent plus brillantes que les étoiles ! Adieu ! Fêtes de mon enfance qui ne me laissèrent que des malheurs ! Adieu ! Bibliothèque, noble et antique douairière qui absorba ma jeunesse avec son trésor infini de verbe ! Adieu, les nuits de confidences auprès de ma sœur et les jours monotones ! Adieu, les tempêtes pâles du pays et les lucioles immobiles des lampadaires ! (Il chantonne en sortant de la scène, avec une gaieté euphorique) Adieu ! Adieu ! Adieu !

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Craïnn
Craïnn : #43737
Moonrise06 novembre 2016 - #43735
"Le bourgeois sort en manteau, le soldat en armure. Le philosophe, lui, fait ce qu’il lui plait. De toute façon, ce n’est pas moi que l’on regardera le plus."

Le pilosophe sort en tonneau? (désolé; c'était trop tentant. Je retourne à ma lecture)

Hybris, Hybris... j'adore.
nah... Diogène n'était qu'une exception.
Il y a 1 an · Répondre
Moonrise
Moonrise : #43735
"Le bourgeois sort en manteau, le soldat en armure. Le philosophe, lui, fait ce qu’il lui plait. De toute façon, ce n’est pas moi que l’on regardera le plus."

Le pilosophe sort en tonneau? (désolé; c'était trop tentant. Je retourne à ma lecture)

Hybris, Hybris... j'adore.
Modifié · Il y a 1 an · Répondre
Craïnn
Craïnn : #43700
GrifDaraconis04 novembre 2016 - #43698
Mais en fait, la scène 4 et 5, c'est totalement le dialogue entre Lorrenzaccio et Philippe Strozzi.
Eenope. Le marchand veut juste le retenir car il voit bien que Sombra a pété un câble, et Sombra, malgré son état, n'a pas d'ambition de changement ou de justice.
Il y a 1 an · Répondre
GrifDaraconis
GrifDaraconis : #43698
Mais en fait, la scène 4 et 5, c'est totalement le dialogue entre Lorrenzaccio et Philippe Strozzi.
Il y a 1 an · Répondre

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