Miser sur le long terme

12 h 36, 1er Fala, an 2236, Ère V

En l'espace de deux uniques jours, la situation en Maa'ant s'était pour ainsi dire... enflammée : Alpha, une des juments cornées et ailées du projet de Tinsk, avait désobéi à un commandant de l'Armée Républicaine et avait provoqué quelques dégâts matériels lors d'une fuite... qui n'avait finalement de fuite que le nom en réalité, vu que tous les témoins sur place savaient pertinemment que la grande jument n'avait nullement galopé, repartant de la base avec un calme et une ignorance totale de ses assaillants, malgré leur agressivité. Comme s'ils ne valaient pas qu'elle réplique réellement. Mais, sous l'impulsion du dit commandant, les médias aggravèrent « légèrement » l'affaire afin de tenter d'atteindre la notoriété des juments de nébuleuse.

Mais en tout cas, même en écartant ce détail, les capacités de l'alicorne de nébuleuse avaient fait grand bruit. Toute une garnison, avec ses technologies, n'a même pu faire que la ralentir, elle qui produit et dispose d'une immense quantité de magie à sa convenance, au contraire de ses assaillants. Cela renforçait les exactions civiles à leur encontre, au travers d'autres manifestations, parfois même d'émeutes. Elles qui sont censées incarner un meilleur avenir... voilà que malgré elles, elles l’enfonçaient davantage.

En ce 1er jour de Fala, dans la matinée, enfin les quatre juments de nébuleuse purent être toutes réunies... elles venaient d'être déclarées confinées dans le laboratoire, à cause des tensions à l’extérieur. Vu l'heure relativement matinale, elles étaient encore seules, enfermées dans l'immense pièce blanche bien équipée qu'elles considéraient comme leur « maison ».

« Et ainsi, les forces militaires ont exigé que tu sois un instrument de guerre... » déclara la licorne Delta.

« Ils sont méchants ! Toi tout ce que tu voulais, Alpha, c'était aider, rendre service ! » houspilla la petite Zeta en tapant les sabots de sa grande sœur.

« Et voilà que, par conséquent, nous sommes tenues au confinement dans le laboratoire... seules. Pourquoi nous enfermer ? S'ils ne veulent pas qu'on sorte... ils n'ont qu'à le dire. » remarqua la pégase Beta.

« Sœurs... j'ai pensé pendant les 62 dernières heures à propos de ce refus que j'ai pu proférer sans la moindre entrave. Ces craintes de Mère, et des autres Pères, que nous ayons... « un libre arbitre ». J'émets l'hypothèse que Père Tinsk, notre principal, nous l'ait volontairement inculqué. Car il voulait sûrement que l'on puisse nous-mêmes œuvrer ce pour quoi nous existons... sauver la planète, sans que l'on nous en donne expressément les ordres. La preuve, j'ai moi-même jugé la guerre non compatible avec notre but, et j'ai pu en émettre le refus, avec force. » expliqua Alpha pratiquement d'un seul trait.

« Père est décrit comme très prévoyant sur le long terme... penses-tu que ça en faisait partie ? » Delta divagua brièvement son regard dans la pièce vide et éteinte du laboratoire. « Vous souvenez-vous quand... Père nous parlait, à peines étoilées ? Nous n'avions pas de forme reconnaissable, pas de sens, ni de communication. Et pourtant... il nous parlait. Comme il nous parlerait aujourd'hui. Pourquoi nous en avons nous souvenir... ? »

Les juments gardèrent toutes silence, pensives, même si Zeta avait une petite mine attristée.

« Pourquoi les gens crient sur papa à cause de nous... ? Finissait cette dernière par dire après ce silence. Les gens n'aiment pas qu'on essaie d'être comme eux, et qu'on veut aider tout le monde... ? »

« Ils ont peur de nous, Zeta, déclara Delta. Ils ont peur de nos possibilités... Ce qu'a fait Alpha, la plus puissante d'entre nous, leur a fait prendre conscience de ce que nous sommes réellement... »

« Des amas de pure énergie constante, continua Alpha. Notre consistance et nos cœurs font ce que nous sommes... et ce qui est navrant, c'est que jamais ce ne serait arrivé si les forces républicaines n'avaient tenté de m'instrumentaliser pour la guerre. Et c'est pourtant ainsi désormais que l'on nous voit. Les Créateurs sont paradoxaux... »

Après un court instant, la porte du laboratoire se déverrouilla, laissant entrer le fameux Tinsk, leur « Père », qui ne semblait nullement afficher un air mécontent... mais plutôt inquiet, malgré la fessée médiatique qu'il se payait actuellement, alors qu'il alla prestement enlacer l'encolure d'Alpha, qui resta immobile.

« Merci bien, tu n'as rien, Alpha !... » déclara-t-il, soulagé.

« Père, ne devriez-vous pas plutôt vous inquiéter des militaires à qui j'ai donné grande frayeur ? » répliqua cette dernière.

« Ils ne méritent que ça ! Ça leur apprendra à vouloir qu'une de mes belles chéries aille taper l'Hégémonie ou le Conglomérat... je ne vous ai pas fait venir pour que vous fassiez encore plus de mal que l'Histoire en a fait ! » annonça-t-il prestement en libérant Alpha de son étreinte.

« J'ai pourtant provoqué quelques dégâts et descendu l'empathie qu'avait le peuple envers nous... »

« C'est dommage, oui... mais je suis très fier que tu aies sciemment refusé d'être actrice de ces guerres qui n'ont plus raison d'exister, justement parce que vous êtes là !... »

« Ne craignez-vous pas que j'ai envenimé la situation internationale, Père... ? Na'sber et Tunmus ne nous voyaient pas déjà très bien, dès que notre existence a été rendue publique... » »

« Alpha... eux vous imaginent déjà comme de terribles armes au service de Maa'ant pour les détruire. Leur vision qu'ils ont de vous est faussée... s'ils ont un peu de jugeote, ils sauront que vous n'êtes pas des instruments de guerre, en sachant que tu t'es défendue contre ta « propre nation », façon de parler... je sais que vous vous considérez comme des habitantes de Vitranis avant tout, sans nation particulière. »

« Que j'aimerais être aussi optimiste que vous, Père... »

Un court silence s'installa, avant que Tinsk n'aborde un peu d'actualité positive pour changer de sujet.

« D'ailleurs, ça y est, le projet du Conglomérat est sur sabots, vous savez les filles ? »

« Vous parlez de leur astronef pour tenter de rejoindre X-22F ? » demanda Delta en connaissant déjà la réponse.

« Oui, c'est une exoplanète pas très loin, en 50 ans de voyage on y serait ! Ils ont trouvé un système de stase très sophistiqué... »

« Père, leur solution c'est de fuir notre monde... c'est assez irresponsable. » déclara Alpha.

« Tu ne peux pas dire ça, Alpha. D'une, cette fusée serait trop petite pour embarquer 850 millions de licornes, c'est davantage un premier pas sur un tout nouveau monde qu'une réelle fuite... tu ne sauves pas une civilisation avec douze pauvres individus ! »

« Pourtant Père, vous répétez qu'à nous quatre, on pourrait sauver Vitranis... »

« Parce que vous êtes exceptionnelles, les filles ! Vous n'êtes pas de simples licornes... vous êtes autre chose. Autre chose de tellement plus... formidable. Par exemple, Alpha, toi ainsi que Beta et Zeta, vous êtes dotées d'ailes ! Ça n'existe pas, les équidés volants !... »

« Peut-être pas... du moins pour Vitranis, Père. » déclara Delta.

« Bien sûr ma belle, bien sûr ! Il existe peut-être un monde où il y a des poneys ailés naturellement, loin de là... l'Univers peut contenir de tout ! »

« Sauf si, bien sûr, ils se sont déjà dit bonjour à coups de projectiles atomiques... » sortit Beta sans gêne ni pincettes.

« Beta, tu devrais travailler ton sens du sarcasme ! » déclara Tinsk en riant.

L'instant d'après, avant même que la discussion puisse continuer, Mala s'introduit dans le laboratoire, affichant un air dépité, ne s'attendant visiblement pas à y voir les juments de nébuleuse.

« Maman !! » s'écria Zeta en allant se lover à ses sabots.

« Pas maintenant, Zeta... » déclara-t-elle froidement, bien plus que d'habitude, repoussant Zeta sans violence d'une simple poussée.

« Mère... ? Quelque chose ne va pas... ? » demanda Delta, trouvant Mala beaucoup trop froide par rapport à d'habitude... comme si elle masquait ses ressentiments.

« Professeur... le gouvernement a décidé de suspendre le projet. Ils estiment que ce qu'a fait Alpha va trop loin... ils espèrent aussi calmer l'Hégémonie et le Conglomérat. Mais surtout l'Hégémonie... »

« Mala ? Qu'est-ce qu'ils ont fait encore, ces na'sbériens ? »

« Ils... sont sur le sabot de guerre, Tinsk. Les services de renseignements pensent qu'ils veulent les proj... les filles. » se corrigea-t-elle soudainement.