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Uranie

Une fiction écrite par monokeras.

Le sacrifice

« Voilà pourquoi, réalise Twilight, tu n’as pas pu me montrer ce poignard.

— Eh oui, ma novice adorée ! répond Dark Wing. C’est pour cela que je t’exhorte à ne pas être trop impatiente ; tout vient à point à qui sait attendre.

— En attendant, pour toi, le roi des Cartésiens, qui relègue la magie au rang d’une simple passe-temps pour poneys en mal de sensations, le choc a dû être rude !

— Effectivement. J’avoue que, sur le moment, j’étais secoué. Qui avait pu faire un coup pareil ? J’avais beau tourner toutes les possibilités dans ma tête, ça me dépassait. Je retournai à petits pas vers les autres. Quelque chose sur mon visage devait trahir mon émotion, car Caroline me demanda immédiatement pourquoi je m’étais précipité vers ma carriole et revenais avec une mine aussi déconfite. “Si quelqu’un a caché le poignard pour faire une farce, déclarai-je, elle est plutôt de mauvais goût.

— Tu veux dire, s’écria Caroline, que le poignard a disparu lui aussi ?

— Disparu, je ne sais pas, tentai-je de tempérer. En tout cas, il n’est plus dans la boîte dans laquelle je l’avais rangé. Quelqu’un l’aurait-il pris pour l’examiner ?” demandai-je. Chacun se regarda et secoua la tête sans piper mot.

— Je ne reste pas un instant de plus ici !” reprit Caroline, dans un accès de terreur soudain.

— Attends, calme-toi ! Il y a sûrement une ex–

— JE NE VEUX PAS ENTENDRE TES EXPLICATIONS ! hurla-t-elle. Je me fiche de tes grands discours et de tes arguties rationalistes ! Le grand-oncle et sa ferme, pfuit ! envolés ; le poignard, pfuit ! évaporé ! À qui le tour ? À nous, l’un après l’autre ? Tu crois vraiment que je vais rester ici en attendant de finir victime de je ne sais quelle force maléfique qui rôde dans les environs ? Je suis venue pour déchiffrer des inscriptions et expertiser des palimpsestes, pas pour affronter je ne sais quelles diableries ; j’ai une famille, moi, et j’ai bien l’intention de revenir vivante à Canterlot.” Elle se tourne vers chacun d’entre nous. “Faites comme bon vous semble. Si vous voulez crever, tant pis pour vous. Mais moi, je dégage. C’est fini pour moi : retour au bercail. Adieu ! Bonne chance.”

« À ces mots, elle tourna les talons et se dirigea vers sa carriole. Je tentais de la raisonner une nouvelle fois, malgré un manque évident de conviction : “Enfin, tu sais bien que tout ça ce sont des gamineries ! Tu crois vraiment que les squelettes vont ressusciter pour venir te poignarder ? C’est ridicule…” Elle m’ignora, occupée qu’elle était à ajuster son harnais. “Bon, d’accord, dis-je, me rapprochant d’elle. On met les voiles, on traverse le ruisseau et on trace le plus loin possible jusqu’à ce soir. Ça te va ?

— NON ! explosa-t-elle une nouvelle fois, se retournant pour me faire face. Je suis désolée, mais je ne suis pas suicidaire. Je ne me jette pas dans la gueule du loup, je n’ai pas la trempe d’une aventurière à la Daring Do. C’était elle que tu aurais dû emmener ici, pas moi. Tu t’es trompé d’équipière. Ciao ! À jamais !” Elle déguerpit au grand galop malgré le dénivelé et l’herbe mouillée.

— Pfff… Daring Do… Quelle connerie !” fis-je pour moi-même, en la regardant détaler.

— Tu n’aimes pas Daring Do ? interrompt Twilight. C’est pourtant l’une des meilleures et des plus téméraires archéologues vivantes !

— Je connais bien Yearling, répond Dark Wing. Mais elle n’a rien ni d’une archéologue, ni d’une aventurière. En revanche, c’est une excellente plume !

— Sissi, je te jure ! proteste Twilight. Je l’ai vue de mes propres yeux se faire attaquer par des mercenaires, puis risquer sa vie pour récupérer un anneau magique volé par Ahuizotl ! Daring Do et Yearling sont une seule et même personne. Ses romans sont des autobiographies, je te le certifie !

— Certes, admet Dark Wing, mais ce n’est qu’une partie de la vérité.

— Comment ça ?

— Eh bien, ce qu’elle ne dit à personne, c’est qu’ils sont tous les deux de mèche.

— Quoi ? Tu plaisantes je suppose. Ahuizotl est notoirement mauvais.

— Mais non ! C’est seulement son comparse. Tu ne t’es jamais demandé comment elle faisait pour se sortir, toujours in extremis, des situations les plus désespérées ? Ça ne t’a jamais choquée ? Je veux dire, pour un personnage de roman, passe encore, on se dit que l’auteur a juste voulu sauver son héros pour le prochain volume ; mais dans la réalité ?

« Écoute-moi : Yearling n’a jamais suivi de formation en archéologie. Comme tu le sais, elle a opté pour des études de lettres, au cours desquelles elle a dû recevoir une vague formation en histoire. Jeune écrivain, elle gagnait mal sa vie en publiant des bouquins, médiocres soit dit en passant, à compte d’auteur. Un jour, elle a eu une idée lumineuse, et a décidé de créer cette série, Daring Do, autour d’une sorte de super-héroïne vivant des aventures rocambolesques, pour laquelle a embarqué Ahuizotl, qu’elle avait connu je ne sais comment, dans le rôle du grand méchant.

« Yearling a peut-être des défauts, mais elle est extrêmement pointilleuse quant à ses récits : elle voulait qu’ils apparussent aussi vraisemblables que possible. Et quoi de mieux, pour rendre une histoire réaliste, que de la vivre soi-même ? Elle donc imaginé, de concert avec son partenaire, de procéder en deux temps : tout d’abord, elle définit une idée de scénario, les grandes lignes de l’histoire. Ensuite, elle prépare le décor, embauche des figurants, des cascadeurs, et suit son propre script ; un peu comme un jeu de rôle grandeur nature. Cela lui permet de s’imprégner de l’ambiance, des paysages, des sensations, voire de tomber sur des obstacles imprévus, qu’elle peut ensuite retranscrire dans son récit, pour lui donner davantage de piment.

« Pour ce qui est du fric, je sais qu’Ahuizotl touche une partie des bénéfices, mais combien exactement, je l’ignore.

— Mais… mais, balbutie Twilight, les pièges, les sables mouvants, les temples qui s’écroulent ?

— Du toc, explique Dark Wing. De simples machines, actionnées par des figurants. Les bâtiments sont réalisés en papier mâché, une matière dure et légère à la fois, recouverts de plâtre, et construits en quelques jours. Très faciles à déstabiliser en ôtant juste quelques chevilles à des endroits stratégiques. Oh, ils peuvent s’effondrer, tu ne risques rien, même complètement enfouie en-dessous ! Heureusement pour Ahuizotl, ses fauves et tout le personnel !

— Maintenant je comprends pourquoi elle insiste tant pour qu’on lui fiche la paix, s’exclame Twilight.

— Eh oui ! Elle a trop peur que sa petite supercherie soit découverte.

— C’est pour ça que tu la détestes !

— Oh, non, je ne la déteste pas ; bon, je ne l’apprécie pas trop non plus. J’admets qu’avec ses best-sellers, elle a fait beaucoup pour populariser l’archéologie auprès des jeunes. Depuis la parution de ses bouquins, les cours n’ont jamais été aussi pleins. D’un autre côté, l’image qu’elle donne de la discipline est plutôt trompeuse : l’archéologie, ça n’est pas courir après des reliques, tomber dans des pièges sanglants ou encore affronter des ennemis mortels. Ça, c’est du grand spectacle, pas de la science. Au final, beaucoup d’étudiants sont déçus et le nombre de vocations stagne.

— Eh bien ! Tu vois, je pensais savoir beaucoup de choses sur A.K. Yearling, et finalement je découvre que j’ignore le principal. Comment l’as-tu appris ?

— L’archéologie est un microcosme, Twilight. Tôt ou tard, tout finit par se savoir, même les secrets les mieux gardés. Cependant, tu crois vraiment que Célestia aurait laissé les mains libres à des personnages aussi menaçants que ceux que Yearling campe ? Ça fait longtemps qu’elle serait intervenue.

— Effectivement, je n’avais pas réfléchi à cet aspect des choses », admet Twilight. Elle fait une légère grimace : « Finalement, je crois que j’aurais préféré que tu ne m'en parles pas. Je suis carrément déçue.

— Désolé d’avoir brisé tes illusions. Bon, allez, assez palabré au sujet de mademoiselle Yearling Daring Do. Retour à mon histoire.

« Je revins vers le reste du groupe. “Bon, au point où en est, si quelqu’un d’autre veut abandonner, qu’il le dise”, grommelai-je. Mais personne ne bougea. “Bien ! repris-je. Ça fait plaisir de constater que certains ne croient pas à ces sornettes de mauvais œil.

— À propos, observa Chromatine, je trouve le comportement de Caroline carrément suspect.

— Comment ça ?

— D’abord, elle a quasiment été la seule à examiner ce poignard de près. Ensuite, elle n’a pas voulu que quiconque l’accompagne pour aller rechercher son livre.

— Où veux-tu en venir ?

— Elle aurait très bien pu subtiliser le poignard et transporter son livre, soi-disant perdu, de sa carriole dans son sac. Écoute : elle part, fait semblant de revenir jusqu’à la ferme – mais en réalité s’arrête quelque part dans le bois, trempe son bouquin dans une flaque et attend patiemment quelques heures – puis revient ici faussement affolée. Ensuite, elle simule l’hystérie quand tu découvres que le poignard a été volé, et s’enfuit avec, prétextant qu’elle ne veut pas finir victime sous les coups d’une arme qu’elle a elle-même dérobée. Tu vois, ça se tient !

— Mouais, pas bête. Mais quel intérêt de filer avec la dague ?

— Je ne sais pas. Le revendre ? L’échanger ? Être la première à déchiffrer l’inscription ciselée ?

— Possible, répondis-je, mais je ne suis pas tout à fait convaincu. Quoi qu’il en soit, si ton hypothèse est juste, nous n’avons plus rien à craindre de ce poignard. Ni à faire ici. Comme il est trop tard pour commencer notre exploration d’Uranie, je propose de redescendre et de chercher un gué que nous pourrions traverser demain de bonne heure. Qu’en dites-vous ?”

« Tout le monde sembla profondément soulagé de quitter cet endroit, ma proposition fut donc accueillie avec enthousiasme. Nous rassemblâmes rapidement nos affaires, puis descendîmes précautionneusement du tertre. Arrivés en bas, nous tournâmes pour suivre la rive du ruisseau, en remontant le courant à marche forcée. Au bout d’une demi-heure, je m’arrêtai ; regardant derrière moi, je contemplai la silhouette de la Colline des Ardents, rendue lointaine et indistincte par l’épais brouillard qui montait du sol, comme l’ombre d’une dent tombée de la mâchoire d'un géant inconnu. Je soupirai, puis repris ma progression.

« Au bout d’une heure, la rivière s’élargit, et nous arrivâmes sur les berges d’un étang, assez large mais peu profond. “Voici l’endroit parfait pour traverser, dis-je. Nous camperons ici cette nuit.” Nous défîmes nos harnais et nous nous affalâmes sur l’herbe, épuisés. Le crachin avait enfin cessé, mais le ciel demeurait bas et lourd ; la lumière ambiante était si faible qu’on se serait cru au crépuscule. Je tentais de mettre le sabot sur quelques brindilles sèches, mais il en restait si peu que j’abandonnais bien vite l’idée de pouvoir allumer un feu.

“Pas de feu ce soir, annonçai-je. Panne de combustible.

— Bon, il va bien falloir que je m’en mêle, rétorqua Doc. Allez chercher du bois. Je me charge de réchauffer tout le monde.”

« Nous trouvâmes quelques branches mortes de saule, mais, vu le temps, trempées. “Ça ira quand même”, confirma le médecin, satisfait. Nous en fîmes un tas et, grâce à quelque magie de son cru, Doc fit crépiter des flammes joyeuses, en dépit de l’humidité ; nous ne tardâmes pas à en ressentir la chaleur. “Tu vois, me confia-t-il, la magie peut-être utile, parfois.

— Bah, répondis-je, un peu blasé. Donne-moi un bidon d’alcool et je ferai la même chose.

— Peut-être, mais un bidon d’alcool est de moins bonne compagnie qu’une licorne, non ? Même si je peux être un peu soûlant parfois ! plaisanta-t-il.

— Ouais, répondis-je en rigolant. C’est bien vrai ! Tu gagnes pour cette fois. Profitons de ce feu, quelle qu’en soit l’origine. Le dernier, j’espère, avant de plonger dans l’inconnu.”

« Nous passâmes ainsi la soirée à discuter et à rire, comme s’il fallait évacuer toute la tension des dernières heures. Peu avant d’aller nous coucher, les nuages se déchirèrent enfin ; la Lune apparut dans les trouées. Ce simple spectacle me réconforta, et je m’endormis le cœur léger.

***

« Quelque chose me dérange dans mon sommeil. J’ouvre l’œil, mais ma rétine ne perçoit qu’un noir absolu, opaque, total. Il n’y a autour de moi qu’une obscurité dense, poisseuse, palpable, dans un silence de mort. Où suis-je ? J’essaie de tourner la tête mais je ne peux pas ; je suis comme paralysé. Je réalise soudain que je ne sens plus mon corps. Rien n’existe plus, hormis moi-même et ces ténèbres immenses. Comment suis-je arrivé ici et combien de temps vais-je y demeurer ? Pris de panique, je crie, j’appelle à l’aide, mais je n’ai plus de gorge avec laquelle produire le moindre son. Je suis enfermé, piégé, au centre d’un néant informe et suffoquant. Vaincu, je capitule et attends.

« Je reste ainsi esseulé, immobile, impuissant, durant une éternité. Tout à coup, je prends conscience d’une présence : quelque chose ou quelqu'un m’observe, de très loin d’abord, puis de plus en plus près. Je ne vois toujours rien. Une nouvelle angoisse monte en moi, une peur incontrôlable, tellement abjecte qu’elle ne peut pas être naturelle. Je perçois et entends un souffle lent et régulier, qui n’est pas le mien, puis un regard perçant, venant de nulle part et de partout, entreprend de m’examiner méticuleusement, fouillant jusqu’au moindre recoin de mon esprit. Je voudrais fuir, disparaître, me dissoudre, plutôt que de me sentir ainsi mis à nu. Mais je n’ai pas de corps, pas de muscles à commander ; je ne peux bouger, je ne peux que subir, hurlant ma terreur en une longue plainte inaudible.

« Enfin, cet examen insoutenable prend fin. À la peur succède un sensation de curiosité, une étrange soif de connaissance. Au loin, j’aperçois enfin deux points lumineux, faibles et tremblants. Ils se rapprochent lentement, presque timidement, prennent la forme de flammes dansant dans le vide. Je suis envahi par une chaleur douce, tendre, presque maternelle. Quelque chose me touche. Un sabot ? La vie afflue de nouveau en moi, fluide bouillant et fortifiant qui emplit… mon corps ? Le sabot me caresse affectueusement, et chacun de ses mouvements me recrée : mes os, mes entrailles, ma chair reprennent forme, renaissent. Un et entier de nouveau, je voudrais remercier l’entité qui m’a ressuscité, mais je ne peux toujours pas parler. Alors je baisse la tête en signe de gratitude ; devant moi, les flammes éclairent mon visage d’une lumière rougeoyante, chatoyante, hypnotisante.

« Mais brusquement, elles sont comme soufflées. L’obscurité retombe, solide. La tiédeur agréable est balayée par un souffle glacé, me pénétrant jusqu’aux os. La présence est toujours à côté de moi, mais elle se fait maintenant menaçante, terrible. Les ténèbres se déchirent, lentement ; des taches lumineuses apparaissent, d’abord floues, puis plus nettes, au fur et à mesure que ma vue semble s'accommoder. Je distingue, à gauche et à droite, des torches accrochées à des murs… de terre ? Frissonnant, je réalise dans un éclair de lucidité que je me trouve à l’entrée du vaste souterrain de la Colline des Ardents.

« Un éclat de rire sardonique retentit alors derrière moi. Je vais pour me retourner, mais mes muscles ne répondent pas : je suis toujours immobilisé. Lorsque les derniers échos de ce ricanement sinistre se sont enfin tus, une voix profonde et grave prononce des paroles que je ne comprends pas : “Mihi evadere non potes, amice parvule mi. Nunc nefas tuo reddere debes. Ambulas! Exspectare victima sua morti non placet.” À ces mots, mon corps est comme projeté en avant ; il se met à marcher automatiquement, contre mon gré, descendant lentement vers les profondeurs de la grotte, vers la salle de l’autel.

« Après quelques mètres, deux rangées de poneys, disposées de chaque côté du passage, sortent de l’ombre. Leurs corps totalement immobiles sont revêtus d’une toge bicolore composée de motifs étranges et grotesques, tantôt noirs, tantôt rouges, cousus entre eux par un fil d’or qui brille dans la pénombre ; seuls leurs pupilles, étincelant du reflet des torches alentour, comme si un feu intérieur les dévorait, sont visibles, au travers de trous spécialement aménagés. Arrivé à leur hauteur, les premiers de ceux-ci se prosternent : ‘Ave sacerdos maximus victimaque’ prononcent-il d’une voix emplie de respect. Puis c’est au tour des seconds, des troisièmes… je descends ainsi au milieu d’une haie vivante, parcourue d’une onde étrange qui progresse au même rythme que moi.

« Arrivant au seuil de la grande salle voûtée, je me rends compte qu’elle est remplie de poneys habillés tout comme ceux du tunnel, qui conversent dans un vacarme assourdissant. L’autel d’onyx a été recouvert d’une nappe rouge et noire, sur laquelle repose la dague que je croyais égarée ; des deux côtés de celui-ci, des braseros, flanqués de thuriféraires, rougeoient ; j’en aperçois brièvement les braises incandescentes. Comme j’avance mécaniquement vers l’autel, la foule s’écarte docilement pour me laisser passer ; chaque poney, à mon passage, fait une génuflexion, accompagnée de la même phrase rituelle incompréhensible. Enfin, j’émerge difficilement de la foule, et me retrouve seul devant l’autel. À ce moment, je suis immobilisé, et la force qui me poussait en avant me contraint maintenant à me mettre à genoux, tête baissée.

« J’entends alors un claquement de sabots pesant, d’abord derrière moi, puis à ma hauteur, et enfin devant. Je ne peux lever la tête, mais j’imagine qu’il s’agit du prêtre qui m’a suivi durant toute cette procession. ‘Tacete! Nunc oremus!’ rugit la voix. Un grand silence tombe, à peine peuplé de quelques murmures timides. Cela dure un long moment. ‘Cantemus et laudemus deum nostrum, Uran, vindicem maximum!’ À ces mots, la foule explose. Un roulement de tambour emplit la pièce, au son duquel répond le martèlement rythmique des sabots de l’assistance. Le sol vibre si fort que je crains que le plafond ne cède. À cette pulsation assourdissante s’ajoutent bientôt les cris et les hurlements insensés des poneys en délire. Immobilisé, la tête basse, je ne puis que deviner ce qui se déroule autour de moi.

« Cette insoutenable percussion ne cesse pas. Pire, elle s’amplifie, s’emballe. Chaque battement devient intolérable, résonne dans ma tête comme si on me martelait le crâne avec un maillet. Un mal de tête sourd, lancinant, s’empare de moi ; le sang cogne dans mes tempes ; j’ai l’impression que mon cerveau enfle, enfle, qu’il est sur le point d’exploser. La douleur diffuse lentement le long de ma colonne vertébrale jusque dans mes muscles, envahit mon corps dans son entier. Je ne suis plus qu’un lambeau de souffrance, emprisonné entre marteau et enclume, meurtri, brisé, écartelé…

« J’ai dû perdre conscience. Quand je reviens à moi, je réalise que je suis étendu sur l’autel. Le tambour s’est enfin arrêté. La salle est plongée dans un profond silence. Dans l’air devenu moite, une odeur complexe, mêlant encens, empyreume et sueur me prend à la gorge, alors qu’un sabot puissant plaque ma tête contre l’autel. J’entends une nouvelle fois la voix détestable déclamer une formule impie : ‘Uran, tu deus deorum, sanguinem vitamque equi illius tibi donamus. Dona nobis potestam tuam, ut hostes nostri vincere possimus.’ ‘Mors’, répondent en chœur les poneys de la salle.

« Je me prépare à mourir. Étrangement, je n’éprouve plus ni angoisse, ni peur, mais plutôt une profonde résignation, une paix intérieure, comme si j’avais finalement abdiqué toute lutte, comme si j’étais déjà passé au-delà même du désespoir, n’attendant plus que le coup de grâce qui, désormais, ne devrait plus tarder. Un souffle rauque et puissant effleure ma nuque ; le sabot qui m’écrase le crâne bouge légèrement, je devine l’autre jambe en train de s’élever. ‘Vulnerant omnes, ultima necat’ exulte l’officiant. Mentalement, je me recroqueville et me prépare à…

« Mais à ce moment précis, quelque chose d’inattendu survient. J’entends une note de cor, suivi du son d’une cavalcade. Quelque chose ? De multiples objets sifflent dans l’air de la caverne, qui s’emplit de cris d’effroi et de plaintes. Dans la cacophonie générale, je distingue le cliquetis métallique d’armes qui s’entrechoquent. Des épées ? Un projectile, puis un autre, filent au-dessus de ma tête, suivis d’un rugissement féroce et d’un son mat, comme un corps qui tombe lourdement. Une clameur joyeuse s’élève alors au-dessus du fracas. Je suis soudain pris d’un étourdissement incontrôlable : le brouhaha me cerne, m’emplit, me dissout ; ma vue se brouille, je tombe dans un gouffre insondable. Je sombre dans cette abîme et n’entends plus rien.

***

« Je me réveillai trempé de sueur. Au-dessus de moi, la Lune éclatante illuminait la nuit, et l’air, pur et frais, était empli du parfum de la terre humide. Seul le gazouillis de l'eau courant sur les pierres moussues peuplait le silence nocturne. Je tournai la tête et vis Doc qui me regardait attentivement.

“Tu en as rêvé toi aussi, n’est-ce pas ? Ta respiration, tes plaintes, tes sursauts t’ont trahi.

— De quoi parles-tu ?” demandai-je, encore secoué par cette sordide expérience onirique.

“Le vide, le feu, le prêtre, la salle, la procession, le bain de sang final. Tu l’as vécu toi aussi, j’en suis certain.

— Oui, admis-je. Et c’était sûrement l’un des pires cauchemars que j’aie jamais fait. Ne m’oblige pas à en parler. Mais, comment as-tu pu rêver de la même chose que moi ?

— Je ne sais pas. Mais nous, et nous seuls, sommes allés explorer ce souterrain…” Il pointa du sabot les autres, qui dormaient d’un sommeil paisible.

“Coïncidence ? avançai-je.

— Je ne crois pas aux coïncidences, répondit le médecin. Du moins, pas dans ces circonstances.

— Que penses-tu de l’homéopathie ? lui demandai-je.

— Je n’en pense rien. Je suis un légiste : j’examine des cadavres, pas des malades. Certains de mes amis confrères en sont friands, et d’autres jurent par Célestia qu’il ne s’agit que d’une vaste arnaque. Mais pourquoi cette question ? Quel rapport ?

— L’homéopathie se fonde sur la mémoire de l’eau, si je ne me trompe pas. On dilue une substance active un grand nombre de fois, si bien qu’à la fin, il n’y a quasiment plus rien, mais la préparation reste efficace, comme si le remède était encore présent. L’homéopathie, si tu réfléchis, implique la dilution en volume, dans l’espace. Crois-tu qu’il pourrait également exister une « chronoméopathie » ? Un fait se produit, marque un lieu ; puis le temps passe, l’endroit change, les souvenirs s’effacent, les édifices sont désertés, tombent en ruine, s’effondrent, jusqu’à ce que rien ne transpire plus du passé. Se pourrait-il que, au milieu de toute cette déchéance, quelque chose survive, quelque chose de si ténu que seul notre subconscient pourrait y être sensible ? Je me demande…

— Comment savoir, répondit Doc ? On croit parfois tout connaître, mais on s’aperçoit que l’essentiel nous échappe. La science explique beaucoup de choses, mais parfois pose plus de questions qu’elle n’en résout. Je suis certain que l’univers est empli de forces dont on ignore l’existence tellement elles sont subtiles. Pourquoi ne pourrions-nous pas être sensibles à quelques unes d’entre-elles, alors même que nos instruments sont encore trop primitifs pour les détecter ?

— Tu as raison, repris-je. Trop souvent des scientifiques ont tendance à rejeter en bloc des affirmations au simple motif qu’elles leur paraissent absurdes, sans même se donner la peine de vérifier. Pour eux, la science est devenue un dogme rigide, au même titre que la religion : tout ce qui sort de la normalité doit être banni. Pourtant, il y a encore tellement d’énigmes à expliquer…

— Ouais. C’est un vaste sujet”, déclara le médecin. Il se tut, contemplant le reflet mouvant de l’astre des nuits sur la surface cristalline de l’étang. “Je ne sais pas si je vais pouvoir me rendormir, finit-il par murmurer.

— Moi non plus. Je crois que je vais passer le reste de la nuit éveillé.”

« Je me levai, pris une couverture et m’éloignai un peu du groupe, marchant le long de la berge. Arrivé quelques centaines de mètres plus loin, je me rassis. Ramassant des petits cailloux, je m’amusais à les jeter dans l’étang : plouf ! plouf ! Je regardais les vaguelettes rider la surface de l’eau, se propager doucement jusqu’à la rive, venir mourir sur les galets. La pâle lumière lunaire baignait la scène d’un halo argentin. Je repensais à mon rêve, à cette procession, qui avait peut-être eu lieu des millénaires auparavant, à toutes ces victimes impuissantes, entravées par des liens invisibles, poussées implacablement vers un autel maudit, avant d’être sacrifiées à cette divinité démoniaque. En échange de quoi, me demandai-je. D’une faveur imaginaire ? D’une victoire au combat, aussi brève que chanceuse ? D’une parcelle, aussi futile qu’éphémère, de pouvoir ? Nous ignorons, pensai-je, combien nous sommes heureux de vivre à une époque aussi bénie que la nôtre.

« Je laissai ainsi mon esprit vagabonder entre passé et présent. Je me surpris à bailler, bien involontairement. Malgré mon malaise, le calme et la tranquillité de la nature finirent par me bercer ; je fermai les yeux. Une torpeur agréable m’engourdit, et je tombai bientôt dans un sommeil profond et serein. »

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monokeras
monokeras : #1843
@Acylius: Bon, soit ! :) En même temps, les phrases en latin sont censées être incompréhensibles… Je vais ajouter une traduction comme tu le suggères, en fin de chapitre.

Il faudrait surtout que je me misse à écrire la suite, ça fait un bout de temps que je papillonne sur d’autres textes. Je vais m’y remettre cette semaine.
Il y a 4 ans · Répondre
Acylius
Acylius : #1839
Une traduction des passages en latin serait en effet bienvenue, ne serait-ce que sous forme d'une note en fin de chapitre. C'est bien beau d'étaler tes connaissances en langues anciennes mais pour le commun des mortels dont je fais partie lire des phrases sans pouvoir les comprendre est très frustrant.
Il y a 4 ans · Répondre
LittleParrot
LittleParrot : #1050
C'est avec plaisir :)
Non, je parlais de les mettre dans le petit encart "note de l'auteur" dont tu t'es servi dans le dernier chapitre ! Enfin s'ils n'ont pas réellement de sens, c'est pas très important !
Haha oui joli lapsus, c'est justement que j'essaie de me motiver pour une traduction où Photo Finish est présente :D
Il y a 4 ans · Répondre
monokeras
monokeras : #1049
LittleParrot04 mai 2014 - #1048
Encore un chapitre qui joue avec l'angoisse du lecteur et qui fait se poser plein de questions, au sujet du grand-oncle, des intentions de Caroline, de ces mystérieux poneys... Tiens d'ailleurs, quelque chose qui m'a gênée, c'est le fait qu'elle s'en aille comme ça et que Dark Wing ne tente pas de s'y opposer alors qu'elle peut très bien aller raconter ça sur tous les toits.
Du coup, le passage avec Photo Finish fait comme un interlude, une pause dans l'inquiétude du lecteur, et c'est bien agréable ! Et c'était plutôt rigolo d'ailleurs ^^
Concernant le rêve, j'ai d'abord trouvé bizarre que tu sois repassé au présent mais j'ai vite compris ce choix :)
Les passages en latin rajoutent à l'ambiance, mais pourrais-tu éventuellement les traduire en "notes de l'auteur" ? Je sais qu'ils sont dans les commentaires sur la page de la fic mais quelqu'un qui en est au chapitre 4 peut vite se faire spoiler là-bas !

Et relevés au fil du texte :
- repris Caroline > "reprit"
- tu t'es trompée d'équipière > "trompé"
- ça ne t'as jamais choqué > "choquée"
- "Tu vois", me confia-t-il, "la magie > guillemets en trop
- incontrollable > incontrôlable
- je perçois et entend > "entends"
- 'Ave (et la plupart des passages en latin) > ça ne devrait pas plutôt être des guillemets comme ça : " ?
- qu'il s'agit du prête > "prêtre"
- filent au-dessus ma tête > "de ma"


Super ! Je ne sais comment te remercier de ce travail de fourmi. J’ai effectué toutes les corrections dans tous les chapitres que tu as lus. Merci encore, encore merci et juste merci !

Ah, la traduction des passages en latin. Euh… ils ne sont pas compréhensibles ;)
Hmmm… Les mettre dans un message de blog ?

Photo Finish ? Tu veux dire Daring Do ? ;) Tiens, tiens, lapsus révélateur… ;)

Bonne soirée
Votre obligé… comme on disait au XVIIIe !
Il y a 4 ans · Répondre
LittleParrot
LittleParrot : #1048
Encore un chapitre qui joue avec l'angoisse du lecteur et qui fait se poser plein de questions, au sujet du grand-oncle, des intentions de Caroline, de ces mystérieux poneys... Tiens d'ailleurs, quelque chose qui m'a gênée, c'est le fait qu'elle s'en aille comme ça et que Dark Wing ne tente pas de s'y opposer alors qu'elle peut très bien aller raconter ça sur tous les toits.
Du coup, le passage avec Photo Finish fait comme un interlude, une pause dans l'inquiétude du lecteur, et c'est bien agréable ! Et c'était plutôt rigolo d'ailleurs ^^
Concernant le rêve, j'ai d'abord trouvé bizarre que tu sois repassé au présent mais j'ai vite compris ce choix :)
Les passages en latin rajoutent à l'ambiance, mais pourrais-tu éventuellement les traduire en "notes de l'auteur" ? Je sais qu'ils sont dans les commentaires sur la page de la fic mais quelqu'un qui en est au chapitre 4 peut vite se faire spoiler là-bas !

Et relevés au fil du texte :
- repris Caroline > "reprit"
- tu t'es trompée d'équipière > "trompé"
- ça ne t'as jamais choqué > "choquée"
- "Tu vois", me confia-t-il, "la magie > guillemets en trop
- incontrollable > incontrôlable
- je perçois et entend > "entends"
- 'Ave (et la plupart des passages en latin) > ça ne devrait pas plutôt être des guillemets comme ça : " ?
- qu'il s'agit du prête > "prêtre"
- filent au-dessus ma tête > "de ma"
Il y a 4 ans · Répondre
monokeras
monokeras : #675
Merci ! Oui, c'est un peu voulu pour le latin. Il fallait choisir une langue magique, ésotérique. Le grec aurait été pour le coup trop dépaysant pour la plupart des gens, à part ceux qui préparent l'agrégation de lettres classiques, soit à peine quelques dizaines de pékins. En plus, le grec est la langue de la philosophie, pas de la magie.
Après… comme je disais, le choix du latin se justifiera… plus loin dans l'histoire !
Il y a 4 ans · Répondre
makuta
makuta : #674
Très... sombre... inquiétant... Suspense serait le mot je pense ^^ (J'adore la partie en latin cela me rappel les cérémonies des sectes)
Il y a 4 ans · Répondre

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