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Uranie

Une fiction écrite par monokeras.

Vers, vert et ver

« Le lendemain matin, la météo était redevenue largement plus clémente. Quelques cumulus, isolés et inoffensifs, parsemaient çà et là le ciel de taches blanches ; à l’Est, le Soleil paresseux balbutiait ses premiers rayons cramoisis ; loin vers le Sud, mais cette fois bien découpée dans l’air redevenu limpide, la forme trapézoïdale de la Colline des Ardents dominait la plaine. À l’exception de Doc, qui n’avait effectivement pas pu fermer l’œil, et avait passé le reste de la nuit à l’écart à bouquiner, nous étions tous à peu près frais et dispos pour effectuer le grand saut.

« Le petit déjeuner, à peine agrémenté de quelques céréales hâtivement préparées, fut vite englouti ; nous nous affairâmes ensuite à préparer nos chariots. Un fois que tout fût prêt, nous nous dirigeâmes vers la berge du petit étang, à la lisière du monde connu. Là, nous marquâmes une longue pause. Regardant l’autre rive, je pense que nous ressentîmes tous une petite angoisse, une sorte de pincement au cœur ; ces quelques mètres à parcourir représentaient bien plus qu’une anodine traversée de ruisseau : en réalité, c’était un abîme qui séparait les deux côtés, un gouffre béant, que nous nous préparions à franchir sur une corde, tels d’intrépides funambules. Qu’est-ce qui nous attendait au-delà de ces quelques pas ? Aurions-nous droit à un ticket de retour ? Tous ces doutes nous trottaient dans la tête, même si, pour ne pas perdre la face, personne n’osait en parler ouvertement.

« Au bout d’un moment, il fallut bien abréger cette introspection qui menaçait de s’éterniser. “Bon, quelles que soient nos réticences, quand faut y aller, faut y aller, disait ma grand-mère”, essayai-je de plaisanter, pour motiver les autres. “On ne gagnera rien à rester planté ici. Je passe en premier, vous n’avez qu’à me suivre.” Je mis le sabot avant-droit dans l’eau, puis l’avant-gauche, et commençai à marcher prudemment. Le fond de l’étang était caillouteux et recouvert d’algues, donc potentiellement glissant ; je n’avais pas envie d’entamer notre véritable exploration par une jambe foulée, luxée ou cassée. J’entendis les roues entrer à leur tour dans l’étang en provoquant des légères éclaboussures ; je progressai tranquillement dans quelques centimètres d’eau. Si je pensais ressentir quelque sensation bizarre au passage de la frontière, j’en fus pour mes frais : la berge opposée se rapprocha tranquillement. Je posai un premier sabot sur la terre ferme, puis un autre, et enfin les quatre. À son tour, le charriot toucha lui aussi la rive ; je continuai deux pas en avant pour le hisser hors de l’étang, et fis demi-tour pour faire signe au reste de l’équipe.

« Mais devant moi, émergeant de l’eau, un mur gris, opaque, semblable à de la brume solidifiée, masquait toute visibilité. Mes compagnons, et tout ce qui se trouvait sur la berge opposée, avaient disparu. Je regardais à droite, à gauche, levais les yeux. Cette paroi nébuleuse semblait ceindre toute la zone ; très haut, cependant, elle se fondait progressivement dans l’azur, un azur qui n’était plus aussi bleu, mais apparaissait sale, brouillé. Je criai de toutes mes forces : “OHÉ ! OHÉ ! VOUS M’ENTENDEZ ?” une fois, deux fois, trois fois. Pas de réponse. J’ôtai mon harnais, ramassai un caillou que je jetai de toutes mes forces vers le mur. Il disparut dans le brouillard, comme dissout par la nébulosité. Je n’entendis aucun bruit d’eau, ni plouf, ni splash. Apparemment, une barrière magique isolait totalement l’intérieur d’Uranie du reste du monde ; s’il était possible d’observer Uranie de l’extérieur, l’inverse semblait interdit.

« Tout à coup, je remarquai comme un arrondi dans le mur, plus ou moins à l’endroit où j’avais moi-même dû le traverser ; très vite, cet arrondi se transforma en une vraie protubérance, comme si on pointait une lance derrière un rideau gris. Elle craqua soudain, silencieusement, et Sandy Dune apparut au milieu de l’étang ; derrière elle, le mur de brume avait immédiatement repris sa forme première. “Eh ! dit-elle étonnée, qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu regardais comme ça ? Tu ne nous as pas entendu répondre à tes appels ?

— Non, et maintenant tu ne le pourrais pas davantage”, répondis-je, pointant mon sabot derrière Sandy.

« Elle tourna un peu la tête et réalisa soudain ce qui se passait. “Mince alors ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce que c’est ?

— Il semble qu’aucun signal ne puisse franchir la limite d’Uranie, à part peut-être à très haute altitude, expliquai-je. Je ne pouvais ni vous voir, ni vous entendre, quoique vous, à l’inverse, vous me voyiez et m’entendiez.” Je m’interrompis, pris mon souffle et hurlait aussi fort que possible : “EH ! ALLEZ ! IL N’Y A RIEN À CRAINDRE, C’EST 100 % SANS DANGER ! VENEZ !”

« Sandy me rejoignit sur la berge et, un par un, les autres se matérialisèrent devant la séparation ; nous fûmes bientôt tous à nouveau réunis. Tout le monde manifesta une certaine surprise en découvrant l’existence du “mur”, que rien ne laissait deviner de l’autre côté. “Bon, dis-je enfin, tout le monde se sent bien ? Pas d’étourdissement ? Pas de palpitations ? Si jamais vous éprouvez une nausée ou une difficulté quelconque, parlez m’en immédiatement !

— Il va être difficile de nous repérer correctement derrière ce rideau opaque”, grogna Pierrot. Il prit une carte et la déplia. “Nous sommes ici, tu vois le petit étang ; la Colline des Ardents se trouve là. Grâce à une simple triangulation, que j’ai conduite hier au crépuscule, j’ai pu déterminer la position d’un des sommets de ces collines vers lesquelles nous allons.” Il prit une feuille sur laquelle il avait griffonné quelques signes. “J’ai reporté la position de mes deux points de repère ici ; ils sont séparés de soixante-quinze kilomètres environ : n’espère pas atteindre le pied des collines avant demain soir au mieux. Ah, dernière chose : la Colline des Ardents culmine à deux cent soixante-quatorze mètres. Connaissant la distance, soixante-quinze kilomètres, et la mesure au théodolite qui donne zero virgule dix-sept degré, on obtient une altitude d’environ six cents mètres.

“C’est heureux que j’ai songé à localiser ce sommet. Mais je vais devoir faire sans mon deuxième point d’amer. Il va falloir être extrêmement soigneux dans le relevé de notre trajectoire avec une boussole. Et même avec soin, les résultats risquent de ne pas être extrêmement précis…” Il saisit sa boussole dans sa poche. “Bordel ! lâcha-t-il.

— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je.

— L’aiguille est morte. Regarde.” Il me montra le cadran, qu’il fit tourner deux ou trois fois sur lui-même. Lorsqu’elle s’arrêta de vaciller, l’aiguille pointait un cap totalement différent : “cette – il pointa la séparation – barrière, enfin cet truc a l’air de faire écran au champ magnétique.

— Comment est-ce possible ?

— Je ne suis pas physicien, mais je sais qu’on peut créer un champ magnétique à l’aide de courants électriques. Peut-être que ce ‘rideau’ est parcouru de courants spécialement conçus pour annuler le champ externe.

— Quoi qu’il en soit, il va falloir utiliser les méthodes de base pour nous repérer.

— Mais encore ? demanda Sandy.

— C’est simple, nous ferons comme les premiers explorateurs. Nous planterons un pieu verticalement dans le sol et examinerons l’ombre qu’il projette. Lorsque celle-ci atteindra sa plus grande longueur, il suffira de noter l’heure de ce ‘midi vrai’ pour savoir quel est notre décalage Est/Ouest par rapport à Canterlot, et d’en mesurer la taille pour en déduire notre latitude. Pas super précis, mais suffisant. Donc, voyons un peu quel heure est-il au méridien de l’Observatoire royal de Canterlot.” Je sortis ma montre de mon sac. “Pu… rée! Elle est arrêtée!”

« Tout le monde vérifia la sienne, mais toutes étaient mortes. “Ni boussole, ni montres. Décidément, l’écran de protection dressé autour d’Uranie est sacrément efficace. Comme si…” Je me tus. Comme si nous étions retournés à une époque où aucun de ces engins n’existaient. Peut-être que cette barrière n’est là que pour maintenir ce pays dans l’état dans lequel il se trouvait lorsqu’elle a été dressée ? m’interrogeai-je. “Il va falloir fonctionner sans longitude, conclus-je.

— Dans tous les cas, c’est un superbe moyen d’observation, remarqua Chromatine. Si un ennemi quelconque se prépare à attaquer, on peut le voir approcher sans même qu’il le sache ; il est même possible de le cribler de projectiles sans craindre une quelconque riposte. En fait, jamais personne n’oserait préparer une attaque quelconque dans des conditions aussi défavorables…”

La remarque de Chromatine fit tilt. Je penchais ma tête vers Sandy. “Avez-vous remarqué le caillou que je vous ai lancé avant que tu ne traverses ? lui demandai-je.

— Non, de quoi parles-tu ? On t’a vu faire un mouvement avec ta jambe, mais on a tous pensé que c’était un signe pour nous faire venir.”

« Voilà, c’est sûr maintenant, pensai-je. La lumière et le son traversent la barrière dans le sens Uranie - extérieur, mais les objets matériels sont bloqués ou détruits. Ce n’est pas la peine de condamner à mort ceux qui traversent : ils ne peuvent de toute façon pas revenir ; c’est un aller simple. Uranie est un lieu idéal pour bannir des opposants, des criminels, ou se débarrasser la lie de l’équinité. Une geôle grande comme un pays tout entier…

“À quoi tu penses ? me demanda Sandy.

— Hein ? Oh, rien », lui répondis-je. Puis, plus fort : OK, nous y voilà. Pas de retour en arrière individuel possible. Dites au revoir au clinquant de Canterlot pour un petit moment. Remplissons nos bidons d’eau et allons-y !

— Qu’entends-tu par ‘pas de retour individuel possible’ ? demanda Pierrot.

— Et bien, que personne ne peut franchir cette barrière vers l’extérieur s’il ne connaît pas le contre-sort que Célestia elle-même m’a confié, et que j’ai appris par cœur. Ce contre-sort ne fonctionnera qu’une seule fois, dans une zone géographique limitée et pour quelques instants seulement.

— C’est crétin, protesta Chromatine. Je ne veux pas te porter la poisse, mais s’il t’arrive quoi que ce soit, ou même que l’on s’égare, on se retrouvera tous enfermés ici pour toujours !

— Hum… hésitai-je. Tu as raison, on ne sait jamais ce qui peut se passer. Je vais noter la formule sur la dernière page de mon carnet de voyage, afin que vous puissiez vous en servir si tout cela tournait mal.”

« Je pris donc une plume, mon carnet et griffonnait les quelques mots sur le dernier folio. Satisfait, je refermai le bloc et le rangeai. “Voilà. Nu ska ve gå?

— Tiens ! s’exclama Doc. Tu as des racines nordiques ? Je ne savais pas.

— Oui, excuse-moi si je ne suis pas Canterlotain de pure origine, mon père était né dans un petit village proche de la frontière avec l’Empire de Cristal, une région où l’on parle déjà le nordique ; quand j’étais petit, il ne s’adressait à moi qu’en cette langue. J’étais donc parfaitement bilingue dans ma jeunesse, mais je dois confesser que, depuis sa mort prématurée, j’ai quasiment tout oublié, à part quelques expressions figées comme celle-ci ; je le regrette, d’ailleurs. Mais bon, assez bavardé, allons-y cette fois !”

« Nous remplîmes nos jerricans avec l’eau cristalline du ruisseau, quoique je fus certain que nous trouverions d’autres cours d’eau dans cette plaine luxuriante. Une fois cette corvée achevée, chacun se détourna du mur, chaussa son harnais et notre petit convoi se mis en route dans l’herbe folle. Je me sentais, bizarrement, léger et fringant, et entonnai une vieille chanson qui me vint à l’esprit :


Entre chien et loup, mon cœur rapetisse,
Entre chien et loup, j’étouffe de vous.
Je pense aux soirs où vous étiez près de moi,
Vous êtes partie et j’ai peur et j’ai froid.
Alors, comme une ombre parmi les ombres, errant,
Je me suis perdu, je n’ai ni porte ni parent,
Je ne suis plus rien depuis que je manque de vous.


Entre chien et loup, les étoiles flambent,
Entre chien et loup, j’étouffe de vous.
Les étoiles sont à peine des points blancs,
Le berger a rentré ses moutons tremblants –

— Je ne connais pas cette belle chanson, m’interrompit Chromatine, pourtant elle n’a pas l’air très récente.

— C’était une poésie traditionnelle que ma mère aimait jouer et chanter quand je n’étais qu’un petit poulain, expliquai-je. Elle est très triste, si triste que je pleurais à chaudes larmes à chaque fois que je l’entendais et que ma mère devait ensuite me consoler un bon moment. Le texte est assez long, et j’en oublié la plus grande partie, mais voici la fin :


Entre chien et loup, je vais à l’eau grise,
Entre chien et loup, je me noie en vous.
À chaque détour, j’ai cru vous retrouver,
Chaque ombre était un morceau de vous sauvé.
Quel est ce mirage qui me fait croire au réveil,
Alors que la nuit qui tombe a tué le Soleil ?
Le matin ne reviendra jamais, jamais sans vous.

« Nous continuâmes ainsi, heureux et insouciants dans la lumière féérique du matin, sifflotant et chantant, malgré la sensation persistante d’avoir, d’une façon ou d’une autre, foncé tête baissée dans un piège. J’avais décidé de mettre le cap vers ce qui ressemblait à un col dans la ligne de crête distante qui bloquait au loin l’horizon. Au bout de quelques dizaines de minutes, le Soleil réchauffa l’atmosphère, et nous commençâmes à transpirer. Aux alentours de midi – il était désormais impossible, privés de nos montres, de connaître l’heure exacte – nous fîmes une pause déjeuner. Sortant de nouveau les jumelles, je tentais d’en apprendre plus sur les lointaines collines, mais il n’y avait rien à voir de bien précis que je n’eusse déjà vu.

“Rien de neuf ? demanda Pierrot.

— Non. Je n’arrive pas à discerner quelque détail que ce soit, ce qui n’est pas étonnant, vu qu’on est encore à une journée de marche. Toutefois, je pense qu’il n’y a ni ruines ni constructions quelconques sur les sommets – aucune n’est visible du moins. Le problème majeur sera de trouver un chemin qui nous conduise au col que j’aimerais franchir. S’il y en a un, il ne sera évidemment pas aménagé, et risque de se révéler trop dangereux, trop étroit ou trop pentu pour nos carrioles.

— Avant de grimper, m’interrompit Sandy, j’aimerais vraiment que l’on puisse jeter un coup d’œil sur le sous-sol de ce plateau, si tu n’y vois pas d’inconvénient. Je voudrais savoir pourquoi aucun grand arbre ne pousse ici. En outre, vu la chaleur qu’il fait, on a tout intérêt à attendre quelques heures avant de repartir, plutôt que de s’épuiser et de finir en nage. Qu’en penses-tu ?

— Je soutiens Sandy, intervint Pierrot. Je pense qu’il a quelque chose d’intéressant à apprendre.

— Ça marche ! approuvai-je. Allons-y.” Bientôt, nous fûmes de nouveau prêts à creuser le sol herbeux, comme nous l’avions déjà fait la veille, mais cette fois sur une surface réduite. Les premiers coups de pelle furent aisés, dans un humus meuble et riche, d’une belle couleur brun foncé. Nous avions atteint environ trente centimètres de profondeur lorsque Rocky, qui était à la manœuvre, laissa échapper un cri de douleur : “Aïe !

— Un problème ?

— La lame a dû heurter un objet dur et je me suis fait mal au sabot en appuyant, m’expliqua-t-il tout en examinant son sabot avant-droit.

— Ça doit être une grosse pierre. Laisse-moi voir.” Je pris le relais et tâchai de déloger ce rocher. Mais, je m’en aperçus de suite, il n’y avait pas de rocher. En grattant le fond du trou, je mis au jour une sorte de couche rouge brunâtre, comme une grosse brique. “Qu’en penses-tu ?” demandais-je à Pierrot, qui frottait son sabot blessé.

« Il examina le fond avec curiosité. “On dirait de la terre cuite, de l’argile sortie du four. Attends !” Il clopina jusqu’à son chariot, d’où il sortit le pic, qu’il me passa. “Essaie plutôt avec ça,” dit-il. Je m’acharnai avec la pointe sur cette couche dure comme du roc, ne la perforant qu’à grand’ peine. Cinq, dix centimètres, et je n’en étais toujours pas venu à bout. “Ça suffit ! ordonna Pierrot. Inutile de t’épuiser plus, on a notre réponse…

— Aucune racine ne pourrait franchir une telle épaisseur de terre aussi compacte, expliqua Sandy. Pas de racines profondes, pas d’arbres adultes.

— Mais quel incendie pourrait donc créer une couche pareille ?

— Je ne sais pas, mais certainement pas un feu de paille. Les incendies de forêt sont parfois à l’origine de plaques de type terra cotta, mais elles ne dépassent guère quelques millimètres de profondeur, et cèdent facilement sous les pas. Ici… Il réfléchit quelques instants, puis reprit : il faudrait littéralement plusieurs semaines d’exposition continue à une chaleur intense pour donner naissance à une telle chape. La légende a sûrement raison : ce pays a dû être ravagé par les flammes pendant plus d’un mois, si ce n’est plus. Mais qu’est-ce qui peut brûler aussi longtemps sans laisser la moindre trace ?

— On est venus pour ça, répondis-je, pour trouver des réponses. On trouvera des indices tôt ou tard, j’en suis certain. Datation de cette couche mystère ?

— Trente centimètres de terre… Compatible avec le début de la glaciation.

— Même chiffre qu’en haut de la Colline ?

— À peu près, oui. Toujours à quelques milliers d’années près.

— Hé ! Venez-voir, vite ! VENEZ-VOIR ! cria d’un coup Chromatine.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? demandai-je, surpris.

— Regardez ce que j’ai trouvé dans la terre que vous avez retournée !” Elle trépignait tellement que je laissai tomber la pelle et me précipitai à ses côtés. “As-tu déjà vu un truc pareil ?” couina-t-elle en me montrant un petit tas de terre sur lequel se tortillait… mais, je vais te montrer, attends. »

Dark Wing se dirige vers une des armoires poussiéreuses de son bureau. Il ouvre un tiroir, fouille à l’intérieur et en sort une petite boîte en carton dont il ôte le couvercle, avant de le tendre à Twilight. Elle y jette un coup d’œil rapide.

« Je ne vois rien d’extraordinaire, dit-elle en haussant les épaules. C’est juste un ver de terre.

— Ah mais zut ! Examine-le bien, plutôt que de maugréer comme une princesse blasée. Si tu veux, je te passe une loupe. »

« Twilight approche la boîte de ses yeux. Soudain, elle est prise d’un fou rire incontrôlable. « Bien joué ! » hoquette-t-elle après quelques secondes, essayant de se maîtriser. « Je ne savais pas que tu étais passé maître dans l’art du canular biologique. Beau boulot en tous cas ! Mais, dis-moi, tu croyais vraiment que j’allais me laisser berner ? Tu me prends pour une débile ?

— Je te garantis qu’il n’y a aucun trucage. Tu peux le charcuter si tu veux, tu verras qu’elles sont authentiques. J’ai des spécimens supplémentaires rangés dans mon armoire, et j’en ai donné deux à Célestia pour sa collection zoologique personnelle, vas-y, ne te gêne pas.

— Hein ? balbutie Twilight redevenue très sérieuse. Tu veux dire qu’il était comme ça quand tu l’as trouvé ? Allez, arrête de me charrier, ça ne peut pas être de vraies…

— Mais si, je te jure, c’en sont, même si elles ne sont pas fonctionnelles. J’ai fait faire des analyses méticuleuses. Tu comprends maintenant pourquoi Chromatine était si remontée ?

— Ça me dépasse, répond Twilight totalement soufflée. Comment un ver de terre peut-il avoir des ailes ? »

 * * *

« C’est une sacrée énigme, hein ? s’amuse Dark Wing.

— Normalement, le corps, les membres et le système nerveux de chaque être vivant s’adaptent à leur environnement, réfléchit Twilight. Les changements favorables sont sélectionnés et perpétués, alors que les changements neutres ou défavorables sont éliminés, parce que les organismes correspondants ont une durée de vie moindre que celle des autres, voire ne sont pas du tout viables.

— Oui, acquiesce Dark Wing. C’est la théorie standard de l’évolution, mais elle n’explique pas tout, loin de là !

— Mais encore ?

— Pense à nous. Pourquoi y a-t-il trois races de poneys, et pas une ou dix ? Que sont les poneys terrestres ? Des pégases déchues ? Des licornes sans corne ? Ou bien, au contraire, sont-ce les licornes et les pégases qui sont issues des terrestres ? Étions-nous, à l’origine, tous des alicornes, avant de régresser vers des formes plus simples, à l’exception de Célestia et Luna ? Autant que nous sachions – et nous ne savons presque rien – les trois races ont toujours existé. Mais parmi nos ancêtres, ceux de la caverne de la Colline des Ardents, il ne semble y avoir que des terrestres ou des pégases – je ne peux pas les distinguer en n’ayant que des crânes à disposition – mais pas de licornes, j’en suis quasi-certain. Alors, comment ont-elles pu apparaître en cinquante mille ans ? C’est incompréhensible. Autant que peut l’être ce ver de terre ailé : quel avantage évolutif procuraient des ailes à un ver qui passe toute sa vie sous terre ?

— J’en sais rien, répond Twilight. C’est aberrant. Peut-être que ce truc est un hapax ?

— Oh non. Comme je te l’ai dit, nous en avons trouvé plein, peut-être même davantage que des lombrics normaux. De toute façon, s’il avait été unique, la probabilité qu’on l’ait trouvé comme ça, en creusant au hasard, aurait été juste nulle. Ce n’est pas un hapax, c’est juste un représentant d’une espèce indigène commune. Mais, dans une certaine mesure, tu as raison : la Nature seule n’a pas pu produire une chimère pareille ; c’est juste impossible. Ergo… » Il s’interrompt.

— « Ergo quoi ?

— Conclus toi même.

— Heu… Ergo, il n’est pas naturel. Et s’il n’est pas naturel, c’est qu’il doit être artificiel. Mais qui a le pouvoir de modifier ou de créer de nouvelles espèces ? Célestia ?

— Mais oui, bien entendu ! Écoute un peu : un beau jour, notre chère et aimée souveraine se réveilla avant l’aube. Après avoir levé le Soleil, désœuvrée, elle s’amusa à créer une race de vers de terre ailés, pour aérer la terre de ses jardins suspendus, ou bien creuser des tunnels dans les nuages floconneux. Mais, au crépuscule, elle finit par se lasser de ces nouvelles créatures et, ayant toujours eu le plus profond respect pour n’importe quel être vivant, plutôt que de les faire disparaître, elle décida de les exiler tous en Uranie. Belle histoire, n’est-ce pas ?

— Pourquoi faut-il toujours que tu tournes tout ce que je dis en dérision ?

— Je ne le ferais pas, si tu ne proférais pas autant de stupidités…

— Je t’en prie, arrête de jouer au donneur de leçons, grince Twilight. Tu commences vraiment à me taper sur les nerfs.

— Tu as raison, admet Dark Wing, baissant la tête. Je suis désolé, je te prie de m’excuser. Une vieille habitude de prof’ acquise au cours de toutes ces années passées à enseigner devant des auditoires de crétins écervelés à quatre pattes. Ne m’en veux pas ! Mais Célestia n’a rien à voir là-dedans, je te le certifie.

— Qui d’autre alors ? Uran ?

— Ah ! Bonne pêche cette fois. Plus ou moins, oui.

— Mais je croyais qu’Uran était un personnage de légende ?

— Qui t’a dit ça ? Moi ?

— Non, mais c’est ce que tu semblais affirmer.

— Je n’affirme ni ne prétends rien, répond Dark Wing, je me contente de narrer des faits. Tu interprètes mes paroles. De toute façon, tu auras la réponse dans quelques instants. Entre temps, tu t’imagines qu’on était tous aussi perplexes que tu peux l’être en ce moment.

« Donc, nous avions découvert deux choses : premièrement, que le sous-sol d’Uranie portait encore les stigmates de ce qui semblait être un immense et interminable incendie. Deuxièmement, que cette région abritait au moins une espèce animale étrange, presque absurde ; et nous étions préparés à en rencontrer d’autres. Beaucoup de questions, et encore aucune réponse.

« Nous passâmes le début d’après-midi à discuter et à échafauder différentes hypothèses au sujet de ces trouvailles inattendues, jusqu’à ce que le Soleil ait suffisamment baissé pour que la température redevint plus agréable ; nous reprîmes alors notre route vers les collines. À la fin de la journée, nous avions parcouru une vingtaine de kilomètres supplémentaires : devant nous, les sommets paraissaient plus élevés. Je demandai à Pierrot, qui avait endossé de facto le rôle du géographe, de nous donner une estimation plus précise de notre position.

« Il prit son théodolite et visa le haut de la colline qui lui servait de repère. “Hmmm… Un degré d’angle. Voyons voir. En supposant que ce plateau est quasiment plat, notre altitude doit se situer autour de cinquante-six mètres, et donc, compte-tenu de l’altitude de ce sommet…” Il griffonna quelques chiffres sur un bout de papier. “Bon, nous sommes environ à trente kilomètres du pic, donc, en supposant que nous filons suivant ce cap… Hmmm… Ça fait environ vingt-cinq kilomètres à vue de nez.

— C’est encore largement faisable en une journée de marche. Super ! J’aperçois là-bas une sorte de bosquet dans lequel deux ou trois arbres morts pourraient nous fournir un excellent combustible. Et regardez ce champ parsemé de jonquilles et de pâquerettes. N’est-ce pas un endroit rêvé pour se reposer après notre première journée dans l’inconnu ?” demandai-je gaiment. Tous approuvèrent, et nous préparâmes le campement pour la nuit. Nous ramassâmes autant de fleurs que possible, et nous en fîmes de délicieux sandwichs à l’aide de tranches de pain bis que nous avions gardées en réserve. Là-dessus, en dessert, nous nous régalâmes de pommes exquises.

« Le crépuscule arriva, et l’obscurité tomba progressivement. Nous contemplâmes tous le haut des collines, derrière lesquelles, à cette distance, la clarté évanescente était clairement visible ; elle semblait être plus intense au niveau du col, comme si sa source se situait juste au-delà. Nous en aurons bientôt le cœur net, me dis-je. Quelques dizaines de minutes après, un autre halo, cette fois brillant et argenté, émergea lentement à l’horizon, suivi de peu du visage familier de la Lune.

« Nous poursuivîmes nos bavardages quelque temps, profitant de la fraîcheur et de la tranquillité de la nuit. “À propos de poèmes et de la Lune, intervint Chomatine, voici une ballade que ma mère chante souvent. Ma grand-mère la lui a apprise, qui elle-même la tenait de la sienne, et ainsi de suite, apparemment depuis des générations.” Elle entonna d’une voix claire de soprano :

 
Bonsoir, ô Lune souveraine !
Lune des nuits, je me souviens
Du temps où vous étiez lointaine,
En ce temps je vous aimais bien.
Vous étiez si blanche et si probe,
Personne alors n’aurait osé,
Sur votre transparente robe,
Effleurer le moindre baiser.


De la Lune, qui se souvient ?
Qui se souvient ?”

« Nous applaudîmes à tout rompre quand elle se tût. J’étais sur le point de la féliciter quand mes yeux enregistrèrent un vacillement bref mais net de la luminosité ambiante, comme si quelque chose avait momentanément éclipsé la clarté lunaire. Surpris, nous levâmes tous la tête. “LÀ !” s’écria Doc, pointant le ciel avec son sabot gauche. Soudain, je la vis également : une forme sombre, ailée, planant au-dessus de nous, se dessinait sur le ciel constellé d’étoiles. Elle décrivit un large cercle, puis piqua à toute vitesse vers le col que j’avais l’intention de gravir, avant de se fondre dans la nuit. »

 

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Note de l'auteur

Merci à Guy Béart pour les poésies extraites des paroles de chansons peu connues.

Petite pause dans l'écriture de cette saga, en raison de l’adaptation en français d’un autre de mes textes, « la sangsue », écrite originellement en anglais (FimFiction, « the sponge »).

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monokeras
monokeras : #2593
@lefebvreyo: Il faut que je m'y remette. J'ai plein de projets en cours, et j'avoue avoir un peu suspendu celui-ci. Dès que je peux, je m'y remets, promis !
Il y a 4 ans · Répondre
La Furry
La Furry : #2526
très bien sa me passionne, bravo
Il y a 4 ans · Répondre
monokeras
monokeras : #1063
LittleParrot04 mai 2014 - #1055
Toujours aussi sympa, on commence à en savoir un peu plus sur Uranie et sur l'aspect plus scientifique de cette mystérieuse contrée, ça fait plaisir :)
Je repasse par ici dès le prochain chapitre, et je lirai très certainement ton autre fiction en attendant !

Relevé :
- Le petit déjeuner... et beaucoup d'autres paragraphes tout le long du chapitre ne commencent pas par des guillemets.
- disait ma grand-mère”, essayai-je de plaisanter, pour motiver les autres. “On ne gagnera rien : guillemets inutiles
- levait les yeux. : "levais"
- grogna Rocky : "Pierrot"
- ce truc à l'air : "a"
- pour savoir quelle est notre décalage : "quel"
- Oh, rien, lui répondis-je. Puis, : guillemet fermant manquant
- ‘pas de retour individuel possible’, demanda Pierrot. : pas de point d'interrogation ?
- des ailes ? » « C’est une sacrée énigme : guillemets en trop
- Ergo… Il s’interrompt. — Ergo quoi ? : guillemets fermant et ouvrant à mettre


Voilà, tout est corrigé, sauf le […ailes » « C’est une sacrée énigme…] puisque, en fait, il manquait une séparation (j’avais mis un astérisme, mais il a été bouffé par l’éditeur).

Merci encore pour tout, et bon début de semaine !
Il y a 4 ans · Répondre
monokeras
monokeras : #1056
LittleParrot04 mai 2014 - #1055
Toujours aussi sympa, on commence à en savoir un peu plus sur Uranie et sur l'aspect plus scientifique de cette mystérieuse contrée, ça fait plaisir :)
Je repasse par ici dès le prochain chapitre, et je lirai très certainement ton autre fiction en attendant !

Relevé :
- Le petit déjeuner... et beaucoup d'autres paragraphes tout le long du chapitre ne commencent pas par des guillemets.
- disait ma grand-mère”, essayai-je de plaisanter, pour motiver les autres. “On ne gagnera rien : guillemets inutiles
- levait les yeux. : "levais"
- grogna Rocky : "Pierrot"
- ce truc à l'air : "a"
- pour savoir quelle est notre décalage : "quel"
- Oh, rien, lui répondis-je. Puis, : guillemet fermant manquant
- ‘pas de retour individuel possible’, demanda Pierrot. : pas de point d'interrogation ?
- des ailes ? » « C’est une sacrée énigme : guillemets en trop
- Ergo… Il s’interrompt. — Ergo quoi ? : guillemets fermant et ouvrant à mettre

Merci encore ! Corrigerai les « coquilles » demain matin.
J'ai une traduction achevée qui attend actuellement le feu vert de la modération. Je me mets des la semaine prochaine à la version française de l'autre fiction, puis reviendrai à celle-ci ! Bonne soirée !
Il y a 4 ans · Répondre
LittleParrot
LittleParrot : #1055
Toujours aussi sympa, on commence à en savoir un peu plus sur Uranie et sur l'aspect plus scientifique de cette mystérieuse contrée, ça fait plaisir :)
Je repasse par ici dès le prochain chapitre, et je lirai très certainement ton autre fiction en attendant !

Relevé :
- Le petit déjeuner... et beaucoup d'autres paragraphes tout le long du chapitre ne commencent pas par des guillemets.
- disait ma grand-mère”, essayai-je de plaisanter, pour motiver les autres. “On ne gagnera rien : guillemets inutiles
- levait les yeux. : "levais"
- grogna Rocky : "Pierrot"
- ce truc à l'air : "a"
- pour savoir quelle est notre décalage : "quel"
- Oh, rien, lui répondis-je. Puis, : guillemet fermant manquant
- ‘pas de retour individuel possible’, demanda Pierrot. : pas de point d'interrogation ?
- des ailes ? » « C’est une sacrée énigme : guillemets en trop
- Ergo… Il s’interrompt. — Ergo quoi ? : guillemets fermant et ouvrant à mettre
Il y a 4 ans · Répondre

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