Chapitre 4 : Capitaine Fortune

Je regardais autour de moi. La cabine du capitaine était assez spacieuse, aérée grâce aux nombreuses fenêtres qui en faisaient le tour. Et éclairée par de nombreux chandeliers, accrochés un peu partout autour de la pièce. Je m'étais attendu à un mobilier assez modeste en entrant, mais au contraire, l'armoire, le bureau, les chaises et le lit du capitaine étaient de très belles pièces de menuiserie. Fortune semblait avoir du goût pour ce genre de chose. Sur un perchoir à proximité, Flint, le perroquet du capitaine, était en train de se lisser les plumes, en me jetant régulièrement des regards inquiets. Il devait se souvenir de notre première altercation. Personnellement, je n'avais rien contre lui, mais je pouvais comprendre que ce n'était pas son cas.

Le Capitaine Fortune semblait prendre son temps pour me rejoindre. Il m'avait demandé de l'attendre à l'intérieur, le temps qu'il règle quelques affaires avec Gristle. Et j'avais directement pris place sur la chaise qui se trouvait face à son bureau. Mais cela faisait déjà… dix ou quinze minutes que je l'attendais, je crois. Et toujours aucun signe de lui. Je n'avais aucune idée des intentions qu'il avait à mon égard, en réponse à ma désertion, et je n'étais pas pressé de le découvrir. Mais en même temps, je voulais que cela se termine rapidement, si possible. Entre-temps, mon regard se perdait sur les différents éléments présents. La carte déroulée face à moi, le compas et le sextant qui étaient posés à proximité… Je ne savais pas encore me servir de tous ces objets, malheureusement. À l'époque, j'aurais été bien incapable de retrouver mon cap avec une carte marine. Je n'avais encore que très peu de notions en navigation.

Je sursautai presque en entendant la porte s'ouvrir. Le capitaine Fortune entra, referma derrière lui, et se dirigea lentement vers le bureau, sans m'accorder le moindre regard. Sans un mot, il replia la carte et rangea ses différents instruments. Je le regardais faire, nerveux. Fortune, lui, toujours aussi calmement, alla jusqu'à son armoire, l'ouvrit, et en tira un livre sans titre (un livre de compte ? Ou peut-être le carnet de bord) qu'il revint poser sur le bureau. Prenant son temps, il fouilla dans les tiroirs à la recherche d'une plume et d'un encrier, qu'il posa à côté de l'ouvrage. Cette manière qu'il avait de m'ignorer renforçait encore mon anxiété. Mais à quoi est-ce qu'il jouait ?

Finalement, il s'installa, posant ses deux sabots avant, le vrai et celui en bois, face à lui, me regardant d'un air dur et impénétrable. Il laissa un silence pesant s'installer.

- Alors, qu'est-ce que tu as à dire ? Finit-il par demander.

- Rien, rien capitaine.

- Rien ?

Fortune me regarda droit dans les yeux, se voulant insistant. Je savais que j'avais fait quelque chose que les pirates ne voulaient pas. Mais je n'avais pas l'impression d'avoir commis de faute, contrairement à ce qu'il avait l'air de vouloir me faire comprendre. Je n'étais pas encore des leurs. J'avais servi sur son bateau, peut-être, mais qu'est-ce que je pouvais faire de plus, en pleine mer ?

- Vos règles ne concernent que votre équipage. Je n'en fais pas partie, lui ai-je alors répondu.

Le capitaine soupira, et se mit dans le fond de sa chaise, visiblement embêté par mon attitude vis-à-vis des pirates.

- A mon bord, on considère tout le monde comme un membre d'équipage.

- Vous m'avez séquestré ! Je suis plus votre prisonnier que quoi que ce soit d'autre !

- Si tel était le cas, tu aurais fait le voyage ligoté, à fond de cale. Et ce n'est ni dans nos intentions, ni dans notre intérêt.

C'est vrai que jusqu'alors, j'avais profité d'une certaine liberté de mouvement. Les seuls mauvais traitements dont je pouvais vraiment me plaindre étaient ceux infligés par Gristle, son second.

- Jolly, quitter l'équipage n'est pas interdit. Là-dessus, tu es dans ton droit, mais notre code nous oblige à en discuter préalablement avec le capitaine, ne serait-ce que pour l'en informer. Et en l’occurrence, c'est moi.

Je ne m’étais pas vraiment attendu à ça. Il considérait que j'en avais le droit ?

- Alors explique-moi. Qu'est-ce que tu cherchais en allant à terre ?

- Eh bien… à trouver un bateau qui pourrait me ramener rapidement chez moi, à Baltimare.

- Et ensuite, qu'est-ce qui se serait passé ?

- Eh bien… Je ne sais pas… j'aurais retenté ma chance sur un autre navire marchand.

Fortune se pencha en avant et s'appuya à nouveau sur son bureau.

- Jolly, si l'équipage de ton ancien navire a réussi à retourner à terre, ils ont sans doute déjà rapporté les faits de l'attaque aux forces de l'ordre, la police et la marine royale. Dès qu'ils t'auront retrouvé, ils t'interrogeront. Et si ils apprennent que tu as servi sous le commandement d'un pirate, sans menace, il y a de grandes chances pour qu'ils te jugent coupable de piraterie. Que tu te considères comme tel ou pas.

Je mis quelques secondes à comprendre. J'eus alors un frisson : je ne pouvais plus rentrer chez moi ! Si j'étais recherché par la marine, je ne pouvais plus remettre les sabots dans aucun port poney civilisé sans prendre de risques. Techniquement, j'étais presque un fugitif. Ça… parce que Fortune m'avait kidnappé et emmené avec lui sur son navire. Je sentis soudain une colère me remonter dans les entrailles. Je foudroyai Fortune du regard.

- Ça… tout ça, c'est de votre faute ! Pourquoi a-t-il fallu que vous n’emmeniez ?

- Pourquoi a-t-il fallu que tu me sautes dessus ? Renchérit calmement le capitaine.

- J'aurais préféré être jeté à l'eau. Au moins, je n'aurais pas eu ce genre de problème !

- Vraiment ?

Non, bien sûr que non. J'ai été assez stupide pour attaquer Fortune par-derrière, mais je ne l'étais pas assez pour prendre un choix comme celui-là. Refusant de lui donner raison, j'ai préféré me taire. Détournant le regard pour éviter de croiser le sien. Lui, continua de m'observer quelques instants, avant de se lever de sa chaise et de contourner le bureau.

- Écoute Jolly, je comprends ta colère. Mais tu ne m'as pas vraiment laissé le choix. Maintenant, les choses sont faites. Il n'y a plus qu'à faire avec.

Je ne lui répondis pas. Encore sous le choc, j’essayais d'envisager ce que je pouvais faire de ma vie, coincé loin de la civilisation. Je repensais à Windy, seule derrière le comptoir de sa taverne, aussi insalubre et mal fréquentée… Non. Moi, j'étais un marin dans l'âme. Je pouvais toujours trouver un autre bâtiment. Mais… à quoi pouvais-je m'attendre avec des pirates ? Je ne savais plus quoi faire. Devais-je quitter le navire, ou était-il plus prudent de rester ?

Une tape sur l'épaule me ramena à la réalité. Je me tournai vers Fortune, qui avait pris le temps de se rapprocher.

- Bah, tu en connaîtras d'autres dans ta vie, me dit-il. Tu sais, je t'aime bien petit. Tu as du cran. Tu iras loin, si tu arrives à le garder.

- Sans doutes, répondis-je sans enthousiasme.

- Allez, ne me fait pas cette tête d'enterrement. Ça ne te réussit pas.

Le capitaine Fortune. Se retourna pour revenir derrière son bureau. Il semblait vouloir revenir aux questions importantes.

- Dit moi plutôt : Qu'est-ce que tu envisages de faire ?

- Je ne sais pas… je n'en sais rien.

- Je comprends. Mais quoi que tu fasses, tu ne pourras pas échapper à ta punition pour avoir déserté. Le code des pirates est le même pour tous.

Je redressai vivement la tête, soudainement intéressé par le sort que me réservait Fortune.

- Quel genre de punition ?

- C'est stipulé dans le code. Tu ne l'as toujours pas lu ?

- Non.

Fortune poussa un soupir embêté.

- Gristle aurait dû te le faire lire après ton arrivée. Ça varie en fonction des conséquences. Si tu ne fais que quitter ton poste sans autorisation, ça te vaut généralement quelques jours aux fers. Mais si l'équipage est obligé de prendre des risques pour te récupérer, alors on t'abandonnera sur place. Dans ton cas, je pense qu'une nuit à fond de cale devrait suffire, pour te laisser le temps de repenser à tout ça. Demain, tu pourras retourner à terre. Mais pas avant d'avoir lu le code.

- Vous ne me privez pas de sortie ?

- Non, tous le monde y a droit. Il n'y a pas de raison pour que tu fasses exception à la règle.

Je m'en sortais plutôt bien. Une nuit à la cale, ce n'était pas la mer à boire. Et peut-être que je pouvais profiter de ma journée pour retourner voir Windy…

Je me surpris à repenser à la jeune licorne que j'avais rencontrée la veille. Je ne l'avais vue que quelques minutes, mais déjà, je m'impatientais à la simple idée de la revoir.

Et ça ne risquait pas de s'arranger.