Soarin rigole quelques fois. C’est lourd. Ce n’est pas forcé, mais sa profondeur me fait reculer. Je crois que j’ai vu une larme dans son œil. Il regarde vers sa gauche, fixant la photo qu’il vient juste de décrire. « Hé Hé. Heureusement que je l’ai pas cassée. Je n’ai plus les négatifs. » Ses yeux sont creux, et il a l’air fatigué. Il se repose sur les attelles de ses sabots tandis qu’une pause impose son arrivée.
Je parle, doucement, « Est-ce que- »
Sa tête se tourne vers moi, comme s’il se rappelait soudainement que je suis là. « Mec, je t’ai rien proposé à boire ! Désolé. » Ses mots ont une cadence rythmique et ont un timbre raide. « Tu dois avoir soif. » C’était pas vraiment une question et plus une commande, pas vrai ? « Je vais te chercher quelque chose. » Un grand sourire se montre sur son visage.
Il y a du désespoir dans ses yeux. Il est un animal prisonnier dans la cage de son propre esprit. Parler de la perte de son boulot et de sa plus proche amie lui a fait du mal, et il a soudain le besoin de prendre ses distances avec son histoire. On en a parlé tout ce matin, et franchement, il a besoin d’une pause. Qui suis-je pour ne pas lui accorder de répit ?
« Euh… ouais. » Je referme mon carnet de notes et remets ma plume et mon encrier dans mon petit sac de selle. « Merci. Qu’est-ce que vous avez ? »
Soarin relâche un souffle, je n’avais pas compris qu’il le retenait. « Je fais un GÉNIAL Long Island. Juste une seconde. » Avec une poussée de ses jambes et un battement d’ailes, il flotte dans l’air et fonce dans la cuisine. En passant devant moi (bien plus rapidement que je peux courir dans ma propre maison), je vois une autre lueur dans ses yeux. Je devrais lui laisser un moment.
Je réarrange encore mes affaires, puis je m’assois et attends jusqu’à ce que j’entende le tintement de verre depuis la cuisine. Je finis par me lever et jeter un œil dans le coin.
Deux verres se trouvent sur le comptoir, et un placard est ouvert. Les sabots de Soarin sont tous deux sur le comptoir, et il inspecte les bouteilles. Non, il a la tête baissée, et c’est impossible qu’il puisse voir les étiquettes comme ça. Ses épaules se lèvent et s’affaissent avec sa lente respiration. Les muscles de sa jambe remuent. Il secoue lentement sa tête, sa crinière sauvage et épineuse se balançant de gauche à droite.
Est-ce que je devrais lui recommander un coach ? Je connais un loup qui est super pour ce genre de trucs, mais offrir un conseil comme ça serait sans doute trop envahissant.
Je dois me concentrer. Je suis là pour l’histoire, et c’est à Soarin de prendre soin de Soarin.
Pourtant, personne n’aime se sentir vulnérable, encore moins dans sa propre maison. Je remonte la tête vers le comptoir et recule pour que ma voix sonne plus lointaine. « Eh bien, on dirait que vous n’avez rien perdu de la puissance de vos ailes », dis-je avec gaieté. « Vous avez presque déchiré les pages de mon carnet ! » Je me balade dans la cuisine pour voir que Soarin s’est retourné et s’est repris. Le pégase souriant hoche la tête en se penchant bizarrement sur le comptoir derrière lui, les pattes pendantes devant. Pauvre gars.
« Tu sais, le doc m’a dit d’y aller mollo, mais voler, c’est ma vie. » Il fit signe vers l’air. « Je suis un peu plus lent que d’habitude, et l’atterrissage est une salope, mais j’y arrive. » Il baisse les yeux vers ses attelles en métal sur ses jambes. « En fait, elle a dit que je pouvais passer un peu plus de temps sans ces horribles trucs. Je peux… ? »
Je m’assois à la table. « Allez-y. »
Retombant à quatre pattes, Soarin tourne le cou pour atteindre la ceinture sur sa patte gauche. Il enroule ses lèvres autour d’une vis en forme de papillon près du haut (ce qui ne doit pas avoir bon goût) et l’enlève lentement. Ses yeux se plissent alors que la vis glisse quelques fois hors de sa bouche.
Je me penche en avant. « Besoin d’un sabot ? »
Il me foudroie du regard, et je recule un peu. ‘Besoin’ n’était pas le bon choix. Ses yeux se durcissent, puis se radoucissent, et il crache la vis. « J’en ai besoin de deux. Ceux-là sont morts. » Il attend que je rie, et j’obéis. « Mais non. Je dois être capable de tout faire seul. » Je peux respecter ça, alors j’attends patiemment à la table pendant qu’il finit.
Ça prend quelques minutes, mais il le fait. Se cabrant sur ses pattes arrière et secouant rapidement ses sabots, les attelles glissent et tombent au sol avec un clang tranchant. Il a quelques boutons rouges là où le rembourrage frottait contre lui. Soarin bat quelques fois des ailes pour adoucir l’atterrissage, et il fait à peine un bruit quand ses sabots touchent le sol. Je fais de mon mieux pour ne pas réagir à ce que je vois. Ses jambes ont le même bleu que le reste de son corps, mais elles ont l’air de détonner. Elles sont légèrement atrophiées, les muscles s’usant à force de ne pas être utilisés. C’est comme si quelqu’un avait pris les jambes d’un ado et les avait collées sur un étalon bien développé et musclé.
Merde. Je regarde ses jambes. Je rencontre ses yeux et bafouille rapidement, « Alors, un Long Island ? »
« Ça vient tout de suuiiiiiiiite ! » Soarin chante en se retournant vers les verres sur le comptoir. Il marche tendrement pour garder le moins de poids possible sur ses jambes. Même s’il doit battre quelques fois des ailes pour rester droit, il s’en sort plutôt bien.
Malgré ses limites physiques, il prépare rapidement les boissons. La glace résonne dans les deux verres. Il sort des bouteilles qui ont l’air chères avec de belles étiquettes des placards, ses sourcils froncés en signe de concentration en versant avec précaution cinq différents types d’alcool dans les grands verres. La plupart des bouteilles sont presque vides- il en essuie deux en les préparant. En regardant le placard, presque tout là est quasi-vide, aussi. Je retourne mon attention vers Soarin, qui inspire profondément en fixant intensément les boissons terminées. Il l’a fait. Chaque petite victoire, mon ami.
Est-ce qu’il a mis du thé là-dedans ?
Soarin marche lentement vers la table et me passe le breuvage. Je bois un coup. C’est… salé ? Je ne m’attendais pas à ça. Je prends une autre gorgée et laisse les saveurs traîner sur mon palais. C’est salé et doux avec juste une pointe de thé. Je bois avec gloutonnerie une autre gorgée. « Mec, c’est génial ! »
Il hennit avec un sourire. « J’te l’avais dit. » Il se cabre, repose ses jambes sur le comptoir et regarde la fenêtre. Il s’affaisse à nouveau. Je me demande s’il est beaucoup sorti ces derniers temps. Quelque chose attire son attention, et il se relève, étirant le cou pour voir. Sa queue se balance quelques fois avec excitation, puis il reprend son attitude morose en poussant un lourd soupir. Encore prisonnier de sa propre tête.
Je le perds. Il me regarde, et son visage a ce look qui dit ‘Peut-être que tu devrais y aller’. Je vois toute la chaîne des évènements : ‘essayons demain’ se transforme en ‘j’étais occupé dernièrement’, ce qui amène à plein de messages sans réponses avant qu’on perde complètement le contact.
N’abandonne pas, Soarin.
Il repenche la tête en arrière, avalant tout son alcool en quelques secondes. Le verre retombe assez fortement pour que je m’inquiète de sa casse, et il prend une profonde inspiration avant de laisser s’échapper un petit rot. « Désolé, tu devrais- »
« Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? » Très subtil, Syn.
« … Quoi ? » Soarin me regarde et lève un sourcil.
« Qu’est-ce qui s’est passé après le salon ? » C’est à mon tour d’être celui qui parle à toute vitesse. « De toute évidence, vous n’êtes pas resté au sol. »
Sa tête se tourne vers la glacière, mais j’ai le sentiment qu’il regarde dans le vide. Il reste immobile un moment avant de répliquer avec tristesse, « Non. Non, je ne l’ai pas fait. »
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