Ce qui entra plus tard dans les livres d'Histoire comme la grande révolte de Manehattan commença pourtant bien modestement.
La cité industrielle, ancien siège de l'unique démocratie équestrienne, évoluait comme tous les jours : les ouvriers se rendaient à leurs usines, ces dernières crachant une épaisse fumée noire qui noyait de suie et de poussière les hautes tours de la cité. Les petits artisans et boutiquiers ouvraient leurs magasins tandis que les étals des marchés se remplissaient de fruits secs et de foin plus ou moins frais.
En fin de compte, la ville n'avait pas beaucoup changé depuis la prise du pouvoir par Discord. Elle continuait de grouiller d'activité, de résonner du cliquetis métallique des chaînes dans les ateliers. Il n'y avait guère que les enfants des rues, jeunes poulains et pouliches abandonnés dans le caniveau, dont le nombre allait toujours croissant qui semblait indiquer que quelque chose allait mal.
Ça, et la patrouille régulière des poneys en armes, les gardes ducaux qui traquaient les résistants. Officiellement, pour lutter contre le terrorisme et assurer la sécurité quotidienne des manehattaniens. Dans les faits, on se demandait si les bandits n'étaient pas plutôt du côté de l’État. Peut-être avant tout parce que c'était un fait, la garde ducale était avant tout des criminels en uniforme.
Au sens propre : pour constituer son armée et celle de son maître, le duc Sombra avait rapidement compris que la peur et l'intérêt ne suffiraient pas seuls à attirer assez de monde dans leur camp.
Alors il avait fait passer une loi d’amnistie, qui offrait à chaque prisonnier la virginité de son casier judiciaire, s'il venait réclamer l'armure de la garde ducale : les prisons s'étaient vidées, les rangs de la soldatesque s'étaient remplis.
Et les poneys avaient pu donner libre cours à leurs plus bas instincts, avec la bénédiction du Grand d'Equestria.
Ils ne s'en privaient pas. Un bon mot courait parmi la garde, qui résumait à merveille leur état d'esprit :« ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est à toi, ce qui est à eux est à nous ».
Dans une des rues pavées de Manehattan, encore humide de rosée matinale, les habitants qui ôtaient les volets de bois à leurs fenêtres pouvaient surprendre une de ces patrouilles. Sept poneys remontaient l'avenue d'un pas cadencé, leurs lances pointant vers le ciel, et les fers de leurs sabots résonnants sur la pierre.
Ils se forçaient à arborer une expression virile, tirant sur les tendons de leur cou, faisant saillir leurs muscles alors qu'ils progressaient dans la rue.
Les soldats lançaient des plaisanteries grivoises aux juments qu'ils croisaient et quelques insultes bien senties aux vieillards et aux poulains. Ils étaient l'autorité, la volonté du duc à Manehattan.
Le monde était là pour plier sous leur volonté ou rompre en cas de résistance.
Et personne ne pouvait s'y opposer.
Bon, il était vrai qu'il y avait toujours eu des fortes têtes, des irréductibles qui refusaient la réalité. Mais ils n'avaient jamais représenté une menace très sérieuse. Quelques affiches, des gribouillis sur un mur, ce n'était pas vraiment ce qu'on pouvait appeler du terrorisme.
Mais depuis quelques mois, les choses avaient changé.
Les résistants s'étaient faits plus hardis, plus audacieux. Quelques officiers de la garde avaient été assassinés en sortant de leurs bureaux ou empoisonnés dans leurs restaurants favoris. Un tonneau de poudre avait explosé dans une des casernes ducales. Et un fourgon pénitentiaire avait été attaqué en pleine rue, les gardes massacrés et les prisonniers libérés.
C'était inquiétant.
La ville bruissait de rumeurs, de noms d'héroïnes de l'ombre. Scarlett et Sîn. Des « libératrices », qui disait-on, allaient mettre à bas le duc et le seigneur Discord.
La garde savait que cela n'arriverait pas. La licorne et le draconequus tenaient trop bien Equestria pour qu'on les en chasse. Mais ces idéalistes, qui s'accrochaient à leur fichu projet de liberté, ils avaient assez de cran pour les frapper eux, les soldats des maîtres d'Equestria.
Et si le duc et l'esprit du chaos étaient bien à l'abri dans le palais, ce n'était pas le cas de leurs séides.
Les soldats qui patrouillaient dans la rue restaient néanmoins confiants. On ne les attaquerait pas de front. : après tout, ils avaient des armes et de l'entraînement. Toute attaque serait chèrement payée, sans compter que le Grand d'Equestria avait autorisé ses poneys à prendre des otages dans la population après chaque attentat.
Et puis les poneys étaient des lâches. Si soulèvement il devait y avoir, il y a longtemps qu'il aurait éclaté.
Ce fut pourquoi, lorsque un tonnelet fut jeté d'on ne sait-où sur la patrouille ducale, les soldats furent complètement pris au dépourvu.
Le récipient se brisa au milieu du petit groupe de militaires, éclaboussant de son contenu les gardes. Ce dernier était un liquide noir et poisseux.
Les soldats jurèrent et d'instinct, cherchèrent à le décoller de leur pelage. Ils ne réussirent qu'à s'accrocher les sabots sur le poitrail, englués dans l'étrange mélasse. Leur agitation ne fit que davantage les coller entre eux. Ils formaient désormais un étrange paquet poney à sept têtes, crachant des insultes et promettant mille tourments à celui ou celle qui avait osé leur faire cette mauvaise blague.
Puis une torche allumée fut jetée d'une fenêtre voisine, décrivant un parcours en cloche avant d’atterrir au centre du paquet septimocéphale.
Le liquide noir s'enflamma immédiatement. Et les cris d'insultes se muèrent vite en appels à l'aide.
Mais personne ne vint tendre un sabot secourable aux poneys de la garde ducale, prisonniers de leur geôle de feu. On se posa simplement à sa fenêtre pour regarder les criminels en uniforme hurler à s'en briser les cordes vocales quand leurs armures leur fondirent dessus, et tenter de pleurer de douleur, alors même que la chaleur faisait s'évaporer leurs larmes.
Une odeur de chair brûlée se répandit dans toute la rue.
Après avoir atteint leur paroxysme, les cris finirent par diminuer d'intensité, puis par disparaître totalement.
Ne resta plus que le bruit des flammes qui dévoraient les corps qui se calcinaient.
Des hauteurs avoisinantes, deux poneys au museau masqué par une pièce d'étoffe vive hochèrent la tête de concert.
Le signal était donné. La scène se répéterait partout dans la ville dans les heures qui suivraient.
Manehattan avait encaissé les coups pendant assez longtemps.
Il était temps de se lever et de les rendre.
¤¤¤
Pour bien des canterlotiens, si on leur demandait l'endroit le plus sinistre de la ville, la réponse ne serait pas forcément formulée à voix haute. Surtout pas si une patrouille de la garde passait dans le coin. Parce que l'imprudent qui se laissait aller à parler sur l'endroit le plus affreux de la cité, avait toutes les chances d'y être conduit dans l'heure.
Le palais ducal avait été bâti sur les fondations de l'ancien château des licornes, qui avait brûlé depuis le coup d’État avorté de la Veillée Chaleureuse. La mort du roi Hélios avait entravé tout projet de reconstruction.
Le duc Sombra avait fait en sorte que ce qui était arrivé au bâtiment précédent ne se reproduise pas. La pierre avait définitivement remplacé le bois et au delà de l'esthétique, le palais avait été conçu pour être facilement défendu.
Le château avait vite gagné une mauvaise réputation, en raison des mœurs de son hôte et de la façon dont il avait d'administrer ses sujets. Les poneys les plus superstitieux étaient sûrs que regarder en direction du palais ducal portait malheur. Les plus pragmatiques, eux, l'évitaient comme la peste tout simplement.
Mais même au sein du palais, certaines zones avaient plus le mauvais œil que d'autres. En particulier les quartiers privés du duc, et son laboratoire.
C'était l'endroit où la licorne s'adonnait à son art favori, la magie noire.
Nul autre que lui n'avait le droit d'en franchir le seuil. Même ses gardes du corps devaient patienter derrière les imposantes portes de bois gravées.
Ils restaient silencieux alors que d'étranges psalmodies se faisaient entendre au delà de ces dernières et que quelquefois, des voix y répondaient. Des voix terribles, terrifiantes, que même le plus affreux des monstres du Tartare n'aurait pu égaler.
Personne ne rentrait dans le laboratoire ducal. En tout cas, pas de son plein gré.
Il arrivait assez souvent que Sombra fasse chercher des prisonniers pour ses mystérieuses expériences.
Les gardes obéissaient à leur maître, descendaient dans les geôles, se saisissaient du poney demandé par le Grand d'Equestria et l’amenaient à ses quartiers.
Les soldats savaient quelle affreuse réputation avait le laboratoire. Comment les prisonniers pleuraient et suppliaient pour ne pas y aller, certains réussissant à briser l'étreinte des geôliers pour se jeter la tête la première contre les murs de pierre.
Ils préféraient se fendre le crâne plutôt que d'être amenés à Sombra.
Sombra le savait. Le règne par la terreur, il y croyait parfaitement.
Au cours des dix ans où il avait régenté Equestria au nom de maître Discord, il avait découvert que c'était le meilleur moyen de tenir le pays. Un pouvoir autoritaire, et absolu.
Laisser trop de libertés aux poneys, tenir compte des trois races comme cela se faisait du temps du Conseil, c'était une mauvaise chose. La preuve, tout avait volé en éclats en quelques semaines.
Sombra savait aussi joindre l'utile à l'agréable. La joie immense qu'il pouvait ressentir quand il tenait la vie d'un étalon entre ses sabots, le plaisir qui l'emportait alors qu'il possédait une femelle qu'il forçait...c'était indescriptible.
Et malgré tous ses vices, une fois dans son laboratoire, le Grand d'Equestria savait mettre certains penchants de côté. Il ne torturait plus pour son plaisir personnel.
Il faisait des recherches sur la magie noire.
Alors oui, il lui arrivait de temps à autre de faire subir une vivisection à un prisonnier ou de lui trancher une patte ou deux. Mais c'était totalement différent de ce qu'il faisait pour son plaisir.
Sombra étudiait les arts obscurs, touchant de plus en plus du sabot l'essence même de celle-ci. Et les anciens dieux, les démons, tout cet univers avait faim d'offrandes.
Les prisonniers étaient parfaits dans ce rôle. Et puis au fond, Sombra leur rendait service.
Plutôt que de croupir dans les geôles du palais jusqu'à mourir de froid, il leur offrait une fin utile.
Bien sûr, les détenus étaient trop bêtes pour comprendre quel sens prenait leur mort. Mais Sombra, lui le savait.
Il avait intensifié ses recherches après que maître Discord l'ait corrigé au jardin.
Sombra avait fini par comprendre qu'un jour, le draconequus pourrait se débarrasser de lui, comme ça, d'un claquement de doigts.
La licorne ne voulait pas que ça arrive. Il était monté trop haut pour redescendre.
L'Empire de Cristal. Sombra y était presque. Il avait appelé des divinités anciennes, des dieux à tête de poulpe et des wendigos. Les informations se recoupaient. La localisation de la cité légendaire se précisait. Il fallait qu'il se rende sur la place, dans la toundra du nord, braver des températures insupportables et s'aventurer sur les hostiles terres des ours.
Mais tout avait un prix. Sombra l'apprenait en ce moment même : ça avait commencé depuis quelques jours, après un entretien avec un dieu tentaculaire.
Une douleur dans l’œil. Rien de bien méchant, une pointe, un picotement à peine perceptible, comme une poussière un peu agaçante.
Puis la douleur avait augmenté. Lentement. Insidieusement. Jusqu'à finalement lui donner l'impression qu'on lui arrachait l’œil de l'intérieur.
Le duc était roulé en boule sur le sol, les sabots plaqués contre son visage. Il s'était gavé de potion et avait tenté tous les sorts qu'il connaissait. Mais c'était peine perdue. La douleur lui faisait perdre toute concentration.
Puis la douleur augmenta et augmenta encore. Elle finit par augmenter si bien que les nerfs de Sombra ne purent plus la transmettre correctement. Il passa de l'autre côté, ce moment où la glace devenait brûlante, et où l'eau bouillante semblait fraîche au toucher.
Ainsi de la même façon, la douleur changea. Elle évolua en quelque chose d'autre. Une sensation de plaisir et de pouvoir.
Sombra sentit ce dernier inonder son corps, le remplir entièrement comme s'il n'était qu'un vase destiné à cet usage.
Le duc se releva lentement, un peu chancelant sur ses pattes. La tête lui tournait et il avait la bouche très sèche, comme si tout à l'intérieur s'était changé en bois.
Mais la douleur à l’œil n'était plus là. A la place, toujours cette sensation de puissance, dans son corps tout entier, et particulièrement, dans ses yeux. Comme si le pouvoir s'y concentrait.
La licorne marcha jusqu'à un de ses établis, sur lequel reposaient des carafes d'eau fraîche. Jamais d'alcool pendant les expériences. Le faire saoul, c'était bien trop dangereux.
Sombra se versa un grand verre d'eau froide qu'il but avidement. Puis immédiatement deux autres, afin d'étancher sa soif pour de bon.
Le duc poussa un grognement de plaisir, sentant l'eau faire son office.
Trois coups secs, frappés à la porte du laboratoire, arrachèrent le duc à ses réflexions. Il se dirigea vers l'entrée de la pièce d'un air crispé. Ses instructions étaient claires pourtant, personne ne devait le déranger quand il travaillait ici !
La licorne tira le battant et passa la tête par l'ouverture.
Devant lui, le garde qui avait frappé avait l'air livide. Le manedrilène en avait l'habitude. Les serviteurs – et la garde en faisait partie au final – avaient toujours l'air pâles quand ils venaient l'aborder sans y avoir été invités. Sombra avait plus d'une fois condamné un domestique à de la prison pour ça.
Mais là, l'état du garde était vraiment...exceptionnel. Tellement particulier, que le duc se demanda pendant une seconde s'il n'y avait pas autre chose que juste la peur de la punition.
_Oui ? siffla Sombra, de sa voix la plus glacée.
_Navré de vous déranger dans votre laboratoire, monsieur, s'excusa le poney, mais nous avons un problème. Un très grave problème.
Sombra lui fit signe de poursuivre.
_Le peuple s'est soulevé, monsieur.
La licorne dressa l'oreille. Une révolte, vraiment ?
_Ça a commencé à Manehattan. Les poneys ont attaqué les unités de la garde de là bas, ils les ont piégés dans les rues et massacrés. On a perdu contact avec l'essentiel de nos casernes, mais certaines résistent toujours, surtout en centre-ville.
Quelque chose clochait. Manehattan avait la révolte dans le sang, d'accord. Ils avaient bien levé des barricades à l'époque du pronunciamiento pégase.
Mais la ville s'était tenue tranquille sous le règne de maître Discord. Quelques attentats ici et là pour les plus fanatiques, mais jamais la cité n'irait jusqu'au soulèvement. Pas avec un draconequus pour écraser d'un claquement de doigts leurs espoirs.
_Ce n'est pas tout, poursuivit le garde. Les insurgés se sont regroupés en milice et entament une marche jusque ici. Ils font route vers Canterlot, monsieur. Ça a donné l'impulsion à d'autres soulèvements comme à St Petershoof ou à Stalliongrad. Les villes tiennent pour l'instant mais si les insurgés venaient à s'en emparer, ils pourraient rejoindre les troupes de Manehattan. On aurait un sérieux problème sur les bras.
Là, ça devenait vraiment bizarre. Même sous la Junte, Manehattan n'avait pas fait l'erreur de quitter la sécurité de ses murs. La ville n'avait pas d'armée de métier, tout au plus quelques poneys avec des fourches. Ils avaient le dessus en guérilla urbaine, mais sûrement pas sur un vrai champ de bataille.
_Du calme, dit doucement Sombra, cherchant à rassembler ses pensées. Manehattan vient à nous ? Très bien, nous allons les recevoir. Faites rassembler la garde ducale dans la plaine. On va les écraser en bataille rangée.
Oui, c'était la meilleure chose à faire. Une révolte réprimée dans le sang, rien de tel pour confirmer l'autorité de l’État du Chaos.
Et au pire, il restait toujours maître Discord si la situation leur échappait de trop. Inutile d'aller voir le draconequus pour l'instant. Ils aviseraient.
_Je prendrai personnellement le commandement sur le champ de bataille, affirma Sombra avec conviction. Je tiens à faire comprendre à l'ennemi quelle erreur il fait en nous attaquant.
_Bien monsieur, répondit le soldat en se courbant légèrement. Et si je peux me permettre, dit-il en relevant la tête, l'air visiblement gêné, vos yeux...
_Quoi mes yeux ?
_Ils fument.
Sombra leva un sourcil. Hein ?
Il se tourna vers un des alambics de son laboratoire, découvrant son reflet : le garde avait raison.
Sombra avait changé avec le temps et la pratique de la magie noire. Sa corne qui s'était allongée et devenue rouge, en était l'exemple physique le plus probant.
Et bien il semblait qu'il pouvait effectivement ajouter ses yeux à la liste désormais : ils avaient changé du tout au tout. L'iris était rouge et la sclère, d'un vert si fluorescent que c'en était à la limite du comique. Enfin, à l'extrémité de ses yeux, une fumée évanescente, d'un violet sombre montait en épaisses volutes. Il fumait bel et bien des yeux.
Alors c'était à ça qu'avait conduit l'horrible douleur dans ses yeux ? A cette modification physique ?
Sombra ne pouvait pas dire que ça l'enchantait. Même s'il n'avait jamais eu le moindre souci d'esthétique, il trouvait ses nouveaux yeux très disgracieux.
Mais il était au moins autant persuadé que le symbole de terreur qu'ils incarneraient serait très fort. Et il avait justement une occasion où il pourrait confirmer cela. Une bataille rangée avec des dizaines de morts, des centaines de prisonniers et du sang qui irriguerait l'herbe verte de la plaine.
Ça allait être une bonne journée.
¤¤¤
La grande plaine qu'on trouvait en contrebas de Canterlot était généralement considérée comme de peu d'intérêt, à moins d'apprécier les minuscules hameaux bâtis à l'orée des bois, ou la vie tranquille des ruisseaux qui la parcouraient. Elle n'avait d'ailleurs aucun nom de baptême.
Par habitude, on l'appelait tout simplement « la Grande Plaine ».
Pourtant, depuis quelques jours, la zone avait gagné un intérêt important, et ce aux yeux de tout Equestria.
Sans doute parce que c'était là qu'allait s'y dérouler la plus violente des batailles qu'ait connu le pays depuis dix ans. Et la première guerre civile du pays depuis l'unification des trois tribus.
D'un côté, les troupes ducales, menées par le Grand d'Equestria en personne, s'étaient déployées afin de barrer le chemin de la montagne. La route escarpée de Canterlot était gardée par des centaines de poneys en armure, tandis que la ligne de chemin de fer avait elle aussi été condamnée par un fatras d'amas de bois et de cailloux, empêchant tout train de gagner la capitale. Le message était clair : si l'on voulait atteindre Canterlot, il faudrait se battre pour cela.
De l'autre, les poneys qui s'étaient eux-mêmes surnommées « armée équestrienne libre », adoptaient une formation plus ordonnée, se calquant sur des modèles géométriques de carrés et de rectangles. Cela créait un déséquilibre avec leur apparence négligée, leur mixité – on retrouvait pèle-mêle juments et poneys là où dans l'armée de leurs adversaires, il n'y avait que des étalons – et le bric et le broc avec lequel semblait avoir été fait leur équipement : certains tenaient de grosses clés à molette, encore recouvertes de graisse, d'autres des pierres aiguisées ficelées sur un morceau de bois, dans l'espoir de se bâtir une lance de fortune.
Dans les secondes lignes, deux poneys parlaient à voix basse.
L'un d'eux portait encore sa tenue de travail, bleu d'usine délavé par le temps et l'effort. Il avait rassemblé sa tignasse hirsute sous une casquette de toile, et mâchonnait sans cesse une chique de tabac. De temps à autre, il crachait devant lui, projetant un jet de salive noirâtre sur l'herbe verte de la plaine.
Son voisin n'aurait pas pu être plus dissemblable : licorne brune au pelage bien brossé, elle avait une chemise à jabot au centre de laquelle était nichée une pierre précieuse.
Les deux poneys se connaissaient depuis quelques mois, quand leurs activités respectives de résistance les avaient mis en contact. Malgré les deux mondes auxquels ils appartenaient, ils s'étaient trouvés des points communs, et même s'ils avaient du mal à se définir comme amis, ils se considéraient déjà comme des camarades de combat.
Galt, le terrestre, plissa les yeux en observant devant eux, à quelques dizaines de mètres, l'armée ducale qui se mettait lentement en position de combat. Il n'en revenait pas. Qu'après des années et des années de souffrance, Equestria allait enfin se lever contre ceux qui lui faisaient du mal. Il en avait rêvé de ce jour. Et maintenant, il y prenait part.
Oh, il n'oubliait pas un instant les forces en présence. Il était ouvrier, il avait été formé à travailler à la chaîne et à compter le rendement qu'il faisait. Numériquement, l'avantage ducal était implacable.
La qualité de l’armement était pour eux aussi, sans parler de l'entraînement et de l'habitude du combat.
Mais il y avait quelque chose qui faisait voler en poussière tout cela.
Et ce quelque chose prenait la forme d'une jeune alicorne en armure, qui patrouillait martialement dans les rangs de l'armée équestrienne libre. Galt n'aurait pas vraiment pu l'expliquer, mais la jeune jument avait une autorité qui dépassait tout ce qu'il avait connu. Elle irradiait de volonté. Il suffisait de poser les yeux sur elle pour sentir ses doutes s'envoler, remplacés par une certitude : celle que la victoire serait leur.
En ce moment, l'alicorne caparaçonnée, un phénix posé sur l'épaule, passa à deux rangées de Galt et de son ami, le regard empli de conviction. L'étalon fit attention à pousser son tabac en avant de sa bouche : la première fois qu'il avait vu le général Luna, il avait été tellement soufflé qu'il avait avalé sa chique.
Vu la rareté du tabac depuis dix ans, ça l'ennuyait un peu de le sacrifier comme ça.
Galt ne savait pas ce qui était le plus agréable, se dire qu'aujourd'hui, ils avaient enfin une chance de rendre la monnaie de sa pièce à Sombra, ou bien d'avoir une chef aussi charismatique. Sans doute les deux.
Et il n'y avait pas que le charisme qui était attractif chez elle...
_Dites moi, vous seriez pas en train de reluquer la croupe de la princesse, vous ? demanda son voisin à Galt.
_Du tout, répondit Galt.
_Non parce qu'on aurait vraiment dit que...
_Vous vous faites des idées, margrave. Je suis un poney marié.
_Bien sûr. C'est bien pour cela que j'ai dû rêver quand il m'a semblé que vous louchiez vers les flancs de la princesse.
_Totalement.
_Vous ne regardiez totalement pas ou vous regardiez totalement ?
_Margrave, je vous rappelle que j'ai un extracteur en sabot qui ne demande qu'à être essayé. Vu que j’ai jamais encore tenté de fracasser le crâne de quelqu'un avec, avant la bataille, je serais pas contre quelques tests. Autant éviter que ce soit sur vous.
Galt se remit à chiquer.
_Et puis je peux savoir pourquoi est-ce que vous l'appelez « princesse » ?
_Parce que c'est ce qu'elle est, répondit simplement son ami. Oh je sais bien qu'en théorie, elle a perdu son titre y a dix ans, quand Discord a pris le pouvoir, n'empêche que pour nous les barons, elle reste héritière du trône licorne.
_C'est pas censée être sa sœur aînée qui se récupère le poste ?
_Ça dépend pour quelle faction vous penchez au sein des barons licornes, répliqua le margrave.
_Et vous ? Vous êtes plutôt Celestia ou Luna ?
Le noble eut un haussement d'épaules fataliste.
_J'ai tendance à penser que l'une ou l'autre, ça sera aussi bien. Mieux vaut elles que les criminels qui tiennent le pays depuis dix ans.
Galt ne pouvait qu'approuver. Théoriquement, il se moquait bien de qui les cornus devaient prendre leurs ordres, mais ces dix dernières années l'avaient conforté dans l'idée que ce qui était bien pour les licornes, ça l'était aussi pour le reste de la ponité.
Equestria avait besoin d'union. Elle ne pouvait plus vivre séparée d'elle-même.
Une certaine agitation parcourut les rangs devant Galt et le margrave. Quelques dizaines de poneys de l'armée ducale avaient quitté leurs lignes pour venir au contact.
Peut-être espéraient-ils prendre de vitesse l'armée équestrienne libre et la mettre en fuite par leur sauvagerie.
Mais l'armée rebelle ne recula pas d'un pas. Elle laissa les unités ducales s'écraser sur ses premières lignes, et dans un fracas étonnamment ordonné, les premiers coups se mirent à pleuvoir. On plongea ses couteaux dans le cou des gardes, là où leur armure ne les protégeait pas, on leur arracha leur casque au sabot nu avant de leur fracasser le crâne.
La panique gagna très rapidement les combattants de l'armée chaotique. Ils battirent piteusement en retraite, sous les quolibets de leurs adversaires, laissant derrière eux, les cadavres de leurs compagnons.
Galt considéra le corps encore chaud d'un garde que le milicien devant lui avait tué à l'instant. Le sang du défunt coula jusqu'aux pattes de l'ouvrier, colorant les sabots du terrestre de rouge.
Lorsqu'il observa son paturon quelques secondes, recouvert de liquide poisseux, il se dit que finalement, les redoutables gardes ducaux, ceux qui terrorisaient le pays, ceux dont les mères se servaient du nom pour calmer les enfants quand ils n'étaient pas sages...et bien, ils n'étaient pas si impressionnants que ça.
_On dirait qu'en fait, la garde meurt comme n'importe qui d'autre en Equestria, formula pensivement le voisin de Galt, observant le même spectacle.
_Ouaip', confirma ce dernier, resserrant sa prise autour de son extracteur. Et vous savez quoi ? Je crève d'envie d'observer le truc d'un peu plus près.
_Ne vous en faites pas trop pour ça, le rassura la licorne en se tordant le cou pour mieux voir les lignes ennemies. J'ai comme dans l'idée que nous sommes aux premières loges aujourd’hui.
¤¤¤
Sombra, duc d'Equestria, plissa les lèvres en voyant le peloton revenir vers eux, la queue entre les jambes. Les idiots.
Charger aussi bêtement l'ennemi, c'était d'une stupidité sans nom. D'accord, la garde n'était pas connue pour recruter dans les plus hauts quotients intellectuels de la nation. C'était la force physique et morale qui primait. Mais quand même.
Bon, d'un autre côté, c'était bien d'avoir eu ce petit accrochage. Ça permettait de voir comment se débrouillait l'adversaire. Et à la grande surprise du Grand d'Equestria, les rebelles s'en sortaient plutôt bien. Ils n'avaient pas l'ombre d'un équipement correct, c'était déjà un miracle qu'ils soient tous tournés dans la bonne direction, mais il devait bien admettre que leur déploiement était soigné. Les lignes étaient géométriques et nettes, bien loin de la pagaille qui régnait dans le camp ducal.
Sombra avait toujours considéré la discipline comme négligeable dans sa garde : du moment que le pays était tenu d'un sabot de fer, il pouvait bien autoriser un peu de laisser-aller chez ses sbires.
Maintenant, il en venait à se demander s'il avait bien fait.
Il faudrait peut-être voir à réorganiser militairement la garde après la victoire. C'était à ça que servait l'expérience, après tout.
Le Grand d'Equestria fit un mouvement du sabot, et donna quelques consignes. Les rebelles avaient repoussé le premier assaut ? On allait voir de quoi étaient capables ces paysans face à une véritable attaque.
Le duc resserra les pans de sa cape rouge autour de lui. On allait bien rire.
¤¤¤
Ce fut un des gardes du corps chauve-pégase de Luna qui attira l'attention de l'alicorne sur le flanc gauche de leur armée. De grands chariots bâchés étaient tractés depuis le camp ducal, jusqu'au centre du champ de bataille. Le vent faisait gonfler le tissu, le rejetant contre les arceaux.
L'adolescente se surprit à se pourlécher le contour des lèvres. Elles étaient devenues extraordinairement sèches.
L'excitation était à son comble. Elle y était enfin, en armure, à la tête d'une armée qui lui avait juré obéissance. Son cœur cognait si fort dans sa poitrine qu'elle avait l'impression qu'il allait se décrocher et aller faire un tour quelque part.
Luna avait théorisé la guerre pendant dix ans. Aujourd’hui, elle la mettait enfin en pratique.
Elle avait manqué de temps pour entraîner les troupes rebelles, mais l'ardeur des insurgés contrebalançait leur manque d'expérience.
Luna n'oubliait pas une seconde qu'ils se battaient avec les moyens du bord et qu'ils étaient moins nombreux que la clique de Sombra. Mais elle savait aussi que la discipline qu'elle imposait à ses troupes ferait la différence. L'accrochage avec quelques ducaux l'avait prouvé : les insurgés avaient tenu les rangs, et repoussé l'attaque ennemie.
Ce n'était qu'une escarmouche, un prélude à ce qui suivrait, mais c'était déjà riche d'enseignement : la garde de Sombra attaquait sans vraiment de logique, se comportant bien plus en brutes aveugles qu'en une véritable armée. Sinon, elle aurait vu que la seconde ligne de l'armée équestrienne libre était bien mieux équipée – même si tout était relatif – que la première.
Luna espérait une attaque ducale. Qu'ils donnent l'assaut sur les premières lignes, que ces dernières se dispersent, que les étalons du duc se rendent soudainement compte que les poneys qu'ils avaient devant eux ne lâcheraient pas un pouce de terrain, et que les premières lignes se reforment dans leur dos.
Pour l'instant, l'attaque ne venait pas. Mais ces chariots ne disaient rien qui vaille au général en chef de l'armée équestrienne libre.
Ses sentiments se confirmèrent quand les bâches des chariots furent brusquement enlevées, révélant leur contenu aux belligérants.
_C'est des...lapins ? questionna à voix haute un de ses gardes du corps.
Luna ouvrit la bouche pour le détromper. Non, c'était impossible, ces choses qui grouillaient dans ces cages de fer, dont les ducaux ouvraient les portes, ne pouvaient être des lapins. Pas aussi gros qu'un poney adulte en bonne santé. Pas avec la bave aux lèvres, les yeux noirs qui luisaient de méchanceté, les deux incisives qui...
Puis Luna vit la troupe animale cavaler en bondissant jusqu'à eux, franchissant très rapidement la distance qui les séparait. Il n'y avait plus de doute à avoir.
Ce qui leur fonçait dessus, c'était bien une armée de lapins.
Luna sentit le doute traverser subitement son armée. Les rebelles se rendaient brusquement compte que l'armée du duc n'avait pas que des soudards à leur opposer.
_Tenez les rangs ! cria le général en chef de l'armée équestrienne libre à ses troupes.
Le leadership. C'était la clé de la victoire. Tant qu'elle serait derrière ses poneys, ils ne lâcheraient pas.
Ce fut pourquoi, malgré l'avis défavorable de ses gardes du corps, Luna se porta en personne sur le flanc gauche de son armée.
Elle se devait d'être en première ligne.
Elle y dénotait pourtant, en grande armure de guerre ouvragée, chargée de trois des six Éléments d'Harmonie, qui luisaient de magie.
Ses voisins les mieux protégés avaient eu la chance de récupérer une armure ducale sur le corps d'un garde assassiné plus tôt, protection divisée entre les poneys de l'armée. Ici un étalon avait un casque, là, un autre une protection de patte avant.
Mais Luna se sentait à sa place. Au milieu de ses troupes. A remplir le rôle que lui avait demandé de tenir sa grande sœur, pendant que Tia menait sa propre bataille de son côté.
Auprès des poneys dont elle avait été privée de compagnie pendant dix ans, à cause de Discord.
Alors oui. Au milieu des premières lignes, muscles tendus, parée au choc, Luna était bien.
Et ce fut pourquoi elle ne vacilla pas quand les lapins monstrueux arrivèrent au contact.
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La grotte n'avait pas changé. En y entrant, Celestia s'était dit que la magie chaotique aurait largement eu le temps de tout modifier à l'intérieur. Mais ce n'était pas le cas. Les colonnes naturelles étaient en place, le ruisseau souterrain coulait comme autrefois. Même la barbe à papa occupait l'espace qu'elle avait voici dix ans.
L'alicorne se retrouvait en terrain connu. La fraîcheur, l'humidité, les parois aux multiples couleurs...en fait, ce qui avait le plus changé ici, depuis la dernière fois, c'était elle.
Il y a dix ans, c'était une jeune alicorne adolescente qui pénétrait dans ces lieux. Une gamine qui essayait de refuser la couronne dont devait se coiffer sa famille. Une môme qui pensait enfin avoir trouvé un ami, même s'il était un peu bizarre.
Celestia poussa un long soupir. Allons, elle ne devait pas se relâcher. Lu était dehors en ce moment même, à la tête de la première armée qui osait s'opposer à l’État du Chaos. La jument s'en voulait de laisser sa petite sœur, toute seule face à une aussi grande responsabilité. Nom d'un foin, elle quand elle avait dix sept ans, les soucis qu'elle devait gérer, ils étaient scolaires. Pas militaires.
Le pire qu'elle avait vécu à l'école, c'était un passage à tabac. Luna, elle, risquait purement et simplement sa vie.
Mais Celestia était assez adulte pour savoir que quand on faisait un choix, il fallait s'y tenir, aussi difficile pouvait t-il être. Et c'était Luna elle-même qui avait demandé à sa grande sœur de lui laisser le commandement total de l'armée.
Le plan des alicornes était simple. La vraie menace de l’État du Chaos, c'était Discord. En un soupir, il pouvait souffler l'armée équestrienne libre comme un fétu de paille. Ça ne voulait pas dire que la clique de Sombra n'était pas dangereuse, mais au moins, on pouvait tenter de les battre sur le pré, elle.
Alors les deux sœurs s'étaient séparé la tâche : à Luna la charge de conduire la troupe contre le duc, à Celestia celle de combattre le draconequus.
La jument savait que ce serait ardu. Les pouvoirs de Discord dépassaient l'entendement. Mais elle avait réussi à battre trois draconequus dans les profondeurs du Tartare.
Elle avait reçu l'entraînement adéquat pendant dix ans.
Alors elle se savait prête.
Restait à savoir s'il répondrait à l'appel de Celestia. Mais c'était la partie du plan à laquelle elle croyait le plus. Discord avait été son ami, et bien plus encore. Il ne résisterait pas à la tentation de la revoir.
Enfin, c'était ce qu'elle espérait.
S'il ne venait pas du tout, c'était toute la stratégie de Celestia qui s'effondrait. Et l'avenir d'Equestria avec elle.
¤¤¤
Luna esquiva un coup de patte d'un des lapins, jetant la tête sur le côté. Les griffes de l'animal ne firent que fendre l'air. Luna profita de l'ouverture qui lui était offerte. Les sabots de la jument percutèrent le lapin en pleine tête, l'envoyant au sol.
Elle osa jeter un coup d’œil autour d'elle. Ça se passait plutôt mal : les lapins du chaos donnaient du fil à retordre aux soldats de l'armée équestrienne libre. Les poneys devaient faire bloc à trois ou quatre pour affronter un seul de ces monstrueux animaux.
Le flanc gauche tenait encore le choc, mais il ne faudrait pas beaucoup plus pour le faire craquer.
Mais par chance, le reste de l'armée ducale ne semblait pas vouloir se battre. Les étalons de Sombra restaient à distance, encourageant les lapins à enfoncer les lignes rebelles. S'ils s'étaient décidés à marcher sur le flanc gauche, alors que les animaux l'affaiblissait, Luna n'avait aucun doute que ça sonnerait le glas de l'armée équestrienne libre.
Quelque part, cela la consolidait dans ses idées sur les troupes chaotiques. Ce n'était pas une armée. C'était une troupe de maintien de l'ordre, des brigands payés par l’État. Ils n'avaient aucune stratégie, ni vision tactique.
Tout le contraire de la jeune jument.
Luna donna ordre au flanc gauche de battre en retraite.
C'était mûrement réfléchi, et ce devait aussi être bien dosé. Trop lent, et l'ennemi se douterait de quelque chose, trop rapide, et ça se transformerait en véritable débandade.
Pour laisser souffler ses troupes, Luna s'avança au devant d'elles, encadrée par ses gardes du corps. Elle n'avait pas fait trois pas qu'un lapin brun, encore plus grand que les autres, se dirigeait vers elle. Les deux chauve-pégases qui l'épaulaient se précipitèrent devant la jument pour la protéger, mais elle les écarta du sabot.
_Encadrez la retraite du flanc gauche, ordonna t-elle aux gardiens du Tartare.
Ses protecteurs ne semblaient pas des plus ravis de devoir abandonner leur poste. Mais ils étaient liés par serment à la jeune alicorne. Et ils obéirent donc, quand bien même cela ne leur plaisait pas.
Le recul des troupes de l'armée équestrienne libre révélait une herbe piétinée, dont les brins avaient été malmenés par le combat. Des cadavres, de lapins ou de rebelles, parsemaient la plaine.
Luna renifla et se passa le sabot sur le museau. Le lapin semblait prendre son temps. Elle avait vu ses frères bondir de façon prodigieuse dans leurs rangs, y créer un désordre incroyable. Là, l'animal semblait savoir qui il avait en face de lui. Comme s'il voulait s'amuser avec le général en chef de l'armée équestrienne libre.
Ça tombait bien. L'adolescente était d'humeur joueuse aujourd’hui.
Ce fut elle qui attaqua. Une attaque magique offensive, droit sur la poitrine de l'animal. La rapidité du tir dut surprendre le lapin, puisque le rayon le traversa de part en part, sans qu'il ne cherche à l'éviter. Il resta quelques secondes immobile, à contempler le trou fumant qui ceignait désormais son poitrail. Puis, il releva la tête, cria et sauta sur Luna.
Le bond de l'animal l’amena droit sur l'alicorne. Elle vit les dizaines de kilos de son adversaire descendre sur elle à toute vitesse.
Elle se jeta en avant au moment où le lapin touchait terre, projetant violemment l'air autour de lui. Elle roula sur le flanc en finissant son mouvement, pivotant sur son épaule. Le lapin lui présentait désormais son dos.
Elle déploya ses ailes, et d'un coup rapide atteignit l'animal à la base de la nuque. Sous la protection des poils, de la peau et des muscles, elle sentit les vertèbres de son adversaire craquer, dans un bruit sourd.
Le fer contre l'os allait à l'avantage du premier.
Elle s'assura du succès de son entreprise en frappant une nouvelle fois, sur l'occiput cette fois. Encore une fois, elle ne s'arrêta pas avant de sentir le squelette de son ennemi céder sous ses coups.
Le lapin pencha lentement la tête en avant, comme s'il s'assoupissait, et s'enroula sur lui-même en chutant sur le ventre. Luna suivit avec joie l'écrasement du monstrueux corps jusqu'au sol.
Elle se laissa même aller jusqu'à sourire.
Son sourire s'élargit quand elle regarda derrière elle et qu'elle constata que les lapins tombaient dans son piège : sans réfléchir au fait que le flanc gauche reculait devant eux, ils avaient continué d'avancer, frappant, griffant, mordant tous ceux qu'ils pouvaient atteindre. Ils n'avaient même pas vu que l'arrière garde des troupes centrales libres avait tourné les talons, et se rapprochait lentement d'eux dans leur dos. Les animaux de combat allaient se faire piéger comme du vulgaire gibier.
Un poney normal, ou le moindre être doté d'intelligence se serait aperçu qu'on leur coupait la retraite.
Mais les lapins de bataille n'étaient pas des troupes dotées de réflexion. Elles n'avaient que leur instinct, et une technique de combat primaire, qui consistait à avancer et à avancer encore.
Aucune capacité d'adaptation.
Encore une fois, à l'inverse de Luna.
Le plan qu'elle mettait en place, qui consistait à enfermer les troupes ennemies dans ses propres lignes, n'avait pas du tout été conçu contre les lapins de guerre.
D'ailleurs, quelques minutes auparavant, l'adolescente ignorait jusqu'à l'existence de ces derniers.
Mais Luna savait penser vite. Elle avait rapidement compris que les lapins de bataille pouvaient tomber dans son piège. Peut-être plus facilement encore que les poneys de la garde ducale.
En quelque sorte, on pouvait voir cela comme un test grandeur nature. Restait à espérer que tout se passe bien et que les rongeurs chaotiques ne déciment pas les rangs de l'armée équestrienne libre.
Enfin, s'il le fallait, Luna avait encore des atouts dans son jeu. Deux pour être précis, dont un qu'elle portait serti dans son armure de combat.
Les Éléments. Elle s'était entendue avec sa sœur, elles ne devaient s'en servir que contre Discord.
C'était leur arme la plus puissante, et la gâcher contre son armée de poneys, c'était la sacrifier pour rien.
Et puis...Tia avait émis des réserves sur l'utilisation des Éléments à l'encontre de la population ponette, même ennemie.
Discord était un esprit du chaos, un être à part, unique, surpuissant, dont l'existence même et la force justifiaient la prise de mesures draconiennes. Par contre, tous ses séides...ils étaient peut-être aussi mauvais les uns que les autres, brutaux et amoraux, mais ils n'en restaient pas moins poneys.
On ne pouvait pas utiliser une arme dont on ignorait encore tous les effets contre eux. Il était hors de question de s'abaisser à ce niveau. A leur niveau.
Quand on repensait à ce qu'avait fait un seul des six Éléments, il y a dix ans de cela, en allant jusqu'à modifier la crinière de Tia, alors que le crin alicorne était si particulier, et si inaltérable...alors vraiment, non. Autant que possible, les deux sœurs se garderaient de se servir d'eux contre l'armée ducale. Luna, principalement par souci d'utilité, Tia, par souci moral.
Les raisons divergeaient mais leurs conclusions, elles, convergeaient : pas d’Élément contre n'importe qui d'autre que Discord. Pas même le duc Sombra en personne.
Ce fut pourquoi Luna donna un simple signe de la patte, pour commander l'assaut dans le dos des lapins de guerre. Soudainement acculés, les animaux se battirent avec l'énergie du désespoir, mordant férocement leurs adversaires, cherchant à bondir à même l'armée pour s'en dégager. Mais c'était leur chant du cygne.
Solidement plantée sur ses pattes, Luna vit les lapins choir, les uns après les autres. Les masses poilues s'écroulaient lourdement, entraînant quelquefois des rebelles dans leur dégringolade.
Un sourire encore plus franc illumina le visage du général en chef quand le dernier lapin de combat tomba dans la fureur de la bataille.
Sombra avait perdu toutes ses troupes de choc en un seul coup.
L'armée ducale allait être déstabilisée. Il était temps d'en profiter et de passer à l'offensive : Luna donna le signal de la contre-attaque.
Philomena hocha la tête pour signifier qu'elle avait bien compris les ordres de son général en chef. Elle déploya ses ailes, et frappant des serres sur le sol pour se donner une impulsion de départ, s'envola haut dans le ciel.
On la vit disparaître derrière l'épaisse couche nuageuse qui surplombait la plaine.
Luna, le cou tendu en direction du ciel, avait les lèvres serrées. Elle utilisait là son second atout. Il fallait espérer que rien ne l'entrave.
De longues minutes plus tard, le phénix reparut. Mais il n'était pas seul. Tout autour de lui, on pouvait voir les silhouettes de dizaines et de dizaines de poneys volants, déployés en formation d'attaque.
La Junte faisait son grand retour sur les champs de bataille.
Les troupes aériennes volaient à grande vitesse, plongeant droit sur le gros de l'armée ducale. Dans les rangs de cette dernière, c'était l'incompréhension la plus totale. Des pégases ? Ici ? Après le massacre de la mer de nuages ?
Des officiers ducaux, sentant leurs subordonnés écrasés par l'effet de surprise, cherchèrent à renverser la vapeur. Ils s'avancèrent dans les rangs, rabrouant les soldats les plus choqués, faisant entendre leur voix, bref, cherchant à remettre de l'ordre.
Ce faisant, donnant leur position aux pégases de l'armée équestrienne libre.
Les poneys volants n'étaient qu'une poignée face à la masse de la soldatesque ducale. De front, ils n'auraient pas tenu plus de quelques minutes. Mais ils ne comptaient pas se battre de façon régulière de toute façon.
Ils entamèrent une descente en piqué, lances pointées droit devant eux. Ils descendirent jusqu'à frôler l'armée ennemie, frappant de leurs armes les officiers ducaux.
Ces derniers étaient bien protégés, mais les pégases savaient viser les points faibles de leurs armures. La vitesse faisait le reste.
Partout où la vague pégase passait, des gradés de l'armée chaotique mouraient. Les lances transperçaient les chairs, traînant quelquefois leurs victimes dans les airs avant de les laisser retomber au sein même de leurs propres troupes.
La panique augmenta dans le camp ducal. Les miliciens de Sombra étaient complètement dépassés.
Le coup de grâce fut donné par la seconde vague aérienne, composée des pégases les moins capables de se battre. Eux ne portaient pas de lances, mais tenaient serrés contre leur ventre, de petits nuages noirs, qu'ils lâchaient quand ils passaient au dessus des unités ducales.
Les nuages d'orage crevèrent en touchant le sol, explosant et répandant leur foudre aux alentours.
Les ducaux directement touchés furent réduits à une masse noirâtre et cendrée. Ceux qui entouraient ces malheureux se laissèrent totalement dominer par la panique, et oubliant toute instruction, se mirent à courir derrière eux.
Il n'y avait plus d'officier pour les arrêter : à peine un poney tentait-il d'enrayer le reflux, qu'il était immédiatement mis à mort par les armes d'hast pégases.
Finalement, ce qui devait arriver arriva : comme une maladie contagieuse, la peur se répandit d'un bout à l'autre de l'armée.
Et ce fut la débandade la plus complète.
Les ducaux lâchaient leurs armes à même le sol pour moins s'encombrer, s’entre-tuaient pour être les premiers à regagner la sécurité de Canterlot. De nombreux gardes tombèrent de la route escarpée, se brisant le cou sur les rochers.
Le contraste n'aurait pas pu être plus fort avec l'armée équestrienne libre, ô combien moins nombreuse, et ô combien plus disciplinée.
Luna voyait les silhouettes des ducaux se marcher dessus pour grimper la montagne. L'image lui faisait penser à des insectes qui s'agitaient alors qu'on aurait bouté le feu à leur colonie.
Bien. La Junte avait merveilleusement rempli son rôle. L'effet recherché était atteint.
Les faire paniquer et retourner l'avantage numérique adverse contre eux.
Maintenant que l'ennemi était en déroute, il fallait concrétiser la victoire une fois pour toutes, avant que les ducaux se souviennent qu'ils avaient l'avantage du nombre et de l'équipement.
Utilisant la voix royale de Canterlot, l'adolescente appela à l'assaut final, et cavala en tête de ses troupes.
¤¤¤
Ce fut un Sombra exténué qui passa les portes du palais. Son souffle était irrégulier et l'écume lui montait aux lèvres. Machinalement, il se servait de sa cape pour s'essuyer le visage mais c'était inutile : l'étoffe était déjà gorgée de sueur, et refusait toute nouvelle goutte.
Ses serviteurs s'affairaient autour de lui, lui apportant des coupes d'eau qu'il vidait à la chaîne, mécaniquement, sans s'arrêter.
Mais qu'est-ce qui c'était passé en bas, bon sang ? Toute la garde, défaite en quelques minutes ! D'abord les lapins qui avaient tous été massacrés, puis ces fichus pégases qui avaient réussi à faire paniquer toute la troupe ! L'élimination des officiers qui tentaient de remettre de l'ordre. L'assaut des rebelles alors que leurs lignes à eux étaient en déroute...
Non, cela le coûtait à Sombra de le reconnaître, mais celui qui avait mené cette bataille l'avait fait de sabot de maître. La combinaison des corps d'armées, l'utilisation de l'arme psychologique...Equestria venait de connaître sa première guerre moderne.
Par chance, ça serait aussi la dernière. Sombra avait réussi à rejoindre Canterlot avec un nombre respectable de troupes. Les rebelles étaient toujours sur le chemin de la montagne, eux. Ils n'arriveraient pas avant quelques heures, même s'ils les talonnaient.
Sombra allait pouvoir faire souffler ses troupes et organiser au mieux la défense de la ville.
Il secoua la tête. Non. Ça serait trop compliqué. Canterlot était une immense ville de toile et de bois. Elle n'avait pas de murailles ou de véritables défenses. Et si le chef des rebelles avait été assez bon pour défaire l'armée chaotique en terrain ouvert, ça ne serait pas une bataille urbaine qui lui ferait peur. Sombra savait ce qu'il allait faire. Ça lui déplaisait, mais il n'avait pas vraiment le choix.
_Allez prévenir maître Discord que nous avons un problème, ordonna le Grand d'Equestria à un de ses serviteurs, lui rendant brusquement un verre d'eau.
_C'est à dire que...le seigneur Discord a quitté le palais.
_Quoi ?
L'exclamation de Sombra était à mi-chemin entre la surprise, et la colère.
_Un messager rebelle est venu lui apporter une lettre, il y a de ça une demi-heure. Il a tout laissé en plan et il est parti.
_Et vous l'avez laissé faire ?
_Vous vouliez que...nous arrêtions le seigneur Discord ?
Le ton du domestique était presque moqueur. Sombra retroussa les babines et fit un pas en direction du domestique.
_Il ne vous est pas venu à l'esprit que ce pouvait être un piège tendu par l'ennemi pour tuer maître Discord ?
_Nous servons le seigneur Discord depuis assez longtemps pour savoir qu'il est invincible. Si les rebelles essayent de lui tendre un traquenard, ce sont eux qui vont souffrir, pas lui.
Oh ça, Sombra le savait. Mais ce qu'il savait aussi, c'est qu'en l’absence de Discord, ils avaient de sérieuses chances de perdre ici !
Il allait falloir qu'il pense à organiser la défense de Canterlot malgré tout, le temps que le draconequus revienne et règle tout avec ses pouvoirs.
_Et au fait monsieur, le seigneur Discord a laissé ceci pour vous.
Le domestique tira de sa veste une lettre pliée en quatre, que Sombra ouvrit par magie. Bien évidemment, rien d'écrit dessus. Une fois ouverte, dans un pur style discordien, la lettre se mit à chanter.
_Je suis venu te dire que je m'en vais, chantonna le papier d'une voix de crécelle. Et tes larmes ne pourront rien changer. Comme on le dit si bien Sombra, au vent mauvais. Je suis venu te dire que je m'en vais.
A la fin, la voix monta tant et si bien dans les aigus qu'incapable de supporter cela plus longtemps, Sombra détruisit la lettre d'un sort de feu.
Le papier s'embrasa immédiatement, faisant taire l'horrible chanson. Sombra bouillonnait.
Il avait très bien compris le message du draconequus.
Discord ne reviendrait pas. Ou en tout cas, pas avant que les rebelles n'aient pris la cité. C'était peut-être son plan depuis le début, tiens. Pousser les factieux et les troupes de Sombra à s'affronter, et achever les survivants. Une purge à moindre frais.
Dire que Sombra avait cru être revenu dans les petits papiers de l'esprit du chaos depuis l'incident du jardin !
Il s'était lourdement trompé.
Sombra sentait qu'il perdait pied. La remarque du domestique l'avait bien prouvé. Sans le draconequus, il n'était plus rien. Et il n'était pas un chef de guerre lui, juste un sorcier.
Les rebelles allaient lui tomber dessus et le pendre. S'ils ne le torturaient pas un peu avant, bien sûr.
Le Grand d'Equestria se força à inspirer doucement. Du calme. Il était le duc Sombra. Même si la situation semblait désespérée, et elle l'était, il n'avait pas encore de corde au cou. Pour le moment, il était encore régent officieux de l’État. Ses ordres seraient encore écoutés.
Il allait devoir fuir. Quitter Equestria pour de bon.
Et la solution s'imprima dans son cerveau, si clairement qu'il se demanda si ce n'était pas un sale tour de l'esprit du chaos.
L'Empire de Cristal. Le but qu'il poursuivait inlassablement depuis dix ans, la raison pour laquelle il avait sacrifié tant de prisonniers, fait tant d'expériences interdites.
Il savait qu'il était à un poil de crinière de le localiser enfin. Tout ce qu'il lui fallait, c'était un peu de temps dans son laboratoire. Mais du temps, Canterlot ne pourrait pas lui accorder. A moins que...le regard de l'ancien bourgeois accrocha les restes de la lettre de Discord, encore parcourus par quelques minuscules flammèches.
Mais oui. Il l'avait sa solution pour gagner du temps. Et comme il l'avait songé plus tôt, Canterlot était de bois et de toile.
C'était comme si la ville n'avait été conçue que pour ça.
_Distribuez des torches à tous les poneys de l'armée qui ont rejoint la ville, ordonna Sombra en se dirigeant à grands pas vers son laboratoire. Qu'ils se dispersent aux quatre coins de la cité. Et quand les rebelles arriveront, qu'ils foutent le feu à Canterlot.
Les domestiques regardèrent le Grand d'Equestria avec des yeux ronds.
_Vous voulez...brûler la ville ?
_Je ne compte ne laisser rien d'autre à nos ennemis que des cendres, annonça pompeusement le noble en s'engageant en direction de ses quartiers.
Oh oui. Pas la peine qu'ils sachent qu'en fait, Sombra avait juste besoin de temps pour fuir vers l'Empire de Cristal.
La tactique de la terre brûlée, c'était quand même plus vendeur à l'oreille.
¤¤¤
Discord eut du mal à pénétrer dans son ancienne tanière. Pas physiquement, il était toujours aussi serpentin qu'il était voici dix ans, mais psychologiquement, le pas fut dur à franchir. Retrouver le bassin asséché, les colonnes et le lierre, la si paisible forêt Evercon.
Le draconequus n'y avait pas remis les pattes depuis très longtemps. Et quelque part, il avait toujours su que le jour où il devrait le faire, ça serait pour la retrouver. Qu'elle reviendrait forcément , et qu'elle chercherait à le voir. Quoi de plus naturel ? Leur dernière entrevue s'était plutôt...mal passée.
Alors quand Discord avait reçu cette lettre signée de sa patte un peu plus tôt, il avait senti son cœur bondir dans sa poitrine, sans que ses pouvoirs d'altération du corps y soient pour quelque chose.
Il allait enfin la revoir. Lui expliquer. Et gommer ses erreurs, se faire pardonner.
Le moment qu'il attendait depuis dix ans était enfin là.
C'était pour ça qu'il avait clairement laissé Sombra et sa clique à leur sort. Que ces bandits se fassent pendre, c'était tout ce qu'ils méritaient. Ils avaient été d'excellents instruments, et aujourd’hui, Discord n'avait plus besoin d'eux, tout simplement.
L'obscurité du lieu, son odeur, le contact de la pierre, tout ceci raviva mille souvenirs au draconequus. A sa vie avant qu'il ne la rencontre.
Discord vit le goulet d'étranglement et les petites traces sombres sur la pierre. Son sang, quand elle s'était écorchée en allant chercher de l'aide.
Le draconequus ne put s'empêcher de sourire un peu bêtement. Se dire qu'elle était là, juste de l'autre côté du goulet.
Un instant, un très court instant, il hésita à rebrousser chemin et à retourner à la surface. A retourner aider Sombra et à asseoir encore plus sa domination sur ce monde.
Mais non. Il devait faire ce qu'il avait prévu de faire depuis longtemps. Et la revoir elle.
Discord sourit encore. Et passa le goulet d'étranglement.
Ses yeux reconnurent tout de suite les lieux. Les stalactites, les stalagmites, le cours d'eau. Et puis bien sûr.
Elle.
Elle était là. Allongée à même le sol, le ventre sur la pierre.
La robe aussi blanche que jadis, ces yeux magenta si purs que Discord se demanda comment il avait fait jadis pour ne pas tomber amoureux d'elle au premier regard. Sa crinière avait changé par contre. Elle n'était plus rose bonbon, de ce rose qui l'avait inspiré pour les nuages de barbe à papa.
Non, elle avait désormais les cheveux couleur pastel, comme une aurore boréale. Cela la rendait encore plus belle.
Elle avait changé elle aussi. Pas qu'en taille, quelque chose dans son expression. Le visage était plus dur, moins innocent, transformé par les épreuves.
Elle avait grandi. Et l'armure qu'elle portait, pièce de métal ouvragée, sertie de trois grosses pierres précieuses, y était aussi pour beaucoup.
Discord toussota poliment pour attirer l'attention de son ancienne amie.
_Bonjour Celestia, dit-il simplement. Je suis content de te revoir.
¤¤¤
Luna sentit son cœur battre la chamade alors que les premières maisons de Canterlot se rapprochaient. Elle retrouvait enfin l'endroit où elle était née, et où elle avait passé les sept premières années de sa vie. Oh bien sûr, elle ne se souvenait pas de tout, elle était trop petite. Mais il n'empêche, le bois et la toile de la cité faisant résonner des souvenirs dans son esprit.
Elle se remit à penser aux spectacles de marionnettes sur la place, qu'elle observait, juchée sur le dos de ses parents. A cette boulangerie qui faisait toujours de délicieux gâteaux où Tia et elle avaient le droit d'aller quand elle avaient eu des bonnes notes.
Et la vie au château. Les belles robes, mademoiselle Lavande, l'étou – elle se corrigea – l'étiquette.
Une fois la bataille remportée, Luna irait faire un tour dans les rues. Elle avait dix ans d'exil à rattraper quand même.
Une odeur vint lui chatouiller désagréablement le museau. Ça sentait...comme...la Veillée Chaleureuse ?
Un de ses poneys poussa un cri et désigna de la patte une épaisse fumée noire qui s'élevait au nord de la cité. Portée par le vent, cette dernière venait droit sur l'armée équestrienne libre.
Un incendie ? Dans leur panique, les ducaux avaient été assez maladroits pour déclencher un incendie ?
Mais Canterlot était en bois et en toile ! Le moindre départ de feu pouvait être fatal pour toute la cité !
Luna sentit son cœur se serrer et le sol se dérober sous ses sabots quand d'autres fumées noires, tout aussi épaisses se multiplièrent au dessus de la ville.
Ce n'était pas un accident. C'était volontaire.
Sombra avait ordonné la destruction par le feu de la capitale.
Luna sentit un gémissement de désespoir franchir ses lèvres. Pas ça. Elle était censée maîtriser le combat. Elle avait remporté une magnifique victoire dans la plaine. Elle devait libérer sa ville natale de l'oppresseur.
C'était comme ça que les choses devaient se passer.
Comment est-ce qu'elle avait pu être aussi négligente et oublier que Sombra ne reculait devant rien ? Par sa faute, des centaines et des centaines de civils innocents allaient mourir et...
Luna sentit qu'on la secouait doucement. Un poney de son armée, terrestre en bleu de travail lui souriait, l'air de dire « c'est pas grave ».
_Vous ne retournez pas la tête pour ça, chef. On va faire en sorte d'évacuer les gens, et les pégases arriveront bien à balancer un peu d'eau au dessus des foyers d'incendie.
_Mais je...les poneys ils...
_On s'occupe des civils, insista t-il. Vous et vos gus qui font peur, filez au palais, et meulez Sombra pour nous. D'accord ?
La crudité des mots fit pouffer Luna. Ça avait l'air tellement simple, dit comme ça.
_Entendu, dit-elle avec un sourire un peu forcé. Nous allons « meuler » le duc, comme vous le dites si bien.
_A la bonne heure, dit l'ouvrier en chiquant par dessus la route.
Luna attendit que ses gardes du corps soient prêts avant de s'élancer la première, ailes en avant. L'escadron décolla, dépassant très rapidement les rangs de l'armée équestrienne libre pour se précipiter au cœur de Canterlot.
_J'commence à comprendre pourquoi vous l'aimez bien, margrave, dit Galt à son ami qui venait de le rejoindre. Elle est chic c'te fille.
_Et bien sûr, le fait qu'elle ait de superbes flancs ne change en rien votre jugement, pas vrai ?
_Margrave ?
_Oui ? répondit la licorne.
_J'ai toujours mon extracteur, vous savez.
_Et ça vous dérange si on se dispute en sauvant les gens de l'incendie ? proposa le noble.
_Du tout. Passez devant.
¤¤¤
Alicorne et draconequus se faisaient face, sans rien se dire. Il y a longtemps, cela faisait partie de leurs jeux. Le roi du silence, le premier qui parlait avait perdu. Le jeu s'était érotisé quand ils étaient devenus amants : le perdant n'avait plus le droit d'ouvrir la bouche et de formuler le moindre mot, pendant une heure, jusqu'à ce que le gage prenne fin. Tout l'intérêt était bien sûr, à force de baisers et de caresses, de forcer le perdant à dire quelque chose.
Cela dit, Celestia tout autant que Discord avait conscience qu'il existait un gouffre entre leurs souvenirs et la réalité présente.
_Content, vraiment ? demanda Celestia, rebondissant sur l'affirmation de Discord, pourtant formulée plus d'une minute auparavant.
_Et bien...oui. Je te mentirais si je te disais que tu ne m'as pas manqué.
C'était vrai.
Les draconequus avaient peut-être le mensonge dans le sang, mais ça, c'était totalement et complètement vrai. Il n'y avait pas un soir, pas une journée où Discord n'avait songé à Celestia.
_Tu n'as pas vraiment manqué à mon père en tout cas. Lui faire pousser un arbre dans les poumons...
_Je...
_Ni ma mère. Enfin, je ne sais même pas comment tu l'as tuée, mais je suppose que ça n'a pas dû être bien plus glorieux, hein ?
Les mots de Celestia étaient amers. Discord le comprenait parfaitement. Il n'avait pas cessé lui-même de s'en vouloir depuis le mariage.
_Celestia...
_Ni mon fiancé, ni mon beau père, poursuivit l'alicorne sur sa lancée. Ni même tout Equestria d'après ce que j'ai vu.
_Je n'ai pas massacré tout Equestria, répondit un peu sèchement Discord, soucieux – un comble ! - de défendre la vérité. Et avant tout, j'aimerais te dire que...je suis désolé.
Celestia souffla par les naseaux pour étouffer un rire.
_Oh mais oui. Ça va tout arranger, n'est-ce pas ? « Pardon Celestia, j'ai tué tes parents, ton fiancé, et à peu près la moitié d'Equestria, j'ai aussi filé carte blanche à un malade pour qu'il opprime le peuple, mais je suis vraiment désolé, on se serre la patte et on fait la paix ? ».
Les lèvres de Discord se pincèrent.
_Est-ce que tu accepterais de m'écouter cinq minutes ?
_Si tu arrives à t'excuser de tout ça en cinq minutes et à ce que je te trouve convaincant, répliqua Celestia, je crois que je suis bonne pour l'asile.
Je suis sûr qu'elle serait charmante en camisole de force, pensa Discord.
_Pour ce qui s'est passé au mariage, dit-il, hésitant sur les mots, il faut déjà que tu saches que...j'étais pas moi-même. Pas complètement. L'autre licorne grise là, la duchesse machin, elle m'avait jeté un sort. J'étais obligé de lui obéir. A la base, je devais juste jeter une tempête de chaos au dessus du cloître pour faire peur à ton père et le forcer à abdiquer. Mais...ça a mal tourné.
Il poussa un soupir de lassitude.
_Les rayons de chaos frappaient partout dans le jardin. J'ai vu celui qui allait toucher ton père, j'ai essayé de le protéger, mais la duchesse m'a ordonné de la protéger, elle. Et j'ai été forcé d'obéir. Tu te souviens ? Je t'avais dit que je ne voulais pas le faire.
Les mots de Discord permirent à Celestia de se remémorer la scène. Maintenant qu'elle y repensait, il avait effectivement affirmé quelque chose comme ça à l'époque. Mais l'adolescente, saisie de la colère qu'elle évait autrefois, n'avait rien écouté.
_C'est ça ton excuse ? Tu étais contrôlé par cette licorne ? Tu penses que je vais me jeter à ton cou après m'avoir dit ça ?
_Je te dis la vérité, Celestia. D'ailleurs, après qu'elle m'ait forcé à massacrer les personnes qui restaient dans le cloître, j'ai compris qu'elle m'utilisait depuis le début. Alors je l'ai tuée. Je lui ai enfoncé sa propre corne dans le crâne, jusqu'à ce qu'elle crève. Et crois moi, je n'ai jamais ressenti autant de plaisir à tuer quelqu'un.
Le « jamais » avait été prononcé avec un plaisir presque palpable. Celestia sentit les poils de sa nuque se hérisser.
_Attends. Tu dis que tu étais contrôlé par la duchesse pendant tout le mariage ?
Discord hocha la tête.
_Alors si même à l'extrême limite, en imaginant que ce soit vrai. Pourquoi est-ce que tu n'as pas cherché à me le dire ? Pourquoi est-ce que tu t'es associé avec Sombra et que tu as réduit Equestria en esclavage ?
_La dernière fois que je t'ai vue, rappela Discord, tu avais juré de me tuer, et je venais d'assassiner ton père sous tes yeux. Tu t'étais enfuie je ne sais-où, et même si je t'avais tout dit à ce moment là, tu ne m'aurais pas cru.
Celestia dut admettre que ça se tenait. Mais il n'avait pas encore justifié le régime ducal.
_Et pour Sombra et bien...disons qu'il me servait à réparer mes erreurs.
La jument leva un sourcil interrogateur.
Discord se mit lentement à déambuler dans la caverne, formulant lentement ses propos :
_Il n'y a pas un instant où j'ai regretté ce que j'ai fait à ton mariage. Pas un jour où je n'ai voulu revenir en arrière et effacer mes erreurs.
_Sauf que c'est impossible, lui lança Celestia. Ce qui est fait est fait.
_Justement non, répondit le draconequus en souriant. J'ai appris que le temps, ce n'était pas si différent de la pesanteur, de la température ou de bien d'autres choses. C'est une réalité. Une réalité immense, complexe, mais une réalité quand même. Et en tant qu'esprit du chaos et bien...
_Tu es en train de me dire que tu es capable de remonter le temps ? l'interrompit Celestia.
_J'arrive déjà à revoir le passé. Si je me concentre assez, je peux revenir des années en arrière, quand j'étais dans cette grotte, je peux revoir le soir où on s'est rencontrés. Ça serait un peu comme regarder des images qui bougent, je ne peux rien changer à ce que j'ai sous les yeux. Mais je peux les revoir. Quand on peignait la fresque tous les deux, la première fois qu'on s'est embrassés ensemble dans les nuages et ce qui s'est passé ensuite...
Discord n'avait pas arrêté de s'abreuver de ses souvenirs pour tenir au cours de la dernière décade. Ça lui permettait de tenir et quelque part, d'oublier le mal qu'il faisait à Equestria. Il avait un objectif, et se le remémorait régulièrement.
Tous les moments où il avait été heureux avec Celestia, il les avait vus encore et encore.
_Si j'arrive à revoir le passé, je sais qu'avec un sort plus puissant, j'arriverais à le remonter. Et si je le remonte, je pourrais revenir jusqu'au mariage. Je pourrais tuer la duchesse dès le début, avant qu'elle m'ordonne d'attaquer tes parents. Tu comprends ?
La voix de Discord était fébrile.
_Ça veut dire que je peux tout arranger, Cel. Tu pourrais retrouver tes parents. Equestria serait encore stable. Et nous, on serait encore ensemble.
Celestia cligna plusieurs fois des yeux, la bouche entrouverte, surprise par les informations que lui donnait Discord.
Au fond d'elle, quelque chose la poussait à sauter au cou du draconequus et à lui demander d'utiliser ce sort immédiatement. De mettre fin au cauchemar qui empoisonnait leurs vies depuis dix ans.
Mais elle se corrigeait presque tout de suite. Ce cauchemar, c'était Discord lui-même qui l'avait créé. Ca, elle ne devait surtout pas l'oublier. Au dehors, sa sœur et les troupes equestriennes libres se battaient bien pour cette raison.
_Si tu pouvais tout régler, pourquoi est-ce que tu as aggravé la situation ? Pourquoi est-ce que tu as renversé les pégases, pourquoi est-ce que tu as laissé Sombra faire ce qu'il voulait du pays ?
_Je te l'ai dit. Sombra était le meilleur moyen que j'avais de réparer mes erreurs. Revoir le passé, ça demande déjà une sacrée dose de magie chaotique. Alors le remonter et le modifier...ça dépasse l'entendement. J'avais besoin de chaos pour ça, tu vois ? Du vrai chaos. Bien plus fort que tout ce que j'avais fait avant. Alors oui, je me suis appuyé sur Sombra et ses brigands. Et plus ils pillaient et opprimaient le pays, plus le désordre se répandait. Plus la magie chaotique devenait forte. Plus je me rapprochais de pouvoir remonter le temps.
_Et qu'est-ce que tu fais de tous les morts ? Des viols ?
_Regrettable. Mais nécessaire pour le sortilège. Parce que l'important Celestia, c'est que toutes les exactions de Sombra, elles vont disparaître quand je vais remonter le temps. Je vais changer le passé. Il n'arrivera jamais au pouvoir, ses gardes resteront en prison. Les poneys qui meurent dehors en ce moment, ils n'auront plus à prendre les armes contre lui. Le sort va faire revenir tes parents, les dirigeants d'Equestria mais aussi des centaines et des centaines de poneys. Il y a eu des morts et il y en a maintenant, c'est vrai. Mais ce n'est pas définitif. Ce n'est plus définitif. Le chaos va les sauver !
La dernière phrase de Discord avait été prononcée avec un grand sourire. Il ouvrit les bras en signe d'évidence.
_Tu comprends ? Ce que j'ai fait, tout ce que j'ai fait depuis dix ans, c'est essayer d'arranger les choses. Et maintenant, avec la grande révolte que toi et Luna vous avez provoqué, je peux enfin le faire. Enfin le niveau de chaos est suffisant pour le grand chambardement !
_Tu...tu étais au courant qu'on levait une armée ? questionna une Celestia des plus surprises.
_Cel, s'il te plaît, sourit le draconequus. J'entends parler d'une jument blanche d'une trentaine d'années qui se mêle aux réseaux de résistance de Manehattan, et qui a pour nom de code « Scarlett ». Souvent accompagnée d'une sœur de race plus jeune, bleue, surnommée « Sîn ». J'ai assez lu Autant en emporte le foin, et joué avec le doudou de Luna pour retenir quelques informations sur vous deux.
Le cerveau de Celestia s'agitait. Si Discord était au courant depuis le début, il fallait qu'elle prévienne immédiatement Luna ou bien...
L'esprit du chaos leva sa patte de lion en signe d'apaisement.
_Du calme. Je n'ai tendu aucun piège à votre armée. Luna ne risque rien. En fait, je suis même plutôt content que vous vous occupiez de ce porc de Sombra pour moi. C'était vraiment un être abject. Pour ce qu'il a fait ces dix dernières années, il mérite bien son sort, crois-moi.
Discord laissa errer sa serre dans les poils de sa barbe.
_De toute façon, tout sera bientôt terminé. Je vais utiliser le sort temporel et tout ceci, dit-il en faisant un grand signe de la patte autour de lui, ça n'aura jamais existé. On va se retrouver dix ans en arrière au mariage, je vais tuer la duchesse et puis...voilà. Tout se passera comme ça aurait dû se passer.
_Je ne peux pas te laisser faire ça.
_Hein ?
Discord grimaça d'incompréhension. Comment ça ?
_Tu plaisantes ? Tu ne va pas me dire que tu préfères ce monde là à celui qu'on avait y a dix ans ?
_Bien sûr que je préférais l'ancien Equestria. Bien sûr que j'aimerais que ce soit possible de remonter le temps et de corriger nos erreurs...
_Mais c'est possible, la coupa t-il. Je peux tout arran...
_Tu n'as pas encore utilisé ce sort, tu ne sais même pas s'il marche. Et même si c'était le cas, est-ce que tu te rends compte que tu vas créer un paradoxe temporel ?
Discord leva un sourcil. Celestia en profita pour enchaîner.
_Tu remontes le temps et tu changes le cours de l'histoire. Tu ne tues pas mes parents. Si tu ne tues pas mes parents, tu n'as plus envie de remonter le temps et de changer le cours de l'histoire. Donc le temps se déroule normalement. Et tu tues mes parents. Et tu veux empêcher ça alors tu remontes le temps...tu vas créer une boucle infinie, Discord.
_Pas du tout, répliqua t-il. Nous allons juste partir sur une ligne temporelle différente, rien de plus. Je ne tuerais pas tes parents, point à la ligne.
_Et le monde qui est autour de nous ? demanda Celestia. Il va devenir quoi ? C'est seulement toi qui va remonter le temps ou c'est tout qui va rajeunir avec toi ? Il va se modifier ? Disparaître ? Exploser ?
_Je n'en sais rien, et je m'en moque complètement, répliqua le draconequus d'un ton agacé. L'important, c'est que je peux tout corriger.
_Corriger quoi ? s'exclama Celestia. Mes parents sont morts...
_Je peux les faire revenir, dit Discord.
_Ils sont morts ! cria t-elle. Je n'arrive toujours pas à me faire à leur disparition, mais je sais quelque chose, c'est qu'ils ne sont plus là. On doit accepter quand les choses se passent mal, Discord. On fait avec. On peut pas rester bloqués à essayer de revenir en arrière. On doit tourner la page.
Discord souffla lentement par les naseaux.
_Je ne te comprends pas Celestia. Tu préfères que tes parents soient morts ? Qu'Equestria ait souffert comme elle l'a fait sous Sombra ?
_On est des adultes. Quand on est adultes, on ne trépigne pas sur le passé. On avance.
_C'est ce que je veux faire.
_Non. Tu veux changer ce qui a été. Laisse le passé au passé, Discord. Mais il est pas trop tard pour corriger tes erreurs dans le présent. Aide nous à chasser Sombra. A reconstruire le pays. A te racheter.
Elle tendit sa patte en direction de Discord et fit un timide sourire.
_Aide-moi, Dis.
Le draconequus resta impassible quelques secondes, contemplant la patte blanche de la jument.
Puis il souffla à nouveau par les naseaux.
_Je ne sais pas si c'est l'exil ou la nouvelle couleur de crinière, mais tu es devenue incroyablement barbante, Cel, formula t-il à haute voix.
Puis il frappa dans ses pattes et concentra sa magie pour lancer le sort le plus puissant qu'Equestria n'ait jamais connu.
¤¤¤
Canterlot brûlait. Partout où Luna portait son regard, elle ne voyait que des flammes qui léchaient les bâtiments de bois, les toiles qui se gondolaient sous l'effet de l'air brûlant, la pluie de cendres incandescentes qui noyait petit à petit la cité. La chaleur était telle que l'alicorne devait voler haut, loin des foyers d'incendie pour ne pas se brûler. Les émanations lui donnaient mal au crâne, lui piquaient les yeux et la gorge.
Au sol, elle voyait des poneys lutter désespérément contre le feu, faisant des chaînes depuis les fontaines ou les grandes cascades, à l'extérieur de la cité. Et le plus curieux, c'était que les combats avaient cessé.
Luna avait imaginé que dos au mur, les ducaux feraient tout ce qu'ils pourraient pour entraver la progression de l'armée équestrienne libre dans les rues de Canterlot, qu'ils défendraient la ville jusqu'au dernier tas de cendres. Et pourtant, les gardes semblaient avoir abandonné toute volonté de combat. Comme les civils, ils cherchaient à combattre l'incendie, quelquefois même, en compagnie des rebelles. Chaotiques et poneys libres marchaient patte dans la patte, face au grand incendie.
Ce n'était sans doute rien de plus qu’un pur instinct de survie ou par calcul : collaborer avec les troupes qui venaient prendre la ville, ça leur permettrait peut-être de s'en sortir sans trop de casse, mais le résultat était là en tout cas. Equestria s'unissait à nouveau, dans la douleur, face à l'adversité.
Luna trouvait le spectacle presque beau, dans une certaine manière.
Tout en oubliant pas qu'elle était là pour traquer le responsable de ce carnage.
Le palais ducal se rapprochait. C'était un bâtiment très laid, aux yeux de l'adolescente. Sûrement parce qu'elle avait encore en tête le château des licornes, là où elle avait grandi avec ses parents et Tia, sous l’œil bienveillant de mademoiselle Lavande.
Le bâtiment qui avait été ravagé par les flammes lors de la Veillée Chaleureuse, voici dix ans. Et aujourd’hui, voilà que c'était tout Canterlot qui brûlait.
A croire que l'histoire n'existait que pour être répétée.
Un des ailiers de Luna cria quelque chose à sa maîtresse, pointant de la patte des silhouettes en armes sur le toit du palais ducal. Quelques secondes plus tard, des armes de jet fendaient l'air en direction de la petite équipe de l'adolescente.
Elle jura entre ses dents et fit quelques manœuvres d'évitement. Les derniers fidèles de Sombra semblaient vouloir résister jusqu'au bout.
Alors tant pis pour eux : l'alicorne projeta un sort offensif au beau milieu des troupes ennemies. La magie explosa à leur contact, l'onde de choc couchant les ducaux sur place.
Certains passèrent par dessus la rambarde pour s'écraser au sol.
Tia aurait probablement utilisé sa magie pour ralentir leur chute ou cherché à faire quelque chose pour les sauver. Pas Luna.
Ils méritaient leur sort.
Ils avaient choisi de s'engager dans la garde ducale, ils avaient choisi de défendre le palais de leur maître alors que Canterlot partait en fumée. Et s'ils se dressaient sur le chemin de Luna, elle les en écartait. Sans haine, ni regret.
Simplement parce qu'il fallait bien le faire, après tout.
Elle atterrit devant l'entrée principale, trouvant les portes encore grandes ouvertes. Des poneys se précipitèrent, lance au sabot, pour défendre le château. Mais ils marquèrent un temps d'arrêt en découvrant la jument en armure de guerre, qui les foudroyait du regard, escortée par des poneys volants des plus terrifiants. Le tout sur un décor de Canterlot enflammée.
Les gardes s’entre-regardèrent, semblant tacitement soupeser leurs chances. Luna fit un pas en avant.
Les soldats déguerpirent, laissant choir leurs armes sur le sol pour cavaler plus vite. L'adolescente considéra la situation avec un petit sourire.
Au final, elle avait eu de la chance que Sombra ne s'entoure que de brigands, qui fuyaient comme une nuée d'étourneaux au premier problème. Elle n'aurait jamais pu progresser jusqu’ici s'il avait eu une armée digne de ce nom.
Le palais était obscur. Les murs de pierre, les torches qui brûlaient en plein jour, comme pour rappeler que le lieu était un endroit froid et ténébreux. La jument considéra soudain qu'elle ignorait tout à fait où se cachait le duc.
Le palais s'était imposé de lui-même comme réponse, mais enfin, le palais était grand. Et elle ne connaissait pas les lieux. Sombra pouvait être n'importe où. Il fallait qu'elle le découvre.
Les domestiques ducaux s'écrasaient contre les tapisseries quand passaient Luna et ses gardes. Ils étaient sûrement terrifiés à l'idée de ce que leur feraient ceux qui venaient jusqu'au palais chercher Sombra.
Mais Luna n'était pas un monstre. Les serviteurs du palais n'étaient pour rien dans le régime de terreur du Grand d'Equestria. Ils n'étaient que les otages d'un fou, exactement comme le reste de la population.
Elle s'approcha donc d'un terrestre en livrée, dont les dents claquaient si fort qu'on en venait à se demander comment est-ce qu'elles faisaient pour tenir encore.
_Ne me faites pas de mal ! balbutia le malheureux. Je ne suis qu'un domestique, je me contente de servir le repas à table !
Des poneys aveuglés par la peur. Voilà à quoi Sombra avait réduit Equestria. Pire, ce n'étaient pas de civils dont on parlait ici, ou même de personnes qui s'opposaient à la licorne.
Non, il s'agissait de ses serviteurs, ceux qui étaient censés être de son côté !
Luna comprit qu'une fois le Grand d'Equestria tombé de son piédestal, il faudrait un long moment pour assainir le pays. Sombra avait maltraité le territoire jusqu'à la moelle. Il faudrait le soigner, redonner de l'espoir à tous.
Luna ne voulait pas que l'Elysium recommence ici. Elle n'assisterait pas à la mort d'une seconde nation.
_Nous ne vous portons aucun grief, exposa calmement la jument caparaçonnée. Nous voulons juste savoir où se cache votre maître.
_Le duc s'est enfermé dans ses appartements quand il a su que vous arriviez, répondit le domestique, toujours de son ton haché par la peur. Et c'est lui qui a donné des instructions pour qu'on brûle la ville.
Ça confirmait la théorie de Luna. L'incendie de Canterlot avait été planifié et réfléchi. Un crime de plus à mettre à la charge du manedrilène.
L'adolescente sentait gronder en elle une colère inouïe. Elle n'avait qu'une envie, c'était de tenir le duc entre ses sabots et de le déchirer en petits morceaux. Il ne méritait rien d'autre.
_Où sont ses quartiers ? Demanda Luna, la voix blême de rage.
_Dans l'aile ouest, à côté des cachots.
Les cachots. Nom d'un foin, les prisonniers ! Luna les avait complètement oubliés !
_Vous allez nous montrer le chemin, ordonna Luna en poussant du sabot le domestique devant elle et ses gardes. Vous nous ouvrirez les quartiers du duc, puis vous conduirez nos gardes jusque dans les geôles.
_Madame, objecta un des chauves pégases, nous ne pouvons pas vous abandonner dans le quartier général ennemi !
_Il faut sortir les prisonniers des geôles avant que le feu ne gagne le palais. Nous ne pourrons pas arrêter Sombra et s'occuper d'eux en même temps. C'est pour cela que nous vous chargeons de cette tâche.
_Nous sommes vos gardes du corps, il est hors de question que nous vous laissions seu...
_Vous avez juré de tous m'obéir au paturon et à l’œil, non ? Alors mettez cela en pratique. Sauvez les détenus. Je saurais me gérer seule. Je suis une grande jument.
Les chauves pégases échangèrent un regard, comme pour juger s'ils devaient désobéir à une consigne directe. Qu'est-ce qui devait primer ? La sécurité de leur maîtresse ou ses instructions ?
Avec un soupir qui trahissait largement leur déplaisir, ils opinèrent du chef, emboîtant le pas de leur maîtresse.
¤¤¤
D'un rapide sort de télékinésie, Sombra ferma ses sacs de selle. L'essentiel y était : quelques parchemins, des grimoires, une ou deux potions. De quoi tenir en exil.
Même si ça n'allait pas être un exil comme les autres : en temps normal, l'exilé ne souhaitait qu'une chose, retourner dans sa patrie quand la situation se serait améliorée. Sombra lui, ne comptait jamais revenir.
Equestria, il le laissait à qui le voudrait. Que ce soit les rebelles ou maître Discord, il s'en moquait. Le duc avait d'autres objectifs, qui dépassaient de loin la nation ponette. Il ne partait pas en exil. Il partait en conquête.
L'Empire de Cristal. Cette fois-ci, il y était. C'était comique en fin de compte. Il avait passé des années et des années à chercher où il se trouvait, comme un aveugle qui tâtonnait dans le noir. Des recherches qui lui avaient chèrement coûté, à commencer par son propre corps.
Et maintenant que tout s'effondrait autour de lui, que le chaos venait jusqu'au cœur de Canterlot, que des armées ennemies voulaient le lyncher...voilà qu'il avait trouvé la réponse. Aussi facilement que ça.
Il savait désormais où se rendre dans le nord, et quel sort utiliser pour révéler l'Empire. Il n'aurait ensuite plus qu'à s'en emparer. Ça, ça serait un jeu de poulain : les poneys avaient un problème avec la violence. Ils ne la comprenaient pas. Elle leur était étrangère, un peu comme un animal exotique qu'on verrait au zoo.
Les poneys se répétaient à l'envie qu'ils étaient naturellement bons et qu'ils pouvaient tous vivre en bonne intelligence.
Mais Sombra ne s'était pas voilé la face, lui. Il avait regardé le mal dans les yeux, et il l'avait embrassé. Pleinement. Totalement. Jusqu'à le faire sien.
La violence, c'était une arme qui ne demandait qu'à être utilisée. Sombra ne faisait pas autre chose. Il modèlerait le monde à son envie, changerait son centre de rotation. L'univers tournerait autour de lui, de lui et de personne d'autre.
Un sourire d'anticipation se forma sur le visage du Grand d'Equestria. Et en attendant d'avoir l'univers, l'Empire de Cristal, ça serait déjà une étape sympathique.
Il souriait toujours en ouvrant les doubles-portes de son laboratoire. Moins quand un sabot ferré lui atterrit au beau milieu du museau, le faisant reculer et trébucher sur sa propre cape.
Il distingua son opposant. Enfin, son opposante plutôt : une jument bleu nuit caparaçonnée, aux yeux saphirs et à la crinière gazeuse. Il se souvint de l'avoir aperçue sur le champ de bataille, quelques heures plus tôt. C'était elle qui avait semblé mener les troupes rebelles à la victoire.
_La chef des rebelles, je présume ? supposa le duc en se relevant doucement.
_Nous ne sommes la chef de personne, objecta la jument d'un ton qu'elle voulait dur, mais derrière lequel on sentait le manque d'assurance. Les équestriens sont un peuple libre. C'est ce que vous avez oublié pendant dix ans, et que nous vous rappelons maintenant.
_Libres ?
Sombra haussa un sourcil avant de rire franchement.
_Personne n'est libre. Le peuple est toujours asservi, toujours entouré de chaînes. Il se complaît dans sa condition, se débrouille avec ce qu'il a. Il s'attache lui-même avec une famille, avec un travail, et toutes ces autres futilités.
Il passa sa langue sur ses lèvres, sentant le goût du sang.
_Le poney est un animal grégaire. Il suit le troupeau parce que ça lui donne un sentiment de sécurité. Et il écoutera toujours le berger, qu'il le dirige par des caresses ou des coups. Regarde tous ces gens qui t'ont suivie comme un seul poney. Ils ont besoin d'un modèle, d'un rôle à suivre.
_L'exemple vaut mieux que la force.
_Et c'est ce que tu as très bien prouvé en battant mes troupes dans la plaine ou en me collant ton sabot dans le museau, ironisa Sombra. Non. La force est la seule chose qui compte ici bas. Les faibles se font bouffer par les gros. C'est la logique même. Et le pouvoir ne peut être partagé.
Il dégagea sa cape d'un geste de la patte un peu théâtral.
_Mais tu es sans doute encore un peu jeune pour comprendre tout ça. Ça viendra avec le temps, ne t'en fais pas. Maintenant, si tu veux m'excuser...
Il fit un pas en avant, mais la jument ne bougea pas.
_Tu me bloques le passage.
_Nous sommes au courant. Et nous ne bougerons pas.
_Qu'est-ce que tu comptes faire ? Me tuer ? Me capturer ? Me briser les pattes ?
_Duc Sombra, nous vous arrêtons au nom d'Equestria, pour crimes contre la ponité.
Le duc partit d'un puissant éclat de rire, qui grandit encore quand il se rendit compte que la jument devant lui était sérieuse.
_Au nom d'Equestria ? Tu crois que tu peux parler pour elle ? Je suis le dirigeant de la nation.
_Vous avez usurpé cette place avec Discord.
_Et usurper des usurpateurs, ça fait de toi quelqu'un de légitime ?
L'adolescente souffla par les naseaux, signe très clair que leur duel verbal l'agaçait au plus haut point.
_La question n'est pas là. Rendez-vous maintenant ou bien...
_Ou bien quoi ? Je suis devant toi depuis une éternité maintenant. Si tu veux me tuer, vas-y, fais-le. Mais arrête de nous faire perdre du temps à tous les deux. Si tu n'en as pas l'intention, alors pousse-toi de là. J'ai un rendez-vous que je ne dois pas manquer.
Pendant cinq secondes, rien ne se passa. Puis, Sombra poussa un soupir de lassitude.
_Bon. Puisqu'il le faut.
Soudainement, le duc attaqua. Ses yeux se mirent à luire de façon encore plus violente qu'ils ne le faisaient en temps normal et un brouillard violet nimba son corps. Avant que Luna n'ait pu faire un geste, un tir de la corne du Grand d'Equestria la frappa en pleine poitrine.
Curieusement, elle ne sentit aucune douleur. Elle se demanda même si le sort de la licorne n'avait pas échoué.
Puis elle réalisa soudainement que le duc n'était plus devant elle. Et qu'elle n'était plus dans ses appartements. En fait, elle n'était plus à Canterlot du tout : elle se trouvait sur une immense plaine rocailleuse, totalement désertique. Le sol était glacé sous ses sabots. Le ciel était totalement noir. Et elle voyait au loin, une planète occuper une partie de son champ de vision. Le découpage des terres lui rappelait quelque chose...Equestria ? Est-ce que ça voulait dire qu'elle était sur la lune ?
Oui, tout concordait : le sol froid et rocheux, la couleur craie de ce dernier. Et puis surtout, elle était seule. Totalement et absolument seule.
Il n'y avait personne à part elle : ni Tia, ni aucun autre poney.
Elle tenta de battre des ailes pour s'arracher de cette prison, mais resta désespérément rivée au sol. Elle comprit qu'elle allait devoir rester ici pour très, très longtemps. Seule face au vide. A dépérir lentement.
Luna s'affola et se mit à pleurer.
Sombra pencha la tête sur le côté, constatant à quel point la jument semblait inoffensive maintenant : bouche tordue dans une grimace de désespoir, le regard vitreux, nimbé de vert, perdu dans les méandres de son propre esprit. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Il n'avait aucune idée de ce qu'elle voyait, mais ça ne devait pas être très agréable.
Le sort était un succès. C'était la première fois qu'il l'utilisait, et il était plus que satisfait des résultats.
Bon, ça ne serait que temporaire, l'illusion finirait bien par se dissiper. Mais quand même, pour un premier essai, il était fier de lui.
Il faudrait qu'il pense à trouver un moyen de prolonger la durée du sortilège à l'avenir. Peut-être le catalyser par un cristal...
Alors que son esprit d'érudit envisageait déjà des possibilités, il se força à revenir à la réalité. Il aurait tout le temps de penser à ça plus tard. D'abord, mettre de la distance entre lui et Canterlot.
Il dépassa la jument bleue, se demandant un court instant s'il devait la tuer maintenant. Après tout, elle avait été capable de défaire son armée et de remonter jusqu'à lui. Elle pourrait être une nuisance future.
Mais là encore, il se força à penser au présent, et passa paisiblement la porte. La rebelle était hors d'état de nuire, et la prochaine fois qu'ils se rencontreraient, si seulement ce jour arriverait, il aurait tout un Empire derrière lui.
Et peut-être même un titre supérieur à celui de duc.
Roi Sombra, ça ne sonnait pas si mal, non ?
¤¤¤
Celestia regarda autour d'elle. Le sort de Discord avait vraiment eu des effets inattendus. Même avec l'aléatoire dont il était familier.
Quand il avait frappé dans ses pattes, tout le décor s'était comme arraché de lui-même, partant en lambeaux, laissant l'alicorne et le draconequus dans un décor, qui rappelait la salle immaculée du Tartare. Mais là où cette dernière n'était que vide et blanche, l'endroit où ils se trouvaient désormais était noir comme l'aile d'un corbeau.
Quoique non, pas noir : Celestia apercevait un point blanc dans le lointain, comme l'éclat d'un bijou. Et un autre. Et un autre.
Et des milliers, et des milliers qui semblaient éclore sous ses sabots, formant un véritable sentier lumineux.
Il n'y avait pas de vent, pas de bruit, pas de chaleur. Juste ce vide et ces lumières.
Discord était à côté de Celestia, regardant autour de lui, semblant aussi perdu qu'elle.
_Où est-ce qu'on est ? demanda l'alicorne.
_Je crois que...qu'on est passés de l'autre côté.
L'autre côté ? Qu'est-ce que Discord voulait dire par là ?
Mais l'alicorne n'eut pas l'occasion de creuser plus en avant la question. Tout autour d'eux, les encadrants, des images animées se mirent à apparaître. Elles étaient souvent floues, compactées dans des rectangles invisibles. Celestia vit des lieux qu'elle connaissait, comme les rues de Canterlot, sous le soleil d'automne. D'autres lui étaient totalement inconnus, comme cette cité recouverte par la neige, ou ce village blotti au fond d'une vallée champêtre.
Mais quelque chose clochait. Sur certaines images, elle voyait pèle-mêle des poneys des trois races, vivre en bonne compagnie, tandis que sur d'autres, ils se parlaient à peine, se bornant à s'échanger de lourds chariots de nourriture. Les tenues aussi différaient énormément, d'une image à l'autre.
Il n'y avait aucune explication à ça. Enfin si, il y en avait une, mais elle était si incroyable que le cerveau de Celestia refusait de l'accepter.
Discord dut surprendre le regard de la jument puisque il arbora un sourire un peu mesquin, l'air de dire « et bien si ». Il pointa de la serre une image où l'on voyait six poneys s'affairer à dresser un drapeau au centre d'une vallée enneigée.
Les tenues ne trompaient pas. Celestia avait vécu assez de Veillées Chaleureuses pour les reconnaître formellement. Seulement là, ce n'était pas une pièce de théâtre.
Elle voyait bel et bien la scène de l'Unification, entre les fondateurs d'Equestria.
_Le passé, murmura Discord en fourrageant dans sa barbe blanche.
Sa patte de lion pointa un autre rectangle d'image animée, où l'on voyait Canterlot ravagée par un gigantesque incendie. Le bois se consumait, et la toile partait en fumée. Dans les rues, les poneys affolés faisaient de leur mieux pour endiguer la catastrophe.
_Le présent.
De sa queue, Discord pointa droit devant eux, une zone que Celestia n'avait pas vu tout de suite. Les points lumineux s'y concentraient de plus en plus, jusqu'à en être éblouissants. On distinguait toutefois de minuscules objets s'y trouvant, extrêmement rapprochés les uns des autres.
_Le futur, sourit Discord en marchant lentement sur le sentier lumineux.
Celestia sentit ses pattes trembler. C'était ça « l'autre côté » dont parlait Discord ? Le revers de la réalité ? Là où le passé, le présent et le futur se rejoignaient ?
Si c'était bien ça, qui avait crée tout ça ? Quelqu'un avait-il le contrôle sur tout ce qui se passait ? Qui ? Un poney, une créature magique ou quelque chose d'encore plus puissant et incompréhensible pour une simple jument ?
L'alicorne se força à chasser les questions de son esprit. Ce n'était pas le moment. Discord avait réussi à venir jusque ici. Et même si elle ne savait pas pourquoi elle était là aussi, Celestia devait l'empêcher de mettre en œuvre son plan démentiel.
Surtout que maintenant qu'elle avait vu ce qu'elle avait vu, Celestia doutait de moins en moins que Discord puisse changer le passé.
Elle devait l'arrêter.
Elle s’élança droit devant, poursuivant Discord. Elle le retrouva quelques mètres plus loin, très intéressé par les objets qu'il avait devant le museau. Celestia plissa les yeux pour mieux voir, et s'aperçut qu'il s'agissait de dominos.
Des centaines de dominos. Des milliers de dominos.
Non. Bien plus.
Tout autour d'eux, il n'y avait que ça. Des dominos alignés les uns à côté des autres, formant des chaînes qui se séparaient sans cesse, se recoupant parfois. Comme les parcours que fabriquait Luna quand elle était pouliche, mais en bien plus grands.
Clac.
Le bruit fit tourner la tête à Celestia. Au loin, presque à la limite de son champ de vision, un domino était tombé, touchant son voisin qui chutait à son tour. Et ainsi de suite, la ligne ployait, provoquant une réaction en chaîne. Celestia se pencha vers un domino encore debout, placé non loin d'elle. Elle vit une image sur ce dernier, mais fixe. On voyait une ponette terrestre rose, au regard fou, un grand couteau dans les sabots, faire face à une pégase bleue à la crinière arc-en-ciel.
Clac. Clac. Clac.
Les dominos tombaient les uns après les autres, multipliant les chaînes.
_Tu es sur celui-là, dit Discord en pointant de la serre un domino encore debout.
Celestia se pencha pour mieux voir. Effectivement, l'alicorne qui était dessinée sur la surface d'ivoire lui ressemblait tout à fait. Sur l'image, elle était efflanquée d'une licorne couleur prune, au visage à demi-noirci, qui portait une tenue couleur jais, bardée d'un signe doré. Le regard des deux ponettes était saisissant, mélange de haine et de froide résignation.
Si Discord avait dit vrai, est-ce que ce domino représentait son futur ? Ou plutôt un de ses futurs, à en juger par toutes les combinaisons qui se créaient autour d'eux ? Si c'était bien le cas...il y avait tellement de possibilités...et aucun moyen de savoir laquelle serait la bonne : les dominos tombaient les uns sur les autres à une cadence folle, brouillant toute capacité de réflexion.
Pattes croisées derrière le dos, Discord scrutait les pièces avec attention, faisant de grandes enjambées parmi celles-ci. Il faisait un peu penser à un genre d'inspecteur, ou à un professeur, patrouillant dans les rangs de la classe pendant un examen. Sauf qu'il n'était pas vraiment là pour défendre l'ordre, au contraire.
_Qu'est-ce que tu fais ? gronda Celestia.
_Je te l'ai dit, non ? lâcha Discord d'un ton agacé. Je répare mes erreurs.
_Tu crois que tu vas pouvoir modifier le cours de l'histoire comme ça ?
_Vu l'endroit où on est, lança t-il d'un ton un peu goguenard, oui, ça me semble possible.
Celestia, lasse de faire toujours attention où elle posait les sabots, finit par battre des ailes par réflexe, sans vraiment y penser, se soulevant au dessus des pièces d'ivoire.
_Et tu crois que je vais te laisser faire ?
_Tu en as aussi envie que moi, dis pas le contraire, grommela Discord, l'attention toujours rivée au sol. Ça sera mieux pour tout le monde quand je tuerais Ira avant le mariage. Pour toi, pour moi, pour Equestria...
_On ne peut pas toujours faire ce dont on a envie, Discord.
Le draconequus releva la tête, une grimace moqueuse sur le museau.
_Parle pour toi.
Le ton de Discord était si cru, que Celestia ne put s'empêcher de pouffer. A son corps défendant, mais elle rit. Exactement comme quand ils étaient tous deux adolescents, et que l'esprit du chaos la faisait mourir de rire par ses pitreries et ses blagues.
Quand elle arrêta de pouffer, elle ne put s'empêcher de remarquer que Discord avait marqué un coup d'arrêt et qu'il la contemplait, la tête légèrement penchée sur le côté.
_Ce rire m'a manqué pendant dix ans, tu sais...souffla t-il par les naseaux, avant de se remettre en marche.
Celestia aurait menti si elle avait dit qu'elle n'avait pas été également dans ce cas. Discord lui avait manqué aussi. Malgré tout ce qu'il avait fait, malgré le mal qu'il avait fait à Equestria. Au fond d'elle, tout au fond, une petite voix lui susurrait de laisser faire le draconequus. De le laisser retoucher le passé, et de changer tout ce qui était parti en torche depuis une décade. De le laisser faire revenir ses parents et tous les autres morts.
Oui, au fond d'elle, Celestia reconnaissait qu'elle souhaitait que ça se passe ainsi. Mais comme elle l'avait expliqué au draconequus, ils n'étaient plus des enfants. Taper du sabot sur le sol et souhaiter changer ce qui avait été, ça ne servait à rien. Il fallait avancer et forger un meilleur futur, en apprenant de ses erreurs.
Discord s'immobilisa soudain devant une ligne de dominos.
Un sourire s'étendit sur son visage et grandit encore, jusqu'à presque lui déformer le museau.
A se sabots, certains dominos étaient tombés. D'autres étaient encore debout, et parfaitement droits. Certains enfin, tanguaient sur eux-mêmes, comme des ivrognes qui sortiraient d'un bar tard dans la nuit. Sur un des dominos qui vacillait, Celestia reconnut l'image de sa sœur, faisant face à celle du duc Sombra. Deux pièces d'ivoires faisaient face à celle qui tanguait : sur une, le dessin de l'alicorne bleue surplombait celle de la licorne grise, sur l'autre, c'était l'inverse. La jument comprit qu'en ce moment même, Luna affrontait le Grand d'Equestria. Le vainqueur du duel ferait pencher le domino vers telle ou telle pièce.
A moins que ce soit en tombant que le domino n'influe sur le cours de la réalité ?
Discord sembla se désintéresser du domino qui bougeait, et remonta la file des pièces déjà tombées.
_Arrête tout de suite ! gronda Celestia.
_Tu crois que j'ai fait tout ça pour revenir en arrière maintenant ? demanda Discord en levant un sourcil.
Puis, se rendant compte des mots qu'il avait prononcés, il leva son second sourcil.
_Enfin, revenir en arrière...on se comprend, hein Cel ?
Il rit à son tour.
_Allez, dit-il en reprenant son sérieux. Reste assise cinq minutes, le temps que j'utilise le sort temporel et ça sera fini. Pour de bon.
_C'est pas ce que j'avais prévu de faire, gronda Celestia, chargeant un sort offensif dans sa corne.
_Tu es sérieuse, là ? Tu comptes vraiment m'attaquer, moi ? Discord ?
_Au cas où tu l'aurais oublié, on se bat contre ton régime depuis des mois, poursuivit l'alicorne de son ton mordant. Ça me paraît normal de faire tomber la tête quand le reste du corps est vaincu.
_Celestia, lança Discord d'une voix soudainement beaucoup plus sérieuse. Je suis un draconequus. Tu n'es qu'une alicorne. Je peux t'effacer d'un claquement de doigts, si je le veux.
_Et tu le veux vraiment ça, m’effacer ?
Le ton de la jument avait changé. Pendant une seconde, un court instant, il avait retrouvé la candeur de leurs jeunes années.
Cela n'aurait été la crinière pastel, elle serait redevenue la Celestia adolescente.
Discord baissa le regard et mordit sa lèvre inférieure.
_Tu te souviens de cette partie de poker ? Quand je logeais au château ? J'ai promis de ne jamais te faire du mal. Parce que tu étais – tu es – mon amie. Je veux respecter ce serment. Mais ne m'oblige pas à le violer. Parce que je te jure Celestia, je le jure sur ce que j'ai de plus sacré, que si je dois te pousser de mon chemin pour récupérer ce qu'on avait à l'époque, je n'hésiterais pas.
Il releva les yeux et fixa Celestia.
_Ne m'oblige pas à faire ça. S'il te plaît.
La jument se rendit compte qu'elle avait encore le choix. Même à ce moment charnière. Elle pouvait laisser faire l'esprit du chaos, et espérer que tout se passerait bien. Que le plan de Discord se déroulerait à la lettre. Que tout le mal infligé à Equestria ces dix dernières années n'avait pas été fait en vain, mais dans le seul but de disparaître plus tard.
Plus jeune, elle aurait sûrement choisi cette voie, mais elle n'avait plus dix-sept ans. Elle avait grandi.
Celestia ferma les yeux, puisa dans les Éléments et lança son sort d'attaque.
Quelque part dans l'immense pièce, un domino tomba.
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