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Ragnarök

Une fiction écrite par Nochixtlan.

Chapitre 5 : la Harpie

Les crocs se refermèrent en un éclair sur la chair tendre, déchirant les fibres musculaires et détachant la viande des os en les raclant légèrement au passage avec une facilité presque déconcertante. Un léger filet d’un mélange de salive, de graisse et de sang ruissela entre les poils clairs du menton du prédateur, qui se délectait de chaque boucher avec un plaisir carnassier évident.

Gern releva la tête, maintenant l’extrémité dépourvue de viande de l’os d’aurochs qui lui servait de repas entre ses pattes antérieures, et commença à mâchonner bruyamment tout en observant l’horizon encore marbré de pourpre et de rose. Un léger vent d’Est caressait son épaisse crinière noire et brune, apportant avec lui les embruns glacés de la Mer des Griffes, le mince filet d’argent qu’on pouvait apercevoir sous la ligne d’horizon, à quelques centaines dizaines de lieues du village.

C’était là, sur les remparts face à la mer et aux rayons dorés du soleil levant, son petit-déjeuner à la patte et à côté d’une baliste de défense, que le louveteau se sentait le mieux.

La neige omniprésente réverbérait les rayons du soleil matinal avec un éclat aveuglant qui forçait le jeune carnivore à détourner le regard d’ordinaire. Mais, à l’aube, cet éclat se transformait en une lueur douce et enchanteresse qui emplissait l’air de rose et d’or, et l’esprit d’enfant de Gern lui disait qu’il s’ouvrait alors un passage entre leur monde et le pays merveilleux des Terres de Chasse. Quand il n’était pas en train de dévorer son jarret d’aurochs, il ne pouvait s’empêcher de sourire.

 

Ferme la bouche quand tu manges, le gronda son père, un grand loup gris au pelage bordé de noir, dont le regard était également tourné vers la mer. Ta mère te l’a déjà dit une bonne centaine de fois.

 

Gern déglutit, rabattit ses oreilles sur sa nuque et essaya d’offrir son plus beau sourire à son père, espérant l’amadouer grâce à son expression attendrissante.

La commissure des lèvres de Brynjolf, le grand loup gris, se souleva en un sourire discret. C’était pour ce genre de réactions qu’il aimait les enfants.

 

Tu crois qu’elle va venir ? dit le louveteau en retournant son regard vers la Mer des Griffes.

Qui ça ? demanda Brynjolf, levant un sourcil et cherchant des réponses sur le visage de son fils.

Ben tu sais, le Truc, là…

Quel truc ? demanda un Brynjolf un peu perdu.

 

Gern décrivit un moulinet nerveux avec sa patte droite, cherchant ses mots malgré son impuissance à faire comprendre ses pensées à son père.

 

Mais tu sais, celle dont tu as parlé avec Monsieur Thorgal, hier soir…

Tu sais qu’il ne faut pas écouter aux portes, Gern, remarqua Brynjolf.

Ouiiiiii, maiissss…. protesta Gern en baissant les yeux vers les rondins qui servaient de plancher aux remparts, espérant sans doute qu’ils l’aideraient à se tirer de ce mauvais pas. Vous aviez parlé de la Pie Rare, ou quelque chose comme ça…

Je ne vois absolument pas de quoi tu…Ah, ça ! fit le grand loup alors que son visage semblait s’éclairer. La Harpie !

Oui, ça !

 

Brynjolf ne put retenir un rire étouffé. C’était tout Gern ça. Il écoutait tout, retenait tout, mais était parfaitement incapable de s’exprimer avec des mots.

La Rare Pie, quand même.

 

Je ne sais pas, reprit le loup gris en reportant son attention sur l’horizon. Je n’en ai pas la moindre idée.

 

Il se pencha vers son fils, et plaça son museau près de la petite oreille de son enfant.

 

Et honnêtement, j’espère que non.

Pourquoi ? demanda le louveteau. Tu…tu as peur ? ajouta-t-il à voix basse, comme s’il s’agissait d’un grand secret.

Oui.

Mais pourquoi ? C’est un oiseau, non ? C’est gentil les oiseaux ! Ca fait des jolies chansons et c’est tout bon à manger !

 

Brynjolf secoua la tête.

 

J’aimerais que celui-là soit aussi gentil que les autres, lâcha-t-il, un brin de nervosité dans la voix. Tu sais ce que c’est, un aigle de mer ? interrogea-t-il.

Je crois… C’est un grand oiseau qui mange des poissons, et nous on n’a pas le droit de le manger, c’est ça ?

Précisément. Un grand oiseau qui vole haut dans le ciel et qui en tombe d’un seul coup pour attraper un poisson, expliqua Brynjolf en mimant le trajet du rapace avec une patte. Et la Harpie, c’est pareil, sauf qu’il est encore plus gros, et qu’il mange les loups.

Il peut nous manger nous ? s’étonna Gern, les oreilles subitement dressées et les yeux écarquillés.

Oui.

Mais normalement, c’est nous qui pouvons manger tout le reste, comment ça se fait ? s’enquit le louveteau en inclinant la tête.

Je ne sais pas. La nature l’a voulu ainsi, je crois, et c’est une chose contre laquelle on ne peut rien faire. On ne t’as pas appris ça à l’école, que certaines choses sont plus fortes que nous et qu’on ne peut pas les manger ?

On nous apprend rien de bien à l’école… Maîtresse Ditlinde elle fait rien que de nous montrer des feuilles. J’aime pas ça, les feuilles.

Si Ditlinde vous fait apprendre des choses, c’est qu’elles vous seront utiles, tôt ou tard.

Toi ça t’a servi, les feuilles ?

 

Brynjolf sourit, et chuchota :

 

J’allais pas en cours de botanique, je préférais chasser les souris. Ne vas surtout pas dire à ta mère que j’ai dit ça !

Le petit loup se mit au garde-à-vous, et fit signe qu’il avait reçu le message.

 

Maintenant file, tu vas être en retard, dit doucement le loup gris en poussant doucement l’arrière-train de son fils avec son museau. Et tu vas en classe, je te surveille !

 

Gern adressa un dernier sourire à son père, avant de descendre les escaliers menant au chemin de ronde en trottinant, puis emprunta gaiement le chemin qui menait chez Ditlinde, bousculant au passage un ou deux camarades de classe. Brynjolf souriait, mais il était tout de même inquiet. Et si c’était vrai ? Si la Harpie venait à se montrer, qu’arriverait-il à Gern ?

 

Alors, on passe du temps avec la petite famille ? L’interpella une voix enjouée.

Bohort, toujours en forme même de bon matin, reconnut Brynjolf en se tournant vers la source de la voix.

 

Il se retrouva face à un loup au poil roux comme l’enfer, un peu trapu et court sur patte par rapport à la silhouette élancée du loup gris. On aurait dit qu’il tenait de l’ours.

 

Que veux-tu, il paraît que c’est la journée où il faut être efficace, alors je viens te secouer un peu la carcasse !

 

Bohort. La grande gueule d’un Wyrm des glaces, le courage proverbial d’un faisan, mais un œil de Lynx qui en faisait une sentinelle exemplaire, formant une parfaite équipe avec Brynjolf, qui était quant à lui capable de déceler le moindre mouvement suspect. Et surtout, un ami de longue date.

 

Ce salopard de griffon fait pas mal parler de lui, à ce que je vois, nota le rouquin. Tu crois que c’est vrai, ce qu’a dit Thorgal ? Qu’il va vraiment se pointer ici ?

C’est ce que me demandait Gern à l’instant, et je n’en sais vraiment pas plus depuis. Tout ce que je sais, c’est que Thorgal est un type qui a du flair, et il ne s’est encore jamais trompé concernant une attaque à venir.

Ouais, c’est vrai qu’il fallait voir venir cette bande de chiens à diamants, mais je sais pas… un griffon tout seul avec une réputation pareille, ça me paraît bizarre. Je veux pas passer pour un dégonflé ni quoi que ce soit, mais t’as bien entendu ce qu’on dit sur lui.

Qu’il frappe si vite qu’on n’a pas le temps de se rendre compte qu’on est mort, et que la seule chose plus dangereuse que lui est l’énorme épée qu’il transporte ? Oui, j’en ai entendu parler.

Et ça ne te fait rien ?

J’en ai parlé avec Thorgal, et selon lui ce ne sont que des racontars de vieilles louves effarouchées. Et je ne vois aucune raison de douter de ça. Même si ce monstre est parvenu à anéantir plusieurs villages côtiers, il a toujours eu des coups de chance. L’incendie de Melrakki, les serpents de Hvitrhaf… La garde était désorganisée, et il n’y avait aucun moyen de lutter. Mais nous, nous savons qu’il arrive, nous sommes nombreux, entraînés, et on a des balistes. Il n’a aucune chance de l’emporter.

Je n’en suis pas si sûr. J’ai entendu qu’il avait affronté l’arrière-garde des troupe de Brunvard en route vers Nordstarn, et qu’il avait tué plus de cinquante loups avant de s’enfuir.

Et qui te l’a appris ? Un soldat rescapé en train de cuver péniblement son hydromel sur une paillasse de la taverne ? ricana Brynjolf.

Si ça t’était arrivé, t’aurais sûrement fini comme lui ! s’emporta Bohort. Ce truc peut tous nous tuer !

Mais non, ce n’est qu’un griffon, Bohort ! S’il y a quelqu’un qui s’y connaît en combat contre ces machins, c’est bien Thorgal. Je te rappelle que…

Oui, je sais, c’est lui qui a lancé la campagne d’éradication des griffons il y a trente ans et qui menait nos troupes contre les pillards, je connais l’histoire.

Ce que je veux dire, c’est que nous devrions lui faire confiance. Il sait ce qu’il fait. Maintenant, tu devrais aller chercher ta lance, je doute qu’il apprécie que la relève de la garde de nuit soit retardée, ajouta Brynjolf avec un sourire en coin.

Mouais. Fais gaffe quand même.

 

Le loup au pelage roux fit volte-face et s’éloigna rapidement, laissant à nouveau Brynjolf avec ses inquiétudes.

Bohort l’avait certainement perçu, le fait que Brynjolf s’en remette ainsi à Thorgal, le chef du village, trahissait sa crainte et son appréhension. Quelque chose, au fond du loup gris, lui disait qu’une bonne partie des élucubrations qu’on entendait sans arrêt sur ce griffon était vrai, pour une simple et bonne raison : il y avait des survivants, qui pouvaient raconter ce qu’ils avaient vu. Trop souvent on entendait des histoires racontées dans les tavernes alors que personne n’était censé être en vie pour le faire. Mais dans ce cas précis, nombre de ceux qui colportaient ces on-dit à propos de la Harpie étaient des témoins directs bien vivants. Et comment affirmer avec certitude qu’ils inventaient ou exagéraient tous ce qu’ils avaient vécu ?

Brynjolf serait-il en vie, pour raconter ce qu’il se passerait si la Harpie venait ?



Les heures passèrent, sans que Brynjolf ne quitte l’horizon des yeux plus d’une minute, de peur qu’un détail ne lui échappe. Thorgal l’avait bien assez répété lors des nombreux séminaires de formation au métier de sentinelle qu’il avait organisé : « Fermez les yeux une fois, vous êtes courageux. Fermez les yeux deux fois, vous êtes stupide. Fermez les yeux trois fois, vous êtes mort. »

Et pourtant, au fil de la course du soleil dans le ciel, rien ne vint troubler le paysage côtier. Rien d’inhabituel, du moins : le vol de quelques oiseaux de mer, d’aigles pêcheurs, ou les galopades furtives de renards et de chasseurs sortis de l’enceinte des remparts à la tombée de la nuit afin de ravitailler le village en viande et en fruits d’hiver.

Lorsque le ciel fut totalement obscurci et que seul la Lune et les étoiles commencèrent à occuper le ciel, Brynjolf entendit le son réconfortant du hurlement de relève. Il se détendit en soupirant, et après avoir déposé sa lance de fonctions sur le rack prévu à cet effet, bondit au pied des remparts avec légèreté pour éviter de gêner ses collègues de la garde de nuit dans leur ascension des remparts.

Se guidant grâce à la lumière des braseros allumés à la tombée de la nuit, il put apercevoir Bohort, égaré un peu plus loin dans la cohue générée par la relève, et sourit en pensant au soulagement que le rouquin devait éprouver.

Le loup gris emprunta en trottant le sentier qui devait le ramener vers sa demeure et sa famille, mais se figea en pleine course.

Un second hurlement, plus grave, bien plus lugubre, fit vibrer l’air nocturne.

 

Toute la garde stoppa net ses déplacements et activité, et n’émit plus le moindre son, laissant place au silence que seul le hurlement venait troubler.

C’était un hurlement d’alarme, qui signalait un danger inconnu.

 

Une frisson parcourut l’échine de Brynjolf. La Harpie ? En pleine relève de la garde ?

 

Une porte s’ouvrit quelque part à la volée, sortant pratiquement de ses gonds, et un loup au pelage brun et fauve grisonnant, en armure de cuir cloutée, commença a galoper à travers le village en direction des remparts, vociférant de sa voix rocailleuse :

 

Aux armes ! Enfermez les civils, et que personne n’entre ou ne sorte de la cité ! Aux armes !

 

Brynjolf eut à peine le temps de le voir passer, avant d’être entraîné vers les remparts par un flot de fourrure.

Ce loup brun, il le connaissait bien, c’était Thorgal, son chef. Il le vit bondir sur le chemin de ronde, avant de foncer vers les tours de guet et d’allumer lui-même les braseros d’alarme, pendant que les soldats se ruaient vers leurs armes et armure dans un vacarme assourdissant de métal qui s’entrechoquent, d’aboiements inquiets et d’ordres hurlés.

En quelques minutes, le village fortifié semblait s’être hérissé de pointes couronnées de flammes, illuminant les ténèbres d’une lueur orangée dansant au rythme des vents et rehaussant l’éclat du fer de la forêt de lances. Lorsque chacun eut rejoint son poste et que les quatre balistes placées aux points cardinaux furent occupées, le silence retomba, et tous les regards étaient tournés vers le Sud, là d’où était monté le hurlement d’alarme. Brynjolf essaya brièvement de retrouver son ami Bohort dans la sarabande de bois et de métal, en vain. Tous s’étaient rassemblés à l’intérieur du village, sur la place centrale, loin des murs d’enceinte et conformément à ce que Thorgal leur avait appris des combats contre des ennemis volants.

Tous avaient ajusté leur harnais porte-lance, de sorte à ce que celle-ci décrive un angle de soixante degrés par rapport au sol, et tenaient leur épée entre leurs dents. La nervosité des plus jeunes recrues était telle que Brynjolf pouvait entendre crisser leurs dents sur le cuir de la garde de l’arme.

 

Thorgal s’était posté sur l’estrade centrale, tourné lui aussi vers le Sud, guettant l’arrivée de son adversaire. Il se tenait droit, et demeurait impassible dans l’attente que certains avaient du mal à supporter. La cicatrice qui barrait son museau, qu’un griffon lui avait laissé comme souvenir alors que le loup étranglait le rapace entre ses mâchoires, semblait ressortir de son pelage sous l’éclat des flammes, rappelant à tous qu’un combat contre de tels adversaires n’était jamais gagné. De temps à autres, le chef lançait une parole apaisante à l’adresse de ceux qu’il sentait les plus nerveux, détournant un instant son regard du ciel.

 

Brynjolf, lui, ne pouvait pas en détacher le sien, et ce qu’il y voyait le terrifiait.

Il n’y avait rien. Rien du tout que des étoiles et au loin, les volutes d’aurores boréales.

Les poils se hérissaient sur son échine.

La Harpie pouvait être n’importe où.

 

Un claquement sec retentit en hauteur, sur la gauche de Brynjolf, provenant du toit de l’une des flèches surmontant la longère qu’habitaient Thorgal et sa garde personnelle. Il fut suivi peu après du raclement des ardoises qui frottaient les unes contre les autres en glissant lentement de la structure, avant d’aller s’écraser sur le sol ou le niveau inférieur.

Là, se tenant d’une serre à la hampe de cuivre qui couronnait le bâtiment et s’agrippant fermement à son support de ses trois membres libre, le griffon balayait de son oeil hautain et cruel la cohorte des loups qui s’étaient tournés vers lui.

Brynjolf avait presque peine à croire ce qu’il voyait.

 

A la lueur des braseros, la créature ressemblait à une hideuse gargouille, au bec et aux serres crochues comme faits d’onyx, et dont les yeux avaient un éclat diabolique.

Un masque de plumes noir entourait ses yeux et s’étirait en deux bandes sombres le long de son cou aux plumes d’un gris rappelant le granite, et en arrière du front arborant un motif étrange que Brynjolf ne parvenait pas à distinguer, le monstre portait une touffe de plumes qui se redressaient et s’abaissaient au rythme de sa respiration. Son corps était couvert par une lourde armure d’acier, sous laquelle on pouvait par endroits voir briller une cotte de mailles, et ses larges ailes noirs marbrées de gris masquaient le ciel derrière lui, le faisant paraître plus impressionnant encore.

Mais ce qui fit véritablement froid dans le dos à Brynjolf, c’était la lame gigantesque que le griffon portait sur son dos. Elle était aussi large que la tête de son propriétaire, et presque aussi longue que son corps, et ne pouvait en aucun cas avoir été forgée pour être maniée par un être normal. Au bout d’une garde bien trop longue, Brynjolf pouvait voir se balancer quelque chose, mais il était incapable de dire quoi.

Il déglutit avec difficulté, et eut une pensée pour Bohort. Le pauvre devait en avoir souillé son armure.

Mais son inquiétude était encore plus grande pour sa femme et son fils, et il priait de toutes ses forces pour que la créature ne leur fasse aucun mal, ce qui semblait dérisoire tant elle paraissait taillée pour le meurtre.

 

Thorgal passa brièvement ses rangs en revue, avant de relever le museau vers l’hybride monstrueux, et d’aboyer de sa voix forte :

 

Rendez-vous, Harpie, vous êtes cerné ! Plus de trente loups entraînés au combat contre votre espèce ainsi que quatre des meilleurs balistaires de Wulfangar vous encerclent ! Si j’étais vous, je ne me risquerais pas à tenter quoi que ce soit !

 

Le griffon lâcha la hampe de la flèche, avant de se redresser de toute sa hauteur et de toiser Thorgal avec la fierté insultante propre à son engeance, ignorant les bruits de rouages émis par les balistes qui ajustaient leur angle.

 

Il y a encore beaucoup à faire on dirait, ricana-t-il. J’ai vu des pêcheurs d’anguille plus coriaces et déterminés que ceux-là.

 

Quelques grondements montèrent de la horde de loups, rapidement calmés par un regard en arrière de Thorgal.

Sans crier gare, le griffon s’élança dans les airs d’un battement d’ailes, et se laissa tomber lourdement sur l’estrade, à l’endroit qu’occupait le chef des loups une fraction de seconde auparavant, ne cherchant même pas à amortir sa chute. Il s’ébroua et replia ses ailes, avant de reporter son regard menaçant sur Thorgal, qui lui rendit son air de défi en découvrant les crocs.

 

Qu’êtes-vous venu chercher ici ? gronda le chef. Pourquoi attaquer notre village ?

Je veux des explications, répondit la créature sur le même ton. Les loups se rassemblent, et je veux savoir pourquoi.

C’est une réponse que je n’ai pas la possibilité de vous apporter.

Ne vous moquez pas de moi, siffla le rapace en hérissant les plumes. Je pourrais raser ce village jusqu’aux fondations avant que vous n’ayez eu le temps de penser à changer d’avis, alors je vous conseille de le faire rapidement.

Je n’ai rien à vous révéler, maintint Thorgal, gardant une attitude aussi fière et intimidante que possible, bien décidé à montrer à l’intrus qu’il ne pourrait pas prendre le dessus.

N’as-tu donc pas peur de la mort, vieux loup ? cracha le griffon en plaçant son bec crochu à quelques centimètres de la truffe de Thorgal, lui laissant tout le loisir d’admirer la lueur de rage sourde qui couvait au fond de ses yeux de flammes entourés de ténèbres. Tu n’éprouves aucune peur à l’égard de ton peuple ?

Certes non, puisque je n’ai de toute façon aucune information pour vous.

Mensonges ! rugit l’hybride.

 

Comme un éclair noir, la serre droite de la créature se referma sur la gorge du chef des loups, alors qu’un murmure surpris parcourait l’assistance. Il ne fallut pas plus longtemps aux soldats les plus proches pour baisser leurs pointes d’acier vers le cœur du griffon, prêts à le transpercer de part en part.

Il semblerait que nous soyons dans une impasse, fit Thorgal d’une voix légèrement étranglée. Quoi que ce soit que vous cherchiez, et si d’aventure vous le trouviez ici, vous l’emporteriez avec vous dans la tombe.

Le seul de nous deux qui visitera une tombe aujourd’hui, c’est vous, répondit le rapace sur un ton glacial.

 

Sa poigne se raffermit brutalement, et les griffes cruelles transpercèrent la trachée du loup, sans qu’il puisse émettre un couinement de douleur. Mobilisant toute la force de son corps, le griffon décrivit un mouvement pivotant avec son membre antérieur qui projeta sa victime parmi ses propres rangs, diversion suffisante pour que le griffon bondisse dans les airs et éviter de se faire embrocher par les pointes de fer qui foncèrent vers lui.

Il tourna autour de la longère avant de retrouver son perchoir, et poussa un grondement menaçant à l’attention de la meute enragée qui aboyaient furieusement après lui en contrebas. Certains sembler hésiter, et tenaillés par l’envie de prendre leurs jambes à leur cou, et cela amusa le monstre.

Un loup poussa un hurlement à l’arrière des lignes, et tous reprirent le reprirent. C’était un hurlement résolu, destiné à redonner du courage à ceux qui en avait besoin. Et l’espace d’une seconde, le griffon sembla impressionné par la horde à fourrure.

Brynjolf, lui, ne savait pas à qui on devait ce hurlement, mais il n’en avait cure. Il avait soif du sang du volatile, car la perte de son chef et mentor avait allumé en lui une colère digne de celle des dragons d’antan.

Le griffon sauta de son perchoir, et replia ses ailes.

Les loups poussèrent tous ensemble un cri de guerre, et se ruèrent dans la direction de la créature, cernée de toutes parts par la forêt de lances.

« Les oiseaux c’est gentil. Ca fait des jolies chansons et c’est bon à manger. »




La morsure glaciale du vent hérissa les plumes de Gaïn, et le fit frissonner, alors que la chaleur générée par les braseros et l’ardeur du combat commençait à se dissiper en lui.

Pourtant, ni le vent, ni le froid ne parvenaient à éteindre l’incendie qui se propageait lentement à travers le village et dans l’esprit du griffon. Et si, une fois que le feu aurait dévoré la dernière poutre et le dernier cadavre, il finirait par s’étouffer lui-même, la soif de réponses de Gaïn ne ferait que grandir.

 

Une nouvelle attaque, et un nouvel échec. Encore une fois, l’effet de surprise lui avait été soufflé sans qu’il sache comment ni pourquoi, et encore une fois, la moindre piste avait été effacée.

S’il ne s’était pas emporté si vite avec le chef des loups, peut-être qu’il les aurait eues. Mais les griffons ne tolèrent pas le mensonge, Gaïn en savait quelque chose. Et aucun des autres loups n’avait pu lui expliquer pourquoi leur race se rassemblait vers l’Ouest. Ou peut-être avaient-ils simplement refusé ?

Mais comment croire qu’un être mis au pied du mur, les yeux rivés sur le bec tranchant qui menaçait d’étriper son enfant aurait-il eu encore le courage insensé de mentir ? Comment croire qu’un être prêt à abandonner tout honneur et toute dignité ne serait-ce que pour sauver sa propre vie aurait-il préféré mentir plutôt que de vivre ? Ces loups ne savaient rien, de toute manière, et Gaïn se serait haï lui-même s’il avait achevé un ennemi qui avait déjà rendu les armes. Cela pourrait s’apparenter à de la clémence, chose dont il avait fait bien plus preuve que lors de ses précédentes incursions dans des villages côtiers. De nombreux loups avaient réussi à s’échapper, emportant femme et enfants, mais le griffon n’en avait cure. Il était un guerrier, pas un assassin, et frapper un adversaire qui a abandonné le combat était l’apanage de ceux qui n’ont pas d’honneur et ne s’en soucient point.

A Melrakki et Hvitrhaf, il avait tenté de ne laisser aucune preuve de son passage sortir du village, car il tenait absolument à ce que sa présence sur la Terre des Hurlements reste secrète. Il avait abandonné l’idée en voyant que, de toute façon, il ne parvenait pas à rattraper chaque individu, et en découvrant que l’arrière-garde des troupes de l’Est de Wulfangar était venue à sa rencontre alors qu’il avait veillé à ne pas les provoquer.

Dans ce petit village, ce schéma s’était à nouveau répété : ses tentatives d’approche nocturne et discrète visant à interroger uniquement le chef des loups sans effusion de sang s’était soldée par un échec, alors que la population entière était au courant de sa venue et prête à le recevoir.

Quelque chose prévenait les loups de l’arrivée de Gaïn, ou quelqu’un, sans qu’il pût savoir qui. Il prenait garde à ne voyager que de nuit, passant ainsi inaperçu pour un observateur terrestre. En journée, il n’allumait aucun feu pour se réchauffer, ou alors s’abritait dans des grottes ou des loges de chasse inoccupés. Il ne pouvait pas avoir été repéré par des chasseurs ou des éclaireurs, et il n’avait repéré aucun autre griffon qui l’aurait potentiellement suivi. Alors comment… ?

 

Il donna un coup de patte dans un casque qui avait roulé jusque-là en tombant de la tête de son propriétaire, mort quelques mètres plus loin. Si la seule inquiétude du rapace avait té de savoir qui le suivait, il ne se serait pas lancé dans une telle campagne de recherches.

 

Mais depuis le jour où il avait vu, au large des falaises de l’Ouest de Gryphonnia, tout un groupe de navires de guerre de Wulfangar, il avait senti que quelque chose se tramait, ce qui n’avait été que confirmé par le retour vers l’Ouest des armées orientales des loups. S’ils se rassemblaient, il y avait forcément une raison, et qui plus est une raison qui pouvait fortement intéresser Gryphonnia. Si les Velus se préparaient à la guerre, ce qui semblait être le cas, il y avait de bonnes chances que les griffons soient impliqués, comme c’était déjà arrivé de nombreuses fois par le passé, notamment lors de la bataille décisive qui mit fin à la Guerre des Mille Chandelles, des milliers d’années auparavant.

 

Gryphonnia. Le simple souvenir de la terre natale de Gaïn réveilla des souvenirs douloureux, et des picotements sur ton front. Le griffon passa doucement une serre au-dessus de ses yeux, palpant les posses et les creux comme pour vérifier qu’ils n’avaient pas disparu. Un relief marqué au fer rouge sur le front du griffon, formant ce qu’il abhorrait et chérissait à la fois, le symbole de la serre et de la dague.

Le symbole des Traîtres. Des traîtres à leur rang et à leur Empire.

 

Ce qui était fait était fait. Ce symbole lui rappelait douloureusement son bannissement aux limites du territoire des griffons, mais il lui rappelait également la fierté d’avoir su préserver son honneur et celui de la nation, bien que celle-ci en ait pensé autrement.

Et banni ou non, il défendrait l’honneur des griffons. Et, qui sait, peut-être que si une guerre éclatait et qu’il démontrait sa vaillance et sa loyauté envers l’Empire en combattant les loups, peut-être qu’il pourrait réintégrer les phalanges de la Légion des griffons, et cesser de vivre comme un animal, réduit à assurer seulement sa survie sans se préoccuper de gloire et de fierté.

 

Marchant lentement au gré de ses réflexions, le griffon se surprit à emprunter le chemin de ronde, ce qui lui offrit un point de vue parfait pour constater le carnage qu’il avait causé.

Des flèches surmontant la longère du chef, seul celle sur laquelle il s’était perché tenait encore debout, la seconde ayant été réduite ensemble par les flammes nées d’un brasero renversé pendant le combat. La moitié de la cité avait été dispersée par le vent sous forme de cendres et de fumée, et les flammes continuaient à ronger les édifices les plus éloignés du centre.

Partout, des cadavres de loups en armure gisaient sur la neige non loin d’une mare de sang, égorgés par les serres du griffon ou les os réduits en miette par son arme démesurée. Gaïn constata presque avec soulagement qu’aucun louveteau ne gisait là.

Machinalement, il baissa le regard vers le cadavre du balistaire, projeté au bas de sa machine par une attaque au passage quelques minutes auparavant.

Le griffon haïssait ce type d’armes. Non seulement abattre un adversaire à distance lui semblait être le comble de la couardise, mais en plus ce type d’engin était particulièrement efficace et mortel pour cet emploi. Il avait dû en faire sa priorité, pour éviter de se faire épingler comme un vulgaire papillon à un moment où il aurait eu le dos tourné.

Quelque chose attira son attention, cependant.

 

Il sauta du chemin de ronde et se posa doucement à côté du cadavre. D’une serre, il le redressa légèrement, et ouvrit des yeux ronds devant sa découverte.

Le loup avait été poignardé dans le dos.

 

Le griffon balaya rapidement les alentours du regard, cherchant à percer la fumée de son regard de rapace, mais ne put rien voir. Pas le moindre mouvement, pas le moindre son. Aucun être vivant ne demeurait dans l’enceinte du village, pas même un corbeau venu se repaître de la chair des cadavres.

 

Pris d’un violent doute, Gaïn étendit les ailes, et s’élança d’un bond dans les airs, regagnant promptement le ciel nocturne avant de reprendre sa route vers l’Ouest.

En espérant que d’ici là, il ne partagerait pas le sort du balistaire.

 

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