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Discors Consentus

Une fiction écrite par Nochixtlan.

Chapitre 5 : Interlude

Le vieux Gilles lorgnait d’un œil vitreux le fond de sa bouteille de vin. Rien de plus que du vin de table, mais quand on avait pas les moyens de se payer un alcool plus cher, on faisait avec ce qu’on avait. De toute façon, l’ivresse était là, c’était tout ce qui comptait.
Le clochard était étendu sur un banc de la place de la Comédie. A cette heure, dans les onze heures et quart, plus aucun policier ne faisait attention à lui, tout occupés qu’ils étaient par les contrôles à la sortie des boîtes de nuit. Il pouvait tranquillement profiter du spectacle des étoiles et des vagues échos du bar le plus proche.
La place était dominée par le Temple Neuf, un lieu de culte érigé par les premiers protestants de Metz. La silhouette sombre et massive du bâtiment trônant au milieu du canal de la Moselle qui serpentait à travers la ville semblait témoigner d’une époque révolue, lors de laquelle la ferveur religieuse avait atteint son apogée, mais aussi un temps pendant lequel les hommes avaient appris à faire les meilleurs fêtes connues, selon le vieux Gilles. Tout professeur d’histoire et passionné d’archéologie qu’il avait été, il ne pouvait que lever sa bouteille au passé, aux ripailles incessantes et à la belle époque. Celle lors de laquelle sa retraite lui aurait permis de vivre décemment avec un toit, avec sa femme. Mais la maladie l’avait emportée, et l’alcool était devenu la seule raison de se maintenir en vie du vieil homme, son esprit toujours trop embrumé pour pouvoir se suicider décemment, ou pour comprendre que ses excès le mèneraient à la rue.
Trois heures plus tard, le mendiant n’avait pas encore trouvé le sommeil, et les rues étaient totalement désertes. La fraîcheur de la nuit annonçait le retour de l’Hiver précédé de son manteau de feuilles mortes. Gilles scrutait toujours le Temple, examinant tour à tour les silhouettes des affreuses gargouilles qui gardaient ses contreforts de leur œil de pierre.
Il crut percevoir un mouvement. Mettant cela sur le compte de la fatigue et de l’alcool, le vieux Gilles n’en fit aucun cas.
Un instant plus tard, il crut apercevoir une ombre furtive derrière un arbre. Cette fois, il était persuadé qu’il n’hallucinait pas. Il se leva avec difficulté du banc sur lequel il était assis, et tituba sur deux mètres avant d’être arrêté par un bruit étrange. Comme le raclement d’une griffe sur la pierre, suivi du claquement caractéristique d’un sabot.
Il se retourna, et poussa un cri d’horreur qui le fit tomber à la renverse.
La hideur de ce qui se trouvait devant lui fit vaciller sa raison. La créature était un odieux hybride de bouc, de reptile et d’autres bêtes que le vieux Gilles aurait eu peine à identifier s’il l’avait voulu. La gueule allongée, couverte d’un fort poil gris et fendue d’un rictus dément s’ouvrait sur des crocs pointus, et la canine gauche hideusement surdimensionnée jaillissait de la bouche, exposant ses courbures cruelles aux yeux de tous. Une langue fourchue goûtait l’air par intermittence, dardant entre les dents du monstre. Une barbiche et de longs sourcils de poils d’un blanc sale coiffaient le menton et l’arcade sourcilière de la créature.
Les oreilles étaient pareilles à celles d’un cerf, et la tête portait d’ailleurs un bois sur le côté droit de l’arrière du crâne. L’autre moitié était surmontée d’une corne torsadée et striée, comme celle de certaines antilopes de la lointaine Afrique.
Un cou serpentin supportait l’horrible tête, arborant une crinière de poils drus et noirs comme la nuit. Le corps était couvert de plumes brunes, et le membre antérieur gauche était une serre d’aigle aux griffes acérées, l’autre bras celui d’un lion. Les membres inférieurs étaient du côté droit celui d’un reptile couvert d’écailles, et du côté gauche celui d’un bouc au sabot fendu. La queue, aussi longue que le corps et couverte d’écailles rouges pareilles à celle d’une carpe fouettait l’air dans le dos de la créature, le panache de poils blancs qui la terminait suivant mollement les mouvement de l’odieux appendice.
Deux ailes jaillissaient de son dos, l’une de chauve-souris, et l’autre de rapace.
Ce qui affolait le plus le malheureux mendiant était les yeux de la bête. Dissymétriques, comme le reste du corps, l’un étant perpétuellement exorbité, tel un hideux œil de verre, mais tous les deux dégageant la même impression d’insanité et de cruauté dont même la plus féroce des bêtes sauvages serait incapable.
Gilles était paralysé de terreur. Aucun son ne sortait de sa bouche, hormis de faibles gémissements d’horreur. Il s’était recroquevillé sur lui-même, et priait pour que la bête l’achève rapidement. Il avait enfoui son visage dans le creux de ses mains, pour ne pas avoir à affronter l’effroyable vision de nouveau.
Il entendit l’odieux son alternant des griffes et du sabot heurtant le sol. La bête se rapprochait de lui, probablement pour l’achever.
Le vieil homme fut soulevé de terre par une poigne surhumaine, et il n’eut pas le choix que d’affronter le terrible regard du monstre.
Les yeux à la pupille couleur de sang semblaient scruter jusqu’aux tréfonds de son âme, violant son esprit et ses pensées avec une intolérable facilité. Le rictus de la créature s’élargit, et les yeux brillèrent d’un éclat malsain.


- N’aie crainte, petite créature, je ne te veux aucun mal. Du moins, pas encore…
Sa voix avait un timbre totalement étranger à l’humanité et à la raison. Elle était à la fois rocailleuse et profonde, plus ancienne que l’humanité, mais également mielleuse et chaleureuse comme l’était sûrement celle du Serpent qui aurait jadis tenté Eve.
- Dis-moi, créature… Comment toi et tes semblables vous nommez-vous ?
Gilles était bien trop effrayé pour formuler une réponse correcte. La poigne du monstre et la proximité de ses griffes et de ses crocs gigantesques n’étaient pas pour le rassurer.
- Eh bien, on dirais que tu n’est pas très bavarde. Sais-tu au moins ce que je suis ?
Le vieux hocha faiblement la tête en signe que non.
- Bien. Nous allons discuter un peu alors. Mais pas ici, dans un endroit plus calme…

Saisissant le vieil homme à bras-le-corps, la créature s’élança dans les airs d’un puissant battement d’ailes. Son vol était disgracieux, à cause de la dissymétrie des ailes, mais elle se maintenait en l’air selon une trajectoire précise, qui les emmenait vers l’imposante cathédrale.
Le monstre contourna les projecteurs qui éclairaient le bâtiment la nuit, et se posa dans un coin sombre, derrière une statue du Christ. Il déposa le vieux Gilles sur une arche de pierre, tandis que lui-même s’adossait à la statue du Seigneur des chrétiens. Son attitude de dédain total vis-à-vis du symbole religieux sembla digne de l’antéchrist au mendiant.
La créature avança à nouveau vers Gilles, et le saisit par une épaule.

- Je veux savoir tout ce que tu sais.

Avant que le vieil homme ait pu réagir, la serre d’aigle se referma sur son crâne. Soudain, une douleur terrible éclata, comme si son cerveau essayait de forer des trous dans son crâne pour s’échapper. Le vieux Gilles revit au milieu du torrent de souffrance des scènes passées de sa vie : ses cours, sa femme, son mariage, son enfance. La douleur l’aveuglait tant qu’il ne vit pas l’affreuse expression du visage de la bête, apparemment elle aussi en proie à une souffrance intenable.
La prise de la serre se relâcha subitement, et Gilles tomba à la renverse, pendant que la créature titubait en arrière en grognant.

Légèrement sonné, Gilles secoua la tête. La créature en face de lui en fit autant, et elle s’avança de nouveau vers lui. Il se recroquevilla au sol, tremblant d’effroi, et sanglota péniblement :


- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

La bête s’arrêta net.


- Je ne vous veux aucun mal, rassurez-vous, dit-elle. C’est même tout le contraire.


Gilles n’en croyait pas un traître mot.


- Ecoutez, j’ai besoin de vous, dit le monstre en prenant un air implorant qui lui donnait un air pitoyable.


Gilles se redressa un peu, la peur laissant petit à petit la place à la suspicion.


- Comment ça ?
- Je suis Harmonie, une divinité à présent déchue, et j’ai besoin de votre aide pour retrouver mes pouvoirs et mon apparence normale.


Le clochard était stupéfait. Il avait bien du mal à croire les propos du monstre. Mais après tout, une telle créature n’était pas sensée exister, pourquoi mentirait-elle ?


- Ma sœur, Discorde, s’est rebellée contre moi et m’a enfermée dans cette apparence horrible. Ecoutez, vous devez m’aider, sinon l’avenir de notre monde est en grand danger !
- Mais qu’est-ce qu’un pauvre vieux comme moi peut-y faire ?
- J’ai besoin de votre vénération. Il faut que les humains me rendent un culte afin que je regagne mes pouvoirs.
- Attendez, vous voulez que je fonde une secte ?
- Oui, mais une centrée sur le culte de l’Harmonie, différente des autres. J’ai quelques commandements à faire respecter. Nous devons trouver un moyen de convertir les gens à ce culte, qui sera à la fois bénéfique pour eux et pour moi.
- Et pourquoi je ferais ça ? J’veux dire, c’est bien gentil de monter une secte pour empêcher tout un tas de problèmes, mais j’y gagnerais quoi dans l’histoire ? Je suis fauché, j’ai plus de femme et plus de maison, qu’est-ce que ça peut me faire que le monde parte en sucette ?
- Je peux exaucer toutes vos prières. Je peux vous rendre votre maison, et vous accorder tout l’argent dont vous avez besoin.
- Ha ouais ? J’aimerais bien voir ça !

L’assurance retrouvée du clochard sembla énerver la créature. Avec une mine renfrognée, elle claqua des doigts, et un bruit léger provenant de la poche de la veste du clochard attira l’attention de celui-ci.
Il en tira une liasse épaisse de billets de 50 euros. Des étoiles apparurent dans ses yeux, tout émerveillé qu’il était de ce prodige.


- Ceci n’est qu’un aperçu de ce que je peux faire. Et je ne recommencerai pas. Dans deux jours, tu récupèreras ta maison. Alors ?
- Je commence quand ?
La créature sourit.
- Tout de suite.

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