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Brasier Année Zéro

Une fiction écrite par BroNie.

Première partie : Fraisil (2)

Loin au sud des terres d'Equestria, dans la savane, Eliah, Negusse Negest des zèbres, courba la tête en entrant dans la hutte d'Ekundayo, son frère, shaman de la tribu. La case, à la différence des autres du village, avait son toit de chaume recouvert de peinture et de dessins complexes, censés protéger le sorcier des mauvais esprits.

 

Eliah ne l'aurait sans doute jamais avoué en face de son cadet ou du reste de son peuple, mais il était d'un naturel assez circonspect concernant les dieux. Il ne doutait pas de leur existence bien sûr, ni de celle de l'esprit de ses ancêtres mais était moins sûr qu'ils aient quelque chose à faire depuis la Grande Plaine, de ce qui se passait sur la Petite.

 

Il savait cependant à quel point la spiritualité était importante pour les siens, et comment le peuple comptait sur le sorcier pour lui traduire les messages des dieux. En bon politique, il s'en accommodait.

 

Sous la case, Eliah eut l'impression que le soleil s'était brusquement couché, et que la nuit était tombée au-dessus de sa tête. L'intérieur de la hutte était plongée dans une profonde obscurité, et seules les braises mourantes d'un feu disposé à même le sol donnaient un peu de lumière. Mais c'était une lumière rouge, inquiétante, qui faisait ressortir les squelettes et les masques étranges accrochés par son frère un peu partout dans la hutte. Ekundayo prenait son rôle shamanique très au sérieux.

 

Le sorcier attendait le Négus assis devant les braises, y jetant régulièrement le contenu d'une bourse de toile qui semblait se vaporiser quand il touchait les charbons ardents. En venant s’asseoir devant son frère, Eliah remarqua que c'était de la poudre que le shaman jetait dans le feu.

 

_Qu'est-ce que c'est ? demanda le Négus, en pointant du sabot la bourse de toile.

 

_De la corne de buffle broyée, roi des rois, répondit le sorcier, sans s'arrêter dans sa tâche. Un sacrifice pour Ngaï.

 

Ngaï était une des grandes divinités des zèbres, entre Engaï et Olodumare. Eliah s'assurait des bonnes grâces du dieu en priant toutes les semaines en direction de la montagne la plus proche, juste au cas où. Et aussi par tradition.

 

_Et pourquoi est-ce que tu remercies Ngaï mon frère ?

 

_Pour protéger notre nation. Pour remplir nos arbres de fruits, et nos plaines d'herbe. Pour recouvrir nos arbres d'écorce tendre.

 

Alors qu'Ekundayo allait poursuivre, Eliah l'arrêta en levant une patte.

 

_J'ai compris, dit le Negusse Negest. Ton assistant m'a dit que tu voulais me parler.

 

Le sorcier sourit, arrêta de jeter la poudre de corne dans le feu, posa les sabots les uns contre les autres et y appuya son menton.

 

_J'ai fait un rêve mon roi.

 

_Comme souvent, non ? demanda Eliah, un ton presque moqueur derrière sa remarque.

 

_Je suis un shaman. Les dieux me parlent par ce moyen, répondit Ekundayo, qui ne releva pas ou ne voulut pas relever l'ironie dans les mots de son frère. Les ancêtres m'ont parlé.

 

_Tu as vu père ?

 

Le père d'Eliah et d'Ekundayo avait probablement été le plus grand shaman que les zèbres n'aient jamais connu. C'était lui-même qui avait introduit son cadet dans les arts secrets du shamanisme pendant qu'il avait poussé son fils aîné dans les cercles du pouvoir. Il avait expliqué aux deux frères qu'ainsi, ils pourraient appliquer sans attendre les instructions des dieux.

Quinze ans après la disparition de leur géniteur, les deux frères étaient respectivement devenus Negusse Negest et Grand Shaman, réalisant ainsi le rêve de leur père.

 

Même si Eliah avait finalement fini par diriger plus en suivant les avis de ses conseillers que réellement ceux de son cadet.

 

_Non, lâcha le sorcier après un blanc. Mais j'ai vu quelque chose de plus important. J'ai vu l'avenir de notre peuple.

 

Le sérieux avec lequel Ekundayo prononçait ses paroles ne faisait que rendre Eliah plus dubitatif. Ce n'était pas la première fois que le shaman affirmait au Négus avoir eu une vision cruciale pour le futur des zèbres. La plupart du temps, c'était tout simplement trop abstrait et trop bizarre pour que le Negusse Negest puisse en faire quelque chose.

 

_J'ai vu nos lacs se teinter de pourpre. J'ai vu nos cieux se remplir de nuages roses. J'ai vu la lune et le soleil debout en même temps. J'ai vu notre terre sans dessus dessous, et les zèbres souffrir sous le règne d'une créature sans nom, faite de serpent, de lion, d'aigle, de lézard, de chèvre et de bien d'autres créatures.

 

_D'où est-ce que venait ce monstre ?

 

Le ton du Négus s'était brusquement fait plus sombre. Il avait beau avoir l'habitude d'être assez froid aux visions de son frère, quand ces dernières parlaient d'un danger pour son peuple, Eliah se devait de dresser l'oreille. C'était son rôle de chef après tout.

 

_Je ne sais pas, avoua le sorcier en recroisant les pattes pour les soulager de son propre poids. Les ancêtres ne m'ont rien dit de plus, je n'ai fait que voir ces choses.

 

_Mais ce monstre, est-ce qu'on peut le tuer ?

 

_J'ai aussi vu ce monstre tomber et être vaincu par un pouvoir exceptionnel, bien plus puissant que lui, bien plus puissant que ma magie. Le monstre sera changé en pierre pendant des siècles mais se libérera de sa prison, avant d'être vaincu à nouveau.

 

Eliah se frotta le museau des sabots. Encore une fois, les prédictions de son frère l'embrouillaient plus qu'elles ne l'aidaient.

 

_Donc, si je résume, dit le Negusse Negest en reposant ses sabots sur le sol, tu as vu un monstre terrible régner sur nos terres, nous réduire en esclavage, qui sera vaincu avant de se libérer, et finalement vaincu une nouvelle fois.

 

Le shaman hocha la tête.

 

_Mais tu ne sais ni où, ni quand, ni comment est-ce que ce monstre va apparaître. Ni même s'il va apparaître en fin de compte.

 

_Les réponses à tes questions sont dans la tête des dieux, dit énigmatiquement Ekundayo en levant les pattes vers le plafond de la case. Ce qui sort par ma bouche est bien incomplet, et parfois obscur pour les simples zèbres que nous sommes.

 

Le frère du Négus étira sa patte avant pour se saisir d'une calebasse qui trônait entre deux masques inquiétants. Le zèbre porta la bombilla à sa bouche avant de prendre trois brusques aspirations. Malgré l'obscurité, Eliah vit son frère recracher la fumée par ses naseaux avant de lui tendre la calebasse.

Le roi des rois prit la gourde et répéta les gestes de son cadet. Les plantes préparées par Ekundayo et son assistant envahirent ses poumons d'une fumée amère et peu agréable. La tête tourna au Negusse Negest quand il rendit la calebasse au shaman.

 

C'était la tradition qui voulait que l'initié des dieux et le chef du peuple des zèbres partagent la fumée de la même gourde quand le sorcier voulait mettre fin aux discussions shamaniques.

 

Eliah savait qu'une fois qu'ils avaient fumé ensemble du contenu de la calebasse, son frère refuserait de dire un mot de plus sur ses rêves ou ses prédictions.

Le Négus s'en accommoderait. Il vivait aux côtés d'Ekundayo depuis assez de lunes pour savoir comment le sorcier pouvait tout aussi bien brusquement revenir le chercher dans une heure pour lui parler avec entrain du prochain sacrifice de nourriture à faire à Ngaï.

Laissant le shaman à ses dieux, Eliah se releva et sortit de la case. La lumière crue du soleil l'aveugla, et le Négus vit blanc pendant quelques secondes, le temps que ses yeux fassent la différence entre l'intérieur de la hutte et son extérieur.

 

Progressant à petits pas jusqu'au centre du village, Eliah se mit à réfléchir aux paroles du sorcier. Le Négus avait beau au fond, un peu dédaigner les prédictions fraternelles, quelque chose lui disait que cette prophétie-là n'était pas comme les autres.

Et ce quelque chose, c'était son instinct, qui l'avait toujours secondé et guidé, bien avant même le plus loyal de ses conseillers.

Et son instinct hurlait à Eliah d'être prudent, que ce serait trop bête de voir son Empire tomber en ruines, et ses zèbres réduits en esclavage parce qu'il n'avait pas écouté les avertissements du shaman de sa tribu.

 

Le Negusse Negest fut tiré hors de ses pensées quand un des plus vieux zèbres de sa tribu, un de ses principaux conseillers, vint à sa rencontre.

 

_Il fallait que je te parle roi des rois, dit le zèbre avec respect.

 

D'un petit geste du museau, le Négus l'invita à cheminer avec lui.

 

_Des rumeurs sont parvenues jusqu'à moi, dit son conseiller en rimant avec la phrase qu'il avait prononcée un peu plus tôt, respectant ainsi une des croyances de plus du peuple zèbre, pour rendre hommage à Nyoro, dieu de la poésie. Les griffons et les poneys se sont livrés une guerre de trois ans dont l'épilogue vient de s'écrire dans le sang.

 

Eliah hocha sombrement la tête. Le conflit entre Equestria et la Horde, il l'avait suivi de loin, en restant vigilant qu'aucune des deux armées ne décide de s'en prendre au peuple zèbre. Une guerre qui s'achevait était toujours bon signe, même si elle était loin de leur terre.

 

_Licornes et griffons ont payé le prix fort et leurs deux héritiers ont été saisis par la mort, poursuivit le vénérable zèbre.

 

Le Négus sentit la pointe de l'intérêt piquer son esprit.

 

Il y avait de cela de nombreuses lunes, le roi des licornes de l'époque, Aurum Ier avait combattu aux côtés des tribus zèbres, contre une meute de manticores qui ravageaient la savane. Une amitié s'était alors tissée entre les deux peuples, et même si elle avait fini par s'étioler au travers des âges, les Négus avaient toujours accordé le droit aux poneys de posséder un comptoir commercial aux frontières de leurs deux nations.

 

_Est-ce que tu penses que je devrais me rendre auprès des licornes pour leur présenter les hommages de mon peuple ?

 

_Assurément, roi des rois, si tu te rends sur le cercueil, une alliance avec les poneys, nous pourrions garder à l'œil.

 

Eliah supposa que son conseiller voulait dire « garder à l'esprit » mais avait besoin de faire sa rime. Il hocha une nouvelle fois la tête, d'un air plus déterminé cette fois.

 

_Je soulèverai l'idée au conseil de ce soir, promit le Négus.

 

Le zèbre salua une nouvelle fois son seigneur avant de filer jusque sous sa hutte. Resté seul, Eliah se dit qu'après tout, gagner l'amitié des poneys n'était pas une si mauvaise idée, dans l'hypothèse où ce monstre évoqué par son frère finirait par arriver. Ils pourraient faire bloc afin de défaire cette créature.

 

Et si ce n'était qu'une fausse prédiction de plus eh bien... tant pis.

 

Un nouvel allié ne faisait jamais de mal à une nation, n'est-ce pas ?

 

¤¤¤

 

Se tournant et se retournant dans son lit, Celestia cherchait à trouver le sommeil. Et elle n'y arrivait pas pour tout un tas de raisons : premièrement, son flanc la brûlait encore de la formidable correction infligée par les parents pour s'être aventurée dans les bois sans permission et de fait, elle ne pouvait se mettre que sur le ventre, position qu'elle haïssait pour dormir.

 

Deuxièmement, elle en voulait à Luna parce que c'était à cause de sa sœur qu'elles avaient perdu le ballon, et elle, elle n'avait même pas été punie.

 

Et troisièmement, elle ne pouvait pas dormir tranquillement parce que dès que l'adolescente fermait les yeux, elle revoyait le bassin asséché.

 

Elle ne pouvait pas dire exactement pourquoi mais quelque chose forçait son cerveau à revoir le lieu, à essayer de comprendre les inscriptions gravées sur les piliers, à percer le mystère de l'eau qui coulait en-dessous.

 

Alors que Celestia calait une énième fois son menton contre son édredon pour avoir un support afin de dormir, son regard fut attiré par deux petits yeux cyans qui la regardaient du haut de la rambarde du lit superposé.

 

_Luna, chuchota sa grande sœur d'un ton dur, qu'est-ce que tu fais debout à cette heure ? File au lit !

 

_Je suis au lit, souligna-t-elle. Mais j'arrive pas à dormir, répondit en écho la petite voix de l'alicorne.

 

_Tu crois être la seule ? lui reprocha Celestia. Je sens plus mes fesses à cause de toi.

 

_J'suis désolée Tia, s'excusa platement sa petite sœur, je voulais pas que papa te punisse, je te le jure sur la tête de Monsieur Sîn !

 

Monsieur Sîn était la poupée de Luna, une chauve-souris en peluche que l'alicorne adorait par-dessus tout. Quand elle mettait la vie de son doudou en jeu, Celestia pouvait être sûre que sa cadette ne cherchait pas à lui mentir.

 

_Je sais Lu, finit par dire Celestia en roulant doucement à demi sur le côté pour discuter plus confortablement avec sa sœur sans s'appuyer non plus sur sa peau qui la brûlait encore. C'est plus à papa que j'en veux.

 

_Il était juste inquiet tu sais. À cause que t'es allée dans les bois alors que t'avais pas le droit, qu'il a un nouveau travail et tout ça.

 

_Je sais tout ça p'tite sœur, chuchota Celestia dans un soufflement de dépit. J'aimerais juste que papa lève un peu la patte sur le boulot.

 

_J'ai pas bien compris ce qu'il a dit avec maman tout à l'heure... papa va devenir roi ? C'est ça ?

 

_J'crois, dit l'alicorne la plus âgée en se grattant le bout du museau à même le sabot. Je suis pas sûre d'avoir beaucoup plus compris que toi, tu sais.

 

_Maaaaiiiiis, demanda Luna en fronçant les sourcils au fur et à mesure qu'elle allongeait le début de sa phrase, sans doute pour s'aider à réfléchir, ça veut dire que si papa sera roi, maman sera reine ?

 

_Hum, hum.

 

_Et nous des princesses ? On sera la princesse Celestia et la princesse Luna de Canterlot, ça sera trop génial !

 

_Je suis pas sûre que c'est comme ça que ça marche les titres de noblesse.

 

Celestia voulut argumenter mais Luna ne lui en laissa pas le temps :

 

_Oh et je nommerai Monsieur Sîn grand chambellan ! Ou sénéchal ! Ou échanson ! Je sais pas ce que c'est, j'ai lu le nom dans un livre mais le nom est joli. É-chan-son, répéta la petite alicorne en détachant les syllabes, et en les faisant rouler en bouche. Tu crois que c'est quand ils se déplacent sur des échasses ?

 

Celestia voulut manifester son ignorance par un haussement d'épaules mais l'obscurité la masqua à sa cadette qui continua de discourir seule.

Puis, Luna s'arrêta subitement de parler et partit sur un autre sujet :

 

_Tia, je pensais, le ballon.

 

_Le ballon ?

 

_Oui, le ballon que j'ai envoyé dans les bois. Tu l'a récupéré du coup ou pas ?

 

_Je l'avais dans la bouche quand papa m'a retrouvée. Il m'a fait peur, je l'ai lâché. Il doit toujours être au bassin.

 

_Faudrait qu'on le récupère, dit Luna après un blanc. Maman a dit qu'elle nous en achèterait plus.

 

_Elle a dit ça comme ça. Bien sûr qu'on va avoir une nouvelle balle.

 

_Elle ne nous en achètera plus ! renchérit sa cadette. Plus du tout ! On sera privées de jouer au ballon de toute notre vie entière !

 

Celestia se posa très franchement la question de savoir si la naïveté enfantine de sa sœur était touchante ou juste énervante. Sûrement un peu des deux.

 

_Alors on a qu'à y aller, déclara Celestia en sortant de son lit sous le regard incrédule de Luna.

 

_Y aller ?

 

_À Evercon, maintint l'adolescente, passant ses sabots dans ses fers de marche et en entrebâillant la fenêtre du premier étage où se trouvait leur chambre. La forêt est pas loin, dit Celestia en désignant l’extérieur de la patte, on peut y être vite en volant. On fonce, on récupère la balle, on revient avant le petit-déjeuner.

 

_Mais on va se perdre ! Il fait nuit ! rétorqua Luna.

 

_On va se débrouiller, affirma Celestia en prenant un petit sac, et une pelote de laine rescapée des travaux de couture que les alicornes faisaient avec leur mère de temps en temps.

 

Celestia se posa au bord de la fenêtre et regarda fixement sa sœur.

 

_Bon alors Lu, tu viens ou quoi ?

 

_Si papa ou maman l'apprennent, on va se faire punir !

 

_À toi de voir si tu veux faire le bébé, dit Celestia avec un petit sourire de défi. Moi j'y vais en tout cas.

 

Alors qu'elle déployait ses ailes, Luna l'arrêta d'un geste de la patte, le temps pour elle de descendre du lit supérieur.

 

_Ok, grommela-t-elle en s'installant sur le dos de son aînée. Mais c'est bien pour pas te laisser toute seule là-bas.

 

_Bien sûr, dit l'adolescente en décollant hors de la chambre.

 

Le vol de Canterlot jusqu'à Evercon fut court en effet. Les deux sœurs furent rapidement rendues à leur point de pique-nique de quelques heures plus tôt. Celestia atterrit à l'orée des bois, dont la végétation dense interdisait tout vol direct à l'intérieur. Elle reprit son chemin de la matinée, attacha l’extrémité de la pelote de laine à la branche d'un arbre et confia le reste de la boule à Luna, ravie de pouvoir aider sa grande sœur.

 

Ainsi, au fur et à mesure qu'elles avançaient, la pelote se dévidait. Il n'y aurait qu'à en remonter le fil pour regagner la sortie.

 

Celestia découvrit que se perdre, et se perdre volontairement dans l'espoir de retrouver quelque chose qu'on avait découvert par le plus grand des hasards étaient deux choses bien différentes.

La marche dans les bois eut rapidement raison de l'étincelle d’orgueil qui avait poussé Luna à joindre sa sœur mais la pelote de laine qu'elle avait dans la bouche l'empêchait de formuler vraiment autre chose que des sons de protestation inarticulés.

 

Finalement, comme pour se moquer des alicornes qui les cherchaient depuis de longues minutes, elles virent un des piliers du bassin. Elles s'en approchèrent.

 

Sous la lumière de la lune, Celestia découvrit des détails qu'elle n'avait pas notés un peu plus tôt, comme le lierre qui courait tout le long des pierres, ou comment les inscriptions en relief semblaient étrangement accrocher l'attention une fois qu'on avait posé les yeux dessus.

 

Luna posa la pelote sur le rebord du bassin, et penchant la tête par-dessus bord, chercha trace du ballon rouge.

 

_Y a rien, dit la petite alicorne après un rapide examen.

 

_Il fait nuit, fit remarquer sa grande sœur. La balle va moins bien se voir. Cherche du noir.

 

_Y a que du noir, c'est la nuit, rétorqua Luna.

 

_Alors cherche autour du bassin, lui ordonna Celestia. C'est peut-être un animal qui l'a pris pour jouer.

 

Luna alla exécuter sa tâche pendant que l'adolescente elle, gagnait à nouveau le centre du bassin, comme un peu plus tôt, pour coller son oreille contre l'ouverture. Pas de bruit d'eau cette fois. C'était bizarre. Les ruisseaux et les rivières souterraines ne s'arrêtaient jamais de couler pourtant. Et Celestia en était sûre, c'était ce son qu'elle avait entendu, elle n'était pas folle tout de même !

 

L'alicorne à la crinière rose releva la tête pour découvrir, posé juste devant son museau, le ballon rouge. Elle regarda à droite et à gauche, sans comprendre.

Il n'y avait rien un instant plus tôt pourtant. À moins que le bassin soit en pente et que... oh et puis c'était sans importance.

Celestia ouvrit la bouche pour se saisir du ballon quand une voix l'interpella. L'alicorne dressa l'oreille. Ce n'était pas la voix de Luna. Ce n'était pas la voix d'une fille du tout d'ailleurs, elle était beaucoup plus grave, plus...

 

L'adolescente s'interrompit dans ses pensées, terrifiée. Là, dans l'obscurité la plus profonde, face à elle, dans ce qui semblait être un trou dans un muret du bassin, brillaient deux grands yeux jaune et rouge. Les iris n'étaient pas de la même taille, le gauche était le plus petit, ce qui donnait une impression de décalage désagréable.

Celesita sentit son cœur s'emballer de panique quand elle réalisa que les appels venaient de là.

 

_Pssst... dit la voix. Toi avec les cheveux roses. Tu me vois ?

 

La voix n'était peut-être pas aussi grave que l'alicorne l'avait cru au premier abord. Mais la situation restait des plus inquiétantes.

 

_Je te vois, dit doucement Celestia, sans savoir si c'était une bonne idée, en fin de compte, de répondre.

 

_Je t'ai rendu ton ballon, affirma la voix en devenant plus caressante, plus chaude. Je te l'ai mis de côté quand tu l'as perdu tout à l'heure.

 

_Merci... hésita l'alicorne en posant un sabot sur la balle rouge. Et euh... tu vis ici ? Dans la forêt ?

 

_Je vis en-dessous.

 

_Tu vis sous le bassin avec ta famille ?

 

_Je vis en-dessous, répéta la voix.

 

_Ok...

 

Le stress commença à s'en aller quelque peu mais la situation restait bizarre. Celestia ne s'était pas spécialement attendue à discuter à deux heures du matin avec deux yeux rouge et jaune, dans un bassin asséché de la forêt Evercon.

 

_Ben en tout cas, reprit Celestia, merci hein. Pour le ballon. C'est gentil à toi.

 

_Gentil ? répéta la voix, comme si elle avait du mal à comprendre le concept qui se cachait derrière ce mot.

 

_Ouais. Cool quoi.

 

_Cool...

 

La voix avait tendance à allonger les mots et à les déformer, comme si elle aimait mettre à mal la syntaxe.

 

_On va pas t'embêter plus longtemps, hein, affirma l'adolescente avec un petit sourire de façade. C'est vraiment super à toi de m'avoir gardé le ballon et je...

 

_... TIA ! appela la voix de Luna derrière elle.

 

Celestia se retourna pour découvrir sa cadette qui cheminait vers elle, comme si de rien n'était.

 

_Y a rien à côté alors soit les animaux l'ont prise plus loin, soit... hey mais tu l'as trouvée en fait ! glapit de bonheur la petite alicorne en venant caresser du sabot la surface rouge de la balle. Elle était où ?

 

_Juste là. C'est lui qui l'a gardé, dit Celestia en pointant devant elle de la patte.

 

_Lui qui Tia ? Y a personne.

 

Celestia suivit des yeux sa propre patte et vit qu'effectivement, elle ne pointait rien sinon les murs obscurs du bassin. Plus d'yeux jaune et rouge, plus de voix bizarre. Rien que le silence des pierres.

 

_On y va Tia ? demanda Luna en faisant rouler la balle à son sabot. Si les parents nous trouvent pas au lit à l'heure du p'tit-dej, on va dérouiller.

 

_Oui, répondit Celestia en aidant sa sœur à grimper hors du bassin asséché avant de prendre à son tour la pelote de laine dans la gueule et en remontant le fil.

 

C'était vraiment étrange cette histoire d'yeux et de voix. Est-ce que Celestia avait rêvé tout ça ? Luna n'avait rien vu elle. Et elle n'aurait pas menti à sa grande sœur. Et puis il n'y avait effectivement plus rien eu la seconde d'après.

 

L'adolescente se dit qu'elle n'aurait pas à aller chercher bien loin pour la prochaine soirée frissons chez les copines : elle avait une histoire toute trouvée, même si encore fallait-il qu'elle soit invitée.

 

Au fur et à mesure que les deux sœurs regagnaient l'extérieur d'Evercon, Celestia perçut un grondement perdre en intensité.

 

Sous le bassin, l'eau s'était remise à couler.

 

¤¤¤

 

_M'sieur, qu'est-ce qu'il y a sous la terre ?

 

La question de l'adolescente brisa la bulle de silence dans laquelle la classe s'enfermait dès que le professeur Regal ouvrait la bouche. Quelques poneys se retournèrent pour mieux voir leur camarade, surpris de l'entendre participer au cours, elle qui passait ordinairement son temps vautrée sur son bureau, à griffonner des dessins pour passer le temps.

 

Regal lui même semblait avoir du mal à croire que c'était Celestia qui venait de poser une question. Il aurait presque cru à une hallucination si l'ensemble de la classe n'avait pas réagi comme son professeur.

 

La licorne donna un petit coup de la corne de ses sabots sur ses lunettes, laissant ses yeux faire le point sur son élève.

 

_J'ai un peu de mal à comprendre votre question, mademoiselle, dit Regal en posant le livre qu'il avait en patte sur son bureau. Il y a de nombreuses choses sous la terre : des grottes, des réserves de minerais, des restes d'anciennes civilisations...

 

_Y a des animaux aussi, non ? demanda Celestia, coupant son professeur dans son élan.

 

_Oui, effectivement, admit la licorne, trop surpris pour reprendre l'adolescente sur le fait que l'on n'interrompait pas son enseignant. Des taupes, des vers de terre, des ratons laveurs...

 

_Et des avec des yeux jaune et rouge ? Mais pas de la même taille ?

 

Regal retroussa le museau.

 

_Je ne suis pas zoologiste mademoiselle Celestia, je n'ai aucune idée s'il existe pareil animal. Vous devriez vous adresser à vos camarades terrestres, ils pourront sans doute mieux vous renseigner que moi.

 

Au détour de cette phrase, Regal fit clairement comprendre que la licorne qu'il était se désintéressait fortement de tout ce qui pouvait toucher les animaux, et le monde de la nature en général. C'était du travail de poney commun ça.

 

_Maintenant, si cela ne vous dérange pas mademoiselle, j'aimerais reprendre mon cours là où vous nous avez interrompus.

 

Le professeur reprit son livre, l'ouvrit à la page qu'il avait préalablement cornée et se racla la gorge.

 

_Mais un animal intelligent, qui parlerait notre langue ? demanda Celestia, profitant du court silence qui s'était installé pour enchaîner avec une autre question.

 

_Vous avez une imagination débordante ma petite, lâcha sur un ton mordant le professeur, quel dommage que vous ne vous en serviez pas dans le bon sens.

 

Il marqua une pause, comme s'il voulait prendre son temps, puis :

 

_Vous resterez en retenue jeudi prochain après les cours pour rédiger une dissertation sur la vie des taupes. Vous qui semblez adorer la vie souterraine, je suis certain que vous trouverez ce devoir passionnant.

 

Le sourire de Celestia s’effaça alors qu'un gloussement moqueur agitait ses camarades de classe, comme à chaque fois qu'un élève se faisait punir par Regal.

Elle serra de frustration ses sabots les uns contre les autres et se mordit la langue pour ne pas insulter son professeur. C'était injuste, totalement injuste !

De quel droit est-ce que Regal avait osé la punir ? Qu'est-ce qu'il allait marquer sur la feuille de retenue ? « Punie pour avoir posé des questions en cours » ?

Ça n'avait pas de sens.

 

Et puis non alors, pas jeudi prochain ! C'était le jour où Séraphine organisait sa cutieañera, Celestia avait eu un mal de fou à décrocher l'invitation !

La fille d'un des plus gros négociants en épices de la ville, une des ponettes les plus populaires de l'école, et peut-être même de Canterlot !

C'était sa chance d'entre enfin acceptée par les autres à l'école malgré le fait qu'elle-même n'ait pas encore de cutie mark. Si elle faisait bonne impression à la fête elle était tranquille pour le reste de l'année ! Tout se jouerait jeudi prochain !

Regal ne pouvait pas lui faire ça ! Pas là, pas maintenant !

Quand la cloche sonna cinq heures et que les autres élèves se battaient presque à coups de sabots pour arriver en premier en dehors de l'école, Celestia trotta jusqu'au bureau de son professeur qui rangeait son cartable.

 

_M'sieur Regal, j'voulais vous demander...

 

La licorne lui fit signe de poser sa question d'un geste ample du sabot, comme si elle n'avait pas vraiment d'importance à ses yeux.

 

Celestia la formula quand même :

 

_Votre dissert', je pourrais pas plutôt la faire une autre fois ? Je pourrai vraiment pas jeudi.

 

_Le jeudi est le jour des retenues mademoiselle Celestia. Je pensais qu'à force d'y être abonnée, vous auriez fini par comprendre.

 

_Je sais bien c'est juste que jeudi, je pourrai pas ! Y a Séraphine qui fête sa cutie mark, je suis invitée, c'est super important pour moi, vous imaginez pas à quel point ! Je la ferai mercredi votre dissertation, vendredi, ou filez en moi une double pour le jeudi d'après, j'm'en fiche mais laissez-moi juste ce jeudi-là. S'il vous plaît, demanda l'adolescente, joignant ses sabots en un geste de prière.

 

Regal s'arrêta de mettre de l'ordre dans son cartable un très court instant, en prenant le temps de toiser l'alicorne avec tout le mépris qu'il pouvait tacitement exprimer.

 

_Je ne vois pas pourquoi vous attachez tant d'importance à une cutieañera, dit-il en regardant ostensiblement le flanc vierge de toute marque de la pouliche. C'est sûrement un concept un peu dur à comprendre pour vous.

 

Laissant Celestia plantée sur place, frémissante de rage, Regal ferma son cartable, le fit passer sur son flanc et apposa magiquement son chapeau mou sur sa tête. Il fit trois pas en direction de la sortie avant de s'arrêter, de se retourner et de passer la tête par l'embrasure de la porte.

 

_Je disais ça parce que vous avez le flanc blanc, explicita-t-il avec un visage froid et impassible.

 

À peine son professeur avait-il quitté pour de bon la salle de classe que Celestia laissait exploser sa colère. Hurlant et pleurant à la fois, elle rua à l'aveugle, donnant des coups de pattes sans regarder, ses sabots percutant le bois et brisant les encriers. Rapidement, le liquide noir inonda la corne de ses pattes mais elle ne s'arrêta pas pour autant.

 

Sans même se concentrer, elle finit venir à elle les deux chaises les plus proches et les projeta sur le tableau noir. Elles s'y écrasèrent avec fracas mais ne se brisèrent pas, au grand dam de l'adolescente.

Voir le tableau vierge lui donna une idée. Celestia se saisit d'un bâton de craie blanche et traça en grandes lettres capitales, sur toute la longueur du tableau :

 

LE PROFESSEUR REGAL AIME LES ÉTALONS

 

Elle aurait pu penser à une insulte un peu plus réfléchie, plus fine ou une insulte qui soit vraiment une insulte en fin de compte mais l'alicorne était juste trop énervée pour s'arrêter aux détails.

Elle paracheva son œuvre de quelques dessins aussi obscènes que laids, censés ridiculiser son professeur. Celestia savait très bien qu'elle devrait tout remettre en ordre avant que Regal ou quelqu'un d'autre ne s'aperçoive de ce qu'elle avait fait, mais les tripes de l'adolescente étaient trop en feu pour lui permettre d'écouter la partie rationnelle de son cerveau.

 

Pour la forme, elle tira la langue devant la salle de classe vide avant de sortir de la pièce, dans sa colère, ne remarquant même pas qu'elle laissait des traces de pas encrés là où elle passait.

L'alicorne gagna la sortie de l'école et se mit à marcher droit devant elle, sourde aux appels de ses camarades de classe qui restaient encore à proximité de l'école.

Une chance qu'on soit vendredi, se dit l'adolescente, c'était le jour où sa sœur terminait plus tard. Du coup, Celestia avait l'habitude de rentrer seule directement à la maison ou de traîner quelques heures en ville pour venir chercher Luna à la sortie des classes avec son père ou sa mère.

Là, Celestia avait besoin d'être seule, dans un endroit calme. Et il n'y en avait qu'un qui lui venait à l'esprit.

 

Evercon.

 

Moins d'une demi-heure après son échange avec le professeur Regal, Celestia se trouvait dans l'atmosphère protectrice du bassin asséché des bois d'Evercon, coupée du monde, au calme.

Elle avait volé avec rage jusqu'à la forêt, incapable de se sortir les mots cruels de son enseignant de l'esprit. Ça ne lui suffisait pas de l'humilier devant toute la classe en la faisant passer pour une idiote ? Apparemment, il pouvait aussi frapper là où ça faisait mal. Ou ça faisait très mal.

 

Après l'incident à l'école, Celestia avait regardé le haut de sa cuisse avec espoir, priant pour qu'un dessin de feu, de destruction, de colère ou n'importe quoi soit sorti de son pétage de plomb.

Mais il n'y avait rien. Rien de plus que sa robe immaculée, aussi blanche que celle de son père était jaune, celle de sa mère blanc cassé, et celle de Luna bleue.

C'était injuste de ne pas avoir de cutie mark. Surtout à son âge. Celestia grandissait chaque jour, elle le sentait la nuit dans ses os. Déjà, sa corne avait poussé et il lui avait semblé apercevoir ses premières étoiles dans sa crinière. À moins qu'il ne s'agisse que de pellicules. Mais tout de même !

 

Elle n'était plus une petite pouliche ! Pourquoi est-ce qu'elle restait un flanc-blanc ?

 

Oh elle la connaissait la rengaine sur la chance de découvrir qui on était vraiment. Ceux qui proféraient ce discours, bizarrement, avaient leurs cutie marks depuis bien longtemps, et n'avaient pas à composer avec des camarades de classes adolescents complètements demeurés qui se moquaient d'une des dernières de la classe à avoir encore le flanc blanc. Non, Celestia se corrigea. Séraphine donnait sa cutieañera la semaine prochaine. Elle devenait donc la dernière à avoir encore le flanc blanc.

 

Ça aussi c'était injuste. Celestia avait pris sur elle pour aller vers Séraphine pensant qu'entre flancs-blancs, elles pourraient se serrer les genoux.

Séraphine l'avait traitée comme une moins que rien, ce qui avait enseigné à Celestia qu'il n'y avait pas que les licornes qui pouvaient se montrer imbuvables.

L'alicorne avait fait tant d'efforts pour entrer dans le cercle des amies de Séraphine, elle avait rendu tant de services, s'était pliée en quatre pour la ponette.

Celestia avait cru ses efforts récompensés quand Séraphine lui avait glissé dans le sabot, d'un air tout à fait condescendent, un carton d'invitation gaufré pour sa cutieañera.

L'adolescente s'était alors laissée à rêver, à imaginer quelle serait sa vie une fois affichée officiellement amie de Séraphine. Comment elle pourrait parler tranquillement avec le père de la ponette, une des plus grosses fortune d'Equestria, comment elle pourrait à son tour, aider des poneys à s'introduire dans des cercles fermés, comment un jour, elle regarderait derrière elle, et découvrirait une cutie mark flambant neuve sur ses cuisses.

 

Et maintenant, ce rêve était à l'eau, à cause de ce salopard de Regal.

Ah si Celestia l'avait eu sous la patte rien que cinq minutes ! Juste le temps de lui sauter à pieds joints sur le cou et...

 

Celestia détourna la tête en sentant des larmes de colère et de dégoût lui monter aux yeux.

À quoi bon ? Ce n'était la faute ni de Regal, ni de Séraphine si elle n'avait pas encore sa cutie mark, n'est-ce pas ? Celestia ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même. Elle était la seule responsable de son malheur.

 

_Pourquoi est-ce que tu pleures ?

 

Masquant son visage avec son sabot droit, Celestia fit volte face. Devant elle, toujours dans l'ouverture sombre du mur du bassin, les yeux jaune et rouge étaient à nouveau là. Le plein jour rendait la scène encore plus étrange. Le soleil éclairait l'ensemble du bassin mais le trou par lequel les yeux la fixaient restait aussi noir que la nuit précédente, quand Celestia était venue avec sa sœur chercher le ballon.

 

La voix était là aussi, toujours aussi étrange.

 

_C'est pas tes affaires, renifla l'adolescente en s'essuyant le nez à même la patte.

 

_À toi de voir, dirent les yeux.

 

Le ton marqua Celestia.

Ce n'était pas le ton qu'on entendait quand la personne voulait nous faire cracher le morceau en faisant semblant de nous laisser le choix. Là, les yeux s'en moquaient vraiment. Pour de vrai.

 

_Est-ce que t'existes ? demanda l'alicorne en s'asseyant sur ses fesses, bien en face au trou.

 

_Bien sûr que j'existe. Je suis même en train de te parler, tu entends ? À moins que tu ne sois folle et que je ne sois qu'une création de ton cerveau malade. Mais même là j'existerais, même si ça serait que dans ta tête.

 

La remarque n'était pas idiote. Presque philosophique. Une des rares disciplines enseignées par Regal qui ne barbait pas complètement l'adolescente. Elle aimait bien se tordre le cerveau sur des questions sans réponses. Plus jeune en tout cas, c'était le cas. Un peu moins peut-être maintenant qu'elle était ado.

 

_Moi aussi des fois, j'aimerais vivre dans un trou.

 

_Et pourquoi ça ?

 

_Parce que t'es à l'abri en-dessous. Personne te voit, t'es tranquille, y a personne pour t'embêter.

 

_Peut-être que je me cache pas parce qu'on m'embête. Peut-être que je me cache parce que c'est moi qui embête les autres.

 

Ce qui quelques minutes auparavant semblait d'une logique implacable à Celestia venait d'être démonté en quelques mots par la voix.

 

_C'est idiot, dit Celestia après quelques secondes de réflexion, l'exercice éloignant de sa pensée la cutieañera, et les mots cruels de Regal. Si tu te caches, tu peux embêter personne. Et puis les brutes sont pas du genre à se cacher dans l'ombre, au contraire.

 

Le silence fut pendant un long moment, la seule réponse qu'obtint l'alicorne. Seuls d'imperceptibles mouvements des yeux prouvaient que son interlocuteur était toujours éveillé et dans la conversation.

 

_Ok, admit-il en reprenant brusquement la parole, aussi facilement qu'il avait laissé un blanc gigantesque l'espace d'avant. Je me cache parce qu'on m'embête.

 

_Et pourquoi est-ce qu'on t'embête ?

 

_Parce que je suis un monstre.

 

La voix avait dit ça sans effet comique, ni dramatisation. C'était un fait pour elle, dit aussi sûrement que si Celestia avait affirmé que sa crinière était rose ou celle de sa cadette bleue.

 

_Un monstre ? répéta Celestia, levant un sourcil. Quel genre de monstre ?

 

_Le genre qui préfère justement rester dans l'ombre et l'obscurité.

 

_Mais tu t'ennuies pas trop là-dessous ? Si t'es dans le noir tout seul comme ça... ça doit être lourd non ?

 

_Pas forcément, dirent les yeux, y a de l'animation de temps en temps. Des fois, c'est trop de la balle.

 

Et elle l'entendit pour la première fois. Son rire. Un rire qui n'en était pas vraiment un tant il semblait plutôt être une succession de gloussements et de ricanements qu'un vrai rire. Celestia supposait qu'il avait voulu faire un jeu de mot concernant le fait qu'il avait gardé leur ballon.

En plus d'un rire bizarre, la personne à qui appartenaient ses yeux avait un sens de l'humour assez déplorable.

 

Celestia se força toutefois à afficher un petit sourire. Le mystère de ce lieu et de cette personne l'intriguait et elle ne voulait pas la froisser. Elle se dit qu'après tout, la raison de son amertume n'était pas secrète et elle raconta à la voix l'incident de cet après-midi, en mettant l'accent plus sur la méchanceté de Regal que sur le reste, peut-être de peur que la voix se moque d'elle à son tour à cause de son flanc blanc.

 

_Si je comprends bien, demanda la voix, tu as tout cassé dans la salle de cours après que ton professeur est parti ?

 

_Oui, confessa Celestia, réalisant soudain quel comportement infantile elle avait eu.

 

_Je comprends, dit la voix.

 

L'alicorne dressa l'oreille, intriguée. La voix avait dit qu'elle la comprenait c'était bien ça ?

 

_Tu avais besoin de passer ta colère sur quelque chose, dit la voix sans se départir de son ton caressant. On tape dans quelque chose quand on est énervé, c'est un geste naturel. Ce qui aurait été contre-nature, ça aurait été d'accepter que ton professeur t'humilie comme ça sans réagir.

 

_Tu crois ? demanda l'alicorne, cherchant dans l’assurance de la voix, la force de balayer ses propres doutes.

 

_Je vois pas quel intérêt j'aurais à te mentir.

 

Celestia se mit à entortiller une de ses mèches de crinière autour d'un de ses sabots.

 

_Je vais quand même sacrément me faire punir pour ce que j'ai fait. J'ai quand même cassé la classe, insulté le prof, je vais...

 

_Est-ce qu'il y a des preuves ? questionna la voix, coupant l'alicorne dans sa pensée. Est-ce qu'il y a la moindre preuve qui te relie avec le matériel cassé à ton école ?

 

Celestia plissa le front pour s'aider à réfléchir. Puis ses yeux se perdirent sur le sabot encore noir autour duquel elle avait entortillé quelques mèches de sa crinière.

 

_L'encre, dit-elle en reposant brusquement sa patte à terre et en grattant la corne contre la pierre pour en faire tomber le liquide séché. J'ai cassé des encriers et quand je me suis en allée de l'école, j'ai dû laisser des traces dans la salle. Regal connaît mes fers. Je suis morte.

 

_Pas forcément, répliqua la voix. Les cours sont finis dans cette classe-là, c'est ça ?

 

Celestia hocha la tête.

 

_Y aura personne avant demain huit heures.

 

_Alors t'as jusqu'à sept heure cinquante neuf minutes, cinquante-neuf secondes pour y retourner et effacer l'encre. Sans ça, personne pourra prouver que c'est toi qui a fait le coup.

 

_Mais comment est-ce que j'efface de l'encre qui a séché ? demanda Celestia, sentant la panique la gagner à l'idée que Regal aille répéter à ses parents ce qu'elle avait fait.

 

_Tu grattes, dit la voix d'un ton didactique. Ou tu finis le travail.

 

_Comment ça je « finis le travail ? ».

 

_Ne te fais pas passer pour plus bête que tu l'es. Fonce faire ce que tu as à faire. Ton école va bientôt fermer.

 

Celestia leva la tête vers la position du soleil et jura. La voix avait raison : si elle perdait encore du temps, le reste du bâtiment allait être verrouillé et l'adolescente ne pourrait plus sauver ce qui pouvait encore l'être. L'alicorne courut hors des bois le plus vite possible et dès qu'elle le put, elle déploya ses ailes et retourna à Canterlot.

 

Les cloches de l'école annonçaient la fermeture imminente quand l'adolescente se posa devant le bâtiment. Les parents et les familles des poneys plus jeunes attendaient leurs enfants d'une minute à l'autre. Celestia reconnut la robe jaune de son père.

L'alicorne se fit la plus petite possible, se faufilant au travers de la foule et profitant du tumulte pour se glisser derrière le débarras. Elle colla son nez contre la vitre et vit ou plutôt, revit les dégâts qu'elle avait commis plus tôt. Seule une petite série de pas noirs qui s'éloignaient indiquaient l'auteur du forfait.

Comment faire pour effacer ça ? Elle ne pourrait pas rentrer gratter, alors pourquoi est-ce que la voix lui avait conseillé de finir le travail ?

Hey, une minute. Et si « finir le travail », ça voulait dire...

Celestia se concentra et utilisa sa magie pour prendre télékynésiquement trois autres encriers pleins qui dormaient sur une étagère avant de les amener au-dessus des pas. Puis, elle les lâcha.

Les petites bouteilles vomirent leur contenu sur le parquet et un soupir, les traces de fer étaient avalés par une gigantesque tache noire.

 

Bonne chance pour m’identifier avec ça Regal ! pensa une Celestia toute sourire.

 

L'alicorne regagna l'entrée de l'école, et faisant mine d'arriver d'ailleurs, vint se placer à la droite de son père qui ne cacha pas sa surprise de la voir à ses côtés.

Celestia lui répondit avec assurance qu'elle avait voulu attendre sa petite sœur avec son père. Hélios n'eut pas le temps de pousser ses réflexions plus loin puisque Luna apparut en tête de ses camarades de classe, Monsieur Sîn dépassant à moitié de son cartable.

La petite alicorne bondit de joie en voyant non seulement son père, mais aussi sa grande sœur qui avait fait l'effort d'être là pour elle.

Celestia poussa son rôle jusqu'à soulager Luna du poids de son cartable, lui laissant garder serrée contre elle sa peluche. Comme une véritable grande sœur en somme.

 

Bien plus tard cette nuit-là, Celestia était de retour au bassin asséché, pour s'entretenir avec la voix. Elle avait eu du mal à faire le mur mais voulait discuter avec la mystérieuse personne qui vivait dans le trou, et qui l'avait tirée d'un bien mauvais pas.

 

L'alicorne avait commencé par raconter comment elle s'était servie des encriers pour effacer ses traces, à la fois métaphoriquement et au sens propre, avant d'enchaîner sur son jeu de rôle auprès de son père et de sa sœur et de comment elle avait discrètement décollé de la maison familiale pour venir ici.

Le récit fit rire la voix de nombreuses fois. Et mine de rien, Celestia aussi.

 

Puis, au détour d'une phrase, Celestia estima que la personne à qui appartenaient cette voix et ces yeux, quelle qu'elle soit, l'avait bien plus aidée que certaines de ces soi-disant amies de l'école. À cet égard, elle méritait que l'adolescente lui pose une question :

 

_Tu veux bien être mon ami ?

 

_Je ne sais pas ce que c'est, répondit la voix avec franchise.

 

Celestia marqua un temps d'arrêt. Comment quelqu'un pouvait-il ne pas savoir ce que c'était que l'amitié ? À moins que... c'est vrai qu'il vivait tout seul dans le noir. Il ne devait pas voir beaucoup de monde, il l'avait dit lui-même.

 

_Je t'apprendrai, lui promit Celestia.

 

_Comment ça marche ?

 

_Déjà, on commence par se donner nos noms. Moi, c'est Celestia.

 

_Discord, dit-il du bout des lèvres, comme s'il avait honte de s'appeler ainsi.

 

_Discord, répéta l'adolescente plusieurs fois pour s'habituer au prénom de son nouvel ami. Ok. Eh ben Discord, je pense qu'on peut commencer par se taper dans la patte, déclara-t-elle en joignant le geste à la parole et en tendant son sabot droit devant elle.

 

Celestia vit une patte de lion sortir timidement du trou où Discord se terrait pour heurter avec douceur son sabot. L'adolescente sourit alors que la patte de lion rentrait immédiatement sous terre, presque comme tirée en arrière par un ressort.

 

Ça allait être quelque chose cette amitié avec Discord.

 

Celestia était prête à le jurer.



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