Une princesse ne bâille pas.
Pas en public en tout cas. Je me souvenais encore de cette assemblée voilà un ou deux siècles, qui avait duré toute la semaine et où tous les représentants ne cessaient plus de bâiller autour de moi, avec des cernes lunaires aux yeux. J'étais encore plus épuisée qu'eux ~ je n'avais pas dormi. Du tout ~ et je me mordais la langue pour rester éveillée. Après une semaine de ce régime, en gagnant la salle du trône, Crenelation m'avait demandée comment je faisais pour rester aussi alerte, après quoi j'obtenais de tous les poneys une capitulation sans condition. J'avais gagné la guerre du sommeil.
Tout ça pour une histoire de poivre… mais je classais quand même cette anecdote parmi les hauts-faits de mon règne. Je me devais d'être exemplaire en toute circonstance : le moindre écart pouvait avoir des conséquences désastreuses.
Fatiguée, je l'étais souvent. Le soir venu, une fois le soleil au repos, je ne voulais plus que lire ma correspondance paisiblement dans mes quartiers, à la lumière de Philomena, puis me plonger dans le travail de ma petite soeur. J'avais besoin d'un sommeil réparateur comme les dragons de leur bain de lave séculaire.
Ce qui nous amenait évidemment à ce soir, à la passion des poneys pour le théâtre, à la nécessité pour eux de travailler le jour et de ne pouvoir regarder les pièces qu'à la nuit tombée ; et à la nécessité pour moi d'assister à la première représentation. Pour eux, c'était une occasion de me distraire ; pour moi, c'était trois heures prises sur mon sommeil. Avec l'obligation de sourire, d'être enthousiaste et de ne surtout pas bâiller.
Pas seulement parce que ça aurait été disgracieux, et que ça ne se fait pas.
Pas juste parce que je représentais Equestria et qu'un bâillement de ma part ferait passer les poneys pour des paresseux ~ il m'avait suffi d'élever la voix une fois pour qu'un royaume trouve les poneys colériques, durant deux générations.
Mais surtout, je ne devais pas bâiller parce que ma réaction à la pièce déterminerait son succès. Il n'y avait pas véritablement de code, je ne parlerais même pas de convenance. C'était parfaitement involontaire. J'avais appris à mes dépens qu'il me fallait impérativement applaudir à la fin de la pièce, sous peine d'en raccourcir dramatiquement le temps où elle serait jouée dans les théâtres, mais aussi que mes applaudissements à chaque acte déterminait si, dans les reprises, cet acte serait conservé, adapté ou purement et simplement abandonné. Si je regardais ailleurs durant une réplique, ils pouvaient la biffer à l'instant. Si j'éternuais, la carrière de l'actrice était en jeu. Si j'arrêtais de sourire, certains théâtres refuseraient la pièce. Si je me renfrognais, sans même un geste de ma part, j'avais vu une auteure brûler le manuscrit. Une fois assise devant la scène, je mettais mon masque de plâtre le plus joyeux possible et j'étais la comédienne la plus zélée de toute la salle.
Le pire qui pouvait arriver cependant n'était pas que je me renfrogne. Déjà parce que ça n'arriverait plus jamais. J'ai même assisté au vaudeville de la princesse péteuse, et j'avais ri de bon coeur. Parce que c'était drôle, et mignon, et parce que je ne voulais pas décevoir la troupe. Le public affluait dans la salle avec des avis positifs sur la pièce avant même de l'avoir vue tant ils étaient habitués à ce que j'en dise du bien après. Non, le pire était que je bâille.
C'était encore pire ce soir, puisque ce serait la première pièce de Melodrama : la jeune jument avait autant de talent qu'elle manquait de confiance, et je la savais prise dans des rivalités mesquines. Elle devait réussir ~ je savais qu'elle allait réussir ~ pour elle et pour mettre fin à ces disputes. Mais pour elle surtout.
« Votre majesté ? »
Je tournais aimablement la tête. Heaume doré. Maquette de muraille. C'était bien ça, je m'étais assoupie. Il me fallait me concentrer.
« Ce mur est en marbre, je me trompe ? » Je demandais.
Cela s'appelait se raccrocher aux branches. Elle avait pu parler des engins, des mécanismes, de la garnison, des sortilèges… je n'en savais absolument rien. Je savais juste que Dreadnought était une excellente capitaine, et je lui faisais totalement confiance. J'avais donc saisi le premier détail qui m'était revenu en tête ~ que le mur de la maquette était blanc ~ pour relancer la conversation.
Est-ce que j'avais le droit d'avouer à ma capitaine de la garde que je tombais de sommeil ? Elle pourrait penser que je ne prenais pas la menace des salamenthes au sérieux. Elle pouvait se mettre à douter. Cela pouvait empoisonner l'ensemble de son corps armé.
Donc non. Une princesse n'avait pas le droit de bâiller ou même cligner des yeux devant ses soldats.
« Non, » répondit avec un sourire ma capitaine, « ce serait trop long d'apporter du marbre jusque là-bas. Mais si vous voulez… »
« Non, » je répondais à mon tour, « ce sera parfait. »
Un jour, j'avais demandé à une archère si le merlon était assez haut pour la protéger. C'était une muraille décorative, avec un petit toit de tuiles fragiles et d'un violet très doux, très sensible. J'avais demandé ça par curiosité, pour discuter. Le mois suivant, en arrivant à ce château de campagne, j'avais découvert qu'ils avaient doublé la hauteur des merlons. C'était affreux, et ridicule à tous les points de vue, et j'avais très diplomatiquement désamorcé cet accident.
Pour Dreadnought, ma question avait pu signifier que la muraille devait être en marbre. Et pas juste recouverte. Je les connaissais. Ils étaient capables d'en découper des blocs entiers et de les déplacer sur des rondins à travers tout Equestria pour me satisfaire. Ce n'était pas comme s'ils avaient déjà essayé.
« Absolument parfait. » Je répétais en regardant la maquette.
Je me levai ensuite.
« Toutes mes excuses, capitaine, » je dis à Dreadnought, « mais mes devoirs m'appellent. »
« Mais, » dit-elle un peu désemparée, « il reste les tours, et le fossé, et les courriers et… et le baraquement, et le silo, et… »
J'étais certaine que la forme du silo serait absolument parfaite. Un rapide coup d'oeil à la maquette me le confirma. C'était tout à fait charmant, et ça avait l'air pratique à la fois. Pour être franche, je n'en savais rien. J'étais princesse, pas architecte.
Je me tournai encore vers Dreadnought :
« Ne retardez pas plus la construction : la sécurité d'Equestria est en jeu. » Et ma ponctualité aussi. « Je compte sur vous. »
« Oui, princesse Celestia ! » Lança ma capitaine avec joie.
Je sortais de la pièce encore plus épuisée qu'en y entrant. Dehors, le lieutenant de la garde lunaire attendait patiemment, ainsi que Raven et deux gardes solaires. Je notais que Thinmail avait été libéré, sans doute pour retrouver sa petite pouliche, et que c'était Wingleft qui le remplaçait. Flash Sentry venait tout juste de finir son entraînement de base, et ça n'avait pas suffi à l'empêcher de trop bomber le torse à ma vue. Garde personnel de la princesse, il n'y avait vraiment qu'un étalon pour… non, ne pas penser ça.
Le lieutenant attendit que je sois sortie et que la porte soit libre pour y entrer, et ses propres gardes la fermèrent derrière lui. Raven n'eut rien à me dire et se contenta de m'emboîter le pas ~ pas question de trotter, même dans les couloirs vides du palais ~ tandis que je me dirigeais vers la cour. Je priais intérieurement pour ne pas croiser Luna, comme à chaque fois. Si elle me voyait, passé le soir, en compagnie de gardes solaires, elle risquait de mal le prendre. Mais je n'avais pas le choix.
Au théâtre, les poneys voudraient me voir en compagnie de cuirasses dorées.
« Il est possible que le lieutenant Hummingbird veuille vous parler à votre retour. » Me signala Raven.
J'avais déjà un sabot dans le chariot royal. Je grimaçai. Les gardes attelés avaient le regard fixe droit devant eux. Ma secrétaire était dans mon dos. Je pouvais grimacer tout mon saoul. Il serait proche de minuit quand je pourrais enfin gagner mon lit.
« Bien entendu. » Sécurité d'Equestria, tout ça. « Je te remets le palais, Raven. »
Je ne lui remettais rien du tout, mais c'était une manière de lui dire que si le chariot ne décollait pas à l'instant, j'allais faire retarder le début de la pièce. Être absente à la première représentation. Ce n'était jamais arrivé en mille ans. Je me demandais quel serait le résultat, à part une panique générale.
Les gardes prirent leur envol. Je cherchai un instant où Wingleft avait pris position, et le sentis voler bien en place, sur ma gauche, en retrait. Petit réconfort, ou petite vengeance personnelle : les gardes non plus n'avaient pas le droit au moindre écart. Et ce pégase remplissait admirablement son rôle.
Ensuite, la fatigue se rappela à moi.
Je voyais des salamenthes partout à chaque fois que je fermais les paupières. Et des wagons de cidre sur une route fictive de montagne. Et des Wonderbolts griffons. Et des gâteaux, des tas de gâteaux. J'avais juste envie de m'effondrer dans le chariot, de me rouler en boule et dormir.
Le chariot se posa en pleine rue, les roues tapant avec force sur le pavé. J'en fus un peu secouée, et reconnaissante. Autour de nous les poneys qui se pressaient à l'entrée du théâtre, en grandes pompes, noeuds, robes et rubans, s'étaient arrêtés pour me regarder descendre avant de se courber à mon passage. Le directeur du théâtre se tenait à l'entrée, raide et fier, pour m'ouvrir les portes déjà ouvertes aux côtés de son portier. Je hochais gentiment la tête au passage, et entrais.
Pour moi, le plus beau spectacle demeurait ce hall resplendissant, avec ses colonnes vieilles de trois siècles, son vaste tableau au-dessus d'escaliers de pierre d'époque, ses tapis somptueux et ses chandeliers de tous les côtés qui semblaient enflammer l'air. J'avais peut-être vécu trop longtemps dans les châteaux, j'étais nostalgique. J'avais surtout le souvenir d'avoir traversé mille fois ces portes, et je revoyais des foules de poneys, de noms, d'amies.
Une jument s'avança pour m'adresser la parole. Si je continuais à avancer, elle ne pourrait pas m'approcher ~ j'avais des gardes, elle pas ~ et personne ne me le reprocherait. J'étais passablement fatiguée mais je m'arrêtais quand même pour lui sourire.
« Bonjour… » Balbutia la jument, sans savoir comment m'appeler. « … votre grandeur. » Elle a un argument de taille. « Je voulais… j'espérais… »
Si c'était de l'attention, elle l'avait. La mienne comme celle de la totalité des poneys présents, soit la majorité des hautes classes de Canterlot. Je compatissais avec elle, et en même temps je soupirais intérieurement pour qu'elle parle.
« Est-ce que vous pourriez me signer ce journal ? »
Yeux écarquillés sur le journal tendu. Je ne m'étais pas attendue à ça. Je me repris, lui souris et, saisissant l'ouvrage dans mon flot de magie, je demandais à quel nom. J'écrivais ce nom… tout en bas de la page de titre, et tout au fond de ma tête, pour ne pas l'oublier. Je notais aussi que l'encre était noire. L'encre fut dorée, un peu assombrie pour être visible sur le papier, mais dorée. Ce tour de magie effectué, après avoir rendu le livre, je repris ma marche vers les escaliers. Le directeur respirait assez fort pour que je l'entende. La réputation de son théâtre était en jeu. On avait interrompu la princesse dans sa marche. C'était une affaire d'État.
Moi, j'espérais pouvoir rencontrer Melodrama dans la foule, avant d'atteindre ma loge. Mais peine perdue. J'aurais apprécié que Raven m'accompagne, pour pouvoir l'envoyer chercher mon artiste et l'inviter à me rejoindre avant la présentation. Mais Raven n'était pas là et je compris vite que j'étais arrivée à quelques minutes du début.
On m'avait installé ma loge non pas en plein centre mais selon un calcul extrêmement complexe, sur la gauche, en hauteur. Une histoire avec le soleil que je n'avais jamais comprise, et qui avait changé avec le temps. Je profitais que le rideau ne soit pas encore levé pour parcourir la salle et ses dorures, en quête de visages connus et pour me réjouir de voir cette affluence que je voulais croire n'être pas juste pour moi. Melodrama était inconnue au grand public, et les disputes ne devaient pas aider. Cette affluence était un bon signe.
« Vous êtes bien installée ? » Demanda encore le directeur.
J'avais tressailli et, fort heureusement, j'étais parvenue à n'en rien montrer. Il m'avait suivi jusque dans ma loge ? C'était bien la première fois. D'autres le faisaient, mais pas lui. Ce devait être à cause de l'autographe à l'entrée. Je hochais la tête, tout doucement.
« Voulez-vous que je vous apporte à boire ? Des fruits, peut-être ? »
Et pourquoi pas des chips ? Je ne vais pas manger durant la représentation ! Sleekystyle était nerveux comme une galopeuse à la course des feuilles. C'était juste un autographe, d'accord ?
« Non, je vous remercie. » Je répondis avec reconnaissance. « Vous avez déjà pu voir la pièce ? » J'ajoutais au directeur, pour le rassurer.
Peine perdue.
Il se mit à suer en reculant. « Oh, euh… » Il ne l'avait pas encore vue ? « Vous savez, j'ai été occupé… » Et après une excuse, il se retira.
Il ne l'avait pas vue ? Sleekystyle devait avoir une confiance aveugle en Melodrama pour n'avoir pas jugé la pièce qui allait être jouée dans son théâtre. Ou alors il n'avait pas voulu passer son temps dans les répétitions, et je ne lui en voulais pas. Je me retenais déjà de ne pas bâiller à la seule idée de rester assise là durant deux à trois heures, entractes non compris, avec des salamenthes aux portes d'Equestria.
Mais je retenais plutôt l'option ~ parce que Sleekystyle était zélé dans son travail ~ de sa confiance envers Melodrama. La jeune jument avait vraiment du talent. Vraiment beaucoup. Je savais qu'elle allait m'éblouir.
Le rideau se leva.
La scène était vide. Pas de décor. Mon intérêt s'éveilla d'un coup et j'en oubliais le sommeil qui m'écrasait. Ils allaient faire apparaître le décor au fur et à mesure, suspendu à des cordes, sorti de trappes, tiré par des mécanismes… ça allait être palpitant !
Pour le moment, il n'y avait qu'un acteur sur scène. Il était assis, les yeux fermés. Le théâtre récent remplaçait depuis longtemps le choeur par un seul narrateur, chargé de l'exposition. Je me rappelais encore de Spike dans son costume pompeux. Je me rappelais aussi de Bluebell et sa toute petite voix, constamment interrompue par la souffleuse. Mais peut-être que Melodrama avait choisi de confondre choeur et héros, et d'exposer la situation par un soliloque…
Ou alors c'était un figurant.
Le silence était total, dans la salle comme sur scène. Cela faisait bientôt dix secondes que nous attendions que l'étalon ouvre les yeux. Il n'avait pas de costume, pas même une coupe particulière. La situation commençait doucement à peser. Je continuais à sourire, dans l'expectative. Il devait juste y avoir un problème technique. Un problème d'organisation. Il suffirait d'être patiente.
Très patiente. Cela faisait plus de vingt secondes. Le tocsin sonnait dans ma tête. Qu'un poney vienne en aide à cet étalon ! Il s'était passé quelque chose, il n'y avait plus de poneys en coulisses… il était là pour nous annoncer que la pièce avait été annulée…
Je commençais à entendre les rumeurs qui montaient dans la salle. Si je n'avais pas été une princesse, j'aurais déjà crié d'exaspération. Mon sourire commençait à se crisper et je m'efforçais de garder le visage calme et doux. La princesse ne s'inquiétait pas, c'était donc que tout allait bien. Tout était normal.
Tout était parfaitement normal depuis une minute, une minute entière, soixante secondes avec un étalon assis les yeux fermés dans une absence totale de décor, quand enfin, enfin ! Une actrice entra sur scène.
C'était donc ça, juste un manque de préparation, sans doute un affolement en coulisse, de dernière minute. J'étais soulagée. Le décor allait venir, la pièce commençait vraiment.
L'actrice s'arrêta aux côtés du poney assis, et ne bougea plus.
Et… ne bougea plus.
Ils n'allaient quand même pas rester comme ça pendant une minute supplémentaire ? Qu'est-ce qui se passait ? Où étaient les répliques ? Les costumes, le décor ? Il y eut une très, très légère brèche dans ma confiance totale en Melodrama, que je me dépêchais de colmater. Il y avait forcément une explication rationnelle. Un sabotage peut-être, lié à ces disputes d'auteures. Ses comédiens tentaient de faire échouer sa première représentation.
À ce stade, je ne voyais que ça. Je remarquai enfin que les lèvres de la jument sur scène bougeaient quand soudain les feux s'éteignirent et la scène fut plongée dans le noir. Alors les poneys se mirent à courir dessus : la troupe entière devait s'en donner à coeur joie. Puis ils rallumèrent, et la scène était vide.
Je fis le signe le plus discret possible à destination de mes gardes. Ce fut Wingleft qui approcha pour m'entendre murmurer, sans rien perdre de mon sourire :
« Pourriez-vous m'apporter un exemplaire du script, je vous prie ? »
Il hocha la tête et s'en alla, le visage raide et martial. Quoi qu'il se passait sur scène, désormais, j'allais pouvoir juger si c'était l'oeuvre de Melodrama ou un sabotage calculé pour faire fuir le public avant la fin du premier acte.
Nous étions dans le Sky High Coliseum, un théâtre de la haute Canterlot, et s'il n'y avait pas de nuages malgré son nom, il était équipé avec l'une des machineries les plus complexes de toutes les coulisses d'Equestria. Ses caves étaient remplies de tellement de décors accumulés à force de pièces et de troupes de théâtre passées sur ses planches qu'il était possible de jouer virtuellement n'importe quoi avec. C'était ici, à un balcon de distance, que j'avais assisté au spectacle de la Rainbow Rain, avec un jeu de couleurs encore inégalé à ce jour ! Les plus grands noms de la dramaturgie avaient posé leur empreinte immortelle sur cette scène, et… et… depuis le début de la pièce, si elle avait jamais débuté, il ne se passait rien !
La seule chose qui retenait la foule de ne pas s'indigner devait être mon calme céleste.
Miraculeusement, des acteurs revinrent sur scène. Et se mirent à parler.
« Si une fourmi a huit pattes, si une fourmi a huit pattes, dans les déserts lointains, si une fourmi a huit pattes… »
D'accord, donc lui c'était un étudiant. Ou un chercheur. Et il portait une montre au cou parce que… Peut-être qu'il chronométrait les fourmis ? Je me serais bien intéressée à l'actrice qui parlait en même temps que lui, à l'autre bout de la scène, mais sa voix était couverte par celle du chercheur apprenti horloger et elle n'arrêtait pas de se couper en pleine réplique. Puis un troisième acteur se mit à parler en même temps qu'eux et je perdis le fil.
Ma vision se brouilla. À force de passer de l'un à l'autre, à chercher où je devais porter mon attention, je décrochais. Et je ne fixais plus qu'un point au centre de la scène en attendant que les acteurs se décident pour jouer chacun à son tour.
Ce fut le moment où Wingleft revint, le script en bouche. De loin, impossible de dire ce que c'était. Cependant je ne pouvais pas détourner mon regard de la scène, pas tant qu'ils jouaient. Je demandais donc encore, avec gentillesse :
« Pourriez-vous vérifier à quelle scène nous sommes ? »
Le garde hocha encore la tête et se mit à parcourir le script entre ses sabots. Il revint à la première, juste sous la liste des personnages. Cligna des yeux. Tapota du sabot la page. Pencha la tête. Puis répondit :
« Acte un, scène trois. »
Toujours en murmurant, je demandais : « Que dit la scène ? »
Lui, comme dictant : « Cinq et six commencent. Cinq : si une fourmi a huit pattes, si une fourmi a huit pattes… »
Sur scène, ils étaient désormais quatre à parler chacun dans son coin, et si un poney dans l'assistance avait encore réussi à suivre jusque-là, il était désormais impossible d'entendre quoi que ce soit dans ce qu'ils disaient. Le garde s'arrêta.
« Le monologue fait trois pages. » Dit-il comme pour s'excuser.
Trois pages, et pour le peu que j'arrivais à distinguer de ce chevauchement de voix, il parlait toujours de fourmis. Je faillis tiquer. Je me retenais au tout dernier instant et mis une somme d'efforts assez impressionnante pour ne pas tiquer. Pendant un bref instant, je m'étais presque détachée de mon corps, je m'étais sentie légère, sereine, et la tête pleine de cette idée que oui, ce que je regardais était bien la pièce telle que la voulait Melodrama.
« Je vous remercie. » Et j'allais laisser le garde regagner son poste. « Juste… » je repris soudain, « pourriez-vous encore vérifier combien de temps dure l'acte ? »
Le garde se mit à feuilleter. Et à feuilleter encore. Je pouvais à peine le voir à la périphérie de ma vision. Quand il eut parcouru l'ensemble du document, il revint à la page de titre et faillit perdre son air martial :
« Il n'y a qu'un acte, votre majesté. »
Un… acte ?
Un acte ?
Un acte ?!
Ces pièces de théâtres durent plus de deux heures ! Ce n'était équinement pas possible de garder un public assis aussi longtemps ! Il fallait des entractes ! Le temps de se reposer, de souffler, de pouvoir parler à sa voisine !
Je reportais mon attention à la scène et à sa cacophonie. Ce que j'avais nié jusqu'alors me sautait aux yeux. Les acteurs enchevêtraient consciemment leurs répliques, avec un soin extraordinaire et une coordination exemplaire afin que ce soit le plus chaotique et insupportable possible. C'était une performance, une véritable performance qu'ils faisaient. Même dans une salle de fête comble, il était plus aisé de suivre une conversation à trois tables de distance. Et je continuais de sourire.
Je suppliais intérieurement qu'un poney dans la salle crie « Corde ! » pour mettre fin à cette catastrophe.
Qu'est-ce qui était passé dans la tête de Melodrama ?! Pouliche, elle avait réalisé une pièce en trois actes exceptionnelle, jouée par son école, à laquelle j'avais pu assister durant la fête de village. Elle connaissait l'art dramaturgique par coeur ! Quelle révolution solaire avait pu se produire pour qu'elle piétine toutes les conventions ?
Plus important encore : comment allais-je tenir jusqu'au bout ? Je pouvais sentir des regards sur moi. Je savais que n'importe quel poney avec un peu de bon sens aurait déjà quitté la salle pour ne plus avoir à supporter ce spectacle. Ils attendaient que je frémisse, que je doute, que je montre la moindre faille pour pouvoir quitter leur siège sans remords. Et ça me démangeait. Après cinq minutes seulement, j'avais des fourmis dans les pattes et l'envie de me lever. Je me sentais comme une statue de marbre, à vouloir m'échapper sans pouvoir faire un seul geste.
Organiser un incendie accidentel faisait partie des options.
Soudain l'actrice tout à gauche de la scène se mit à crier à tue-tête, affolant les autres personnages et faisant sursauter toute l'assemblée. Tous les poneys crurent vraiment que l'actrice était prise d'hystérie, et moi je réalisai à quel point je m'étais égarée. Mes yeux se fermaient doucement. Je ne me concentrais plus. Il avait fallu cette alarme et ces hurlements inexplicables pour m'obliger à rester alerte.
Et à présent ces cris me fatiguaient. Je regardais l'actrice courir sur scène, faire paniquer les poneys autour d'elle et j'avais juste envie que ça cesse. Ne pas cligner des yeux. Sourire. Montrer de l'appréciation pour ce travail d'oraison qui me sifflait dans les oreilles.
Certains dans les loges profitèrent des hurlements pour s'échanger leurs remarques. Indignation. Incompréhension. L'impression qu'on se moquait d'eux. Une dame proposait à son étalon que ce devait être "de l'art".
Quand enfin les poneys sur scène se décidèrent à calmer l'hystérique, celle-ci tomba à terre, et… et un poney sortit de coulisse pour distribuer des masques de lapin. Plus aucun personnage ne prêtait d'attention à la jument étendue au sol, visiblement trop occupés à porter leurs masques de lapin. Un dialogue reprit, où ils parlaient d'une couleur de salon… quel rapport avec les fourmis ?! Où était l'étalon horloger ? Il y avait une jument étalée au sol, au nom de moi-même ! Pourquoi des masques de lapin ! Et à présent qu'ils se décidaient enfin à parler chacun à leur tour, avec des phrases compréhensibles ~ apparemment l'intrigue de la pièce était une histoire de peinture ~ j'en venais presque à regretter les chevauchements. Ou même le poney assis sur scène, quand il n'y avait rien. Ce qu'ils disaient n'avait absolument rien à voir avec… avec rien du tout ! Je ne savais même plus si la jument au sol était la même qu'au début, ou bien si l'étalon du départ était dans la foule.
Après quoi ils firent entrer un chat blanc sur scène.
Je regardais comme les quelques trois cents poneys du public ce petit chat blanc au milieu de la foule de masques de lapin, et je décrétais que c'était le moment où, sans rémission possible, la pièce avait définitivement sombré dans la folie. D'autant plus que le chat ne semblait même pas jouer de rôle. Il se contentait de se lécher la patte, sans se soucier de ce qui se passait alentours, tandis que la conversation de salon continuait.
Je refis signe à Wingleft de m'approcher.
Je lui murmurais : « Il est possible qu'on tente de saboter la pièce. J'ai surtout peur que quelqu'un active les mécanismes de trappe de la scène, ou tire la corde d'incendie. »
Et par là je voulais dire que je priais toute entité au-dessus de moi de provoquer un tel événement. Qu'un poney tombe dans une trappe, que les seaux se déversent et la pièce prendrait fin. Abruptement.
Mais bien sûr, il n'était pas question de demander à un garde royal de le faire.
« Allez patrouiller dans l'audience » je continuais, avec un peu plus de fermeté, « pour vous assurer qu'aucun poney ne tente quelque chose. »
Le garde ne posa pas de question : « Oui, princesse ! »
Il se retourna et je l'entendis sortir au pas avant de trotter dans le couloir, au pas lourd et étouffé par les rideaux de ses sabots cuirassés d'or. Mon regard était toujours rivé sur la scène et sur ce petit chat complètement perdu.
Désormais, la garde royale allait patrouiller dans le public. Sa simple présence allait provoquer les questions. Il n'aurait pas le choix d'expliquer ce qu'il faisait là. Qu'on craignait un sabotage. Et même si on ne demandait pas, la simple présence d'un garde cuirassé et lumineux parcourant l'assistance provoquerait forcément les questions. Je n'avais donc plus qu'une chose à faire pour me donner une chance de survivre à cette soirée.
Je m'enthousiasmais.
Il y eut une sorte de vent de panique dans la foule lorsque les poneys virent le visage de leur princesse s'éclairer, son sourire s'agrandir, ses yeux miroiter. Une sorte d'affolement pour comprendre ce que j'avais bien pu voir dans cette abomination du théâtre. Cela arrivait souvent, que je m'enthousiasme, notamment pour ces scènes pleines d'émotions où le bien triomphait du mal, ou quand une petite pouliche adorable s'adressait à la foule. Mais mon enthousiasme demeurait un événement, et ces scènes étaient inspectées, passées au peigne fin par les critiques pour en soutirer le moindre secret, mises en avant pour la promotion de la pièce. C'était à peine s'ils n'écrivaient pas, en marge du manuscrit : « la princesse a aimé ».
Aussi des centaines de poneys s'efforcèrent soudain de chercher le détail qu'ils n'avaient pas vu et qui rendait une mise en scène apocalyptique tout simplement divine. Ils ne trouvaient pas. Moi non plus. J'entendais aux rumeurs leur confusion grandissante, mais le message était passé. La princesse appréciait cette pièce.
Alors oui.
J'aurais pu mettre fin à cette farce depuis le départ. Effacer mon sourire, révéler mes émotions, être franche. Être la première à me lever. Rentrer chez moi, protéger Equestria et m'endormir au milieu de ma correspondance.
Mais c'était la pièce de Melodrama. Et peu importait le désastre, peu importait mon agacement et ma fatigue : je voulais qu'elle réussisse. Je me refusais à la décevoir. Je savais qu'elle avait travaillé dur et que son avenir dans le théâtre était en jeu. Donner un sourire et un futur à cette pouliche était bien plus important que mon confort personnel. J'aurais préféré me couper la patte plutôt que de lui nuire. Et je n'allais pas laisser cet inexplicable naufrage la détruire.
Pourquoi, sinon, me serais-je donné la peine d'assister à ces premières représentations ? Je n'aimais même pas vraiment le théâtre. J'aimais seulement voir les actrices enthousiasmer le public, le public s'immerger dans ces histoires, les directrices s'enchanter du succès et la metteuse en scène, l'auteure, la corégraphe… et jusqu'à la moindre technicienne se sentir fière du travail accompli. Je n'arrivais pas à voir les personnages, seulement les juments et étalons derrière, leur passion, leur plaisir, leur joie. S'ils pensaient que cette pièce était réussie, si Melodrama avait mis tout son coeur à la réaliser, alors je me moquais de la conversation de salon qui n'en finissait pas, continuée par des poneys différents, et du décor vide. J'allais la ménager et surtout, surtout, ne pas la décevoir.
Je m'étais enthousiasmée. Je pouvais désormais reprendre mon calme et ma sérénité. Et attendre. Je ne me donnais même plus la peine de suivre ce qui se passait sur scène ~ c'était trop épuisant. Avec de la chance, je n'aurais pas à attendre longtemps.
J'imaginais Melodrama expliquant à ses actrices ce qu'elles devraient faire. La jeune jument, avec sa robe prune, trotterait à chaque coin de la scène pour pointer du sabot où elle voudrait les voir se tenir. Il y aurait la metteuse en scène, derrière, vexée qu'on lui mâche le travail. Et les juments et étalons qui chercheraient à comprendre ce qu'on attendait d'eux, pourquoi ils devaient parler en même temps et ne porter quasiment aucun déguisement. Mais aussitôt j'imaginais Melodrama s'enthousiasmer et leur expliquer, et peu à peu la troupe comprendrait et s'impliquerait dans son projet. Elle passerait sans cesse auprès d'eux, lors des répétitions, et les encouragerait, les féliciterait, les gronderait un peu. Son enthousiasme serait contagieux.
Je me mordis la langue.
Un frisson me parcourut le dos. Sur scène, il n'y avait plus que trois poneys. Et le petit chat. Où étaient passés les autres, je n'en savais absolument plus rien. La jument était désormais debout pour quelque raison astrale et discutait tranquillement avec deux autres juments très très très intéressées par l'horticulture. Ce qui me forçait à me demander : quel rapport avec les fourmis ?! J'avais l'impression de devenir folle à mon tour. Est-ce que la jument était l'héroïne ? Est-ce qu'elle avait une histoire ? Ou même un nom ? J'aurais dû demander au garde, avant de l'envoyer en patrouille.
Je me repris. Il me suffisait d'être patiente, et ce cauchemar prendrait fin. À présent la première jument s'était mise à chantonner, faux, puis s'arrêta et la seconde reprit en plein milieu un tout autre air, s'arrêta et la troisième chanta à son tour, avec le talent calculé d'une truie, une toute autre chanson. Puis la première reprit la sienne en un tout autre point et je résistai au besoin de poser mon sabot sur mon front brûlant.
C'était donc l'histoire de fourmis, de salons, de plantes et d'hystérie.
Avec un chat blanc.
Je n'arrivais plus à me concentrer sur ce qui se passait. Des répliques entières passaient sans que je parvienne à les retenir, autant parce qu'elles étaient vides de sens et d'intérêt que par la fatigue qui me minait. Je rêvais d'un bon lit chaud, du feu doux et familier de Philomena, de missives lointaines… Je me forçai à revenir à la pièce.
Mais comment ne pas tomber de sommeil ? Si au moins la fascination de la bizarrerie avait été là, mais ce que je subissais surtout était un ennui puissant doublé de l'agacement de ne rien comprendre. Elles avaient cessé de chanter ~ loués soient les Éléments ! ~ et se séparaient à présent pour s'asseoir chacune dans son coin.
Et puis plus rien.
Je faillis perdre mon sourire. Faillis. Il s'en fallut de très peu. Il y eut un infime frémissement alors que ma petite pouliche intérieure insultait l'univers pour me faire subir ça. J'avais passé quatre heures dans les champs à découvrir des palissades de bois pour les récoltes d'été ! J'avais parcouru plus de cent pages de documents ! J'avais dû m'expliquer pour la huitième fois aux griffons pourquoi il n'y avait pas de Wonderbolt de leur peuple ! J'avais envie de me distraire ~ non, de dormir ~ pas de participer à une expérience sur les limites de l'endurance alicorne !
Quelques poneys quittèrent leur siège. Je les entendis depuis ma loge, et leur mouvement relança les rumeurs. Mais ils n'en entraînèrent aucun autre. « Restons encore un peu » souffla un étalon depuis la loge voisine. Les unes s'enfonçaient dans leurs sièges, les autres cherchaient toujours ce détail qui leur aurait échappé. Nous étions des centaines, moi comprise, à tout faire pour rester éveillées.
J'aurais voulu pouvoir tourner la tête et chercher Wingleft dans l'audience. Voir s'il attirait l'attention. Voir si des juments l'abordaient, lui posaient des questions. Mais impossible de rien faire.
J'aurais aussi voulu m'enthousiasmer à nouveau, pour retenir les poneys, les convaincre de rester. Mais si je le faisais, ils pourraient comprendre que je jouais la comédie. Je devais être patiente. Et puis, moi aussi je voulais m'enfuir. Si les poneys voulaient partir, je ne pouvais pas leur faire subir cette torture. Ils avaient le droit de vivre.
La jument la plus à gauche s'était mise à compter. Compter quoi, mystère, mais elle comptait.
À cet instant mon second garde s'approcha pour me parler. Au simple bruit de ses sabots assourdis par le tapis de ma loge je me sentis revivre. Pour qu'un garde me dérange, il fallait que ce soit important. Une excuse pour partir !
Mais si je partais, le public se détournerait définitivement. Avant la fin de la première demi-heure ~ nous n'avions même pas passé une demi-heure ? Au secours ! ~ la salle serait vide. Et la première représentation de Melodrama serait un échec cuisant.
Le garde salua, s'excusa puis me parla à l'oreille. Il n'y avait personne d'autre dans la loge, mais les balcons voisins pouvaient nous entendre. Ce chuchotement rendait la chose privée, et donc d'autant plus importante.
« La capitaine Dreadnought est aux prises avec la garde lunaire. »
Oh, délice ! Une voix d'étalon à mon oreille, me donnant l'excuse rêvée pour disparaître ! Mon sourire s'affirma un peu. J'étais à nouveau alerte, les yeux fixés sur la scène.
« C'est grave ? » Je suppliais le garde de répondre oui.
Il insista : « La garde lunaire veut s'occuper du mur. »
La première pensée qui me vint fut que j'avais de la chance d'avoir le crin blanc : il était moins évident que j'avais pâli. Pour le coup l'absurdité de la pièce qu'on me faisait subir me parut tout à fait normale en comparaison de ce qu'on venait de me dire.
Luna et moi nous étions déjà entendues là-dessus. La garde solaire s'occuperait de la défense, la garde lunaire de l'attaque. Façon de parler. Dreadnought s'était dépensée pour ce mur et avait prévu jusqu'au site d'excavation de la pierre pour le bâtir. Et soudainement la garde lunaire voulait s'occuper de tout ? En remettant en question mon autorité ? En risquant un conflit entre les deux princesses ? Ma soeur n'avait quand même pas pu inventer ça sur un coup de tête. Une subordonnée devait être en train de jouer avec le feu. Dans le cas contraire, si vraiment cela venait de Luna, alors je me perdais en conjectures pour comprendre ses raisons. Qu'est-ce qu'elle savait que je ne savais pas ? Qu'est-ce qui justifiait de me contredire, et par la même occasion de piétiner le travail de la garde solaire ?
Ce n'était plus une excuse : je devais partir. La situation pouvait dégénérer, et avec les salamenthes proches, nous ne pouvions pas nous permettre ce genre de division.
Mais Melodrama ?
Si les salamenthes passaient le col et se répandaient sur la plaine, une représentation échouée serait le dernier souci d'une jument. Mon devoir était de protéger Equestria. Et protéger le travail de Dreadnought. Elle aussi avait besoin de mon soutien, là, tout de suite. Je ne pouvais pas m'occuper des deux en même temps.
« Votre majesté ? » Demanda le garde.
Je me rendis compte que je m'efforçais toujours de sourire calmement et de regarder la scène ~ où il n'y avait plus que deux étalons. Et le petit chat blanc.
« J'ai la responsabilité d'Equestria. » Je répondis avec une pointe d'irritation due autant au théâtre qu'à la situation. « La garde solaire construira le mur. Avertissez-en la princesse Luna. »
« Bien, votre majesté. »
Et je restai là, assise sur mon siège, comme s'il ne s'était rien passé. Je l'entendis transmettre les ordres à la porte de la loge, puis reprendre son poste également, replonger dans le silence.
Est-ce que je commettais une erreur ? J'aurais dû partir, être sur place pour prendre les mesures qui s'imposaient. Une négligence de ma part pouvait menacer des dizaines de villages. J'avais décidé de rester pour qu'une jument puisse continuer sa carrière. Je prenais ce risque. Je devais être la pire princesse de toute l'histoire d'Equestria ~ en même temps, la concurrence n'était pas forte.
Mes inquiétudes furent vite remplacées par la lassitude et l'ennui. Que cette pièce finisse ! Je ne savais même pas combien de temps s'était écoulé, seulement que c'était déjà beaucoup trop. Pourquoi Melodrama ne réalisait pas le résultat immonde et ne trouvait pas un moyen d'y mettre fin ? Finir deux heures plus tôt, elle recevrait des ovations. Je calculais dans ma tête à quel moment précis je devrais à nouveau montrer un intérêt vif pour la pièce. Trop tôt, ça ne marquerait pas les esprits. Trop tard et ça ne servirait plus à rien. Seul avantage de ma situation : personne ne me jugerait pour avoir apprécié cet échec. J'étais princesse d'Equestria. Tout ce que je faisais était justifié par une règle mystérieuse y compris pour moi.
Il n'y avait plus personne sur scène.
Qu'est-ce que j'avais manqué encore ?
Au moment où je me posais la question, les poneys revinrent, des deux côtés, et je soupirais en mon for intérieur. Je m'étranglais pour ne pas le faire en surface. Une véritable statue, tout de marbre, le sourire plus figé que le cristal. Impassible. J'aurais tellement voulu pouvoir hurler très fort, là, tout de suite.
J'avais surtout envie de m'effondrer par terre de fatigue. Dormir, profondément, reposer mon corps et mon esprit. Je comptais les minutes. J'estimais que mon garde avait dû suffisamment se faire voir. Si ce n'était pas le cas, ce ne le serait jamais.
Il était temps de s'enthousiasmer à nouveau.
J'attendais, impatiemment, la première variation venue sur scène pour me réjouir. Mais il n'y avait rien. Absolument rien. Les poneys parlaient, de quoi, j'étais trop épuisée pour le retenir, et tournaient en cercles parfaits sur scène. Si c'était le symbole de quelque chose, c'était surtout extrêmement énervant. Une sorte de parcours de la combattante dans l'espoir de trouver une histoire dans ce cirque. Ou au moins un détail, n'importe lequel, auquel m'accrocher pour pouvoir paraître m'émerveiller.
Il vint enfin, sous la forme de cet éternel petit chat blanc qu'on ramena sur scène pour le déposer à nouveau au beau milieu des acteurs, sans autres. Je saisis l'occasion pour m'avancer et, malgré la fatigue, me réjouir à sa vue. je me penchais assez pour poser les deux sabots au rebord de la loge. C'était un geste extrêmement rare de ma part, qui imposa le silence dans le public. Ce petit chat blanc avait fait s'avancer la princesse ! Soudain l'animal imposait le respect. Il émit un petit miaulement et je faillis pouffer de rire en entendant quelques remarques positives à ce propos. « Ce miaulement… » laissa entendre une jument, comme pour le soupeser. Moi, je m'étais surtout avancée pour que, les deux sabots sur le rebord, je puisse y caler ma tête et continuer à regarder cette mauvaise blague plus confortablement.
Plus enthousiaste que ça, c'était difficile. On risquait de trouver la pièce géniale à défaut de lui trouver du sens, et on en dirait qu'il a « soulevé le coeur de la princesse ». Je réfléchissais pour ma part aux compliments que je ferais à Melodrama.
Par exemple, « mais qu'est-ce qui t'est passée par la tête ?! » était à proscrire.
« Grande soeur ? Je peux te parler ? »
Je fus un peu surprise d'entendre Luna me parler. Elle s'était déplacée jusqu'ici, dans ce théâtre, et dans ma loge, pour me parler ? Ce devait être très important. Mais je devais continuer à regarder la pièce et à sourire.
« Bien sûr. »
« Laisse-moi m'occuper du mur. Tes gardes… ne sont pas prêts à se battre. »
Je me retournais, renfrognée. Plus de sourire. J'étais presque furieuse.
Pas parce que c'était ma garde. Pas non plus pour l'évidence. C'était vrai, la garde solaire n'était pas spécialement entraînée pour le combat. En tout cas bien moins que les gardes lunaires. Ce n'était même pas un secret. Ce qui venait de me percer le coeur, c'était ce manque de confiance.
Luna avait parlé franchement. Je la voyais un peu gênée, portant la cuirasse de guerre ~ en plein théâtre ? ~ et je sentais, très vivement, qu'elle craignait pour la santé de mes gardes. Que c'était là sa seule raison. Et moi aussi, j'avais peur pour eux. Je ne voulais pas les risquer inutilement. Mais j'avais aussi peur pour ses gardes. Et je leur faisais confiance.
Je n'arrivai pas à rester énervée. Voir Luna gênée me fit fondre.
« Tu ne pourras pas les tenir à l'écart des combats éternellement. » Je m'entendis répondre.
Elle insista : « Mais si les salamenthes atteignent le mur… »
« Fais-leur confiance. Fais-moi confiance. »
Les salamenthes n'approcheraient pas du mur. Avec de la chance, il n'y aurait même pas de combat. Je comptais bien qu'il n'y ait aucun blessé, pas même parmi les salamenthes. Non que j'appréciais particulièrement leur contact collant et leurs yeux globuleux, mais je ne leur voulais pas non plus de mal. J'allais user de diplomatie, d'un peu de ruse aussi mais surtout de diplomatie, et ne recourir à la force qu'en dernier lieu.
« Je te fais confiance aussi, » je repris en voyant Luna hésiter, « aucune salamenthe n'approchera le mur. »
« Mais si… » Elle s'arrêta, frotta le sabot au sol et la cuirasse de guerre se… volatilisa ? « Entendu, Celestia. Je vais essayer. »
J'étais encore un peu éberluée par la cuirasse de guerre volatilisée. Je me rendis compte que je n'étais plus dans ma loge.
« Luna, où sommes-nous ? »
Elle me regarda, surprise.
« Dans ton rêve. Tu es en train de rêvasser. »
Non non non non non non ! Je me retrouvai brusquement dans ma loge, sur mon siège, penchée par-dessus le rebord, la tête calée chaudement contre les sabots, le sourire immortel à mon visage. Je paniquais intérieurement à l'idée d'avoir trahi mon état.
Je m'étais quasiment endormie, assez pour que Luna me rende visite. J'avais fermé les yeux ? L'audience était silencieuse. Pas un bruit, seulement le jeu de scène qui continuait sans fin, monotone et harassant. Impossible de savoir s'ils avaient remarqué. Ou même s'ils me regardaient. J'avais l'impression de me noyer. Je me crispai dans mon rôle, comme prise au piège. Ne pas suer. Ne pas bouger. Pas un muscle. Et je le sentis soudain, impérieux. Le besoin de bâiller. Un besoin furieux, un besoin écrasant, qui me tiraillait les muscles de la mâchoire et me piquait le museau. L'envie de bâiller comme s'il n'y avait pas de lendemain.
Se concentrer sur la pièce. Rester alerte.
« J'aimerais dormir » dit l'actrice sur scène.
Je la maudissais en dix-sept dialectes disparus, plusieurs inventés sans doute, voire tous. Dans mon état, je ne réfléchissais plus. Mais avec les secondes je me persuadais qu'aucun poney n'avait remarqué mon égarement. Rester alerte. Ils n'avaient rien vu. Je pouvais conserver les apparences. J'allais être tirée de ce Tartare. Il fallait que le miracle se produise et me fasse échapper de ce puits sans fond.
L'air m'emplissait les poumons. Ma gorge se gonflait. Bâiller. L'idée m'oppressait. Bâiller, puis m'offrir au sabots de ma petite soeur. L'envie de replonger à l'instant. Melodrama ? Qui c'était, Melodrama ? Juste un nom parmi les dizaines de milliers que je n'arrivais plus à me remémorer. Elle ne m'en voudrait pas, Melodrama, si je faisais une brève sieste de, disons, six ou sept heures. Juste fermer les yeux un instant. Les reposer.
Soudain, je me rendis compte que vraiment, la salle ne me regardait plus. Ou en tout cas leur attention n'était pas fixée sur moi.
Peut-être que je pouvais bâiller, juste un tout petit peu, et ça ne se remarquerait pas.
Je jouais avec l'idée comme une naufragée avec l'océan. Prendre le risque, un tout petit peu, en me cachant le museau avec un sabot. Et puis mince, j'étais épuisée, je me démenais depuis deux semaines pour empêcher les barrages de se briser et pour ouvrir des voies commerciales ! Une jument a besoin de sommeil, c'est médical ! C'était équin.
Mon coeur se serra à l'idée de trahir Melodrama. Je l'avais vue, combien de fois ? Deux, trois ? Et j'étais tailladée par la honte, à l'idée de ce que je m'apprêtais à faire. Mais il fallait que je bâille. Que je dorme. Je n'aurais jamais dû venir ce soir. J'aurais dû faire reporter, quelque chose… Je ne voulais pas bâiller, mais c'était déjà dans ma bouche, prêt à sortir. Je ne le repoussais plus qu'avec peine. Résister, attendre le miracle.
Sur scène, il n'y avait plus qu'un étalon. Et le petit chat blanc.
Soudain, le petit chat blanc fit trois bonds gracieux pour aller se coller à l'étalon, et celui-ci se mit à le caresser tandis qu'il ronronnait.
« Allons, petit soleil, » lui dit affectueusement l'étalon, « les regards te pèsent. »
J'ouvris les yeux. J'ouvris les yeux avant même de comprendre pourquoi j'ouvrais les yeux. Le chat s'appelait petit soleil ? Le chat était un acteur ? Depuis le début ?
Pourquoi je n'avais pas réalisé, pas seulement songé que le petit chat blanc faisait partie de la troupe ? Pourquoi, surtout, je m'identifiais soudain à lui ? Pourquoi était-ce le seul personnage que j'avais retenu de toute cette foule ?
Melodrama m'avait volontairement représentée ?
Je n'eus jamais la réponse. L'instant d'après la trappe s'ouvrait et emportait le petit chat blanc avec l'étalon sous la scène. Leurs cris de surprise eurent pour écho les exclamations de la foule, et je suivis le mouvement. Un sabotage ! Qui a bien pu oser ! Il fallait une expression d'indignation à la hauteur de l'événement !
Les acteurs se précipitèrent sur scène, autour de la trappe, et se tournaient vers les coulisses pour qu'on y descende. Je vis Wingleft s'y précipiter, la cuirasse fulminante, disparaître pour les combles.
Bien sûr, avec cet accident, la représentation devait cesser. Melodrama apparut sur scène, paniquée. Ils rouvrirent la trappe et elle s'en approcha, demanda si tout allait bien. À sa grimace je devinais que oui. Sinon, elle aurait été horrifiée. Je regardais le public se lever, s'indigner, et je restais digne et furieuse au-dessus de la foule en colère. Melodrama se tourna vers moi et vit mon regard sévère. Elle dut croire que je la jugeais elle. La jeune jument prune baissa la tête et, avec presque les larmes aux yeux, elle s'enfuit.
Aller la voir. Le plus vite possible.
Je quittai la loge et, par les couloirs, je gagnai l'escalier du personnel pour atteindre les coulisses. La troupe se tut en me voyant apparaître, puis reprit son activité. L'acteur ressortait de la trappe, encore secoué, le petit chat accroché toutes griffes dans sa crinière.
J'approchais de Melodrama.
Elle était en train de pleurer. Je glissais doucement mon aile sur son épaule, jusqu'à ce qu'elle se tourne et me regarde. Je lui offrais un sourire de sympathie et de soutien.
« Ne t'en veux pas, Melodrama. » Je récitais presque. « Cet accident n'est pas ta faute. »
« Mais à cause de ça » elle sanglotait « la représentation est un échec ! »
Je levais les yeux au ciel. Je pouvais me le permettre. Largement.
« Allons, reprends-toi. Ta pièce est un succès. »
« Vraiment ? »
Non, pas vraiment, le contraire plutôt. Mais le public était désormais de son côté. Au moins, on ne parlerait plus du contenu. On se contenterait de dire « quelqu'un a saboté telle pièce, devant la princesse ! » Et on redonnerait à Melodrama sa chance.
Je hochais donc la tête, et je lui essuyais sa larme avec le bout de mon aile. Elle retrouva un peu le sourire, puis hésita.
« Comment vous avez… vous avez aimé ? »
« C'était… » Je cherchais mes mots, fouillais dans les moindres recoins de mon esprit… « très inspiré. »
Elle parut soulagée : « Je suis tellement heureuse ! Quand j'ai su que vous assisteriez à la pièce, je l'ai réécrite de A à Z. Elle était trop classique. »
Hein ? Melodrama, tu as composé cette horreur pour me faire plaisir ? Je ne savais pas s'il fallait me sentir flattée, ou furieuse. Ses yeux pleins d'espoir me répondirent et je lui souris encore avant de me détacher. J'avais des histoires de salamenthe à régler, un griffon Wonderbolt à trouver et un choix à opérer entre rhubarbe et cannelle.
Wingleft nous rejoignit peu après. Il n'avait pas réussi à empêcher le sabotage. La saboteuse ~ il savait juste que c'était une jument, une licorne pour être précis ~ s'était échappée juste avant son arrivée. Le pauvre n'arrivait pas à cacher sa déception, et un remords terrible. Il devait être terriblement déçu pour deux. Je hochais la tête gravement, puis je repartais en direction du chariot. Dans la confusion, Sleekystyle n'eut pas le temps de venir m'ouvrir la porte.
Mais avant de monter dans le chariot, je notais Sore Throat, la compositrice, parmi ceux qui se bousculaient à la sortie. Elle croisa mon regard et se détourna vite.
Je ne pouvais pas dire si c'était elle. Je savais juste jusqu'à quel point les rivalités pouvaient aller. Et qu'il y aurait des auteures et auteurs concernés dans l'assistance. Trop désireux de voir la pièce échouer. Prêts à aller jusqu'au sabotage s'il leur en venait l'idée, et si, par exemple, une princesse s'avérait apprécier ce qu'elle voyait. C'était incroyable ce que les circonstances pouvaient être imprévisibles. Ce pouvait être Sore Throat ~ c'était une licorne ~ comme une autre, ou peu importe.
Je n'attendis que le moment où nous étions dans les airs pour, sous le regard ahuri de Wingleft, bâiller, m'étirer, me recroqueviller et me laisser emporter par la nuit, un vrai sourire aux lèvres.
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Ah ça... Bien vu !
Là, j'avoue que je suis impressionné. J'avais pas du tout compris ça comme ça, et cette possibilité d'interprétation remonte déjà beaucoup cette fic dans mon estime. :) Merci !
On partage l'ennui de Célestia du début à la fin, on espère comme elle qu'il va se passer quelque chose du début à la fin, et quand c'est fini, on se demande pourquoi diable on a fait une chose pareille, et on est bien content de ne plus avoir à espérer la suite. Tout ce que je vois, c'est une espèce de parallèle spectaculaire qui s'établit entre Melodrama et l'auteur, ainsi qu'entre Célestia et le lecteur.
Très sérieusement, si tel était le but, c'est une formidable réussite. Il reste que je m'imaginais tout autre chose, et que, ne m'attendant pas à ça, ce qui est en soit une nouvelle façon de s'identifier au personnage de Célestia, je n'ai pas vraiment apprécié.
C'est néanmoins très intéressant, ce portrait qui est fait de la société de Canterlot, et cette vision intime qui est donnée des pensées de notre chère princesse (ce qui donne des répliques cultes genre "au nom de moi !") permet une critique pour le moins partagée par le lecteur, mais que Discord m'emporte, je ne comprends rien au but final de cette fanfic, ce qu'on doit en apprendre, quelle était l'intention de l'auteur à part, manifestement, nous troller à mort.
Si quelqu'un a une explication, n'importe qui, même le petit chat, vraiment, je suis preneur.