Chapitre 3-3

Rarity se tordit légèrement le cou en direction de son flanc et souffla discrètement. Une feuille morte fut projetée dans les airs de quelques centimètres avant de retomber silencieusement au sol. La licorne prit ensuite sur elle de s'éloigner de quelques pas du grand arbre où elle patientait, de peur que ce genre d'incident n'arrive à nouveau.
A quelques mètres d'elle, elle pouvait voir son hôte, Charles Ier d'Autriche, en uniforme, en train de discuter avec un individu en costume noir, dont Rarity avait cru comprendre qu'il s'agissait d'un des secrétaires de l'Empereur.
Elle trompait son ennui en observant la résidence impériale de Laxenburg et surtout, la grande étendue d'eau qui entourait l'île du château où ils se trouvaient. Il faisait frais mais c'était un temps vivifiant plus que véritablement froid. Et puis de toute façon, ils rentreraient sûrement à l'intérieur dans quelques minutes.
Rarity commencait à aimer Laxenburg en tout cas.

Le château, brun, avec ses tours pointues lui rapellait un peu Canterlot. Elle avait été surprise que l'Empereur l'invite à le rencontrer ici plutôt qu'à Vienne directement mais si les négociations de paix dont ils devaient parler devaient être secrètes, c'était peut-être mieux d'être à l'écart des yeux et des oreilles des curieux. La licorne ne savait pas encore très bien sur quel sabot danser face au nouveau maître de l'Autriche-Hongrie, en place depuis très peu de temps mais elle s'efforcait de croire que tout se passerait bien.

Charles Ier avait de bons échos dans les cours diplomatiques.
Et le simple fait qu'il soit prêt à envisager l'option d'une sortie diplomatique au conflit confortait la licorne dans l'estime qu'elle portait naturellement au souverain.
C'était assez irréel quand on y repensait en fait. En toute logique à l'heure actuelle, Rarity aurait dû être en train de profiter un peu des boutiques de Canterlot ou de travailler sur quelques patrons avant que Luna ne la convoque pour une enième mission à l'autre bout du continent.
Et la voilà en Autriche-Hongrie, dans une des résidences secondaires de la famille impériale autrichienne, rencontrer l'Empereur sous le manteau.
Pendant tout le voyage en train, d'abord de Canterlot à Trente puis de Trente à Vienne, la licorne s'était mordu les sabots d'anxiété à l'idée de sa petite soeur, partie à l'aventure quelque part, pour retrouver Applejack. La première chose que ferait la diplomate quand elle remettrait le sabot sur Sweetie Belle serait de lui coller une bonne fessée. Puis, de la serrer dans ses pattes jusqu'à la noyer d'affection.

Rarity n'avait aucun doute que Twilight accepte de l'aider et parte à la rescousse des Croisées. Avec un peu de chance, son amie était déjà sur une piste.
Il fallait qu'elle se force à penser à autre chose. Aussi importante que soit sa soeur, elle ne pouvait rien pour elle ici et maintenant. Mais elle pouvait tout pour des millions d'humains et des milliers de poneys.
Elle vit l'homme en habit noir s'éloigner et l'Empereur s'approcher doucement d'elle.

_Pardonnez moi d'avoir été si long mademoiselle Rarity, dit Charles en s'arrêtant juste devant la licorne. Mais ce sont les affaires de l'Etat. Je suppose que c'est le pain quotidien de chaque monarque. Aimez-vous Laxenburg ? demanda t-il désignant de la main le château et l'étendue d'eau.

_C'est très beau, confessa Rarity. Même si je dois avouer que le voyage en voiture capitonnée et rideaux fermés n'a pas aidé à en apprécier le paysage.

_Je m'en excuse encore une fois, dit l'Empereur en s'inclinant, mais vous êtes une fem...une licorne intelligente. Vous comprenez que de telles précautions étaient nécessaires.

_Je ne me plaignais pas votre majesté, je ne faisais qu'une simple remarque.

Un sourire éclaira la moustache de Charles d'Autriche qui se mit à longer l'étang à petits pas, Rarity à ses côtés.

_Vous savez mademoiselle Rarity, dit-il en regardant à plusieurs reprises les libellules qui cherchaient à manger à la surface de l'eau, je dois vous dire que j'ai encore un peu de mal à concevoir le fait de parler à haute et intelligible voix avec un équidé.

_Tout comme moi avec les humains, sire, répliqua Rarity, en enrobant sa phrase d'un radieux sourire.

_Sans doute sommes nous à égalité alors, lâcha le monarque avec philosophie.

Il fouilla les poches de son pantalon à la recherche d'un petit porte cigarette qu'il ouvrit. Il en proposa une à la licorne qui refusa. Charles tira alors une allumette, la gratta et alluma sa cigarette avant de souffler la tige enflammée et de remettre le tout à sa place, dans sa poche. Il tira quelques bouffées de cigarette, les yeux perdus vers les grands arbres qui bordaient le lac.

_Nous allons perdre la guerre mademoiselle Rarity, déclara t-il si soudainement que la licorne en fut surprise. Si Dieu nous aide, peut-être que dans un an encore, nous continuerons à nous battre. Mais nous serons vaincus avant 1919, 1920 au plus tard, je vous l'assure.

Malgré ses nombreux contacts avec les humains, Rarity n'avait toujours pas bien compris qui était ce "Dieu" qu'ils se plaisaient de citer à tout bout de champ. La mythologie humaine était encore bien complexe à comprendre mais la diplomate avait réussi à en résumer l'essentiel : une sorte d'alicorne humaine invisible qui posséderait tous les pouvoirs et qui régnerait dans le ciel.
_Je sais bien que je devrais penser que nos brillantes armées écraseront nos ennemis, poursuivit l'Empereur entre deux bouffées mais ce serait mentir. Nos soldats se battent comme des lions mais il y a des batailles que l'on ne peut gagner. Cette Grande Guerre en est une.

Pour Rarity, qui était habituée aux discours jusqu'au boutiste de Luna, ne pouvait s'empêcher de trouver étrange que le sentiment qui l'habitait depuis bientôt deux ans ne trouve écho dans la bouche d'un monarque européen. Ce sentiment qui était partagé par la plupart des soldats de la Triplice engagés sur le front mais qui continuaient de s'accrocher au rêve de l'ultime effort à donner pour sauver la situation et triompher.

_Si nous attendons, nous allons perdre. Mais si nous tendons la main à l'Entente maintenant, nous pouvons encore obtenir une paix honorable plutôt que nous la voir imposée par l'ennemi. Et pensez aux vies que nous pourrions sauver.

Rarity hocha spontanèment la tête. C'était exactement son point de vue. Mieux valait tout arrêter alors qu'on le pouvait encore. Mais il y avait un mais :

_Votre Majesté, demanda Rarity, comment comptez-vous obtenir la paix ?

_En appelant au bon sens des bélligerants bien entendu, expliqua Charles d'Autriche. Je suis certain que l'Europe toute entière voit la stupidité de cette guerre. Tout ce qu'il faut, c'est une nation pour faire le premier pas. Et je propose que ce soit l'Autriche. Après tout, c'est de notre faute si tout a commencé.

_Est-ce que votre gouvernement vous suivra ?

_Je suis l'Empereur, répondit Charles d'une voix qui ne trahissait aucun doute, et mes sujets m'ont juré obéissance. Mes ministres se plieront à mon désir. Les bellicistes et les va t-en guerre taperont du poing sur la table mais nous serons sortis du bourbier avant qu'ils puissent faire quelque chose.

_Et l'Allemagne ?

Les yeux du monarque se plissèrent alors qu'il finissait sa cigarette.

_Guillaume saura m'écouter. Et il comprendra que la vie de millions de braves gens vaut bien qu'il rende deux petites provinces aux français. Pour ce qui est de la Bulgarie et de la Turquie et bien, je suppose que le tsar et le sultan ne sont pas des idiots. Une fois que l'Autriche-Hongrie et l'Allemagne auront signé la paix, ils se retrouveront seuls contre l'Entente. Ils signeront ce cessez le feu aussi.

Rarity avait souvent rêvé, dans ces interminables voyages, par quel moyen cette machine de guerre infernale pourrait être stoppée. Mais elle n'arrivait jamais à le concevoir autrement que comme une chimère. Dans la bouche de Charles Ier au contraire, tout semblait s'enchaîner de façon parfaitement logique, le rêve de paix prenait corps.

_En fait, déclara l'Empereur en jetant le mégot dans l'herbe, c'est surtout l'Impératrice Luna qui me préoccupe. Je n'ai jamais eu l'occasion de la rencontrer personnellement. Pensez vous que ces accords de paix pourraient avoir une chance d'aboutir ?

_Telle que je connais Sa Majesté sire, répondit franchement la licorne, elle ne posera pas sa signature en bas d'un autre document que celui de l'armistice de la victoire totale. Luna veut gagner la guerre et à n'importe quel prix.

_Vous pensez que si Equestria se retrouve seule, sans amis, face aux anglais, aux français, aux russes, aux italiens, aux japonais et que sais-je encore, votre Impératrice ne sera pas faire ce qui est bon pour son peuple ? C'est pourtant le bon sens le plus élémentaire.

_L'Impératrice Luna ne connait plus le bon sens depuis la mort de sa soeur, Majesté.

_Evidemment, siffla l'Empereur entre ses dents avant de prendre une nouvelle cigarette. Quoi qu'il en soit, déclara t-il après avoir jeté un oeil à sa montre à gousset, il est cinq heures. A la cour de mon cousin George, on doit être en train de prendre le thé. Vous plairait-il de les imiter mademoiselle Rarity ?

_Avec grand plaisir votre Majesté, répondit la diplomate en emboitant le pas au monarque alors qu'ils marchaient paisiblement vers le château de Laxenburg.

Oui, c'était une bonne chose qu'elle soit venue ici pour aider Charles d'Autriche à établir ces accords de paix. Plus le temps passait, plus la licorne était persuadée que tout se déroulerait comme du papier à musique.
Peut-être aurait-elle dû se dire qu'hélas quelquefois, l'Histoire ne suivait pas la partition à la lettre et avait une fâcheuse tendance à l'improviser.