Le changelin était allongé sur le sol dur et froid de sa cellule. Ce n’était qu’une pièce vide, il n’y avait même pas un peu de paille dans un coin pour former un ersatz de lit. Elle semblait n’avoir jamais connu ni le balai ni la serpillière et la couleur des murs avait disparu sous la saleté. Il n’y avait aucune fenêtre, plongeant la pièce dans une obscurité épaisse, presque concrète. L'absence du moindre soupirail rendait l’air moite, presque collant tant il était lourd à respirer. Et si par malheur, on y arrivait, ce n’était que pour suffoquer à cause de l’odeur de moisissure qui vous emplissait alors les poumons. À cela s’ajoutait l’odeur d'excréments et de décomposition venant des rats et autres nuisibles qui pullulaient dans les murs. Pas une seule nuit ne pouvait se passer sans qu’une de ces choses ne viennent vous ramper sur le corps durant votre sommeil. Aucun poney, même les plus vils, les plus pervers, ceux s’étant rendus coupables des plus terribles crimes n’auraient été enfermés dans cette geôle insalubre où même la vermine ne se réduisait à venir mourir.
La veille
Les rats s’enfuirent, la lumière fusa dans la pièce abandonnée. Un corps inanimé s’écroula sur la pierre froide de ces murs et deux ombres se formèrent dans son dos. Une voix emplie de colère et chargée de reproches s'éleva, résonnant entre les murs si longtemps vidés de la moindre trace de vie.
-Tu crois qu’on devrait lui donner à manger ?
-Tu as bu c’est ça ? Cette pourriture devrait déjà s'avérer heureuse qu’on ne l'exécute pas de suite ; s'il n’en tenait qu’à moi, sa tête roulerait déjà à mes sabots.
-Rien ne t'empêche de t’amuser un peu avec lui sans que tu ne le tues. Après tout, qui se souciera d’un ou deux hématomes ?
Sur ce, un sabot s’abattit violemment sur le flanc de la créature au sol, brisant une côte dans un bruit sec. La créature se réveilla en poussant un sifflement de douleur. Cet effort lui coupa le souffle, sa cage thoracique meurtrie l'empêchait de respirer correctement et ce réveil brutal dans cette pièce glaciale l’avait particulièrement dérouté. Il secoua frénétiquement la tête, tentant de trouver un point de repère malgré la faible source de lumière.
Il repéra ses tortionnaires, deux poneys en armures dorées qui le regardaient de toute la hauteur de leur imposante carcasse. Dans leurs yeux brûlait une haine intense et un rictus déformait leur visage. Un des deux gardes releva le changelin et le maintint dans cette position tandis que le deuxième écrasa son sabot sur le museau de la créature, provoquant une imposante giclée de sang à chaque nouveau coup porté. Quand l’étalon s'arrêta, le prisonnier laissa le bas de sa mâchoire choir pour laisser tomber des morceaux de crocs, brisés par les coups acharnés.
-Je crois qu’il s’est évanoui, dit le premier en retournant le corps chétif et brisé de l’insectoïde.
-C’est drôle tu ne trouves pas ? Ils étaient tellement sûrs d’eux lors de l’attaque et regarde, ce n’est plus qu’un pauvre déchet se laissant mourir, il ne réagit même plus.
-On ferait mieux de nettoyer le sang sur nos armures, on pourrait recevoir une mise à pied pour ce qu’on vient de faire.
-Tu l’as dit toi-même non ? On ne risque rien tant que nous ne le tuons pas. Allez, laissons-le avec ses semblables nuisibles, on lui apportera à manger si on y pense.
Refermant la lourde porte métallique, les deux gardes abandonnèrent leur victime dans le noir poisseux de sa cellule.
Le lendemain
Des bruits de pattes minuscules résonnèrent sur le carrelage humide de la cellule. La douleur se réveilla en même temps que le changelin, lui ramenant en mémoire ce qu’on lui avait infligé la veille. Son nez saignait encore et un arrière-goût métallique emplissait sa bouche, glissant dans son estomac vide. Il vit devant lui une petite assiette avec ce qui semblait être des carottes moisies et du pain rassis. Il en conclut que c’était ce que les gardes avaient consenti à lui donner et même si ce n’était presque rien, c’était la seule chose à peu près comestible à portée de sabots. Drainer les rats de la cellule ne lui aurait pas apporté grand-chose de plus, gustativement parlant. Les morceaux poisseux glissèrent sur sa langue lentement, le goût était tout sauf appréciable et les champignons qui recouvraient les aliments lui donnaient la nausée. Mais il s’obligea à finir ce repas que l’on aurait même pas donné à un forçat, mais ses actes l’obligeaient à s’en contenter. Il était un changelin, et aux yeux des poneys, c’était le pire crime possible. Rien que le fait qu’il vive était pour eux une abomination. Une abomination pire que le meurtre.
Alors qu’il finissait d’avaler son frugal repas, quelque chose le gêna. D’habitude il entendait dans sa tête les pensées de ses congénères et les ordres de sa reine et mère. Mais là, il les percevait étrangement, comme s'il écoutait derrière une porte ; les voix lui provenaient distinctes, mais encore compréhensibles malgré ce léger effet d'étouffement. Tout cela devait se produire à cause de ses blessures encore mal refermées, elles l'empêchait de trop bouger et sa concentration en était fragilisée. Plus de repos lui permettrait certainement de récupérer ses forces. En se roulant en boule sur le pavé froid, il s'endormit en se remémorant les instants de chaleur qu’avait pu lui procurer la colonie.
Il rêvait que la porte s’ouvre et que derrière se trouve sa reine et mère venue le sauver des sabots de ses tortionnaires, leur broyant la nuque de ses crocs puissants, puis récupérant son fils entre ses sabots et lui susurrant son amour à l’oreille. Elle le ramènerait dans la chaleur et la moiteur accueillante de la ruche, et tout cela ne serait qu’un mauvais souvenir.
Mais là vérité, aussi dure que la roche, fut tout autre. La porte s’ouvrit bien, mais pour laisser entrer les deux tortionnaires.
-Ton destin t’attend. Mais comme nous sommes attentifs au bien-être de nos prisonniers, nous somme venus te préparer, siffla-t-il, un rictus pervers sculpté sur son visage pétris de mépris.
Sur ces mots, les deux écrasèrent leurs sabots sur les pattes de la créature. Le changelin poussa un hurlement, ses membres n’étaient pas brisés mais la douleur étant suffisante pour lui tirer des larmes.
-Tu es bien résistant pour un membre de ton espèce inférieure, essayons ceci.
Posant une patte sur le crâne de sa victime, le garde se saisit d’une des deux pattes meurtries, et, en faisant effectuer un tour sec à l’articulation, la brisa, faisant résonner un craquement retentissant entre les murs de la geôle. Le sifflement de douleur que poussa la créature aurait pu être audible dans tout Canterlot si qui que se soit s’était intéressé à son sort.
-Hahaha ! J’adorerais jouer un peu plus avec toi, mais les juges t’attendent, arrange-toi pour marcher normalement ou je te laisse imaginer ce qui t’arrivera à ton retour…
Tant bien que mal, le changelin parvint à se lever, il fit un pas et la douleur éclata encore plus dans son sabot. Un coup sur l'arrière de son crâne l’envoya au sol.
-Plus vite espèce de déchet, on a pas de temps à te consacrer !
Sa jambe brisée pendant mollement alors qu’il clopinait dans les couloirs le menant au tribunal. Les quelques gardes qu’il croisait lui lançaient des regards méprisants remplis de haine. Le corridor commença à se faire plus large, plus haut de plafond. Plus le cortège pénitentiaire avançait et plus les lieux gagnaient en magnificence, la majesté de l’endroit écrasait le changelin tant les voûtes lui semblaient éloignées. Il se sentait minuscule, minuscule et infiniment impuissant. Puis enfin, il put les voir, les portes du tribunal canterlotien. Toutes les salles qu’il venait de traverser possédaient déjà leurs lots de richesses et vomissaient un luxe omniprésent, mais ces portes dépassaient tout. Du cristal, de l’or, du marbre et tant d’autres éléments si précieux forgés en un seul objet massif. Tant de luxe pour permettre aux condamnés de visualiser l’implacabilité et la puissance de l'État et de ses lois.
La pièce était remplie de poneys. Des curieux voulant voir de près une des créatures qui les avaient attaqués, d’autres qui voulaient voir cette créature mourir. Alors que le changelin se dirigeait vers sa place, la salle vrombissait d’une cacophonie insoutenable d’insultes et de menaces. Dans l’air volaient diverses choses à l’intention du prisonnier, cela allait du crachat à la pomme pourrie. Mais il s’en moquait, sa patte brisée le torturait d’avantage. Il entrevit de l'œil plusieurs groupes de poneys dispersés à plusieurs endroits du tribunal, des larmes coulaient sur leurs joues, ils tenaient entre leurs pattes des photos, des portraits, voire de simples dessins. Les gardes ne firent rien pour arrêter cela. Le calme revint quand le juge apparut dans la pièce, et ce n’était pas n’importe qui, il s’agissait de Celestia en personne. Elle rayonnait de sa beauté ouranienne et dégageait une aura d'autorité que même le changelin ressentit. Sa crinière aux reflets de l’arc-en-ciel projetait des iridescences cristallines sur les murs sombres. Avant de commencer à parler, elle fixa le changelin d’un regard dur, mais dénué de mépris, elle semblait être le poney qui le haïssait le moins dans Canterlot. Et pourtant, comble de l’ironie, elle allait être celle qui prononcerai sa sentence. Car elle seule décidait du sort des jugés, les autres poneys n’étaient présents que pour intimider le prévenu. Lorsque les lèvres de la princesse solaire s’entrouvrirent, la légendaire voix royale résonna entre les murs.
-Je déclare la séance ouverte ! annonca-t-elle. Si nous sommes ici aujourd’hui, c’est pour juger ce changelin ainsi que toute son espèce pour leur tentative d’invasion et l’assassinat d’êtres qui nous étaient chers ! Pour ces familles qui pleurent désormais un fils, un père ou qui que ce soit d’autre ! En leur nom et en leur mémoire, nous allons rendre justice !
À ces mots, le silence se brisa, remplacé par un vacarme assourdissant de cris, d’injures, de pleurs et de disputes, tous ceux présents dans la salle voulaient voir leurs décisions concernant ce monstre meurtrier. Celestia leva un sabot pour appeler le silence dans la pièce.
-Mes chers sujets, un peu de calme. Montrons que nous savons être civilisés et calmes comparé à eux.
Le silence retomba dans l’assemblée, plus personne n’osait prendre la parole. Une minute passa, pesante, puis la princesse reprit sa diatribe.
-Bon, maintenant que tout le monde est calmé, nous allons pouvoir commencer la séance. Changelin ! Tu es ici en tant que représentant de ton espèce, nous allons te juger pour avoir tenté d’envahir notre royaume et de répandre le chaos dans la cité. Nous allons te juger comme nous jugerions l’un des nôtres !
Un étalon à la crinière blonde et au pelage blanc se leva.
-Princesse ! Pourquoi devrions nous traiter comme l’un des nôtres un être inférieur tel que lui ?
-Prince Blueblood ! Vous n'êtes pas autorisé à prendre la parole dans ce tribunal ! Moi seule décidera de quelle façon nous le punirons ce changelin ! Et malgré ses agissements, il reste un être vivant ! Il mérite donc un procès équitable !
Le prince se tut, plus par peur de contrarier la princesse que par agrément de ses dires. Il se contenta alors de fixer l’être insectoïde avec un regard méprisant, comme les autres, semblant essayer de le dépecer par la seule force de ses yeux.
-Bien, changelin, tu es ici pour avoir participé à l’assaut mené sur la ville de Canterlot avec tes pairs et pour avoir attenté à la vie de nombreux poneys. Avant que nous prononcions ta sentence, as-tu quelque chose à dire pour défendre ta personne ?
L’accusé ne savait que dire, il se trouvait meurtri et affaibli, face à la monarque d’un pays ennemi et entouré par une horde de poneys hostiles. Il mit de très longues minutes pour mettre mentalement au point ses prochaines paroles, ce qui fit encore croître la tension dans la pièce. Tous attendaient impatiemment sa réponse.
-Votre peuple prospère et vit aux dépens du nôtre ! Vous dites respecter la vie, mais vous tuez des êtres chaque jour avec votre expansion. Vous vantez la magie de l’amitié mais votre peuple piétine tous ceux tentant de survivre. Vous nous prenez pour des monstres, mais vos méthodes sont écœurantes. Vous n’essayez pas de parlementer, vous écrasez ceux qui vous dérangent. Vous nous avez réduits à la famine, ne nous laissant qu’une seule solution pour survivre et en ce sens vous valez infiniment moins que nous en nous blâmant ainsi de vouloir sauver les nôtres !
La princesse du soleil serra les dents à l’audition de ces dires, il avait raison sur certains points, mais elle ne pouvait l’admettre, l’opinion publique ne supporterait pas l’image de sa dirigeante flancher devant le discours d’un changelin. Un murmure d’indignation parcourut l’assemblée. Comment cette créature se permetait-elle de critiquer leur société ? Celestia reprit la parole.
-Était-ce là toute ta pensée ?
-Je ne dirai rien de plus, le simple fait d’apercevoir vos citoyens, le visage enfariné assis sur les corps des êtres sacrifiés sur l’autel de leurs ambitions me donne envie de vomir mes tripes ! Voir tous ces idiots vautrés dans leur suffisante crasse lorsque mon peuple se meurt m'écœure au plus haut point. C’est votre nation qui devrait être à ma place en ce moment ! Vous n’êtes que mépris et décadence alors que nous sommes, nous changelins, des êtres travailleurs qui pensons à notre peuple avant de penser à notre personne.
-Je pense que tu as enfin fini. Bien, les jurés vont maintenant se retirer pour débattre de ton sort. Il ne te reste plus qu'à espérer que ta mère soit à tes côtés.
Le silence se fit pesant, chaque seconde vit la tension monter crescendo. Les poneys présents dans la salle jugeaient le condamné de leurs yeux chargés de reproches. Plusieurs minutes passèrent avant que les jurés ne réapparaissent accompagnés de la princesse. La sentence, émise d'une voix cruelle et lente par l’alicorne, frappa le condamné comme un coup de tonnerre.
-Changelin, tu es reconnu coupable de tes crimes et afin de dissuader tes semblables de se relancer dans une entreprise aussi meurtrière, tu seras exécuté sur la place publique de Canterlot dans une semaine. Telle est ta sentence. Gardes, conduisez-le jusqu'à sa cellule.
Sur tout le chemin du retour, le prisonnier se laissa guider sans émettre le moindre bruit. Il allait mourir, dans une semaine. La colonie ne pourrait jamais venir le chercher dans un délai aussi court, il allait mourir, seul, et loin des siens. Il allait vivre ses derniers instants entre les quatre murs froids et inhospitaliers de cette tombe de pierre qui lui servait de prison. Cette seule perspective suffisait à lui ôter toutes forces mais un seul élément le rassurait, le lien avec la colonie était encore là ; il ne mourra pas seul, les siens le soutiendront jusqu'à son dernier instant. Il sentait l’amour de sa reine et mère le soutenir, elle le rassurait. Il avait l’impression d’être redevenu enfant, quand elle passait devant les garderies pour voir sa progéniture. Il se mit à pleurer, la ruche était si loin… La douce chaleur des souterrains lui manquait, la présence rassurante de ses congénères lui manquait, l’affection de sa reine et mère lui manquait. Ce manque se fit ressentir encore plus fortement lorsque ses geôliers le reçurent, un sourire sadique sur les lèvres.
-On t'a gardé une place au chaud mon gars, on va t'aider à "profiter" de tes derniers jours parmi nous.
La cellule semblait encore plus laide qu'avant. Il n'était pas parti très longtemps mais tout lui paraissait plus terne, presque gris, comme si les couleurs étaient parties avec ses espoirs.
-Tu dois avoir faim non ? Ne t'inquiète pas, nous allons te nourrir jusqu'à satiété.
Lui tendant une assiette de terre cuite, les gardes lui offrirent leur plus grand sourire. L'écuelle était remplie de roches, rien de comestible, et pas le moindre amour à absorber.
-Hooo c'est vrai tu te nourris d'amour, mais ne t'inquiète pas, nous avons tout prévu pour que tu te sentes comme chez toi, et nous allons te donner beaucoup d'amour, lui annoncèrent ses geôliers, leur ton virant lentement à la moquerie.
Les deux étalons entrèrent dans la cellule, refermant la lourde porte métallique dans leur dos. Le changelin ne comprit pas bien ce qu'ils entendaient par là, mais la perspective d'avoir enfin de la nourriture qui lui conviendrait lui faisait apercevoir un peu de couleurs dans le noir de son actuelle existence.
-Oui vraiment beaucoup d'amour, susurra le deuxième garde, et tu vas devoir donner du tien pour l'obtenir mon petit.
Ils commencèrent à retirer lentement leurs armures, offrant le spectacle horrifiant de leurs corps bardés de cicatrices à leur prisonnier.
-Ne t'inquiète pas, fais ce qu’on te dit et tout se passera bien, comme dans un rêve.
Le plus grand des deux gardes passa un sabot derrière la tête du changelin et ramena la tête de l'infortunée créature vers son entre-jambe.
-Tu sais comment ça fonctionne n'est-ce pas ? Alors dépêche-toi de changer ta sale petite face en celle d'une pouliche et fais ton travail.
Le changelin comprenait maintenant et refusait se soumettre à cela, la conscience commune de la ruche lui offrait une part de maturité mais il restait un enfant. Et cet enfant était terrorisé. Tentant par tous les moyens de se soustraire à l'étreinte de celui qui avait articulé cette phrase, il commença à se débattre de toutes ses forces.
-Hé ! Qu'est-ce que tu essayes de faire la ? hurla-t-il.
Un puissant coup de sabot suivit la réprimande. Quand il atteignit la mâchoire du polymorphe, un craquement se fit entendre et du sang coula à la commissure des lèvres de l'agressé, emplissant sa bouche d'un goût cuivré. Le coup venait de lui briser une dent.
-Bien, tu es calmé ? Nous allons pouvoir parler entre êtres vivants raisonnables maintenant ?
Il n’avait pas d'échappatoire, les deux gardes étaient plus forts que lui et personne ne lui viendrait en aide. Usant de ses pouvoirs, il se métamorphosa en pouliche, et, commençant ce à quoi ses tortionnaires le forçaient, sentit les larmes couler sur ses joues à cause de la douleur que provoqua le deuxième en entrant en lui.
Il pleurait encore, plusieurs heures après que les gardes furent repartis, plusieurs heures que le sang coulait des plaies multiples qu'ils lui avaient infligées, et plusieurs heures que son esprit avait été brisé. Les monstres qui prétendaient représenter la justice lui avaient fait subir en quelques heures de sévices plus de douleur qu'il n'en avait jamais ressentie de toute son existence. La mort ne lui semblait plus si horrible maintenant, rien ne lui permettait d'oublier ce qu'il venait de vivre. Les rires, les visages et les sourires de ces deux poneys alors qu’ils le souillaient. Sa haine à leur égard s'était amplifiée au delà de l'imaginable mais ses souffrances physiques et psychologiques obscurcissaient son esprit. Plutôt crever mille fois que revivre ne serait-ce qu'un instant de cette traumatisante expérience. Les voix de ses frères, de la ruche, tels des fantômes, résonnaient dans sa tête, lointaines. Il ne sentait presque plus leurs présences, tels des êtres désincarnés, ils ne lui transmettaient plus que le froid glacial de la mort. Mais ses geôliers ne lui laissèrent pas plus de temps pour chercher un réconfort illusoire. Lui jetant un rat mort pour unique repas, ils repartirent aussitôt, le laissant seul avec les pierres et le cadavre de l’animal pour unique compagnie.
Ce rituel se poursuivit durant les trois premiers jours. Chaque journée ses geôliers venaient et repartaient après s'être pleinement servis du corps du changelin, ne lui laissant qu'un frugal repas, et encore le mot était faible. Après chaque "séance", le prisonnier s'abîmait dans l'écoute des voix fantomatiques de ses congénères. Elles seules l'empêchaient de lâcher prise, de ne pas se donner la mort avant qu'on ne le libère de cette vie de souffrance. De toute façon, rien dans cette pièce ne pouvait l’aider à mettre fin à prématurément à ses tourments.
Les jours qui s'ensuivirent virent le changelin changer, se décharner, comme s'il était en train de mourir. Le lien avec les siens brisé, son corps ne tenait plus, chaque mouvement lui arrachait des râles de douleurs. Il se réveilla un matin et remarqua que ses ailes étaient tombées durant la nuit. Puis sa corne tomba à son tour. Sa carapace s'effritait au fil des jours et sa peau devenait si sèche qu'il parvenait à en retirer de longues bandes de chair morte, et ce presque continuellement. Ses bourreaux en étaient tant dérangés qu'ils lui bâillonnaient maintenant la bouche pour ne plus entendre ses pleurs, ses supplications et ses râles de douleur. Il continuait d’écouter ses frères, délaissant son corps misérable pour soulager son esprit, essayant d’oublier sa propre existence en ressentant celle des autres.
Deux jours avant l'exécution, un prêtre vint le voir. Il eut d'abord un mouvement de recul. Le changelin avait tant changé, tant souffert durant sa détention, qu'il en était devenu méconnaissable, repoussant de laideur et d'immondice. Chaque plaie était devenue purulente. Un liquide blanchâtre coulait des multiples hématomes qui recouvraient son corps. Une gangrène avait commencé à ronger l'une de ses jambes. Son visage n'était que larmes de douleur et haine farouche et la cellule n'était pas plus agréable. Les gardes ne nettoyaient ni le sol ni les murs et les excréments et autres déchets s'entassaient dans un coin, des flaques de sang coagulé stagnant dans les fissures du sol. Le tout dégageait une horreur écœurante. Les rats se mirent soudainement à courir, affolés par l'arrivée de cet intrus. Le prêtre s'avança de quelques pas, faisant claquer ses sabots sur le dallage souillé en essayant de ne pas marcher dans les immondices jonchant le sol. Faisant léviter un livre de prière devant lui, il s'adressa au changelin d'une voix lente et grave :
-Croyez-vous en la parole de sainte Celestia mon fils ? Savez-vous que nous nous retrouvons tous dans le soleil à notre mort ?
-Je ne crois qu'en ma mère, elle qui est toujours là pour moi, elle qui ne me laissera jamais tomber, et elle dont vous ne méritez même pas d'être la moindre déjection !
-Pourtant tu me sembles être bien seul dans les ténèbres de cette prison.
-Vous ne pourriez pas comprendre, déchet unitaire que vous êtes.
Le prêtre ne broncha pas. Des blasphémateurs, il en avait déjà vus, il avait déjà supporté leurs paroles odieuses envers sa sainte Celestia. Sauf que là, il avait en face de lui autre chose qu’un poney hérétique. Il était devant un être monstrueux qui vénérait une créature ignoble que même le Tartare rejetterait. Ce monstre ne méritait même pas qu’on tente de sauver son âme, mais telle était la loi du clergé solaire : tout être sur le point de mourir se devait de recevoir la bénédiction céleste avant sa mort. C’était donc à contrecœur qu’il devait bénir cette chose qui n’avait rien d’équin.
Sa voix devint plus grave.
-Je reviendrai demain, j'espère pour votre salut que vous aurez réfléchi à qui va votre foi.
Le rire qui anima le changelin lui provoqua une forte douleur aux côtes, les os qu’on lui avait cassés au début de son incarcération ne s’étant toujours pas ressoudés et chaque respiration lui apportait le goût de son propre sang dans sa bouche. Essayant d’oublier ses souffrances, il se roula en boule dans un coin de la cellule après avoir tué plusieurs rats pour se tenir chaud. Il s’endormit en écoutant les voix spectrales de ses congénères, si loin de lui.
La veille de sa mise à mort, quelque chose le surprit : le silence, le calme plat et absolu. Normalement, les présences et le vent des paroles de ses frères l’accompagnaient chaque jour dans ces ténèbres, mais là, rien. Les voix s’étaient tues. Il était seul, horriblement seul. Non, elles étaient là, les voix devaient forcément être encore là, il lui suffisait seulement de les retrouver. Il se roula à nouveau en boule, cherchant à entendre, à capter ces bribes de vie tant recherchées. Mais rien, pas le moindre souffle. Sa mère l’avait abandonné. Ce n’était pas possible, elle devait encore être là, toute proche. Il devait la retrouver. Il aperçut sa corne, elle était tombée il y a quelques jours. C’était sûrement pour ça qu’il ne les entendait plus. Il fallait qu’il la replace, et après il pourrait les entendre à nouveau. Oui, il le fallait. Saisissant sa corne entre les dents, il réussit tant bien que mal à la coincer dans un trou entre les briques, le côté pointu incrusté dans le mur. Il prit une grande inspiration. Bien sûr, cela ne se ferait pas sans douleur mais il fallait bien que les autres l’entendent, sinon ils ne pourraient pas venir le chercher. Il frappa son front contre la corne mais elle ne plia pas, seule la douleur fusa dans le crâne du changelin. Il comprenait maintenant, il devait faire en sorte qu’elle rentre parfaitement sans forcer. Se saisissant alors d’une des pierres qui jonchaient le sol il la contempla quelques instants ; elle était pointue, presque tranchante. Satisfait, il la leva au-dessus de sa tête, puis, serrant les dents, l'abattit sur son front à son emplacement naturel. Un peu de sang se mit à couler et, tâtant la blessure, il relava la pierre et la rabattit. L’hémoglobine coula de plus en plus et son crâne se creusa au même rythme. Après le troisième coup, il sentit qu'il y était enfin arrivé, mais la douleur lui vrillait la tête. Tout tournait autour de lui, et tout se déformait dans d’incompréhensibles vagues. Combattant son vertige, il désincrusta sa corne du mur et la replaça dans son crâne, appuyant de toutes ses forces pour la faire tenir. Lorsqu’il relâcha sa pression, il sentit son sang couler sur son visage, puis tout se brouilla. Il crut voir les gardes entrer en hurlant, se sentit soulevé et ses douleurs le reprendre ce qui l’empêcha de sombrer dans le néant. Il vit un poney bleu sortir une scie, puis ce fut le noir.
Le noir total, le néant, la mort, était-ce cela ? Il se sentait léger, entouré d’une chaleur maternelle, mais toujours seul. Terriblement et affreusement seul. Il percevait la présence de sa mère, si proche, mais si loin en même temps. Si loin de son amour. Et il retomba dans le néant.
Une douleur atroce lui transperça le crâne de part en part. Il était à nouveau dans sa cellule, mais il y avait quelque chose de différent. Il sentait qu’il n’était pas seul et aussi qu’il ne reposait pas sur la pierre qui lui servait habituellement de lit. Il entrouvrit plus ses yeux, aperçut tout d’abord le prêtre, puis il essaya de se redresser. Là ou aurait dû se trouver sa patte avant droite, il n’y avait que du vide. Amenant le membre au niveau de son visage, il découvrit horrifié un moignon sale et mal recousu.
-La gangrène, fléau de Tirek, avait commencé à te prendre mon enfant, nous avons été obligés de te couper cette patte. Tu m’en vois désolé.
-Gardez vos belles paroles, articula le changelin en essayant d'arrêter ses nausées, vous avez fait ça seulement pour que je sois présentable pour votre exécution. Ça rendrait mal un prisonnier couvert de pus n’est-ce pas ? D’ailleurs, quel jour sommes-nous ?
-Le jour de votre exécution, votre dernier jour sur cette terre à nos côtés.
Le changelin écarquilla les yeux. Non, pourquoi avait-il fallu qu’il s’évanouisse ? Il n’avait pu faire ses adieux aux siens. La surprise de la nouvelle laissa vite place à une vague de rage envers ceux l’ayant enfermé, torturé et mutilé. Il se mit à hurler comme un damné.
-COMMENT ? C’était voulu c’est ça ? Vous avez tout fait pour que les miens ne puissent essayer de venir me sauver ! Ma souffrance est devenue votre jouissance !
-Vous vous fourvoyez mon fils, mais je n’essayerai pas de vous convaincre, je suis ici pour soulager votre âme avant que vous ne rejoignez l’autre monde.
-Je ne crois pas à votre paradis solaire, mes souffrances ici me poussent à espérer le néant et l’oubli, articula-t-il au bord des larmes.
-Que cela veut-il dire ? Ouvrez-vous à moi mon fils. Soulagez votre esprit, videz-le de toutes ses souffrances.
-Je me sens si seul…
Le moment était arrivé. Tout Canterlot s'était amassé au pied de l’immense guillotine. Des poneys d’autres villes étaient aussi venus, mais la plus grande partie de la foule hurlante était de la capitale. Une clameur s’éleva de la foule quand un carrosse tiré par deux étalons terrestres à la fourrure noire la traversa pour s'arrêter devant la guillotine. La porte du véhicule s’ouvrit pour laisser sortir un vieil annonceur :
-M. l'exécuteur de la sentence.
Le rugissement de la foule s’intensifia encore plus quand un étalon recouvert d’une cape noire et portant un capuchon de cuir sur la tête sortit à son tour du carrosse, sa stature massive et les yeux froids qu’on pouvait voir par les trous de la cagoule lui donnaient un air de tueur impitoyable. Le carrosse traversa de nouveau la foule pour disparaître dans les rues de Canterlot.
Dans le chaos sonore, un poulain s’exclama :
-Regardez, voilà le monstre !
En effet, le changelin arrivait, recouvert de chaînes, boitant à cause de son sabot manquant, entouré de gardes. Il était abominable. Tout autour de lui, la foule le pointait du sabot, se moquant de son apparence pathétique, l’insultant avec haine, le dévisageant avec une curiosité morbide. Il ne put s'empêcher de comparer les poneys de cette foule aux monstres peuplant le Tartare, ne vivant que pour se délecter des souffrances des autres êtres vivant. Ces pensées se muèrent en haine sourde lorsque des objets, venus de toutes les directions, l'atteignirent, frappant ses blessures.
Alors qu’il arrivait en bas de l’escalier menant à l’échafaud, il remarqua que la guillotine faisait face au château royal et il aperçut même Celestia qui observait la scène depuis un balcon. Il l’imaginait avec un sourire supérieur aux lèvres, savourant sa victoire face aux changelins, symbolisé ici par l’exécution d’un des leurs. La vérité était cependant tout autre : la déesse ne savourait rien de tout cela, elle était certes heureuse que la cité eût été sauvée mais elle ne pouvait s'empêcher de sentir de la pitié pour le changelin. Après tout, il n’était pas responsable de ce fiasco, il était juste un soldat qui obéissait aux ordres. Par conséquent, il ne méritait pas ce châtiment. Mais les événements avaient été contre lui et le peuple demandait du sang pour calmer sa colère, une mort pour venger les leurs.
Le changelin était au pied de la guillotine, la lame scintillante dans toute sa mortelle splendeur. Le bourreau s'empara de lui avec précaution, plus par dégoût que par compassion devant toutes les abominations qui couvraient le corps du condamné. Il le plaça sur le banc d'exécution, l’y attacha avec de lourdes chaînes de fer dont le métal froid mordit la chair blessée du condamné. Le cou du changelin fut placé sous la lame, coincé par un panneau de bois qui forçait les condamnés à subir les regards inquisiteurs de la foule. Celle-ci poussait des rugissements terrifiants, elle ne voulait pas s'apitoyer sur le changelin, elle voulait au contraire se repaître de son sang. Le condamné la fixait ; il la méprisait et la craignait, tout comme elle. Sauf qu’elle savourait sa souffrance, la crainte n’était pas là, le groupe dominait l’individu. Le prêtre s’approcha.
-Mon fils, avez-vous une dernière volonté avant que vous ne partiez ?
-Juste celle de voir cette foule de lâches me rejoindre dans le plus court délai possible, siffla-t-il, et vous en tête ! Que ma reine et mère déchaîne sa rage sur votre peuple !
-Ce sont donc cela tes derniers mots mon fils ?
-Arrêtez de m'appeler “mon fils” ! Vous préféreriez être au chevet d’une souris crevée qu’au mien ! Derrière votre foutue rigueur religieuse, vous ressentez un dégoût presque aussi grand que cet amas d’ignorants. Oui je suis un blasphémateur, un hérétique même, mais au moins je reste la tête droite face à la mort !
-Bien, si cela te suffit pour te satisfaire changelin, bourreau, vous pouvez faire votre office.
Le poney encagoulé se leva, la foule se tut à ce même moment telle une seule entité. Il s'approcha d’un mécanisme et sans aucune hésitation, l’activa.
Une larme coula sur la joue du changelin.
-Adieu mère…
Dans le silence, seul le bruit de la lame fendant l’air avant de s’écraser sur la nuque de sa victime retentit.
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