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Les jours heureux

Une fiction écrite par Vuld.

Où vont les poneys.

Ça allait marcher. Comme hier, comme demain, comme toujours et à jamais, tout s'était toujours bien passé et se passerait toujours bien. Ça allait marcher, il était inutile d'en douter, demain toute cette mauvaise histoire prendrait fin.

Demain ne venait pas.

Impossible de fermer l'oeil, le canapé trop chaud ou trop froid et les rumeurs d'animaux dans le cottage qu'elle ne voyait pas, la pénombre du plafond et du mobilier. Twilight refusait de s'avouer qu'elle avait peur, peur sans pouvoir dire pourquoi, maintenant qu'elle avait échappé au piège d'illusions et de solitude. Ce n'était pas son lit, ce n'était même pas un lit mais c'était sa réalité, son amie dormait à l'étage et ici plus que jamais elle se sentait en sécurité. Demain, ou après-demain, à force de recherches et avec l'aide de tout Equestria elle mettrait fin au mauvais sort et enfermerait ces souvenirs dans un ouvrage savant. Ce n'était pas autrement que, siècle après siècle, les ponettes avaient étoffé la bibliothèque royale après tout, se dit la jument.

Son regard ne cessait d'éviter le plafond, guignait du côté de la fenêtre et de ses lueurs astrales, avec ce besoin constant de se lever et d'aller vérifier que le monde serait toujours là. Le tic-tac du morbier semblait presque un écho, les contours flous et fuyants, et la jument oubliait sans cesse que cela s'appelait la nuit. Que c'était normal. Elle était en nage et refusait de se l'avouer tout à fait, autrement qu'en se retournant.

Demain ne venait pas. Demain tardait à venir, et chaque fois qu'elle sentait la lourdeur du sommeil la saisir, elle s'imaginait dans ce vide d'albâtre qu'elle avait appris à haïr à présent, et cela la faisait frissonner. L'écho d'un millier de Twilight Sparkle appelant leurs amies en vain, les silhouettes de leur trot ou de leur galop, et elle-même qui rejetait tout cela comme un piège, un abime. Demain ne viendrait jamais assez tôt, et elle ne pouvait pas dormir.

Vaincue, la jeune licorne se leva pour la troisième fois cette nuit-là, chercha vaguement l'heure sur la vieille horloge, soupira et gagna la cuisine pour un énième verre d'eau.

Sans même réfléchir, de frustration, elle s'était giclée le visage, et regardait maintenant l'évier et une partie de sa frange humide plaquée sur son visage. Dormir allait-il la ramener dans cet horrible univers ? Quelles étaient les règles, elle ne comprenait pas, elle voulait juste sentir ses sabots sur l'évier, sa tête contre le pommeau et l'idée que Fluttershy dormait là-haut paisiblement.

« Twilight ? » Demanda la voix pâteuse et somnolente de Fluttershy.

Twilight Sparkle se tapa la tête contre le pommeau une seconde fois. Elle avait réveillé son amie. Forcément, avec les vieilles canalisations tirer de l'eau devait faire du bruit. Sans se retourner elle répondit : « Désolée, j'avais… soif. » Puis elle réalisa qu'elle ne s'était pas retournée et il y eut cette pointe de crainte que Fluttershy ne soit pas vraiment là.

Elle se retourna. Fluttershy était vraiment là. Petite robe de chambre bleu-vert cousue par Rarity, un peu défaite, et la crinière rose échevelée. Angel entre ses pattes, tendu et en alerte. À présent la jument reconstruisait ce qui s'était passé : Angel avait été réveillé par les canalisations, et avait réveillé Fluttershy. Twilight souleva son verre d'eau au-dessus de sa tête, dans un halo de magie violette, et le laissa se déverser sur elle.

« Twilight ! » S'exclama Fluttershy.

« J'ai l'impression de perdre la tête, » admit cette dernière en regardant le verre vide, « Je… je ne sais pas… »

Elle se sentait misérable. Pas tant elle-même que par ce qu'elle imposait à son amie. Fluttershy se retrouvait à foalsitter une jument grognonne et de mauvaise foi. Pourquoi est-ce que la normalité la rendait si nerveuse ? Elle aurait voulu se lancer un sort de sommeil pour en finir. S'effondrer sur le sofa et laisser l'aube venir.

Fluttershy vint se coller à elle et lui caressa la crinière.

« Là. Là. Ça va aller. » Lui dit-elle doucement. « Je ne peux qu'imaginer à quel point ça doit être horrible pour toi. »

« Vraiment ? »

« À ta place, j'aurais peur que le sol disparaisse sous mes pattes. » Puis Fluttershy s'écarta, inquiète. « Je n'ai pas dit une bêtise ? »

« Non ! » S'amusa Twilight. « C'est juste… c'est différent. C'est… eh bien, par exemple… »

Non. Elle se tut. Elle ne voulait pas inquiéter son amie. Mais en fait, mais comment dire, elle aurait préféré que le sol disparaisse sous ses pieds. Que le plafond laisse place à une blancheur infâme. Parce qu'au moins, au moins elle aurait su.

C'était le doute, le doute affreux, c'était de ne pas savoir qui la rendait folle. C'étaient tous les détails minuscules qui, au quotidien, n'avaient aucune sorte d'importance, mais qui dans sa situation devenaient infernaux. C'était de lire l'heure sur le morbier et d'avoir l'impression trois fois que les aiguilles malgré tous les milliers de tics n'avait pas avancé d'une seconde. C'était l'idée qu'au milieu de la nuit et de l'obscurité, parmi les milliers de détails et l'imbrication d'un milliard de variables, Twilight avait l'impression que Fluttershy n'avait pas d'ombre. C'était qu'elle n'avait pas soif. C'était qu'elle n'avait pas soif.

« Je veux juste que ça s'arrête ! » Cria Twilight avec force.

« Tu veux que je reste avec toi ? » Offrit piteusement son amie, la tête basse. « Je sais que ça n'aiderait pas beaucoup… »

« Non ! Non. » S'empressa de corriger Twilight. « J'aimerais bien que tu restes… si ça ne te dérange pas. »

Et elle frotta le sol du sabot, toute penaude, le visage encore marqué par l'émotion. Tout pour ne pas subir la solitude. Tout pour détourner ses pensées de toute cette myriade de détails abrutissants.

Angel prit cela pour un ordre, à moins que la pégase ne lui ait donné un signal, et le lapin bondit pour aller allumer les lampes du salon. La première illumina la pièce, puis s'éteignit aussitôt et les deux juments, surprises, se regardèrent avant de passer la porte pour aller voir. Comment est-ce qu'Angel se débrouillait pour allumer les lampes de toute manière, se demandait Twilight. Spike utilisait une canne…

Un cri d'horreur, puis Fluttershy plaqua violemment Twilight au sol et la traîna en arrière, la cala contre le mur en un seul souffle. Mais Twilight avait eu le temps de le voir aussi. L'absence de plafond. Une pénombre dans la pénombre, effacée par une paroi de blancheur. Et ce fut comme un frisson d'horreur et de soulagement.

« Ne bouge pas… » Murmura Fluttershy, paniquée.

« Qu'est-ce que tu vois ? » Lui souffla Twilight.

La jeune pégase lui rendit un regard énorme qui était plus une question qu'une réponse, mais elle entreprit de guigner par la porte de la cuisine, dans le salon, puis d'appeler à petite voix pour qu'Angel revienne, désespérément. Angel bondit dans la cuisine et revint se caler sur sa tête pour guigner à son tour.

Impossible de bouger. Pas sans lutte en tout cas. Fluttershy la tenait fermement, avec la force de la terreur dans ses pattes. Les ailes de la pégase frémissaient légèrement, entre le besoin de se plaquer au corps et celui au contraire de s'étendre pour la fuite. Elle serrait Twilight comme elle aurait serré un enfant.

« Quelque chose bouge… » Gémit la pégase.

« Laisse-moi voir. » Murmura Twilight.

« Non, attends… » Et après une seconde : « On dirait… une chambre… avec un poney près de la fenêtre. »

La chambre d'hôtel. Est-ce que Buzzy s'était levée ? Est-ce que cela avait réveillé le sortilège, est-ce que… non, rejeta Twilight Sparkle. Ce monde n'était qu'une illusion. Il fallait qu'elle le comprenne, malgré tout le tourment de sentiments. Une illusion. Il fallait qu'elle s'en persuader absolument.

« Oh non ! » Tressaillit Fluttershy en se cachant et en serrant Twilight plus fort. « Ce n'est… ce n'est pas un poney ! C'est un… c'est un… »

« Un changelin ? »

Le calme de Twilight la surprit elle-même, et son amie également. Ce fut à son tour de sourire à Fluttershy pour la rassurer.

« C'est Buzzy, tu te rappelles ? Dans cette fausse Equestria, les changelins sont gentils. »

Fluttershy la regarda, incrédule, puis hocha un petit peu la tête et murmura un « d'accord » avant de guigner à nouveau, prudemment, par la porte. Cette fois Twilight parvint à se défaire un peu de l'étreinte, sans forcer, et parvint presque à jeter aussi un oeil.

Buzzy portait un masque. C'était étrange. Un long masque blanc à bec insectoïde avec, en-dessous, comme une poche à foin qui gonflait et se dégonflait avec sa respiration. D'énormes lunettes lui donnaient des airs de rapace un peu bête et inéquin.

« Qu'est-ce qu'elle fiche… » Se renfrogna la jeune jument.

Comme si la changeline l'avait entendue, elle se tourna vers l'orbe, la regarda un peu trop longtemps puis s'approcha et Fluttershy glapit de terreur, tira à nouveau Twilight en arrière. La vision du masque devenant gigantesque avait été de trop pour la pégase.

« Tout va bien. » Dit Twilight à son amie, à voix basse, avant d'élever le ton. « C'est une amie, elle ne nous fera rien. »

« Non, elle a l'air méchante ! » Geignit Fluttershy. « Elle veut nous dévorer ! »

« Ne sois pas ridicule. » La sermonna la jeune licorne en se dégageant, puis en se relevant. « Je vais aller lui demander ce qui se passe. »

« Non ! » Supplia Fluttershy. « Attendons qu'elle disparaisse ! S'il te plait, Twilight… »

Twilight Sparkle s'arrêta nette.

Qu'est-ce qu'elle était sur le point de faire ? Discuter avec une illusion. Se replonger dans le sort et le mensonge, se laisser emporter loin d'Equestria. Mais une force irrésistible lui parcourait les pattes. C'était Buzzy, là-bas, et elle avait beau faire, elle avait beau se raisonner… c'était Buzzy.

Fluttershy étalée au sol, craintive et échevelée, la convainquit de ne rien faire. À la place, Twilight Sparkle retourna guigner par la porte, bientôt rejointe à nouveau par la pégase. Les deux juments avaient l'air bêtes, emprisonnées ainsi dans la cuisine pendant qu'un sortilège jouait dans leur salon, et la terreur laissait place à plus de curiosité. Elle s'y ferait, se dit Twilight. Toutes les ponettes s'y feraient avec le temps.

Dans un autre monde mensonger, Buzzy était occupée à frotter l'orbe avec son sabot insectoïde, sombre dans l'obscurité de la chambre, et il était difficile de tout discerner à travers la blancheur qui effaçait un peu tout en demi-voile. Sans doute qu'elle devait se demander pourquoi Twilight ne se montrait pas. Pourquoi l'orbe restait blanche.

Quelques coups sourds à la porte l'interrompirent. Un instant, Twilight crut qu'ils venaient de la porte d'entrée du cottage, mais non. Évidemment, non. Là-bas, dans cette fausse Equestria, on avait frappé à la porte de la chambre.

Buzzy s'empressa de plonger l'orbe dans un sac de toile bleue épais. Pas les sacoches, nota Twilight. Et elle commençait doucement à réaliser. En même temps la jeune licorne projetait, presque par habitude désormais, son sort de vision, et la chambre reparut dans toute sa gloire cette fois. La blancheur avait laissé place à la netteté d'une nuit à une ou deux heures de la grisaille, et doublement éclairée à travers la fenêtre ouverte par les étoiles. Fenêtre ouverte. Doucement.

La changeline retira son masque juste avant que la porte ne s'ouvre et qu'un bison n'entre, porteur d'un chapeau de cowmare qu'il n'avait visiblement jamais porté avant.

« Où est la princesse, wisent ? » Grogna le bison.

La changeline répondit avec un grand sourire : « Elle euh dort. »

« Elle dort. » Répéta le bison, le regard lourd et menaçant.

« Exactement » allongea la changeline, le sourire fauve immense, « elle a eu euh une longue journée et elle aimerait bien ne pas être dérangée. »

Ce fut un long et glorieux échange de silence entre le regard suspicieux et le regard paniqué de la changeline et du bison, silence durant lequel Twilight Sparkle cherchait à déterminer si cette voix était bien celle de Buzzy. Elle n'était pas sûre, et même le visage à découvert de la changeline ne lui permettait pas…

La jeune jument se frappa le visage de dépit. Tout ce temps passé avec la changeline et elle était incapable de la distinguer d'une autre.

« Très bien. » Céda le bison, avec une moue. « Dites à la princesse que le chef Buffalo veut la voir… non, souhaiterait sa présence dès que possible au bureau du shériff. Et pas de mauvais tours, wisent, » gronda-t-il en allant coller sa tête contre celle de la changeline, « les bisons t'ont à l'oeil. »

« Pas de mauvais tours, compris ! » Jura la changeline en sueur. « Je ne me permettrais pas ! »

Le bison faillit se fâcher à ces mots, se contenta de grogner et de récupérer son chapeau tombé par terre avant de se détourner pour quitter la pièce. La porte claqua assez fort pour réveiller une princesse, et la changeline lui tira la langue, puis soupira.

Elle regarda le sac de toile bleue où se trouvait l'orbe et depuis l'orbe Twilight regarda la changeline. Ces yeux. Ce n'étaient pas ceux de Buzzy. C'était définitivement une autre changeline.

Où était Buzzy.

En réponse, après avoir tapoté le sac pour s'assurer que l'orbe était bien là, la changeline se tourna vers le lit, grimpa dessus et approcha l'autre changeline qui serrait les deux coussins et s'étendait sur toute la surface du matelas avec ce qui pouvait raisonnablement s'appeler de la débauche. Oui, décréta Twilight sans peine, cette fois c'était bien Buzzy. Et elle dormait si profondément que le vacarme du bison ne l'avait pas éveillée.

« Twilight… » Souffla Fluttershy.

Twilight Sparkle sursauta. Elle avait presque oublié qu'elle était dans la cuisine du cottage de Fluttershy. Saleté de monde. Saleté de sortilège. Elle aurait pesté contre l'univers en cet instant. Mais sa jeune amie ne lui en laissa pas le temps.

« Twilight, je crois que cette changeline n'est pas ton amie, et qu'elle est en train de voler l'orbe. »

Il avait fallu que Fluttershy le dise tout haut pour qu'enfin la jeune licorne le réalise complètement. Son amie dormait. Sort de sommeil. Non, le masque. Un gaz. Son coeur se mit à battre rapidement. L'excitation laissa place à la frayeur quand elle vit la changeline charger Buzzy sur son dos, l'arrimer avec une corde puis gagner la fenêtre avec surprenamment de force. Une seconde corde à grappin et, dehors, la rue déserte. Elle allait le faire. Elle allait voler l'orbe.

Presque. La changeline s'aggripa à la corde qui pendait dans le vide jusqu'en bas de l'hôtel, le long du mur en bois, et aussitôt le noeud de la corde qui tenait le grappin commença à céder. Trop de poids. Noeud mal fait. La changeline le réalisa, voulut remonter et pendant deux secondes lutta contre la gravité avant que le lien se défasse et qu'elle aille s'effondrer en contrebas.

Ce fut à peine si, dans l'orbe, il y eut un léger oscillement, mais cela n'avait pas empêché Fluttershy de s'écrier et de plonger au sol, toute tremblante. Twilight, cependant, se concentrait à nouveau sur cette fausse réalité. Captivante. Non, inquiétante. Non, le besoin d'intervenir lui brûlait les veines.

Par chance, la chute n'avait pas été grande, et malgré la douleur la changeline se releva. Elle avait amorti le choc pour Buzzy qui, toujours endormie, semblait n'avoir rien senti. La foalnappeuse voulut repartir, gémit et regarda deux de ses pattes endolories. Puis elle entendit des rumeurs, sursauta lorsque le grappin tomba lourdement à deux pas d'elle, entendit d'autres rumeurs de voix et de sabots dans la rue, qui se rapprochaient. Elle eut un geste pour récupérer corde et grappin, n'en eut pas le temps, se précipita dans une ruelle étroite pour s'y cacher juste à temps avant qu'un couple de bisons n'émerge, occupé à admirer les étoiles.

Les étoiles, pesta Twilight. Elle ne voulait pas regarder les étoiles.

À cloche-patte, la changeline alla se caler dans la ruelle contre un recoin, près d'une trappe de cave, et détacha Buzzy de son dos. Puis, encore essoufflée, elle tira d'un autre sac de toile une petite bouteille au contenu indiscernable dans la demi-obscurité, et un bout de tissu qu'elle imbiba, après quoi la changeline se mit à frotter ses pattes en se mordant la bouche.

Quand elle eut fini, elle fit un peu bouger ses pattes, serra les dents et secoua la tête. Elle resta là, quelques secondes, l'air perdue et craintive, dans ce recoin de ruelle avec l'autre changeline endormie, au milieu d'une ville de bisons. Une ou deux secondes, après quoi un sursaut la poussa à repartir.

« La pauvre. » Songea Twilight à voix haute. « Elle doit souffrir. »

« C'est une changeline… » Gémit Fluttershy, incrédule. « Et elle est méchante ! »

« Je suppose… » Y réfléchit Twilight. Puis, avec un soudain espoir comme irrésistible : « Tu crois que je devrais intervenir ? »

« Surtout pas ! » Plaida Fluttershy en la serrant contre elle.

Mais Twilight voulait intervenir. Au moins demander ce qui se passait. Si elle le pouvait seulement. Le sac de toile risquait d'étouffer sa voix, et alors, elle serait à nouveau impuissante.

Non ! Twilight s'écarta de la porte, retourna trotter dans la cuisine, presque à cent pas, s'approcha de la fenêtre pour regarder dehors. C'était le jardin, c'était l'Everfree, c'était Equestria. Avec le bon nombre d'étoiles. Non, non, non ! S'intima Twilight. Elle n'allait pas se laisser prendre par des illusions à nouveau, même si Buzzy…

Elle ouvrit la fenêtre. L'air frais entra à flots. elle le repira longuement et Fluttershy, derrière elle, demanda faiblement ce qu'elle avait en tête. La pégase pensait peut-être que Twilight voulait s'enfuir. Qu'elle avait cette tentation logique.

L'instant d'après, Twilight Sparkle galopait au milieu du salon.

La changeline avait quitté la partie d'Appleloosa que Twilight connaissait. Elle traversait à présent une partie plus exotique, où le bois se mêlait au métal, vieux hangars côtoyant d'énormes cuves et alambics et des tuyauteries hasardeuses autour de façades décolorées. Cette partie d'Appleloosa semblait plus déserte encore, à peine éclairée par quelques lampes éparses. Souvenir de l'étrange derrick au milieu de l'oasis de cactus.

Plus déserte, mais pas totalement. Au milieu de ce quartier s'élevait une large grange, presque un hangar, aux portes grandes ouvertes et d'où s'échappait une abondante lumière. Les rumeurs de fête semblaient s'y être tues depuis des heures, et les bisons y somnolaient par groupes autour de tables et de tonneaux. Ceux qui s'éveillaient se mettaient à chanter, et cela en éveillait d'autres qui leur intimaient de se taire.

La changeline, après avoir guigné du côté de cette grange, fouilla les rues adjacentes du regard, puis repartit presque ventre à terre, aussi discrètement qu'elle le pouvait. Son pas était douloureux, alourdi encore par Buzzy sur son dos.

Enfin, Twilight comprit.

Quand elle vit le puits, à l'intersection de trois rues le petit carré de bois sous toîture et son sceau d'eau et sa manivelle, elle comprit. La licorne comprit pourquoi sa foalnappeuse n'était pas partie du côté de la gare, par la grande avenue, comprit qu'elle ne comptait pas se perdre dans le désert. Non, elle se rappelait Ponyville, et les tunnels.

Des éclats de voix soudains figèrent la changeline sur place et l'obligèrent à se tapir tout à fait. Twilight l'entendit distinctement gémir. Deux bisonnes surgir presque sous leur museau, d'une porte attenante, et passèrent sans autres en riant. Si proches. Tellement proches. La changeline tremblante en était livide.

Assez proches pour que Twilight inspire et, insolente, se mette à crier : « Changeline ! »

Le monde s'arrêta.

**** **** ****

De toutes parts dans tout Appleloosa les tambours de guerre jouaient leur rythme sauvage. Partout le même cri retentissait avec furie : « Changelin ! Changelin ! » et les rues grondaient sous les galops.

Le puits semblait si loin à présent. La changeline jeta derrière elle sa dernière petite sacoche de poudre qui alla disperser son contenu sur les marches de bois en contrebas, mais la poudre soporifique arrivait à peine à étourdir et ralentir les puissants ongulés. Alors, péniblement, avec la force du désespoir, la changeline continua son ascension de la tour d'eau, au-dessus des cuves et des alambics, au-dessus de l'atelier en flammes dont l'incendie ajoutait ses lueurs colorées à celles crues de la nuit.

Ces escaliers n'étaient pas prévus pour des bisons, et c'était bien tout ce qui ralentissait ses poursuivants. Les flammes menaçaient d'en lécher les fondations, poutres de métal sur socle de roche mais malgré la menace les bisons continuaient la poursuite, toujours plus haut, jusqu'à atteindre la cuve aux couleurs encore fraîches et fières d'Appleloosa. Comme une relique du temps. Twilight vit les tuyaux, se rappela la gare de Ponyville. Tout allait très vite, tout allait trop vite. Sur l'étroite plate-forme, la changeline s'était arrêtée et retournée pour ne plus reculer qu'à petits pas, acculée. Une bisonne surgit, le pelage fulminant, déjà prête à charger.

« Rends-toi, cloporte ! » Exigea la bisonne indignée.

En réponse, la changeline saisit une valve de tuyau contre la cuve boisée pour la tourner, mais la valve usée lui resta entre les crocs. Puis un souffle de vapeur en surgit, brûlant, et la fit reculer précipitemment. La bisonne s'approcha, bloquée par ce jet.

« Ne m'oblige pas à t'écraser. » Gronda-t-elle encore.

Vainement, la changeline regarda autour d'elle, par la rambarde qui donnait au-dessus du vide, trop haut, bien trop haut pour seulement y songer, et de l'autre côté la cuve qui sifflait à présent, dont les planches semblaient laisser s'échapper la vapeur ici ou là par d'autres jets toujours plus nombreux. Elle se figea, la bisonne de même, et le sifflement s'intensifia.

La bisonne cria aux autres de s'enfuir, et repartit par l'escalier. La changeline voulut la suivre, mais trop tard, et bloquée par les jets de vapeur qu'elle ne pouvait plus traverser. Twilight réalisa à son tour ce qui allait arriver.

Cette cuve ne contenait pas de l'eau, mais de la vapeur brûlante sous pression, qui allait exploser. Brûlures, chute. Elle se sentit vaciller.

« Les tuyaux ! » Cria-t-elle depuis la sacoche.

Malgré les sifflements et les craquements du bois, la changeline l'entendit, regarda les tuyaux déformés par la vapeur et par le temps, rougis et sifflants, et se recula encore. Une idée horrible, songea Twilight. Suivie d'une idée plus horrible encore, lorsque la changeline tenta de traverser les jets pour gagner l'escalier. Un cri de douleur la repoussa, et Twilight put voir la chitine noire fumer.

« Les poutres ! » Cria encore la jeune jument paniquée.

La changeline gagna la rambarde, regarda les poutres en contrebas. Les bisons étaient toujours sur les escaliers. Le feu s'étendait hors de l'atelier, porté par des gerbes nouvelles et multicolores.

« Je ne peux pas les atteindre ! »

« Essaie ! » Hurla Twilight.

Dans les dernières secondes, la changeline voulut passer sous la rambarde, fut bloquée par Buzzy sur son dos toujours inerte, et la terreur s'empara d'elle. Elle se débattit, se dégagea enfin, culbuta dans le vide juste avant que la cuve n'explose.

Twilight n'eut que le temps de songer que jamais la changeline n'arriverait à saisir une poutre.

La changeline saisit une poutre, dérapa, en saisit une seconde et s'y tint dans un cri de douleur infâme. Au choc, la corde qui tenait Buzzy s'était défaite, et le corps inerte glissa. La changeline n'eut que le temps de la rattraper du sabot, et sa prise sur la poutre en devint plus précaire encore.

« Je vais lâcher ! » Supplia la changeline.

Coup sur coup Twilight réalisa que la changeline lui parlait, et que la changeline préférait tomber que de laisser tomber Buzzy. Tout cela fila avec tous les souvenirs, et Twilight Sparkle ne se concentra plus que sur une seule idée, comme une enfant : il fallait qu'elle tienne. Tenir, à tout prix.

En-dessous les flammes s'étaient mises à lécher le métal de la tour, et le métal se mit à fondre. L'incendie, brasier de folie, semblait dévorer même la pierre. La tour pencha rapidement et commença à s'abattre.

Au dernier choc, la changeline lâcha prise. Elle, Buzzy, Twilight et tout l'univers allèrent s'écraser dans la rue. Une fois encore, l'orbe n'eut qu'à peine un tressaillement, mais le choc dans le coeur de la licorne était sans égal.

« Buzzy ! » hurla-t-elle en se précipitant vers la paroi de verre.

Buzzy était inerte. La nuit semblait un jour maladif, aux couleurs changeantes. Les flammes dépassaient les toits des bâtiments, effaçaient le ciel. Les bisons qui passaient autour, assez loin, ne semblaient plus les voir ni se soucier d'eux. On criait pour sauver Appleloosa.

La tour avait d'abord rencontré, à ses deux tiers, le toit d'un autre bâtiment qu'il avait traversé longuement, et qui avait servi à amortir le choc, si bien qu'au final elles n'avaient chuté que de quatre mètres. La poutre tordue avec ses attaches restait toujours suspendue au-dessus d'eux, là où le reste s'était écrasé, bloquant la plus grande partie de la rue.

Ensuite, Twilight réalisa que la sphère avait roulé hors du sac de toile.

Aussitôt la surface se blanchit, comme par réaction, par peur. Elle se voila au monde et le monde se voila à moitié, et elle vit Buzzy si proche, le museau de la changeline dans la terre de la ruelle, endolori. Tout le corps de son amie avait souffert.

« Buzzy, réveille-toi. » Dit Twilight, presque en supplique.

Et les yeux de Buzzy réagirent, puis s'entrouvrirent, très légèrement avant de se refermer. Mais Buzzy se réveillait. Puis Twilight perçut du mouvement de l'autre côté, et vit l'autre changeline qui tentait péniblement de se relever.

Alors, dans l'urgence, Twilight souffla à Buzzy : « Lève-toi, vite… vite ! »

À nouveau les yeux de Buzzy s'entrouvrirent. La changeline sembla s'éveiller, sentit la douleur, gémit. Mais déjà leur ennemie se traînait vers elles. Buzzy la vit. Les deux changelines, douloureusement, se menacèrent par des sifflements. Ensuite, leur ennemie atteignit Buzzy, reçut un faible coup de sabot, l'étouffa du sien et, pressant encore, elle parvint à prendre le dessus.

Twilight n'osait plus rien dire. Elle regardait cette lutte au ralenti où les deux combattantes épuisées, étourdies et affolées, luttaient avec le peu d'énergie qui leur restait. Un instant Buzzy sembla pouvoir se dégager. Elle retomba sans forces, et son aggresseuse tira un morceau de tissu qu'elle posa sur son museau. Toutes deux se débattirent encore quelques secondes, jusqu'à ce qu'enfin le corps de Buzzy ne bouge plus.

La jeune licorne fut gagnée par la colère. Mais les yeux de la changeline se tournèrent vers elle, et elle renforça la blancheur de l'orbe.

Quand la bisonne fulminante arriva là où le haut de la tour s'était effondré, elles étaient déjà parties. Twilight entendit seulement un beuglement de rage à deux rues de distance. Elle songea à appeler encore, mais outre le vacarme du brasier et l'affolement il y avait les crocs de la changeline sur l'orbe. Ne pas se faire voir. Attendre l'occasion.

Mais l'occasion était passée. La changeline, Buzzy sur son dos, péniblement, gagna le puits, regarda autour d'elle et vit venir d'autres bisons au galop. Elle se laissa tomber plus qu'elle n'entra dans le puits, et à mi-hauteur utilisa la corde pour gagner l'entrée secrète qu'elle eut de la peine à franchir. Enfin, une fois dans le tunnel, elle resta là quelques instants à regarder si des ombres allaient apparaître dans le puits. L'occasion était passée. Rien ne vint. Les bisons avaient dû traverser sans même les voir. Là-haut il n'y avait plus que les rumeurs des flammes, l'idée qu'Appleloosa brûlait.

Alors la changeline se remit en marche, de son pas saccadé et pénible, à travers la galerie totalement noire où ses yeux étaient les seules lueurs. Le sort de vision ne pouvait pas percer l'obscurité. Ils avançaient à tâtons. Ils avançaient avec peine. Le souffle de la changeline était pénible, saccadé. Elle s'arrêtait parfois, chaque fois qu'elle chancelait.

Twilight n'avait pas besoin de se retourner.

Elle le fit quand même, regarda la blancheur de la sphère. Le cottage avait disparu, et la cuisine, et Fluttershy. Mais le poing de tristesse auquel elle s'attendait ne vint pas. À la place, Twilight se sentit une froide résolution.

Le retour de la lumière l'interrompit. Le tunnel débouchait sous un plancher de bois surélevé, sous lequel on avait creusé encore un sentier pour gagner l'arrière du bâtiment. La changeline poussa Buzzy devant elle et mit encore deux longues minutes à franchir ce dernier obstacle avant d'émerger dans une vaste halle remplie de vieux wagons de train. On en avait recouvert la plupart de grands draps blancs, si bien que le lieu poussiéreux avait l'air d'un cimetière, et au-dessus la toiture à moitié vitrée avait cédé au temps. Au moins la lumière maléfique des étoiles éclairait abondamment la halle.

« Pitié qu'ils ne viennent pas là, pitié qu'ils ne viennent pas là… » Supplia encore et encore la changeline sous sa langue.

Elle voulut rattacher Buzzy sur son dos, n'y parvint pas, s'impatienta, jeta la corde et se contenta de la soulever sans autres. Puis elle s'effondra et gémit encore, et il sembla que c'étaient des larmes qui coulaient sur la chitine de son visage.

Twilight ne ressentit rien.

C'était bien fait, songeait-elle, après tout le mal qu'elle avait fait à Buzzy. Elle-même, dans l'orbe, ne craignait rien, mais son amie avait manqué de… Et pas que Buzzy. À cause de cette changeline, même si c'était un accident, Appleloosa était en proie aux flammes. Tous ces bisons, aussi, avaient été mis en danger. Alors non. Twilight ne voulait rien ressentir pour cette foalnappeuse.

Peut-être juste un tout petit quelque chose, mais pas bien longtemps.

La demi-nuit laissa place à la grisaille. Au loin les rumeurs de l'incendie s'étaient calmées. L'aube ne tarderait pas, et la changeline en avait conscience. Sans la menace des flammes, les bisons allaient repartir à sa recherche. Chaque seconde qu'elle passait là, à souffrir de ses multiples plaies, la rapprochait de la capture.

Et la changeline ne se levait pas. Elle soufflait, à même le sol, et gémissait parfois, sans force. Elle souffrait. Elle était allée aussi loin que son corps pouvait le permettre. C'était terminé. C'était aussi simple que ça.

« Chrysalis, protège-moi… » Souffla la changeline entre deux étranglements.

Puis, peu à peu, la changeline recouvrit des forces. Elle s'arracha au sol, y retomba, cria de douleur, se releva. Le poids de Buzzy semblait la cisailler. Elle luttait, crachait, manqua de partir sans l'orbe. Elle saisit l'orbe, fit quelques pas, s'arrêta, vacillante. Puis elle continua, jusqu'à atteindre sur l'une des rails de la halle une draisine à pompe, pour l'inspection des rails, et une autre à roulettes. Sans force pour aucune, elle choisit celle à roulettes qui ne la forçait pas à être debout.

Le petit wagon sortit de la halle en couinant, puis accéléra légèrement et suivit la voie antédiluvienne.

Ce n'était pas la même voix ferrée que celle qui menait à Ponyville. Là où les autres rails tournaient pour revenir sur la gare d'Appleloosa, cette voie-ci plus étroite partait droit dans le désert, et semblait suivre de larges tuyaux de métal à moitié enterrés dans la roche, puis dans la terre et les herbes jaunies de la plaine. Les roulettes crissaient et les roues pareillement, mais ils semblaient se glisser, dans l'aube, comme des fantômes hors d'Appleloosa.

Twilight se demandait surtout comment cette changeline faisait. Quelle sorte de magie avait pu lui permettre de se relever. À côté, étalée au milieu du petit wagonnet plat, Buzzy dormait toujours, de ce sommeil lourd et immobile que l'aube ne semblait pas devoir briser. Les étoiles, ces maudites étoiles, ne s'étaient pas éteintes dans le ciel, dans l'aube de grisaille elles crachaient ces éclats d'une autre réalité, elles semblaient se moquer et des prisonnières et de la geôlière tout à la fois. Ce monde indéchiffrable, une fois de plus, emportait Twilight loin de chez elle, et la tête lui en tournait.

Ce trajet interminable, fait de grincements et des claquements impromptus des vieux rails, leur fit traverser une première oasis de cactus, ponctuée de derricks et d'alambics qui semblaient s'enfoncer comme dans des sables mouvants, puis ils passèrent un frêle pont au-dessus d'une faille et un large virage les ramena en direction d'une seconde oasis, peut-être la plus large que ce monde ait révélé à la jeune jument, si vaste qu'elle semblait un mirage. Au-delà les rocheuses lointaines s'ouvraient sur leur chantier de métal impossible.

Quand la draisine allait gagner toucher l'humidité de l'oasis, là où l'herbe tournait du jaune sec à une sorte de verdure hésitante et rare, la changeline releva la tête. Là-bas, derrière un cactus, une autre changeline avait surgi. Un changelin, plutôt, se corrigea Twilight.

Elle avait du mal à voir, derrière la pâleur blanchâtre de l'orbe.

Le petit wagonnet ralentit, ralentit encore jusqu'à n'être plus porté que par l'inertie, et le changelin là-bas s'était mis à cavaler jusqu'à elles, tout empressé.

« Est-ce que ça va ? » S'inquiéta-t-il en ralentissant, tout près à présent. « Tu as l'air sacrément mal en point. »

« On doit partir. » Dit la changeline d'une faible voix, avant de cracher et de reprendre, plus fort : « Où sont les autres ? »

« Ben, partis. Mandible a dit qu'on ne pouvait plus attendre, et puis Tarsus l'a soutenue comme d'habitude… »

La changeline se laissa tomber à bas de la draisine et son compagnon se précipita aussitôt pour la relever, puis guigna les affaires qu'elle avait laissées à bord. Autrement dit, Buzzy et l'orbe. Il ne sembla pas noter l'orbe tout de suite, plus préoccupé par leur prisonnière, et encore il ne s'arrêta pas bien longtemps dessus.

« Allez viens, on va te remettre sur pattes. »

« L'orbe… mets l'orbe en sécurité. » Siffla sa compagne.

« On s'en fiche de ton orbe, toi d'abord. »

Elle le repoussa, faillit tomber : « J'ai traversé Tartarus pour ce truc ! J'ai failli me faire capturer et brûler vive et tout ça parce que vous n'étiez pas là pour m'aider ! »

Mélange de tristesse et de rage, nota Twilight assez froidement. Elle se préoccupait assez peu de toutes ces émotions : si les deux changelins s'éloignaient, peut-être que Buzzy pouvait se réveiller et leur permettre de s'échapper.

Peut-être qu'elle pourrait réveiller Buzzy.

« C'est pas ma faute ! » Se défendit le changelin, maladroitement. « Je voulais suivre, mais les autres ont dit- »

« Quand est-ce que tu te mettras dans le crâne que tu ne peux pas compter sur les autres ! » Hurla-t-elle, avec une force qu'elle ne se connaissait pas. « C'était notre seule chance, notre unique chance de capturer la princesse ! Et j'ai dû y aller seule ! Que le ciel les emporte ! »

« Wow, d'accord ! » Réagit le changelin. « En fait tu vas pas si mal. »

Elle le regarda comme si elle allait lui sauter dessus pour le mordre, cracha, il recula et siffla en retour et elle siffla de même, un petit conflit de deux secondes après lequel elle se sentit à nouveau faible et alla se caler contre le wagonnet. L'autre changelin, tout penaud, revint vers elle et regarda Buzzy endormie.

« Et maintenant… on fait quoi ? »

« On doit partir… » répéta la changeline en fermant les yeux. « Pourquoi tu ne trouves pas une idée pour changer ? »

« La princesse va pas se réveiller ? »

Twilight cligna. Qu'est-ce que de quoi il parlait mais c'était qui ce changelin. Il avait regardé Buzzy, il ne croyait pas sérieusement que Buzzy était une princesse ?

La changeline se contenta de se taper la corne sur le fer de la draisine.

« C'est l'orbe la princesse… » Souffla-t-elle. « Tu écoutes jamais rien ? »

« Mais vous disiez tellement de trucs en même temps… » Bouda le changelin.

Puis il regarda par-delà la vieille petite voie ferrée au-delà de laquelle, au loin, devait se trouver Appleloosa. Son visage devint inquiet. Il craignait des poursuivants, mais Twilight Sparkle n'y croyait pas. Sans doute parce qu'un changelin avait réussi à se faufiler jusque dans leur chambre, ou parce qu'elle-même avait réussi à fuir leur village, elle n'avait plus grande foi dans la capacité des bisons à protéger quoi que ce soit.

Faux, se dit-elle. Puis elle arrêta d'y songer. Le changelin avait grimpé sur les planches du wagonnet, longeant le pédalier pour venir renifler l'orbe. Twilight sourit en imaginant la réaction de Fluttershy si elle avait encore été là, et ce fut comme si elle avait ravivé une plaie.

« Je porte la non princesse et tu te charges de l'orbe ? » Demanda le changelin.

« Pour aller où… »

« Y a la montgolfière. »

Il n'y eut que Buzzy pour ne pas être interloquée, et même encore dans son sommeil probablement qu'elle avait sourcillé aussi.

Mais la surprise passée, et parce qu'il n'y avait rien de mieux à faire, les deux changelins récupérèrent leur butin et Twilight Sparkle grommela en se retrouvant à nouveau dans la gueule d'un insecte. C'était tellement embarrassant. Cela ne suffit pas à étouffer sa curiosité cependant, et elle se laissa emporter sans mot dire.

Depuis le début où elle se taisait, elle avait l'impression d'être une espionne, et elle se sentait incroyablement intelligente, mais à mesure également elle se sentait distante et comme folle. Buzzy n'était pas à l'abri d'une orbe.

« Ne t'inquiète pas Buzzy. » Murmura-t-elle. « Je vais te tirer de là. »

Les troncs de cactus étaient massifs, de la taille de maisons. Ici aussi à leurs ombres on avait construit des remises et d'autres cuves, ainsi qu'une tuyauterie à moitié noyée par le suc verdâtre dans lequel les changelins pataugeaient à présent, longeant la voie ferrée surélevée qui, elle, rejointe par d'autres rails allait jusqu'à une petite halle terminus à la toiture de tôles dont les décorations d'un autre temps avaient été emportées, comme le toit d'une maison sans chaume. Le sol était jonché de matériel abandonné là en tas, vieux wagons de mine, pioches et pelles, lampes et casques à lampes, clés et clés à mollette et tout un bric-à-brac de ferraille. La halle elle-même avait encore des wagons portant des tonneaux à robinet sur de jolies roues en bois et d'autres wagons avec des sièges, comme un petit train.

La changeline s'arrêta un instant devant la halle.

« Qu'est-ce qu'il y a ? » Demanda son compagnon.

« C'est peut-être la dernière fois qu'on vient là. » Répondit-elle.

Et malgré la blancheur de la sphère, Twilight vit nettement le mouvement de son regard marquant le regret. Pourtant, songea la jeune jument, ce n'était qu'une petite gare, et même pas une gare, toute en ruine et triste dans un décor de cactus absurde.

Qui pouvait possiblement vouloir venir à cet endroit.

Après ce bref arrêt, les changelins contournèrent le terminus du côté des trois cuves de différentes tailles, tout en métal, qui semblaient rongées surtout par l'air sucré, avec de véritables dépôts pareils à des stalactites. À l'arrière de la halle, un autre bâtiment tout en bois avait encore au-dessus de ce qui avait dû être sa porte un panneau marqué : « Ballon de service ».

Dans le petit bâtiment se trouvait seulement la nacelle tressée d'un ballon à air chaud, des sacs de lest rangés contre les murs et la toile du ballon bien roulée avec ses cordages. Un panneau d'instructions imagé expliquait comment se servir du ballon, et aussi quand ne pas s'en servir. À côté, une feuille jaunie à moitié effacée inscrivait les noms de ceux qui étaient montés à bord. Des noms équestres.

« Avec ça, on devrait pouvoir atteindre Ponyville. » Affirma le changelin.

« Ponyville… » Songea la changeline en s'avançant pour regarder par-dessus la nacelle, et Twilight eut droit à la même vision. « Pourquoi pas. »

Elle relâcha sa prise déjà précaire sur l'orbe qui alla tomber au fond de la nacelle, et Twilight même sans avoir rien senti ne pu s'empêcher de s'offusquer. Déjà son champ de vision lui permettait de voir à travers et de regarder les deux changelins s'approcher du ballon.

« Tu veux remplacer les cordes ? » Dit le changelin.

« Oh ferme-la. »

« Dans ce cas, on n'a plus qu'à gaver ce gros bonhomme de nuages et on est partis. »

« Ouais. » Soupira la changeline. « Tu fais ça. »

Et elle alla regagner la nacelle pour s'y glisser et s'effondrer au fond et fermer les yeux. Le changelin revint derrière, la héla mais elle n'écoutait plus. Elle faisait semblant de dormir. Elle avait trop mal pour ça mais elle s'efforçait de fermer les yeux et de plaquer ses oreilles percées comme une gamine.

Après avoir tenté vainement de négocier, le changelin abandonna et se chargea d'abord de faire rouler Buzzy à l'intérieur de la nacelle également, puis de fixer le lest et d'aller relire les instructions. « Pas plus de deux poneys. » Constata-t-il, et il haussa les épaules.

Puis il sortit vérifier le réservoir d'eau et activer le générateur à nuages.

Quand il fut parti, Twilight se retourna vers la changeline, s'attendit à la voir bouger et la vit assoupie. La même raison qui l'avait tenue éveillée tout ce temps avait finalement eu raison d'elle. Les crocs de sa gueule mordillaient à présent dans l'osier à chaque respiration. La corne, elle, s'était plantée contre le coin. Tout autour dans la pièce relativement large le silence du désert avait retrouvé ses droits, et l'aube crue détachait seule son cadre de lumière sous la toiture aux poutres cuivrées qui reluisaient.

Difficile de croire que des poneys avaient pu construire cela, songea Twilight. C'était si, comment dire, si rustre. Peut-être que le temps en effaçant les peintures et en emportant les ornements en avait retiré du charme, mais tout par ici semblait pratique au point d'en être déprimant.

Soudain, du mouvement. Là, entre les deux changelines étalées dans la nacelle, quelque chose s'était glissé si vivement que la jeune jument n'avait pas eu le temps de le voir. C'était un serpent, aux écailles vert sombre, qui s'était relevé et qui, tout aussi rapidement, se rapprocha de l'orbe. Twilight recula.

Le serpent regarda l'orbe, et la jument remarqua combien les yeux de l'animal étaient dilatés, pareils à ceux d'un dormeur. Il se décida soudain, s'enroula autour de la sphère pour tenter de la soulever, tira et tira sans pouvoir la faire bouger. Pas assez fort, nota la licorne en l'observant faire, curieuse et amusée.

De dépit, le serpent revint devant l'orbe et se mit à onduler, puis soudain s'arqua et se tordit jusqu'à figurer un animal à deux pattes, au dos bombé.

Les bisons.

Aussitôt Twilight fit tomber la pâleur de l'orbe et le monde entier put la voir. Elle alla coller ses sabots sur le verre, appela le serpent : « Je suis là ! » À mi-voix pour ne pas réveiller la changeline.

Le serpent abandonna sa pause et revint la dévisager. Son silence était un peu effrayant, ses mouvements saccadés, mais la jument n'y prêta pas attention : « Je vais bien, mais ils ont fait quelque chose à Buzzy. Ils ont parlé de Ponyville, tu dois aller avertir les bisons- »

Un grondement sourd l'interrompit, suivi par une sorte de tonnerre à l'extérieur lorsque le vieux générateur éclata de vie. Le gros tuyau qui découpait le mur sur tout un côté se mit à vibrer et à trembler et siffler et le ballon se mit à se boursoufler.

Ce vacarme avait réveillé la changeline.

Twilight eut le temps de ramener la blancheur autour d'elle, d'autant plus aisément qu'elle avait paniqué. Mais le serpent sembla au contraire se figer, ne pas comprendre ce qui arrivait. La changeline se retrouva museau à museau avec lui, cria comme une fillette et tenta de s'enfuir. L'animal n'attendit pas sur elle et fila sur l'osier, dehors sur le sol et par la porte, sous les pattes du changelin qui fit soudain une petite danse improvisée et lâcha le baquet de bois dans sa gueule. Le liquide vert des cactus s'écoula sur le sol.

« Qu'est-ce qui se passe ?! » Paniqua-t-il. « Les bisons ? »

« Un serpent ! » Répondit la changeline en cherchant toujours à quitter la nacelle sans y parvenir, sous le regard soudain incrédule de son compagnon.

« Tu as peur des serpents maintenant ? »

« C'était un gros serpent ! » Se plaignit-elle en s'arrêtant, la chitine rougie.

Il leva les yeux au plafond, puis contourna la nacelle pour regarder le ballon de plus en plus gonflé qui se dégageait du mur pour grimper vers le plafond. Le ballon avait été réparé de nombreuses fois, c'était visible, malgré tout le soin donné à cacher les coutures multiples. Malgré cela il avait encore ses motifs clairs et joyeux, faits de longues ondulations et de triangles brusques, aux couleurs terreuses. Déjà les nuages à l'intérieur le gonflaient assez pour qu'il touche les poutres de cuivre et presse sur le toit, et celui-ci se mit à couiner, roula lentement et s'ouvrit sur le pourpre étoilé de l'aube. La bouche du ballon se dégagea de celle du tuyau qui continua de cracher des petits cercles de nuages verdâtres et la nacelle, forte de son lest, se détacha du sol.

Ce fut le moment où la changeline réalisa que le changelin n'était pas la bord.

« Eh, on part ! Dépêche-toi ! »

« Pas plus de deux poneys à bord. » Répéta le changelin tranquillement.

Elle cligna, incrédule.

« Pleuron, tu es tellement bête parfois. » Et, la voix acide : « Ils disent juste ça pour se donner de la marge. Tu peux monter sans risque. »

« Tu crois ? »

« Monte ou je te mords si fort que tu ne pourras plus jamais te transformer. »

Il la regarda, l'air stupide, et elle le regarda l'air offusquée. Alors, avant que la nacelle ne soit hors de portée, le changelin se décida et bondit pour s'y aggriper, lutta un peu et se retrouva à son tour à bord. Bientôt le ballon se dégagea complètement du petit bâtiment, dépassa les vieux toits ruinés de la halle et frôla de bien trop près les cactus environnants. Ils s'élevaient, toujours plus haut, dépassèrent enfin la cîme des plus hautes plantes et la plaine s'ouvrit à leurs regards. Le changelin se pencha par-dessus bord, oeuvra à détacher leur dernier lien au sol puis regarda cette corde s'effondrer dans le vide en contrebas. Son regard s'attarda sur la halle, juste un instant.

« C'est la première fois que je vole. » Fit-il mine de s'enthousiasmer. « Regarde, ça donne l'impression d'observer des insectes. »

La changeline le regarda sans mot dire, puis se laissa retomber dans le fond de la nacelle, dans un soupir. L'autre allait ajouter quelque chose mais, en la voyant, il se ravisa. Elle était épuisée, cela même Twilight Sparkle pouvait le constater. Il se contenta d'observer encore Buzzy, comme pour jauger si elle allait se réveiller, puis il retourna à sa contemplation du monde qui s'éloignait.

Aucun des deux changelins ne savait piloter un ballon à nuages. En tout cas ils en donnaient tout à fait l'impression, si bien que quand Twilight distingua, à travers son sort de vision, la voie ferrée reliant Appleloosa à Ponyville, elle ne sut dire dans quelle direction ils allaient. La matinée était bien avancée, la lune à trois quarts détachée de ce soleil immobile en plein ciel, si lourd et stable. Mais dans ce monde déréglé, trois changelins à bord d'une montgolfière semblaient presque normale à Twilight, comme rassurant.

Leurs ventres grondaient cependant.

Pas celui de la jument, et elle maudit une nouvelle fois la sphère, mais même la dormeuse avait son sommeil troublé par les gargouillements. Buzzy, elle, ne bougeait toujours pas, et l'inquiétude grimpa chez Twilight Sparkle.

À mesure, également, elle comparait les changelines, et saisissait ces détails sur lesquelles elle ne s'était pas arrêtée avant. Buzzy avait juste l'air plus juvénile, les joues moins plates, la corne plus timide, le museau un tout petit peu plus pointu et arqué. La jument se jura que la prochaine fois elle reconnaîtrait son amie parmi mille.

Amie… elle secoua la tête. Ce monde l'emprisonnait avec ses émotions.

Enfin, l'autre changeline se réveilla, bâilla longuement puis eut un petit tic de douleur et se mit à se lécher la patte.

« Bien dormi ? »

« Où est-ce qu'on est. » Marmonna la changeline.

Le changelin haussa les épaules. « Dans une montgolfière en route pour Ponyville. L'herbe est devenue verte là en bas, c'est bon signe. »

Elle le regarda regarder l'horizon, puis se mit à sourire faiblement. Ses traits fauves donnaient à ce sourire des airs infâmes, mais la jeune jument devina qu'il y avait plutôt comme un remerciement. Quelque part, se dit-elle, s'il n'y avait pas la chitine et les ailes translucides, elle n'y aurait vu que deux poneys.

Avec un peu d'effort, elle se souleva, alla tâter le dos de Buzzy du bout du sabot puis rejoignit le changelin sur le rebord de la nacelle. Il la laissa faire, non sans un peu de surprise, et se retrouva quelque peu embarrassé.

« J'aurais été perdue sans toi. » Lui glissa-t-elle discrètement.

Il détourna la tête, confondu.

« Eh, tu crois qu'ils réagiront comment à Ponyville, quand on leur livrera une princesse ? Moi, j'aimerais un gros gâteau d'amour, et puis un bain chaud avec de la vraie eau. »

« Paraît que leurs bains chauds sont réputés. » Lui sourit-elle finement. « Bon goût, monsieur. Très bon goût. »

Il se tut, elle ne dit plus rien, et ils se remirent à regarder la plaine et les rocheuses qui laissaient place au vieux sommets enneigés de montagnes. C'était le nord, et avec le nord les plaines verdoyantes, les forêts pompeuses et les petits lacs miroitants. Equestria intacte à part que tout était différent.

« Nous sommes tous différents, là vous avez raison… » Se mit à chantonner la changeline.

« Ah non non non. » Gloussa le changelin. « Dans tes rêves. »

« Tu as mieux sous ton sabot ? »

Il la regarda avec son air moqueur, qui paraissait à d'autres vicieux, et après un moment de moue il sourit à son tour. Son sabot glissa doucement sur l'osier.

« Quand je l'ai rencontrée, ma reine… Quand elle m'a approchée, éternelle… » Il flit glousser la changeline. « Quand elle a posé sur moi son regard, comme une flamme, dans mon âme, c'était elle… » Et il reprit plus lentement, plus fort : « À ses côtés j'ai traversé tous les éléments ! Certain d'une vérité qui jamais elle, ne, ment ! »

« Nous sommes ! Les enfants de la nuée, Mucin ! Le monde peut tout faire pour nous oublier, bêtes déguisées, nous ne serons plus jamais victimes ! »

« Nous sommes ! Ses enfants délivrées, Mucin ! Le monde est à nous désormais ! Comme il nous plait ! Et à jamais ! Changelines ! »

Et ils se mirent à rire en choeur, comme des enfants, puis elle reprit d'un ton plus doux.

« Quand je l'ai rencontrée, ma reine… Mon coeur s'est mis à battre, avec zèle… Mon corps a repris vie et fard, moi qu'on affame, pour ma dame, j'étais elle… » Et plus lentement, plus fort : « À ses côtés j'ai traversé tous les éléments ! Certaine d'une vérité qui jamais elle, ne, ment ! »

« Nous sommes ! Les enfants de la nuée, Mucin ! Le monde peut tout faire pour nous oublier, bêtes déguisées, nous ne serons plus jamais victimes ! »

« Nous sommes ! Ses enfants délivrées, Mucin ! Le monde est à nous désormais ! Comme il nous plait ! Et à jamais ! Changelines ! »

Une dernière fois ils reprirent en choeur, en riant, cette sorte de contine joyeuse, et ils semblaient ivres ainsi penchés par le bord de la nacelle. Ils semblaient joyeux. Ils semblaient, mais enfin, tout sauf des méchants, et Twilight Sparkle restait bouche bée devant ce spectacle. Il lui fallait faire des efforts à présent pour se rappeler que c'était un foalnapping.

Mais enfin les deux compères s'arrêtèrent avec leurs fausses notes et leurs voix sifflantes, et à la place ne cessèrent plus de rire et de se donner des petites tapes du sabot. La changeline se laissa glisser contre le rebord d'osier, le changelin ne la suivit pas. À la place, il posa le museau sur sa patte et la contempla.

« Une autre ? » Proposa-t-elle malicieusement.

« Les meilleures amies qui soient ? »

« C'est tellement mièvre ! » Pouffa-t-elle en opinant.

Ils allaient s'y remettre quand un coup de vent les fit sursauter. Plus qu'un coup de vent, c'avait été une silhouette passée à tire d'ailes et qui avait frôlé la montgolfière. Une seconde silhouette fila si vite que le ballon se mit à tourner sur lui-même et leur fit perdre l'équilibre. Ils se reprirent à peine et, s'accrochant à l'osier, se mirent à scruter les nuages alentours.

Aussitôt les deux individus surgirent, puis un troisième. Des griffons ! Twilight les regarda cuirassés d'argent, de cuirasses à moitié équestres avec les ciselures pégases sur les heaumes et jusqu'aux brassards, et tenant des lances au bout desquelles battait le fanion de Cloudsdale.

Les trois griffons cernèrent sans peine la montgolfière réduite à l'immobilisme, et l'un d'eux, une griffonne au plumage bleu-gris et blanc, au petit bec et à la crête débordant à l'arrière du heaume, vint quasiment les aborder avec ses serres, si bien que les changelines battirent en retraite face à elle.

« Vous faites quoi là ? C'est quoi ce ballon ? Vous cherchez les noises, les changelins ?! »

Twilight retint son geste. Les changelins étaient gentils mais méchants, mais gentils et les bisons méchants gentils alors elle ne savait absolument pas à quoi s'en tenir avec des griffons. Leurs armes et l'attitude agressive de la griffonne bleue ne lui inspiraient pas exactement confiance. Ni de sympathie, à dire vrai.

« Ce truc vole encore ? » Dit un autre griffon, étonné. « Il tombe en pièces ! »

« Vous l'avez volé où ?! » Gronda la griffonne aux changelins.

Ce fut la changeline qui répliqua la première, avec hargne : « On n'a rien volé du tout ! C'est un ballon de service de Cotter Hall, on vient d'Appleloosa ! »

« Les bisons nous ont chassé de chez nous. » Précisa le changelin derrière elle.

« Eh ben pas trop tôt. » Sourcilla la griffonne, et elle rangea sa lance. « Je vais vous laisser partir, mais mettons les choses au clair : vous êtes en train de commettre trois crimes. Le premier, vous êtes dans les airs. C'est notre territoire ! » Elle regarda les changelins opiner, laissa son poitrail se reposer quelque peu. « Second crime, vous êtes trop près de Cloudsdale. Pas de changelin près de Cloudsdale. C'est pas difficile à comprendre ? » Elle regarda les changelins secouer la tête, se redressa, un peu calmée. « Troisième crime, vous chantez mal. Il y en a qui essaient de piquer un somme. »

« Ouais, vous nous avez réveillés ! » Se plaignit l'autre griffon entre ses battements d'ailes.

« La ferme Isidore. Et vous, dépêchez-vous d'aller vous poser à Ponyville. En silence. » Et elle grommela encore, en se détachant : « C'est pas vrai ces changelins, ça respecte rien. »

La seconde d'après, les trois griffons décrochaient pour aller disparaître dans les nuages, et la changeline n'eut que le temps de se jeter contre le rebord de la nacelle pour leur crier qu'ils ne savaient pas comment manoeuvrer le ballon. Ils se retrouvèrent soudain bêtes au milieu du ciel, à l'arrêt, puis faute de mieux le changelin proposa de ramener le lest à l'intérieur de la nacelle, à tout hasard. Twilight Sparkle hocha la tête et les regarda faire, puis regarda la nacelle perdre en altitude. En même temps les révolutions des nuages dans le ballon reprenaient leur cycle normal, et ils repartirent en avant, si bien qu'après une ou deux minutes ils percèrent les derniers nuages et découvrirent Ponyville en plein jour.

Aussitôt les deux changelins reprirent leurs traits équestres, dans un frisson de magie verte qui fit sursauter la jeune licorne. Comme un soudain rappel de sa situation. Puis la changeline regarda autour d'elle, saisit un des sacs de lest et l'ouvrit pour y fourrer à l'intérieur, entre la ouate, l'orbe où se trouvait Twilight.

« Qu'est-ce que tu fais ? » S'étonna le changelin, et déjà Twilight ne l'entendait plus qu'à moitié.

« Je ne sais pas. » Répondit sa compagne. « Juste un mauvais souvenir. »

Le sac se referma. Mais il n'y avait plus de sac. Il y avait une course, et elle y participait. L'automne était rieur autour d'elle. La course aux feuilles, ça lui revenait à présent. Twilight Sparkle voulut presser le pas, parce que Rainbow Dash et Applejack devaient se disputer là-bas pour la première place. Elle pouvait voir, au loin, la montgolfière avec Pinkie Pie et Spike à bord. La voix de son amie Pinkie portait presque jusqu'à elle grâce au mégaphone.

Ce souvenir semblait si réel. Elle pouvait sentir jusqu'au craquement des feuilles sous ses sabots. L'air était encore frais, la lumière chaleureuse. Le soleil était penché dans un ciel bleu d'infini juste comme il fallait.

Twilight ralentit le pas. Quelque chose en elle s'insurgea, parce que le livre disait de conserver le rythme et de compter, un deux, un deux, une question de souffle et et de geste pour préserver les forces. Mais la jeune licorne avait besoin de s'arrêter, d'aller toucher les arbres, et ce faisant le souvenir s'effaça.

Il n'y eut plus que la surface lisse et froide du verre, la noirceur de la ouate de l'autre côté, et les derniers échos de la voix de Pinkie qui finissait de s'égosiller dans sa tête. Si elle avait continué à jouer son rôle, dans le rêve, elle aurait pu arriver jusqu'au bout. Passer la ligne d'arrivée. Voir Dash et Applejack arriver belles dernières. Elle-même… elle ne se rappelait plus à quelle place elle était arrivée. Cela faisait tellement longtemps. Elle ne se rappelait plus. Ce n'étaient vraiment pas les meilleures conditions pour repenser au passé.

Le sort de vision n'arrivait pas à parcer à travers toute la ouate.

D'abord, se calmer. Ensuite, comprendre que la ouate n'existait pas. La ouate n'existait pas. La jeune jument se sermonna, parce qu'elle tentait de voir ce qui se passait dans un faux monde au lieu de chercher à regagner le sien. Elle fit un tour sur elle-même, observa l'immensité de l'orbe totalement vide. Fluttershy était peut-être en larmes. Elle devait culpabiliser. Et si elles paniquaient ? Twilight se mordit la lèvre et se maudit d'avoir été une idiote. Il lui aurait suffi de rester dans la cuisine…

On venait d'ouvrir le sac. Twilight s'empressa de ramener la blancheur autour d'elle. Un sabot noir et percé l'extirpa de la ouate et cette fausse réalité reparut, en même temps affreuse et fantastique.

La hauteur de la caverne où elle avait surgi se bosselait de cavités taillées à même le mélange de terre et de roche, des dizaines de cavités ovales et lisses de toutes tailles qui s'entrecoupaient, où les lueurs flottantes et folles de la pièce allaient se perdre. De longues veines d'un suc vert luisant allaient se perdre à leurs abords sans jamais y entrer, et formaient de vastes mosaïques à mesure qu'elles s'épuisaient dans la pierre. Plus bas ce même suc solide et sec se regroupait en piliers tordus le long des parois, et se détachaient ici et là en stalactites ou en contreforts précaires. Les alvéoles rondes disparaissaient et laissaient place aux parois naturelles, taillées à grands coups à même la roche et ornées d'autres veines d'un suc améthyste sur lequel étaient collées de multiples gemmes, en vastes colliers d'ornements. Les lueurs des sucs à elles seules auraient rendu la pièce féroce, mais elles étaient étouffées par des feux plus fous encore, par de hautes flammes d'un vert pâle infâme, brûlant sans bruit au bout de la pièce, au-dessus d'un trône d'émeraudes, de turquoises et de jaspes aux angles tranchants.

Les visages des changelines qui regardaient la blancheur de l'orbe, déjà à moitié effacés par la blancheur, étaient aussi déformés par les reflets des flammes derrière elles. Leur surprise avait laissé place à une sorte d'appétit et d'excitation.

« Alors ? » Triompha la changeline.

Twilight se retourna et reconnut les deux changelins, lui penaud et elle toute fière. Elle semblait jubiler aussi, et sous les reflets et avec ses traits de changelin, Twilight devait faire des efforts pour ne pas y voir de la pure méchanceté. Buzzy était par terre, sur un sol de dalles d'argile entre lesquelles un suc jauni s'était figé. On avait répandu sur les dalles une pellicule de sable, ou de pierre effritée.

Parmi la dizaine de changelines et de changelins, une seule gardait son calme. Impassible sinon pour un léger sourire en coin, elle dépassait ses comparses d'une tête ou moins, et était plus élancée. Mieux nourrie. Autour d'elle ses sbires se mettaient à saliver, à se lécher les crocs.

La grande changeline, elle, se contenta de s'approcher, les yeux rivés sur l'orbe.

« C'est bien une orbe. Et je peux sentir, mh… » elle se pencha pour respirer la surface de verre avec délice, « … de l'amour. »

Une voix détestable, pas seulement sifflante mais méprisante, qui exagérait chaque son. Elle écartait à peine les mâchoires pour parler, et ses mots étaient ponctués comme par des claquements de langue.

« Et elle ? » Demanda-t-elle soudain, dédaigneuse et pointant Buzzy du sabot.

« Ils l'appellent la porteuse. » Expliqua celle qui tenait l'orbe. « Elle sert la princesse poney. »

« Fais attention, Cerci… » Lui susurra la grande changeline en passant à côté d'elle. « Si tu continues comme ça tu pourrais bien finir courtisane… »

« Je suis à son service. » Se défendit l'autre.

Sa supérieure avait presque fini de lui tourner autour, revenait par la droite avec plus de dédain encore, ne regardant l'orbe que d'un oeil, le sourire toujours en coin. Les pupilles avaient dû être jaunes ou orangées par le passé, mais quelque chose les avait réduites à un ocre sombre qui la rendait monstrueuse.

« Mes cuvées sont ouvertes aux servantes de Chrysalis. » Reprit-elle en s'arrêtant. « Jetez la dormeuse aux fosses. Je vais garder la, princesse, ici. »

Les changelines alentours s'extirpèrent de leur transe. La faim bavait de leurs gueules. Un changelin récupéra l'orbe à deux sabots et alla l'apporter à sa cheffe, et Twilight Sparkle regarda leurs deux foalnappeurs repartir après une dernière hésitation. Elle aurait voulu rester avec eux, se sentit bête, continua de les suivre jusqu'après qu'ils aient franchi les deux arches violacés et gavés de gemmes de la grande entrée. Les autres changelins, eux, s'en allaient de tous côtés, par des tunnels secondaires au bas des piliers ou entre les alvéoles. Deux d'entre elles emportaient Buzzy et la jument put seulement entendre :

« Il lui ont donné quoi pour qu'elle dorme comme ça ? »

« Gros sable. Tais-toi maintenant. »

« Du gros sable ?! Mais c'est pour les éléphants ! »

Tout du moins Twilight pensa qu'elle avait dit éléphant, parce qu'elles disparaissaient déjà et leurs voix s'évanouirent en même temps. Ils n'étaient plus que trois, plus que deux.

« Torulus. » Ordonna la changeline.

Le dernier changelin dans la pièce se retourna en silence. Méconnaissable de tous les autres, se dit la jeune jument, avant de s'admonester, mais il n'avait même pas le museau bien carré, ou une crête particulière, et du reste parce qu'il se tenait derrière la grande changeline, Twilight avait du mal à le voir.

Étrangement, la cheffe n'ajouta rien, et le changelin après deux ou trois secondes à ne rien faire se détourna pour sortir. Pour un peu, cela aurait ressemblé à de la télépathie.

Enfin, quand il ne resta plus que la grande changeline et les flammes silencieuses et vicieuses au fond de la pièce, cette dernière perdit son masque de dédain pour un autre de frayeur, et elle se mit à guigner de tous les côtés, par tous les accès, et galopa à l'un et à l'autre rapidement comme pour s'assurer qu'il ne restait personne. Après quoi, serrant l'orbe d'une patte contre son torse, elle revint grimper sur le trône et s'y tasser, y cacher la boule de cristal entre ses pattes et murmurer avec crainte :

« Elles peuvent revenir à tout moment ! » Et, les yeux soudain brillants et suppliants : « Je m'appelle Ocelline, la courtisane de cette antre horrible, mais en vérité je suis du côté du prince Thorax ! Par la grâce de Celestia elles ne m'ont pas encore démasquée, mais je ne sais pas combien de temps je les tromperai encore… »

Et sa voix à ces derniers mots devint tremblante de peur, assez pour faire bondir le petit coeur de la jeune jument. La tristesse et le soulagement ne lui laissèrent pas seulement le temps d'hésiter : devant elle la blancheur s'abattit pour laisser place à la surface claire et transparente, et au visage soudain écarquillé de la changeline.

« Je m'appelle Twilight Sparkle et ces changelins m'ont capturée à Appleloosa. » S'empressa de dire la licorne, avec un sourire inquiet. « Tu es… tu es vraiment gentille ? »

La changeline la regardait sans y croire.

Puis elle éclata de rire. D'un rire féroce et moqueur, et immense, un rire qui fit reculer Twilight et qui lui plaqua les oreilles sur la tête comme s'il était insupportable. Un rire qui ouvrait la gueule de l'insecte au-delà de ce que des machoîres aurait dû permettre. Et tout en riant la changeline se redressa, un sabot sur l'orbe.

« Une minute ! » Lâcha la grande changeline entre deux rires. « Il m'a suffi d'une minute pour te faire sortir de ton trou ! J'avais oublié à quel point vous étiez naïfs, petit poney. »

Au sourire perfide, à ses yeux tranchants, Twilight sut définitivement que c'était une méchante. Pas juste effrayante, pas juste bestiale. Méchante.

« Ta frimousse est adorable. » Se moqua encore la changeline, et elle frotta l'orbe de la patte. « Ta bouche ouverte, tes petits yeux tout tremblants où je peux voir le glas de la désillusion ! Délectable ! Recommençons ! »

Enfin le sabot noir de chitine se retira de la surface vitrée, et la changeline laissa un peu d'espace entre elles.

Les lueurs de la pièce changèrent de rythme, se mirent à battre, en désordre d'abord puis de plus en plus rapidement, jusqu'à suivre le flot des flammes. Dans ces feux renouvelés, la changeline se dressa et son ombre déchirée devint immense :

« Je sais bien, qui tu es, petite chose équine. Chez les miens, on te hait, pour des raisons mesquines. Qu'est-ce qu'une famine ! Ou notre monde en ruines ! Ce n'est rien, tu le sais, pour nos coeurs de mutines. À la fin, on serait, toutes douces et câlines. Qu'est-ce que des rapines ! Ma nuée orpheline ! »

« Je suis désolée ! » S'écria Twilight.

Cela fit ricaner l'insecte. « C'est tellement gentil de ta part. » Elle fit briller sa corne d'un fiel verdacé et les flammes au-dessus du trône se gonflèrent un instant, lui rendant le visage affreux, puis débordèrent pour aller courir entre les angles du trône de gemmes. Elle bondit pour les éviter, follement amusée, et la jument dans son orbe, entourée par ces filets de flammes la vit revenir :

« C'est du passé ! Fidèlement, des milliers restent à ton service. C'est oublié, mais à présent, des milliers peinent et s'affaiblissent. Elles prient le ciel de revenir ! À leurs tortionnaires de compatir ! En vérité, chez les juments, tous les sourires étaient factices. »

La changeline se détourna du trône où les flammes refluaient, et le contraste recouvrit sa chitine d'ombres au point de la faire presque disparaître.

« D'amour gavés, aveuglément, nous avons cru aux artifices. Mais le don s'est mis à tarir. Nos couleurs étaient un délire. L'équinité, tout simplement, avait jeté un maléfice. »

« Quel maléfice ? » S'époumonna Twilight.

La changeline reparut si proche d'elle que la jeune licorne sursauta d'effroi. « Donner l'amour ! Le mensonge qui continue d'asservir les miens ! »

Impossible pour la jeune jument d'y songer seulement. Les sabots raclant le verre étaient trop pressants, et cette gueule atroce trop proche pour qu'elle fasse rien que se tasser sur le sol. Le jeu des lueurs battait si vivement qu'il la rendait presque aveugle.

« Tu es dans ma tanière, je m'appelle Ocelline, je t'ai fait prisonnière, bienvenue à Mucin ! Les changelines furent et sont des prédatrices ! Les changelines fuirent et ici se tapissent ! Par la faim on y erre, et la faim s'enracine, la faim rend libre et fière et légère la chitine ! Là sont nos soeurs et frères, et notre bienfaitrice ! Nous les enfants de notre reine Chrysalis ! »

« Chrysalis ! » S'écria Twilight avec l'impression d'avoir vu, l'espace d'un instant, sur le visage affreux de la changeline celui fielleux et perfide de la reine changeline.

Sa réaction amusa sa tortionnaire qui se redressa et, avec sa corne, laissa la pièce retomber dans des ses petites lueurs folles désordonnées. Après quoi elle se coucha sur les marches du trône, la tête posée près de l'orbe et Twilight réalisa qu'elle trônait effectivement là où un poney, enfin, un changelin, aurait dû être assis.

« Alors, petit poney, dis-moi… » Siffla moqueusement Ocelline. « … qu'est-ce que je devrais faire de toi ? »

« Eh bien, » commença Twilight, en délaissant la peur pour la curiosité, « je suppose que vous allez aspirer mon amour pour devenir très puissante et conquérir Equestria ? »

La changeline pencha la tête, l'air en même temps désolée et frustrée.

« Ce n'est pas gentil de te moquer de moi. Je croyais les ponettes mieux éduquées. »

« Je n'oserais pas ! » Se défendit la licorne. « C'est juste que, c'est ce que ferait Chrysalis. Je crois ? Dites, » et elle se frotta la patte, gênée, « vous pourriez libérer Buzzy ? S'il vous plait ? »

Après une seconde d'un regard entre l'ennui et la pitié, la changeline vint frotter l'orbe avec sa joue et lui susurra des petits mots gentils, puis lui murmura :

« Tu t'inquiètes pour ton amie, c'est si mignon. Buzzy, tu as dit ? Buzzy est une grande fille, et personne ne la retient. Elle peut aller et venir comme bon lui semble. »

« Vraiment ? » S'étonna Twilight, avec un poing d'espoir au coeur.

Ocelline eut un bref rire moqueur. « Bien sûr. Elle aura juste peut-être un peu faim. Cela ne te dérange pas si elle mange ? »

« Pas du tout voyons ! » Rassura Twilight, à l'ébahissement de la changeline. « Je suis tellement soulagée, j'avais peur que vous lui fassiez du mal. Mais alors si vous êtes gentille pourquoi est-ce que vous ne me demandez pas simplement mon aide ? Je serais ravie de vous fournir de l'amour ! Ce serait même la moindre des choses ! »

Pas un mot. Pas un clignement d'oeil. La grande changeline avait été comme pétrifiée et la licorne dans sa sphère craignit d'avoir dit quelque chose de stupide.

À force, elle avait pris l'habitude d'avoir tort. Cette changeline lui avait menti, riait d'un rire maléfique et sautillait au milieu des flammes dans une caverne difforme, et avait mentionné Chrysalis, alors bêtement Twilight Sparkle s'était persuadée que cette fois, cette fois elle avait affaire à une méchante. Et elle avait eu tort. Une fois de plus. Ce monde lui donnait le tournis parfois, une véritable migraine.

Enfin Ocelline frémit, tressaillit, esquissa un sourire difficile puis, sans plus essayer, se détourna en silence et laissa Twilight sur le trône. La jeune licorne tenta bien de la retenir, de lui demander ce qu'elle avait fait, mais elle n'obtint aucune réponse. À la place la changeline appela : « Torulus ! » Et le changelin revint aussitôt la rejoindre au milieu de la pièce, assez près l'un de l'autre pour pouvoir se murmurer.

Pas cette fois, songea Twilight. Elle voulait entendre leur conversation. Pas par curiosité. Pour s'assurer que Buzzy allait vraiment bien.

C'étaient des changelins, après tout.

Elle se concentra, et comme pour son sort de vision, elle tenta de produire un sort d'audition. Un instant ses oreilles sifflèrent, à cause de tous les échos et de toutes les réverbérations, mais enfin le monde se stabilisa et, malgré encore des frissons à chaque frémissement de l'air comme de la friture, elle put entendre le duo.

« Je jure que je vais la jeter dans les flammes ! » Pestait Ocelline. « Que dit ta magie ? »

« Les flammes doivent perturber mon sort. »

Elle lui jeta un regard suspect, qui ne le fit même pas ciller.

« Envoie-la à Cypris, » reprit la grande changeline avec calme, « j'ai toujours eu envie d'un collier. Tout cet amour, » dit-elle en se léchant les crocs, « je me demande… »

Ce fut tout ce qu'elle put entendre. L'instant d'après son sort sur le point de se rompre lui envoya un sifflement terrible et elle secoua la tête, lâcha un cri et se retrouva à avancer au pas au milieu d'une galerie souterraine.

Le duo dans la pièce s'effaçait, s'était effacé, et à la place elle pouvait sentir des présences à ses côtés, chaleureuses, rassurantes, et la voix d'Applejack qui disait :

Je crois qu'on n'a pas le choix. Il va falloir tous les explorer !

C'est trop long ! Il doit y avoir un moyen de limiter les recherches…

Un souvenir du passé. Pas maintenant, se dit Twilight, et pourtant elle foulait la terre et la roche du souterrain, dans ce boyau où les galeries se multipliaient, éclairées par les lampes rouges des chiens de diamant. Spike avait arrêté le groupe, la griffe levée, et allait expliquer qu'elle pouvait utiliser le sort pour repérer les gemmes. À chaque fois qu'il disait Rarity, Twilight avait l'impression d'entendre Buzzy. Elle voulait revenir à la réalité, enfin à cette fausse réalité, mais laissait faire.

Par faiblesse. Pour comprendre. Ou juste pour ressentir ses amies si réelles autour d'elle et la simplicité de l'instant. C'était cela, elle voulait être avec ses amies. Buzzy allait bien. Elle pouvait partir.

Rarity me l'a montré il y a quelques temps ! S'entendit-elle dire. Il faut juste que je m'en souvienne.

Elle s'était avancée un petit peu dans se souvenir, s'était concentrée et sa corne se mit à luire, dans l'orbe et dans le passé. Les pierres précieuses apparurent une à une, dans la roche rustre et derrière les veines de suc aux lueurs sales et les alvéoles. Le mélange était illisible, mais le souvenir dominait. Sa tête lui tournait. L'impression de lancer trois sorts en même temps.

Il fallait partir. Si elle restait, raisonnait-elle, les changelins allaient se nourrir d'elle et elle ne se sentait même pas le droit de dire non. Mais si elle partait, elle serait comme ces poneys disparus qui avaient abandonné les changelins à leur sort. Il fallait partir. Si elle restait, ressentait-elle, elle ne reverrait plus ses amies.

Comme une dernière chance, juste une dernière chance d'échapper au sort et de retourner à Ponyville, à la vraie Ponyville.

Il fallait partir.

Elle se regarda charger avec ses amies dans la galerie, elle regarda la blancheur du trône et des piliers de suc tournoyer et s'évanouir, et elle se laissa emporter. Puis un sabot se plaqua sur son front, sous puis sur sa corne, et y apposa un petit linge humide.

« Elle se réveille ! » Lança Rarity. « Vite ! Elle revient à elle ! »

Autour d'elle le salon de Fluttershy reprit couleurs et vie, et ses amies surgirent de tous les côtés pour se précipiter au sofa où elle était encore allongée, la tête sur le coussin et recouverte d'une petite couverture. Le sourire ému de Rarity lui chauffa le coeur.

Chez elle. Enfin, chez son amie, mais de retour en Equestria. Là-bas le morbier laissait s'effiler son tic tac tranquille. La petite table était couverte de chocolats et de biscuits, de lait et de jus de fruit et de cartes et fleurs des habitantes de Ponyville. Tout le village à son chevet, à travers ces petits encarts de carton et de pétales, dès qu'ils avaient appris le terrible sort qui l'affectait.

Elle avait disparu. Puis avant reparu dans la matinée, évanouie, et ses amies étaient restées à son chevet depuis. Rarity affirmait que c'étaient ses herbes qui l'avaient ramenée à la conscience, mais Rainbow Dash n'excluait pas son seau d'eau. Enfin Fluttershy glissa ses deux pattes autour du cou de son amie assise et, collant sa joue à celle de Twilight, la supplia de ne plus rien tenter d'aussi dangereux. Sa voix avait tremblé de peur et d'émotions, et la culpabilité brûla le coeur de la jument.

Pinkie Pie repassa la porte en annonçant qu'elle avait répandu la nouvelle, et qu'elles organiseraient une fête. « Un peu tôt, non ? » Fit remarquer la fermière qui ramenait, elle, du thé de la cuisine, plus pour les animaux que pour les poneys.

Ce sort risquait à tout moment de l'emporter.

Mais Twilight avait désormais l'assurance que ce ne serait pas le cas. Elle aurait pu l'expliquer, elle se sentait le besoin de l'expliquer, mais en même temps la jeune licorne le gardait pour elle. Et quand on lui expliqua que Luna était à Ponyville, à étudier le sort pour l'aider, elle eut même cette crainte que la princesse comprenne.

Le sort, se dit-elle, puisait dans ses souvenirs pour reconstruire une illusion et l'y enfermer. Ces mémoires qui lui revenaient devaient être des défauts, ou du moins elle le théorisait, mais ce n'était pas la clé du sort. La clé était ses émotions. Elle se souciait de ce monde, de cette illusion, et cette illusion reviendrait sans cesse tant que ce serait le cas. Alors, pour mettre fin au sort, il n'y avait rien de plus facile.

Il suffisait qu'elle n'y pense plus.

« Reprends de la tarte ! » Lui dit Pinkie en lui tendant une grosse part. « Faut faire disparaître cette pâleur de ton visage ! »

« Je peux même pas imaginer comment ça doit être pour toi. » Nota Applejack après avoir servi les animaux, la théière en bouche. « Il s'est passé quoi cette fois ? »

« Ouais ! Raconte ! »

Non, se dit-elle durement, c'était l'exacte contraire qu'elle devait faire. Ne rien raconter. Elle regarda ses amies, hésitante encore, et ressentit à nouveau comme cet avertissement indicible, que c'était là peut-être sa dernière chance.

« Est-ce que… » tenta-t-elle, « si vous étiez à ma place, qu'est-ce que vous feriez ? » Ses amies la regardèrent sans comprendre. « J'ai l'impression… que des poneys ont besoin d'aide là-bas. Mais si j'y retourne, je risque de ne plus pouvoir revenir. Si vous deviez choisir, entre vos amies, ou un monde, vous choisiriez quoi ? »

Ses amies se regardèrent, interloquées, et les pattes de Fluttershy se resserrèrent tendrement autour d'elle. Rarity vint se presser contre elle également, affectueusement.

« C'est quoi ce choix ?! » Défia Dash. « Moi je me débrouillerais pour y aller et revenir ! Aussi simple que ça ! »

« Mais- »

« Rainbow a raison ! » Affirma Pinkie Pie. « L'héroïne sauve le monde et à la fin, elle se marie et retourne chez elle grâce à un portail magique ! Si ça se trouve il y en a un comme ça à l'Empire de Crystal, on va voir ? »

« Pinkie, c'est super loin. » Nota Dash.

« Attendez toutes, là, » sourcilla Applejack, « depuis quand tu dois choisir ? Je croyais que c'était un genre de malédiction et puis tu nous avais pas dit que ce monde existait pas vraiment ? »

« Eh bien, » hésita Twilight, « disons que magiquement parlant… »

« De toute manière, » l'arrêta Rarity du bout du sabot, « le monde est assez grand pour prendre soin de lui-même. Des héroïnes ils doivent en avoir des milliers, mais nous on n'a qu'une seule Twilight Sparkle. »

La jument n'eut jamais l'occasion d'expliquer le caractère fallacieux de la démonstration.

« Ouais, puis tu es un Élément d'Harmonie, tu te rappelles ? » Lui lança la fière pégase bleue en tournoyant dans la pièce. « Soit on y va toutes, soit tu restes ! »

Même touchée par toutes ces marques d'affection, Twilight ne put s'empêcher de tiquer un peu. Elle avait l'impression de raisonner avec des briques. Mais elle-même se sentait plus confuse que jamais.

La réponse était simple pourtant, nota-t-elle. Si elle s'en souciait, le sort la ramènerait là-bas. Sinon, le sort prendrait fin.

« Très bien ! Nouvelle règle ! » Annonça la jeune licorne en se levant et en se détachant des sabots de Fluttershy comme de sa couverture. « Cette jument » se désigna-t-elle « est désormais en convalescence, et il est interdit de parler du sort ou d'un autre monde en sa présence sous risque de rechute ! Faites comme s'il ne s'était jamais rien passé ! »

« Mais la fête… » Se plaignit Pinkie Pie.

« On peut toujours fêter la présence de Luna à Ponyville. » Nota Applejack en gagnant la porte. « Je sais pas bien ce que tu as en tête, Twilight, mais je marche. Une dernière tâche à faire à la ferme et on se retrouve au lac, d'accord ? »

Elles se séparèrent sur un accord unanime, même si se séparer était un grand mot. Pinkie Pie et Rainbow Dash refusèrent de laisser Twilight à plus de quelques mètres d'elles, comme des gardes du corps contre la malédiction des boules de cristal.

Ce fut Owloviscious qui, venant voler jusqu'à elle à l'improviste pour se poser ensuite sur la tête de Dash, parvint à briser ce carcan en les faisant rire.

Soudain, tout reprit sens.

Dehors le dehors avait le bonheur des jours comme jamais. Elles longeaient la rivière et la rivière brillait de dix mille perles sous le million de rayons du soleil, et le ponton de bois craquetait à leurs pas. Les habitantes venaient la saluer, et d'abord Pinkie Pie leur faisait des grands signes, et puis elles parlaient du temps et de la fête pour la princesse Luna, et de cette nouvelle maison sur la route, et Rainbow Dash alla s'absenter pour trouver une balle. Twilight se retrouva seule parmi toutes les villageoises, à rire et discuter, puis retrouva Rarity portant un joli petit foulard et un sac à pique-nique en bouche.

Avant qu'elle ne comprenne, elle et ses amies jouaient sur la colline, à l'écart du chemin menant au lac, le même qui, elle ne savait plus bien, qu'elle avait pris si souvent pour aller se baigner ou faire du patin en hiver. Elle regardait autour d'elle comme redécouvrant Equestria à chaque fois, ses forêts et montagnes, et la balle venait la surprendre en lui tapant la tête.

Puis elles se précipitèrent au lac en se rendant compte du temps qui avait passé, juste à temps pour profiter de l'eau bien tiède et de l'ombre des bosquets où Rarity révéla un jeu de dames. Et Twilight songea à peine au bosquet, ou à ce rebord du lac qui lui évoquait quelque chose de lointain.

À l'ombre des arbres se joignit l'ombre de la princesse Luna.

Derrière elle Spike arrivait à la course, incrédule en découvrant avoir été devancé parce qu'il avait vraiment fait aussi vite que possible. Lui et la princesse avaient travaillé toute la journée pendant qu'elles jouaient, et le bébé dragon n'arrivait pas à croire à cette injustice.

La princesse lui fit un signe froid pour le calmer, et toisa Twilight Sparkle, de ce regard qui semblait la rabaisser.

« Je vois que tu te portes mieux, et que ma présence n'est plus nécessaire. » Dit Luna. « Si l'on n'a plus besoin de moi, je vais retourner à Canterlot. »

« Attendez ! » La retint Twilight, puis hésitante : « Est-ce que… enfin… »

« Tu as raison. » La princesse de la nuit s'arrêta, la regarda dans son dos. « Tu es victime d'un sort d'illusion, et tu peux choisir de t'y enfermer ou d'en sortir. Mais prends garde. Ce coeur de jument ne supporte pas le mensonge. Retrouve-moi dans les rêves, et je te dirai tout ce que tu dois savoir. » Ajouta-t-elle en s'éloignant. « Mais prends garde. Prends garde. Il y a des illusions qu'il ne faut jamais briser. »

Spike regarda la princesse s'éloigner, puis demanda ce qu'elle avait voulu dire par là et Twilight Sparkle s'entendit dire plus qu'elle ne répondit que c'était Luna. L'insouciance la reprenait déjà, l'envie de retourner au jeu de dames, pour éviter d'aller nager parce que Dash allait encore lui demander de faire la course et elle n'aimait pas ça.

Il y avait cette part d'elle qui demandait ce que Luna allait lui dire cette nuit. Et cette autre part d'elle qui se demandait comment ça faisait de se rencontrer en rêve. Et ces pensées elles-mêmes s'effilaient, allaient se perdre. Il n'y avait que l'herbe fraîche sous ses pattes, sous son ventre et le rire clair de Rarity, et Angel qui volait dans le panier de pique-nique, le bruit de l'eau allant perler sur la berge et ce ciel d'un bleu d'infini parfait.

Demain serait parfait.

Quand elle rentra au soir sous le soleil qui baissait, aux premières lueurs des étoiles Twilight Sparkle n'avait plus en tête que demain et que hier, ses amies à ses côtés et la joie qu'elle aurait. Spike ferma la porte, demanda s'ils allaient encore travailler jusque tard le soir, mais elle se dirigeait déjà vers la chambre. Elle était pressée d'être demain.

Elle se regardait être pressée d'être demain, se demandait ce qu'était cette joie si facile qui l'emportait le long des marches, sinon l'assurance que demain ressemblerait à hier, comme s'il était possible de faire semblant que jamais rien entre deux ne s'était jamais passé.

Dans la chambre l'attendait Fluttershy, qui terminait de faire le lit et se retourna dans un sursaut, prise sur le fait.

« Fluttershy ? » S'étonna Twilight.

« Oui, j'ai… » hésita la pégase crème, le regard sur les sabots. « J'ai pensé que… avec toutes ces histoires, tu n'avais pas eu le temps de ranger ta chambre. »

« Présent. » Dit Spike l'air blasé, et Twilight Sparkle le foudroya du regard, humiliée d'avouer qu'elle ne faisait pas sa chambre elle-même. Mais le bébé dragon marquait un point.

« Tu as peur de me laisser seule, c'est ça ? »

« Oui. » Admit la pégase.

« Tu n'as pas à t'en faire, c'est terminé. » Affirma la licorne violette en grimpant la dernière brassée de marches, et avant que Spike ne ferme derrière il y eut le temps qu'Owloviscious se glisse dans la chambre également et aille se percher à l'écart. « Je ne vais nulle part. »

« Twilight, elle souffre. »

La licorne s'arrêta, regarda Fluttershy sans comprendre.

« Qui ça ? »

« Tu l'as entendue, elle souffre. » Répéta Fluttershy en tremblant, sans oser regarder son amie. « S'il te plait… »

« Fluttershy, qu'est-ce que tu racontes ? De qui tu parles ? »

Et elle regarda Spike, comme pour lui demander s'il comprenait, mais Spike restait interdit, un peu effrayé et perdu. Fluttershy recula, reculait toujours et répéta :

« Elle souffre. Elle a besoin de toi. »

« Ouais ! » Lança Dash en passant la porte d'un coup d'ailes, suivie d'Applejack. « Comment tu peux l'abandonner à son sort comme ça ? »

« Qu'est-ce que vous faites ici ?! » S'écria Twilight.

« Désolée Twilight. » Lui dit Applejack, l'air abattue. « Mais tu sais qu'elles ont raison. »

« Non. Je ne comprends pas… »

Elle se sentit des larmes.

« Tu comprends très bien. » La défia la fermière du regard. « Tu as toujours pas faim. »

À ces derniers mots son amie n'était plus qu'une silhouette blanchie, les contours d'une jument, de sa tresse et de son chapeau stetson. Le Golden Oak s'était évanoui. Elle pouvait encore entendre les voix des juments qui jouaient dans sa tête, mais qui se répétaient et Twilight se mit à galoper pour les rattraper, désespérément.

Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait absolument pas.

Mais sa raison de toute manière ne guidait plus rien. À la place, elle se regardait appeler ses amies en suppliant, et elle eut l'impression de l'avoir fait un millier de fois, pendant un millier de jours et de nuits, un millier de Twilight Sparkle, et cette seule idée était déjà trop pour ses regards affolés. La blancheur l'aveuglait, le silence était assourdissant. Ses sabots claquaient dans le vide avec la rage de la réalité. Elle ne comprenait pas ce qui avait pris ses amies et comment le sort avait pu être si puissant, ni pourquoi elle avait cette impression atroce et dévastatrice de les avoir perdues à jamais.

Parce que ce n'était pas vrai. Elle pouvait encore l'empêcher. Arrêter le sort. Revenir en Equestria. Et elle ne comprenait pas pourquoi ses amies…

Ses pas ralentirent. Par faiblesse, parce que ses pensées étaient un désordre innommable, dans lequel le pire côtoyait le pire et elle refusait de l'envisager. Elle n'avait pas perdu ses amies. Elle pouvait encore… revenir.

Elle voulait faire taire cette idée que ses amies l'avaient trahie.

« Revenez ! » Hurla-t-elle au vide, et elle eut l'impression qu'un millier de Twilight criaient avec elle au loin. « Revenez, par pitié. Revenez. Revenez… »

Ce fut à peine si elle eut l'impression d'entendre la rumeur de Spike qui l'appelait, mais il n'y avait plus rien, absolument plus rien. Plus de rivière, plus de ciel, plus de chaumières et plus de bibliothèque. Elle pouvait encore sentir les sabots de Fluttershy sur son cou se serrer et en même temps ceux-ci n'avaient plus que la consistance de l'air. L'odeur des chocolats sur la table qui s'évaporait. Comment cela avait pu arriver.

« Pourquoi vous avez fait ça ?! » S'égosilla-t-elle, les yeux aveugles de larmes. « J'étais si près ! Rarity ! Rarity, Pinkie Pie ! »

La surface blanche esquissa les contours vagues d'une jument et, follement, comme face à un mirage, Twilight s'y précipita. Tout s'évapora sous ses pattes et elle se retourna, et la surface blanche de la sphère l'écrasait de toutes parts.

« Non ! Non ! Non ! » S'époumonna la jeune jument, au risque de se briser la voix. « C'est un cauchemar ! C'est juste un cauchemar ! »

Un millier de fois, fusa la pensée, elle avait l'impression d'avoir fait ça un millier de fois.

Elle eut un dernier hurlement, enflamma sa corne et, avec la force de l'espoir, l'élément de la magie relâcha le sort sur lequel elle avait travaillé tout ce temps, quand elle ne savait pas encore qu'elle pouvait revenir. Mais son coeur était plus net encore. Elle voulait détruire la sphère. Même si cela signifiait se détruire également.

Les éclairs léchèrent les parois et s'y amplifièrent, et une seconde blancheur s'ajouta à la blancheur, qui effaça tout et jusqu'à son corps, et elle ne ressentit plus que l'énergie pure dévorant tout. Puis elle s'effondra, et le monde reparut autour d'elle. Les parois blanches s'effondraient, laissant place à la surface lisse de verre de l'orbe et à un monde.

Deux arches d'or barraient l'orbe et se croisaient en leur sommet, et faisaient glisser autour d'elles des filaments comme des nervures de feuilles sèches et si fines qu'elles laissaient voir à travers. Les arches étaient rattachées à un collier d'abord lié de soie, puis de plaques d'or dont l'une reposait à moitié sur la sphère, et engravées de perles qui grimpaient jusqu'à l'arrière de la plaque pour y former une étoile pourpre sur étoile blanche, entourée de cinq diamants. Sa marque de beauté.

L'ensemble était retombé sur un piédestal verdâtre, de suc changelin assez large et évasé. La pièce souterrain, bien plus basse et plus resserrée, était recouverte sur ses murs de masses de champignons qui semblaient, à défaut de meilleur terme, fleurir à vue d'oeil, et de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Puis il y avait, ici et là, des blocs informes de suc taillés grossièrement, et enfin une changeline évanouie par terre.

Ce fut à peine si Twilight y prêta attention.

Elle s'en moquait. Elle voulait retourner dans la chambre du Golden Oak. Elle voulait comprendre ce qu'était cette mémoire de ses amies surgissant de nulle part, disant ces folies et déclenchant le sort. Elle voulait savoir pourquoi. Elle pleurait.

« Qu'est-ce qui s'est passé ? » S'écria un changelin en se précipitant dans la salle.

Il vit d'abord l'orbe, puis la changeline effondrée et se jeta sur elle, lui pressa le front, posa l'oreille sur le cou puis la mordilla et, paniqué, appela à l'aide. La changeline lui plaqua son sabot sur le museau, puis gémit et se retourna, et lui tout joyeux la supplia de continuer. Une autre changeline surgit, vit ce spectacle et demanda ce qui se passait.

Tout cela n'avait aucune importance. Tout cela n'en avait jamais eu. Il y avait ce sentiment indicible, fondé sur rien, qu'elle avait perdu ses amies pour toujours. Et cet horrible pressentiment devenait plus fort à chaque seconde, à chaque respiration. Elle en refoulait l'idée avec une telle force qu'elle ne pouvait plus penser à rien, et elle revenait sans cesse à cet instant où Applejack avait dit…

« Je ne sais pas, la sphère s'est mise à briller et à se soulever et ensuite… paf. »

« Venez voir ! Il y a vraiment un poney dedans ! »

Si elle s'en était sentie la force, Twilight Sparkle aurait détruit l'orbe, et c'aurait été elle contre cette vermine changeline. Elle les aurait brûlés à coups de lasers, ou bien ils l'auraient vidée de son amour et ce serait fini, enfin fini, parce que tout était fini. Tout avait été fini mille fois. Et elle se dit, si vraiment c'était arrivé mille fois, cela arriverait encore, et elle aurait une autre chose, et elle ne savait même plus de quoi elle pensait.

« Eh, retire ton museau de là ! » S'indigna une changeline.

L'autre lui montra les crocs, comme en transe, étourdie par tout l'amour qui devait se dégager de l'orbe. Elle y recolla le museau, sans oser rien faire que s'y perdre, sans aspirer, juste contente de rester dans cet état de frisson. Les deux autres changelins se jetèrent sur elle et la firent rouler par terre, se mirent à se battre.

Quelque chose comme une bulle de fureur qu'elle ne se connaissait pas l'obligea à se redresser.

« Est-ce que vous allez arrêter ça ?! » Aboya la jument.

Les trois changelins s'arrêtèrent, confondus, et allèrent se terrer dans un coin de la pièce.

« On va se faire foudroyer et ce sera ta faute ! » Siffla l'une à l'autre.

« C'est juste une ponette dans une boule de verre. » Nota le changelin.

« Qu'est-ce que tu en sais ?! »

« La ferme ! » Éclata Twilight, et les trois changelins se tassèrent un peu plus.

Elle était en larmes, dévastée, et elle se sentait incroyablement puissante, incroyablement faible, la volonté indestructible de tout détruire autour d'elle. Ce monde, ces illusions, cette absurdité, tout devait disparaître. Alors peut-être, alors enfin elle pourrait rentrer chez elle. Et elle allait parler à ses amies. Et elle serait en colère. La licorne n'était pas sûre d'être prête à accepter des excuses.

Chaque aiguillon de ce que ses amies lui avaient fait lui renvoyaient comme un choc qui la faisaient étouffer et serrer les dents et trembler de la corne aux pattes. Sa frange sombre s'était défaite et chaque crin énervait sa vue. Sa marque de beauté lui brûlait le flanc. Sa queue battait par à-coups.

En cette seconde, c'était elle la méchante.

Puis la première changeline leva la tête et, un peu rassurée : « Elle ne peut rien nous faire ! » Et après encore une seconde, l'insecte se leva et s'approcha prudemment de la sphère. Les autres la regardèrent faire anxieusement.

« Ne t'approche pas… » Gronda Twilight.

« Si tu pouvais me nuire tu l'aurais déjà fait. » Affirma la bête.

Ce fut comme un coup de couteau. Elle aurait pu simplement ramener la blancheur, se séparer de ce monde, mais sa rage ne l'aurait pas supporté. Non, elle avait le besoin, viscéral, de faire mal. Le besoin que quelque chose souffre au-delà d'elle.

La changeline toucha l'orbe du bout du sabot, puis en caressa la surface, puis se mit à sourire, puis à ricaner.

« C'est bien ça, tu es complètement impuissante. » Se réjouit-elle.

Et elle donna un bisou à la surface de verre. Les deux autres changelins la rejoignaient, soudainement réjouis et voraces, pour lui tourner autour comme des prédateurs. La seconde changeline, en particulier, avait l'air vicieuse sans commune mesure.

« Tu étais au sol pourtant. » Nota le changelin.

« Ce devait être une réaction avec le fongus. » Nota la première en soulevant le collier d'or. Puis elle le fit retomber dans un cri. « Cette marque ! »

« Par Chrysalis ! » Sursauta le changelin. « C'est la marque de Rainbow Dash ! »

« De Twilight Sparkle. » Se désola sa comparse, le sabot sur le visage. « Cette sphère devait lui appartenir. Qu'est-ce qu'on attend pour manger ? »

Les deux autres la foudroyèrent du regard. Puis elles se remirent à tourner autour de la licorne, excitées, gueules ouvertes, langue tendue.

Twilight, elle, ne cherchait que le moyen de leur nuire. Elle pouvait projeter un sort de vision. Elle aurait dû pouvoir projeter un sort de flammes. Rien ne lui aurait fait plus plaisir en l'instant que d'écouter grésiller la vermine dans cette pièce emplie de champignons. Tout ce qui la faisait tenir debout était d'imaginer les sorts les plus infâmes pour ce trio.

« Va avertir Ocelline. » Ordonna la seconde changeline.

« Vas-y toi ! » Répliqua le changelin.

« Ne me cherche pas… »

Le changelin grogna, mais recula comme par crainte et, après une hésitation, s'écarta du groupe pour sortir. Un rictus immense couvrit le visage de la changeline et sa voisine s'effraya. Des deux, la première était plus forte, et la plus affamée.

Empoisonner l'amour, se dit Twilight. Dans son état, rien n'aurait dû être plus facile. Dès que les changelins se nourriraient d'elle, les gaver d'un acide qui rongerait leurs corps, ou qui les assècherait lentement. Elle s'effrayait presque de ce qui lui venait en tête, mais la tension seule l'animait encore et lui tenait les dents serrées.

La changeline se lécha les crocs, s'approcha et l'autre, après avoir esquissé un geste pour l'arrêter, dut se retenir. Alors la première se mit à aspirer, goulument, avec une passion que Twilight n'avait jamais vue. La langue léchait la surface, y restait collée et elle pouvait entendre les crocs taper sur le verre, racler dessus. Si elle avait pu faire n'importe quoi, n'importe quoi, en cet instant, pour détruire cet insecte, Twilight l'aurait fait.

Mais la bête s'arracha après bien des secondes et se pourlécha encore, exultante. Sa comparse en colère avait du mal à cacher sa propre faim.

« Qu'est-ce que tu attends ? » Se moqua la première. « C'est délicieux. »

« Ocelline te le fera payer. »

« Elle n'a pas besoin de savoir… » Menaça la changeline.

« Merci. » Trancha Twilight.

La jument aussi arborait désormais un sourire féroce. Les deux changelines la regardèrent, et la première ne comprenait pas, croyait à une moquerie, mais la seconde de l'autre côté de piédestal évasé réalisé, les yeux écarquillés, et il y eut une sorte de joie triomphante.

« Qu'est-ce qui te prend, toi ? » Siffla la changeline.

« Oh, rien. Je me réjouis juste du moment où ta cheffe va venir me chercher et où je vais lui dire ce que tu as fait. »

À son tour, la coupable réalisa, et ses airs sauvages s'évanouirent pour de la peur.

« Tu ne vas pas faire ça ! »

« Essaie de m'en empêcher. » La défia Twilight Sparkle.

Le plaisir de la vengeance dans ses veines. Un indescriptible plaisir, enivrant. Elle regardait sa proie se décomposer, passer de la colère à la frayeur sans arrêt et réaliser qu'elle ne pouvait rien faire contre l'orbe, qu'elle était déjà perdue. La douce joie de broyer cette peste donnait à la jument une seconde vie.

Elle se retourna, regarda l'autre changeline et, l'air de rien :

« Tiens, je vais même lui dire que tu as mangé aussi. »

Sa nouvelle victime se décomposa à son tour, balbutia et se recula, puis regarda dans la pièce comme pour chercher un soutien qui n'existait pas. Les regards des deux changelines se croisèrent et un instant Twilight craignit qu'elles puissent s'en sortir en s'absolvant l'une l'autre, mais elle s'en moquait, elle s'en moquait, et les deux regards se brisèrent toujours aussi désespérés.

« Mais je n'ai rien fait ! » Gémit la changeline.

« Moi non plus. » S'amusa Twilight.

« Toi ?! » Cracha la seconde changeline, et il sembla que la chitine pouvait se gonfler sous la colère. « Toi et les tiens nous avez asservies, trompées et humiliées, et quand vous en avez fini avec nous vous nous avez abandonnées à la misère et à la famine ! »

Continuer. Ce plaisir intense. Leur faire mal.

« Et alors ? » Lui sourit la jument. « C'est tout ce que mérite un changelin. »

Puis Twilight se mit à rire. Et à rire. Et à rire, sous les coups de dents et de sabots de la changeline, et rit encore en la regardant aspirer l'amour, et son rire portait. La changeline était en nage, était en larmes, criait et hurlait et semblait comme folle. Twilight Sparkle ne s'était jamais sentie aussi vivante qu'en cet instant.

Deux changelins se précipitèrent dans la pièce, tombèrent sur la changeline folle qui se débattit, hurlant toujours. Ocelline entra ensuite, sans un mot, fit signe et Twilight regarda sa victime se faire aspirer l'amour, encore et encore jusqu'à ce qu'elle tremble et hurle de douleur, jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus hurler et qu'elle retombe au sol, la chitine sèche et gémissante, sa lutte réduite à des spasmes. Les changelines la tirèrent hors de la pièce et Ocelline, plus intéressée par la végétation, gagna le piédestal, tourna autour un instant.

« Cypris. »

« Courtisane Ocelline ? » Supplia presque cette dernière.

« Qu'est-il arrivé au fongus. »

« Je ne sais pas ! La sphère… elle s'est illuminée et soulevée et… et je me suis évanouie… je n'ai pas touché à l'orbe ! » Gémit-elle.

La grande changeline sembla amusée, mais perdit bien vite ce sourire et croisa enfin le regard de Twilight Sparkle. Un bref instant de surprise, face aux yeux dévorés de colère de la jument. Un frisson presque, chez l'insecte.

« Tu sembles moins gentille qu'avant. » Nota-t-elle suavement. « Quelque chose s'est passé ? »

Cette seule question anodine tordit le coeur de la jument. Quelques mots, il suffisait de quelques mots pour lui infliger autant de souffrance. L'idée s'enfonçait dans sa tête, profondément, qu'elle pouvait blesser avec des mots.

« Ce n'est rien, » mentit-elle, « juste une changeline qui avait faim. J'en suis encore toute secouée. »

« Quelle impudence. » Ironisa l'insecte. « Elle aurait dû demander. »

« C'est oublié ! Elle ne compte pas de toute manière. » Remarqua distraitement Twilight, avec des airs faussement joyeux. « Quand tu auras absorbé ma puissance, elle fera partie de celles que tu dévoreras. »

La grande bête insectoïde s'arrêta, interpellée, et ce qui devait passer pour un sourcillement s'évanouit dans un sorte d'intérêt feint.

« Oh ? »

« Ce n'est pas ce que tu disais en secret à Torulus ? » Twilight se félicita en secret d'avoir retenu ce nom. « Je ne suis pas étonnée, à dire vrai. Chrysalis ferait pareil. Les rivaux et les faibles n'ont pas leur place dans la nuée que tu prépares. »

Derrière Ocelline, la changeline recula, soudain effrayée. À l'entrée de la salle souterraine les deux autres changelines restantes semblèrent également troublées. Twilight savourait tout cela derrière son masque souriant.

« Je ne peux pas te juger, tu sais. L'amour est rare, et les changelins se battent déjà entre eux. Et puis, un changelin qui a faim doit bien manger, non ? »

La grande insecte eut un petit rire jaune qu'elle fit durer tout en tournant autour du piédestal. Oh, derrière ces airs tranquilles, l'excitation de ressentir sa colère.

« Tu es tout à fait exquise, petit poney. » Dit enfin la changeline. « Est-ce que tu connais la rumeur ? On dit que la princesse Twilight Sparkle en personne est de retour en Equestria, et que les poneys vont descendre du ciel sur des chariots en or pour nous sauver. »

Et l'insecte ne put retenir un rire nerveux.

« Dis-moi, chère, mh, invitée, est-ce que c'est vrai ? »

« Bien sûr que non. » Balaya Twilight du sabot. « Les poneys se moquent bien du sort de changelins. Nous ne vous avons jamais vraiment apprécié, je dois dire. Je dirais même que pour nous vous n'êtes que des insectes. »

Elle pensait faire plaisir à sa proie, vit la grande changeline s'arrêter net et le masque de calme manquer de se briser sous une rage sourde, et ce fut encore mieux que ce que Twilight espérait. Un véritable délice. Elle se sentait vivre, elle se sentait mieux, elle voulait continuer. Elle avait besoin de continuer.

« Vraiment ? » Fit mine de se moquer la changeline, mais la voix avait trahi une question presque sincère.

« Vous êtes distrayants, c'est vrai. » Continua Twilight sur le ton le plus dédaigneux qu'elle se trouva. « Mais un peu dégoutants. Et puis soyons honnêtes : vous ne serez jamais nos égaux. »

L'orbe alla voler dans la pièce, ricocher sur le sol et taper le mur de champignons, suivi du collier d'or accroché qui claquait à sa suite. Twilight avait roulé avec sur le sol mou et quand elle s'arrêta, quand la sphère se fut immobilisée au pied d'un paquet de bolets, elle se mit à rire comme une gamine.

« Tu es si amusante, Ocelline ! » Dit Twilight. « Vivement que tu te mettes à dévorer les tiennes ! »

« Je vais prendre un plaisir tout spécial à te briser. » Siffla l'insecte avant de donner ses ordres et de quitter la pièce.

Avant qu'elle n'ait pu sortir, l'autre changeline la rattrapa et, hésitante, demanda si c'était vrai, si elle allait dévorer des membres de Mucin. L'insecte demanda en retour qui elle allait croire, entre un poney et une changeline. « Oui, courtisane. » Admit sa sbire.

Quand toutes furent parties, il ne resta plus que l'orbe et cette changeline piteuse et effrayée, et Twilight songea que si elle le pouvait elle en profiterait pour frapper. À la place, elle laissa la changeline la récupérer par le collier et la déposer à nouveau sur le piédestal.

La changeline la regarda, la frayeur remplacée par une sorte de dégout.

« Ma soeur croit encore à vos mensonges. » Dit-elle enfin.

« Ta soeur est une imbécile. » Dédaigna Twilight.

Elle put voir le tressaillement chez cette insecte, et cela lui tira un sourire féroce. La changeline se détourna, tira une poudre grise qu'elle jeta sur les champignons et ceux-ci se mirent à se rabougrir, jusqu'à se détacher des parois et à former une masse sèche et décomposée au sol. Après quoi elle quitta la pièce, qui se referma sur une paroi de suc vert et ce fut la seule lueur dans la salle autrement noire.

**** **** ****

La solitude était la dernière chose que désirait Twilight Sparkle. Dans l'obscurité, il n'y avait plus qu'elle et son reflet abattu au sol, qui la regardait sans fin avec un rictus douloureux. Le plaisir de meurtrir avait laissé place à une plaie sans fond. Le souvenir de ses amies qui après tant de sourires, tant de promesses et de jeux, l'avaient livrée au sort.

Elle s'était répétée sans fin que c'était un accident, qu'elle s'était trompée, qu'elles voulaient bien faire, mais tout se brisait à sa raison. Il y avait cette simple étape dans le raisonnement qu'elle refusait de franchir, désespérément, et qui continuait de la consumer.

Elle était seule.

Tout en elle lui hurlait de lutter encore, alors même qu'elle savait à présent, de ce savoir qui la dépassait, écrasant, effrayant même, qu'il était trop tard depuis longtemps. Sa seule chance, sa dernière chance, comme une certitude, s'était évanouie en une phrase. Tout ce qu'elle avait fait, tout ce qu'elle avait tenté, tout n'avait servi à rien, et la jeune licorne reposait là sans force, sans volonté. Le monde pouvait continuer sans elle. Le monde ne s'en privait pas. Il ne lui restait plus rien que le besoin de défier les loi de la magie fondamentale.

« Ce sont tes amies, » se révoltait son reflet, et elle n'aurait su dire si elle parlait tout haut ou si l'orbe lui jouait un autre tour, « elles n'auraient jamais voulu te nuir. » Puis le reflet de lui dire que Pinkie Pie et Rarity n'avaient pas été là, elles, qu'elles n'étaient sans doute au courant de rien et la jument n'avait pas le coeur de se dire à elle-même à quel point ça n'avait plus d'importance. Peut-être que Spike, peut-êre que les princesses s'épuisaient encore à quelque rituel puissant pour la faire revenir. Que deviendrait Spike sans elle. Son reflet la regardait sans mot dire et elle ferma les yeux à nouveau.

Puis un autre mouvement d'humeur la ranima. Elle était Twilight Sparkle, l'élève de Celestia, un monde ne l'empêcherait pas de retrouver Equestria.

Le sort de vision irradia autour d'elle, non pas pour regarder cette salle obscure dont elle n'avait que faire, mais pour observer le sort lui-même et son effet sur la sphère. Étudier. Comprendre. Ne serait-ce que pour oublier, pour faire taire la souffrance, briser les barrières de sa prison de verre et l'exploiter.

Un livre s'ouvrit devant elle, un gros ouvrage aux pages blanches, à la reliure brune et sans titre, ainsi qu'une plume et son encrier. L'orbe lui avait créé les outils dont elle avait besoin, et la jument eut un mauvais rire. Mais un seul livre ne suffirait pas.

Elle fut bientôt entourée par une tornade d'ouvrages et elle passait de l'un à l'autre, jetait dessus ses idées confuses et elle revenait, à chaque fois, aux constantes fondamentales. Un, l'orbe avait un intérieur et un extérieur. L'intérieur était malléable, la machinerie qui se nourrissait de sa mémoire pour fabriquer l'extérieur. L'extérieur était une illusion produite par l'orbe. Deux. L'extérieur était accessible. Elle pouvait voir et entendre, et l'orbe dégageait apparemment de l'amour. Elle reproduisait également une forme de toucher. L'orbe était conçue pour ces tâches et elle pouvait amplifier la vision et l'audition avec ses sorts. D'où, nota-t-elle vivement sur un parchemin à part, qu'elle plaqua ensuite contre la paroi de verre pour l'y coller, d'où qu'elle devrait aussi pouvoir amplifier le toucher. Tout ce que pouvait faire la sphère, répéta-t-elle en soulignant, elle pouvait le faire également. Trois.

Le troisième point resta suspendu. Elle avait commencé le raisonnement, sur trois ouvrages différents, qui se refermèrent derrière elle. Trois. L'extérieur était une illusion. Si elle pouvait manipuler l'intérieur, par extension elle pourrait manipuler l'extérieur.

Mais, songea Twilight, pour occulter la soudaine douleur à sa poitrine, manipuler une illusion ne lui servait à rien.

Objectif, trancha-t-elle, en plaquant un second parchemin sur la surface vitrée. L'objectif était de prendre le contrôle de l'orbe. Méthode, inscrivit-elle au-dessous. Comprendre le sort, reproduire le sort et utiliser le sort pour en prendre le contrôle. Elle ajouta un coeur devant chaque point et cela lui redonna de l'espoir, aussi faux pouvait-il paraître. La licorne se sentit presque rassurée. Comprendre un sort. Aucune autre jument n'était plus qualifiée qu'elle, l'élève de Celestia.

Puis elle colla un troisième parchemin, vide, et se retrouva bête un instant, à ne pas savoir ce qu'elle avait prévu de mettre dessus. Dans sa tête, confusément, il y avait cette notion absurde, de décider comment interagir avec l'illusion. Avec l'extérieur. Avec le mensonge.

Elle écrivit seulement, sans réfléchir et avec rage : détruire l'illusion.

Après quoi elle se mit au travail, et sa première tâche fut de regarder les livres qui flottaient dans son halo de magie, cette dizaine de livres apparus de nulle part et qui ressemblaient à des tomes tirés de sa bibliothèque. Sans titre. Imaginaires. Mais résilients. Le texte s'y trouvait toujours, sur toutes les pages qu'elle avait griffonnées, avec l'écriture même dont elle avait usé au mieux de son jugement. Elle en toucha un du sabot, le regarda s'étioler et disparaître, puis elle regarda tous les autres s'effacer pareillement. Des illusions, des illusions incroyablement réelles. Contre la paroi de verre perduraient les trois parchemins.

La seconde chose qu'elle devait vérifier était son reflet. Pour cela Twilight Sparkle s'approcha de la surface de verre et, profitant de l'obscurité à l'extérieur, fit face à l'image de Twilight Sparkle. Elle fut frappée par la crinière échevelée, par le pelage hirsute et le visage où la surprise seule venait atténuer la colère. Les joues étaient toujours douloureuses. Elle vit sa queue plaquée contre son flanc, comme une pouliche, et se força à la dégager. Elle vit qu'elle était encore prise de légers spasmes.

Mais ce n'était pas l'expérience qu'elle devait faire. Alors la jeune jument fit le vide dans ses pensées, autant qu'elle pouvait, et se contenta de regarder le reflet. Une seconde, dix secondes, vingt, trente, quarante, en essayant de ne rien faire ni penser, ne serait-ce même cligner des yeux. Son reflet tout aussi têtu la mimait parfaitement.

Alors, n'y tenant plus, elle toucha du sabot la surface du verre où son reflet avait pressé aussi son sabot : « Tu n'es pas mon reflet. Toi aussi, tu es une illusion. »

Elle avait dit cela froidement, avec une dureté qu'elle n'avait que rarement, et chaque mot lui avait semblé difficile. Il lui sembla qu'un instant, son reflet n'avait pas parlé, mais avait réagi avec effroi. Seulement son imagination. Son reflet la reproduisait à la perfection.

« L'orbe est le sort. L'orbe existe. » Continua Twilight sur le même ton, à son reflet. « Mais tout le reste, absolument tout le reste n'est qu'un produit du sort, une illusion. Dans l'orbe, je n'ai pas d'ombre, parce qu'il n'y a pas de lumière. »

Le reflet fit seulement ce que tout reflet ferait jamais. Aussi la jument raisonna que si l'orbe existait, il était normal que du verre lui renvoie son image, surtout déformée quelque peu par la courbure. Elle s'apaisa quelque peu, se sentit presque le besoin de s'excuser auprès d'elle-même et se détourna.

Il lui restait encore beaucoup d'expériences à tenter.

Ce ne fut que plus tard que le sort chercha à l'interrompre. Elle était occupée à transformer un dodécaèdre en icositétraèdre quand la porte de suc s'ouvrit, comme une membrane, et laissa filtrer à travers la lumière deux silhouettes changelines. Les blocs de suc alentours dans la pièce reparurent également, difformes.

« Tu fais ça. » Dit l'une à l'autre en s'avançant. « Je devais nettoyer mon atelier de toute façon. »

Et l'insecte alla se perdre près des parois souterraines, où l'obscurité régnait encore, pour y faire disparaître sa chitine noire et n'être plus qu'une ombre mouvante occupée à balayer les débris secs de champignons au sol. L'autre changelin s'avança, un peu hésitant, en direction de l'orbe sur son piédestal de suc, avec son collier doré.

« Alors euh, beau temps pour la saison hein ? » Dit-il et Twilight ne comprit pas immédiatement qu'on s'adressait à elle.

L'autre changeline, dans l'ombre, se tapa le museau. Twilight Sparkle délaissa une seconde son expérience pour ces nuisances et répondit un : « Magnifique. » Complètement désintéressé, qui laissa le changelin mal à l'aise. Il s'approcha encore, guigna du dessus de l'orbe ce que faisait la jument et reprit :

« Tu fais quoi ? »

« De la géométrie. » Grogna-t-elle en réponse. « Touche la sphère. »

« Hein ? »

« Touche la sphère. » Répéta Twilight en lui faisant un geste agacé du sabot.

Le changelin ne comprit pas, leva son sabot percé et toucha le verre du bout de l'ongle. Le halo de magie violet sur la corne de Twilight eut un léger remous.

« Merci pour ta coopération. Tu peux t'en aller maintenant. »

« Oh, euh, ça a servi à quoi ce que j'ai fait ? » Demanda le changelin.

« Arrête de l'aider ! » Se plaignit la changeline, toujours occupée de son côté. « C'est une ponette, elle ne cherche qu'à nous nuire ! »

Très vrai, nota Twilight, et devant elle l'icositétraèdre se décomposa. Elle se détourna dans un mouvement d'humeur et fit quelques pas qui ne la déplacèrent pas du centre de l'orbe. Le changelin avait baissé les oreilles, puis il pencha la tête.

« Quelque chose ne va pas ? »

Twilight retint sa colère et se força à sourire : « Rien d'important. Tu peux toucher la sphère de nouveau s'il te plait ? »

Il la regarda, toujours un peu perdu, puis ramena la patte sur l'orbe et juste avant qu'il ne la touche Twilight s'affola soudain, cria : « Non pas comme ça ! » Juste assez tard pour qu'il n'ait pas le temps de s'arrêter. En même temps, elle se concentrait pour ramener la blancheur sur les parois, et le blanc fut presque trop intense pour lui permettre de voir à travers. De l'autre côté, en partie effacé, le changelin se mit à paniquer, et Twilight n'y trouva qu'une bien maigre joie.

« Qu'est-ce que tu as fait ?! » S'exclamait la changeline avec lui.

« Je ne sais pas ! » S'effrayait le changelin. « Elle m'a dit de toucher la sphère ! »

« La faire parler, bon sang ! Tu devais la faire parler, pas la faire disparaître ! »

Ce n'était pas assez, se dit Twilight. Juste un jeu d'enfants. Mais si elle attendait assez longtemps, peut-être que ce changelin se ferait punir. Elle n'avait, elle-même, aucune raison de retirer le voile de blancheur. L'extérieur ne l'intéressait pas de toute façon.

Un autre changelin entra dans la pièce, sans mot dire, et les deux autres se turent et s'écartèrent en le voyant s'approcher. Même si Twilight avait su faire la différence entre deux changelins, la blancheur et la semi-obscurité l'empêchaient de bien voir à quoi il ressemblait. Elle espéra juste qu'ils allaient se battre.

À la place, le changelin après avoir jaugé l'orbe regarda l'autre changelin et finit par lui dire : « Mets le collier. »

L'autre voulut se défendre, balbutia, mais finit par se faire dominer et, vaincu, alla soulever le collier doré pour le passé sans hésitation par-dessus sa tête et sa corne, et le laisser se caler à son col. La changeline eut un sursaut que Twilight ne comprit pas. Ensuite, elle vit la blancheur se retirer.

Lentement d'abord, puis de plus en plus vite, et la jument eut beau se concentrer, l'orbe retrouvait sa transparence. Tout ce que parvint à penser Twilight dans son affolement fut que l'illusion ne pouvait pas contrôler le sort. Le sort se contrôlait lui-même ? Il devait forcément y avoir quelqu'un d'autre. La panique se changea en frisson. Elle cessa de lutter, se laissa reparaître aux yeux des changelins.

« Eh, ça a marché ! » Se réjouit le changelin en regardant sous son cou l'orbe qui pendait, et la jeune jument dedans. « Je suis vraiment désolé, je voulais pas te faire disparaître. »

« Pleuron, tu es un âne. » Siffla la changeline.

« Tu n'as rien fait. » Énonça l'autre changelin d'un ton lourd et impassible. « C'est elle qui contrôle l'orbe. »

« Mais si elle contrôle l'orbe comment j'ai pu la faire disparaître ? » S'étonna le changelin qui la portait à présent, un peu perdu, et la changeline râla avant de retourner à son nettoyage.

Twilight Sparkle regardait tout cela avec désintérêt. Une pensée supérieure écrasait toutes ces petites considérations. Ce n'était pas le sort qui s'était opposé à elle. C'était quelqu'un d'autre qui avait contrôlé le sort. Elle avait une cible désormais.

Toute son attention se porta sur ce changelin impassible, assez solide, imposant, dont la corne luisait du fiel verdâtre de ces insectes. Ce dernier remarqua son regard et son sourire, et n'y réagit pas.

« Je peux enlever le collier maintenant ? » Demanda le porteur tout penaud.

« Non. Ocelline nous attend. »

Et ce solide changelin allait se détourner quand le porteur, empressé, l'interrompit :

« Mais tu avais dit que je pouvais lui parler ! »

« Il t'avait dit de la faire parler ! » Éclata de colère la changeline en terminant sa tâche. « Tais-toi et fais ce qu'on te dit de faire pour une fois ! »

Le puissant changelin avait tiqué. Il était de dos, mais Twilight devenait bonne pour interpréter les infimes mouvements de chitine, de crête et d'ailes. Il n'aimait sans doute pas quand on remettait son autorité en question. Ce fut le déclic. Il devait s'agir du fameux Torulus.

« Tu peux lui parler. » Décida Torulus.

Ce fut comme une gifle pour la changeline, qui s'outra, et comme une joie nouvelle pour le changelin portant le collier. Twilight fut surprise. Elle se tournait seulement pour jeter un oeil à ce changelin, mais elle avait deviné avant même de voir son grand sourire et ses yeux miroitants de mille facettes qu'il était joyeux.

« Merci. En fait, je voulais te demander… vous demander, si vous voulez bien je veux dire… enfin, non, je voulais vous remercier d'avoir aidé Cerci. »

« Qui ça ? » Sourcilla Twilight.

« Oh ! Euh, la changeline qui vous a, euh, enlevé à Appleloosa ? Sans vous, elle serait prisonnière des bisons, ou pire. » Puis il réalisa : « Je veux dire, pas que vous l'avez aidée ou, enfin si mais, je ne voulais pas dire… » Et il se perdit dans ses excuses.

Twilight pouvait deviner avec précision chacune de ses émotions.

« Elle. » Nota-t-elle avec un sourire en coin. « Ma foi, j'étais fatiguée de mon ancienne porteuse. Je me suis dit qu'il était temps de changer. »

« Tu vois ? » Reprit la changeline qui revenait, tout en s'époussetant les pattes. « Elle est méchante. »

Mais le changelin, interloqué, ne semblait pas blessé. Il n'avait pas compris ce que ça sous-entendait, se demanda Twilight, ou bien trouvait-il normal qu'un poney manipule un changelin. Non, réalisa-t-elle, il ressentait de la pitié. De la pitié envers elle.

« On y va. » Dicta Torulus, et l'échange en resta là.

Les lueurs du couloir aveuglèrent un bref instant Twilight, mais elle oublia bien vite les galeries et les quelques changelines qu'ils croisaient, qui semblaient affamés ou en chasse, ou les grognements et sifflements lointains, les rumeurs de vie dans les tunnels. Dans leur dos deux changelins s'occupaient de sucer la porte et la jument ne se demanda qu'un instant ce qu'ils pouvaient bien faire, un instant seulement parce que le corps de son porteur les lui voila et parce qu'elle-même s'en fichait.

De la pitié. De l'inconfort. De la gêne. Elle pouvait lire dans ce changelin comme dans un livre ouvert. Même lorsqu'un insecte la tenait dans sa gueule, il n'y avait jamais eu cet effet. Donc, conclut la jument, c'était cet étrange collier.

« Excusez-moi, » intervint-elle pendant qu'ils marchaient, « le collier n'est pas inconfortable ? Il n'a pas été fait sur mesure. »

« Normal, » marmonna la changeline devant eux, « je l'avais fait pour Ocel- la courtisane. »

« Depuis quand tu forges l'or ? » S'enthusiasma le porteur.

« Ce n'est pas moi, » siffla la changeline excédée, oreilles plaquées en arrière, « il y a eu une lumière et la sphère s'est soulevée et mon collier de fungus s'est transformé, est-ce que tu vas arrêter avec tes questions ?! Tu es pire qu'une larve ! »

De la peine. De l'effroi. Et une faim soudaine. Non, corrigea Twilight, ce changelin avait déjà faim avant. Le sursaut d'émotion avait juste amplifié ce besoin. Quelque chose se dessinait dans l'esprit de la jument qui la fascinait, qui lui dessinait un sourire sauvage.

Elle, elle se sentait vivre à nouveau.

« Je ne peux vraiment pas enlever le collier ? » Gémit le changelin.

« Calme. » Ordonna Torulus, avec, calme. « Je suis là. »

Le porteur se calma, mais elle pouvait deviner son coeur qui battait plus fort, la tension qui le gagnait petit à petit.

Ils descendaient seulement, par des tunnels aux pentes plus ou moins raides, pour déboucher soudain sur une vaste salle, assez haute et large pour que les multiples stalactites viennent y former des piliers, et accrochés contre et partout ailleurs, contre les murs, à même le sol, par grappes s'empilaient les cocons verdâtres et gluants. La plupart étaient éventrés, vidés, les autres encore fermés contenaient plus ou moins d'un liquide vert clair, moins visqueux que le reste, qui faisait penser au jus de cactus.

Ocelline, entourée de changelines, se trouvait au milieu de cette salle souterraine, où une bonne quarantaine de changelins frétillaient au total. Il devait y avoir plus d'une dizaine d'accès différents à cette pièce.

« Pourquoi ce changelin porte mon collier. » Demanda la courtisane.

Le changelin en question s'arrêta et Twilight ressentit à nouveau l'effroi, et la faim qui revenait plus vive, pour ne se calmer que petit à petit. Il avait reculé de deux pas, le visage effrayé. D'où elle était, la jument ne pouvait voir que sa gueule ouverte.

« Donne-lui le collier. » Ordonna Torulus, et le changelin s'exécuta.

Dès qu'il eut retiré celui-ci, Twilight perdit toutes les impressions. Mais aussi, elle sentit la blancheur revenir, y mit fin en un instant, sans même y penser. Le collier. Le collier permettait au porteur de contrôler la sphère. C'était un problème. Et cela n'avait pas vraiment de sens.

Le changelin vint l'apporter timidement à la grande changeline qui le toisait de ses yeux rouges, puis récupéra le collier dans sa patte et l'enfila en luttant un peu. Dès qu'elle l'eut mis, Twilight s'intéressa au ressenti. De la défiance. Un certain plaisir. Des sentiments que Twilight commençait à bien connaître.

Parfait, songea-t-elle. L'insecte allait confondre ses sentiments pour les siens.

« Merci, Cypris. » Dit-elle à la changeline qui, soudain réjouie, comme si toutes ses piques de colère n'avaient jamais eu lieu, se courba et les abandonna. Puis la grande changeline revint à Twilight : « Regarde, petit poney. Voici le trésor de guerre de Mucin. Les cuvées, tout l'amour que nous accumulons pour Ponyville. »

« Ces cocons ? » S'amusa Twilight Sparkle. « Ils sont vides. Ou bien vous cachez vos prisonnières ailleurs ? »

« Je te l'ai pourtant dit, » fit mine de se désoler la changeline, et Twilight lut sans peine l'ennui, « personne ici n'est prisonnier. Sais-tu pourquoi ? Parce que les Scarecrows sont très, très efficaces. »

« Ouaip. » Confirma un changelin dans le cercle qui entourait la courtisane. « À croire que les zèbres préparaient la guerre bien avant l'ascension. »

« Je suis sûre qu'elle sait ce que sont les Scarecrows. » Savoura la grande changeline en caressant l'orbe, et Twilight y devina de l'excitation

Cette insecte n'était pas curieuse, réalisa la jeune jument, mais vorace. Elle voulait s'amuser avec sa proie. La regarder se débattre. La victoire ou la défaite n'étaient qu'une considération secondaire, un moment de frustration ou de joie : la bête souhaitait seulement jouer.

« Moi je sais que vous avez apporté une ponette dans ma cuvée, » reprenait le changelin, insolent, « et j'aime pas ça. Elle est trop proche de mes larves ! Trop proche. Emmenez-moi ça loin d'ici ! »

« Il a raison. » Dit suavement la changeline, en caressant toujours l'orbe. « Nous avons une amie commune à aller voir, toi et moi. »

Twilight ne répondit pas, se laissa emporter par l'insecte et sa suite, la dizaine de changelins à travers la cuvée comme des mouches. Elle observait, en même temps, une changeline qui suçait l'un des cocons contenant du liquide. Elle prenait de l'amour, ou elle en versait. Mais, se moqua Twilight, l'amour n'était pas qu'un liquide vert.

Avant qu'ils n'aient quitté la pièce, le changelin ayant ralenti reprit son ton insolent :

« Vous allez descendre aux fosses avec ça ? » Et il désigna la sphère d'une patte. « Toutes ces sauvageonnes vont vous sauter dessus. »

« Ne t'inquiète pas, » répondit la courtisane d'un ton fatigué, comme à un parent, « Cypris a conçu ce collier spécialement pour cette occasion. »

« Bien, bien ! Moi je dis juste, je revois une sauvage traîner par ici, je lui donne une bonne ruade ! Y a pas moyen. »

Et il se détournait pour repartir entre les cocons, d'un pas légèrement vacillant et assez étrange à regarder, même pour Twilight. Sa porteuse ne ressentait que de la défiance.

Ils repartaient cependant, et bientôt ils n'étaient plus que quatre, plus Twilight. Aux côtés de la grande changeline suivait Torulus, avec son air grave, puis deux changelines les escortant comme des gardes. Leur trot à travers les galeries se réduisit au pas, et l'ennui laissa place à l'attention, à la prudence. La grande courtisane, se dit Twilight, tendait l'oreille. Elle se mit à faire de même et commença à l'entendre.

Des cris. Des râles. Tous les souterrains inférieurs s'emplissaient de ces rumeurs violentes, de ces éclats, de ces grondements sauvages.

« Tu les entends, petit poney ? » Souffla la changeline. « Ces pauvres enfants égarées. Il y a mille sorties vers la surface, et elles errent en bas. Sais-tu pourquoi ? »

« Par ici. » Informa Torulus, les yeux sur sa corne.

Il dirigea le groupe sur un autre tunnel, et bientôt les râles devinrent plus vifs, plus proches, plus singuliers. Ocelline s'arrêta et rapprocha le cou d'une faille entre les veines de suc.

De l'autre côté, la galerie était couverte de mousse et de champignons. Dans ces lueurs claudiquait une changeline à la chitine si terne qu'elle était presque grise, et qui claudiquait, la langue pendante. Les yeux éteints. Les flancs creusés jusqu'à n'être qu'une misère.

« La faim. » Reprit la grande changeline. « Elles ont faim. Elles cherchent la source d'amour la plus proche, et le fungus trompe leurs sens. Elles dévorent la mousse et tournent en rond, parce qu'elles ont faim. »

La changeline sauvage, de l'autre côté, s'était arrêtée. Elle avait senti quelque chose, il semblait qu'elle cherchait autour d'elle et l'orbe aurait dû irradier d'amour, immanquable. Mais enfin l'insecte reprit sa marche pénible et disparut de leurs regards.

« Celles qui remontent sont celles qui ont rejoint Chrysalis, celles qui ont accepté leur vraie nature. Tu aimes ce spectacle, pas vrai, petit poney ? Tu aimes voir les changelins souffrir. »

Elle s'en moquait. Mais pas la changeline. Sa porteuse partageait de la rage envers ses victimes et envers la jument. Ocelline aimait ce spectacle.

« Donc, » supposa Twilight, « vous enlevez des changelins à la surface pour les jeter ici. »

« Ah. Ah. Ah. Non. Enfin, rarement. » Souriait l'insecte. « La majorité descendent d'elles-mêmes, quand la faim les tenaille trop. La plupart, des pères désespérés pour leurs petites. »

Le groupe se remettait en marche. Twilight devina chez sa porteuse de la frustration, et se demanda d'abord pourquoi, puis devina. Sa proie, Twilight Sparkle, n'était pas effrayée ou révoltée. Sa proie semblait indifférente.

Quelle blague, songea encore la licorne. Comme si elle allait éprouver quoi que ce soit pour ce tissu de mensonges.

« Mucin est aussi à la surface. » Continuait la porteuse. « À chasser leurs soeurs. Une part pour elles, une part pour nous, nous les aidons et elles nous aident. Mucin est bien plus nombreuse que tu ne l'imagines. »

« Pitié. » S'ennuya Twilight. « Vous n'êtes même pas l'ombre de vrais changelins. Allez capturer des bisons, des vaches, des griffons, peu importe. »

« Et pourquoi pas des dragons… » Ironisa la changeline.

« Pourquoi pas ? » Se moqua Twilight. « Tu es ma porteuse désormais. Un changelin est aussi fort que l'amour qu'il consomme, et j'ai de l'amour à revendre. Dépêche-toi de devenir très, très puissante. »

La courtisane s'arrêta, et le groupe avec elle. C'était de la curiosité désormais, de la vraie curiosité. Plus de plaisir, plus de désir, plus même de colère. De la défiance cependant, mais plus vraiment. La créature ne semblait même pas se méfier de la jeune jument, seulement essayer de la comprendre.

Cela ne dura pas longtemps. Bientôt les émotions normales revinrent, écrasées par l'agacement de cette proie qui se jouait d'elle, et la changeline reprit sa marche. En même temps elle commençait à jubiler.

« On approche. » Informa Torulus.

Il fit signe de s'arrêter encore et le groupe guigna alentours, aux aguets, puis tourna encore et s'avança avec prudence. Autour d'eux les râles de douleur et les cris fielleux étaient tous proches, comme de l'autre côté d'une cloison. Pas encore, se dit Twilight. Elle se sentait si bien, si vivante, au contrôle de la situation.

Enfin, ils se mirent à longer un tunnel et, guignant par une fente, Torulus fit signe de se tasser. Le groupe attendit encore, puis reprit sa marche, comme suivant l'un des râles à la trace, jusqu'à atteindre une ouverture donnant sur une des galeries emplies de mousse et de champignons. Dans la gueule du loup, se dit la jument.

Puis elle vit s'approcher une des changelines sauvages, qui claudiquait, qui les vit et qui, émettant un gémissement plaintif, au lieu de s'avancer vers eux, chancela et alla se coller à la paroi pour y mordre piteusement.

Twilight ne réagissait pas, alors le groupe s'approcha, et ce ne fut qu'enfin que la jeune licorne nota que cette changeline portait des sacoches sur le dos.

Des sacoches dont on avait arraché la marque de Pinkie Pie sur les côtés.

« Tu ne voulais pas revoir ton amie, petit poney ? » Se réjouit la grande changeline en trottant plus avant. « Regarde-la, libre comme le vent ! »

La changeline sauvage tentait de mordre la mousse qui lui restait entre les crocs, mais enfin en voyant la troupe s'approcher d'elle elle s'effondra au sol la corne encore contre la paroi, et elle se mit à gémir.

« Même affamées, il faut en général plusieurs jours avant qu'une changeline ne devienne sauvage. Mais ton amie, oh ton amie… » Le sourire de la courtisane exultait. « Je l'ai brisée en moins d'une heure ! »

Elle se pencha et caressa la tête de la changeline à terre qui tenta, en retour, de la happer avec sa gueule.

« Et elle t'a appelée à l'aide tout du long. »

La jeune jument ne répondit rien. Du haut de son orbe, elle regardait ce mensonge aux yeux éteints, et les sacoches qu'il portait, et à l'intérieur d'une sacoche la forme du bocal devant contenir les lucioles. Sa seule pensée fut vraiment que depuis le temps, les lucioles devaient avoir faim. Il leur fallait du sucre. Ou au moins les laisser sortir pour qu'elles mangent.

Puis la jument revint à ce qui avait été Buzzy. Tout ce qu'elle voyait vraiment était Applejack lui disant qu'elle n'avait pas faim. Fluttershy lui disant qu'elle souffrait. Ses amies la livrant au sort. C'était sa faute, elle aurait dû mieux leur expliquer. Non, cela ne changeait rien. Ses amies n'avaient aucun moyen de savoir ce qui se passait dans l'illusion.

Tant qu'elle regardait l'insecte à terre, elle se rappelerait ses amies. Twilight Sparkle pouvait sentir la colère et le désespoir revenir en elle, et sentir la grande changeline exulter.

« Allons, on ne peut pas la laisser dans cet état. » Jubilait Ocelline sous sa préoccupation feinte. « Viens, viens ma petite, viens manger. »

Elle tendit le cou, présenta l'orbe et l'insecte à terre frémit, lécha encore la mousse puis, aussi brusquement que ses forces lui permettaient, se détacha du sol pour s'approcher à petits pas et venir coller sa gueule à l'orbe, et se mettre à aspirer goulument.

Twilight ressentit un léger frisson, mais rien de plus. Cela l'amusait, presque, de voir ces crocs claquer contre le verre et cette ancienne vision d'amie réduite à un simple masque de bête. Réconfortant. Cela aidait à atténuer la douleur.

« Regarde, petit poney. » Continuait la grande changeline. « Regarde cette servante de Thorax renier tous ses petits idéaux. Et si tu lui disais toutes les belles choses que tu m'as dites ? Ne t'inquiète pas, petit poney. Elle peut te comprendre. »

Twilight ne se fit pas prier.

« C'est une idiote. Et je n'ai plus besoin d'elle. » Asséna-t-elle avec dédain. « J'ai une meilleure porteuse à présent, je me moque de ce qui peut arriver à l'ancienne. » Et elle continua, en sentant le trouble chez sa porteuse : « Ses gérémiades m'ennuyaient de toute manière. Une changeline dévore l'amour, c'est sa nature, c'est tout ce qu'elle sait faire et qu'elle fera jamais. »

Ce fut à peine si la jeune changeline s'arrêta de sucer une seconde, avant de reprendre avec force, et Twilight douta qu'elle ait entendu quoi que ce soit.

« Est-ce que tu m'écoutes ? » S'énerva la jument. « Tu n'es qu'un stupide insecte dont on se débarrasse comme d'une peluche quand on grandit ! »

« C'est assez. » Dit amicalement la grande changeline en se détachant.

Celle qui avait été Buzzy eut un mouvement pour rattraper l'orbe qui lui échappait, toujours affamée, la langue tendue, mais les autres changelines s'avancèrent et cette présence la laissa assise sur le sol de roche, au milieu des lueurs de la mousse et des champignons, impuissante.

« Non ! Je n'ai pas fini ! » Cria Twilight Sparkle. « Vous n'avez jamais été que des parasites, de la vermine et je savoure chaque instant où vous souffrez ! Mucin a raison, les poneys vous ont menti et manipulés, vous êtes si faciles à tromper avec un peu d'amour ! »

Plus sa porteuse s'énervait, plus Twilight se sentait bien. Ce plaisir, qu'elle avait eu tantôt, qui avait su étouffer son désespoir, revenait plus vivement encore, et l'électrisait. Elle ne réfléchissait même plus à ce qu'elle disait, tant qu'elle pouvait sentir la grande changeline brûler d'ire et souffrir. Elle pouvait la deviner, les crocs serrés.

« La vérité fait mal, hein ? » Jubila Twilight. « Alors dis-moi, petite changeline, qu'est-ce que je devrais faire de toi ? »

Et elle regarda Buzzy qui ne regardait plus que le sol. Elle sentait la rage d'Ocelline sourdre et lui serrer le coeur. Twilight ne s'était jamais plus fait horreur qu'en cet instant, et elle en avait désespérément besoin.

« Tu ne sais rien ! » S'emporta la grande changeline, avec une soudaine note de désespoir. « Je ne vais pas me nourrir de toi, je vais t'utiliser pour nourrir Ponyville ! »

« Ponyville ? » Sourcilla Twilight, soudain ennuyée.

« Thorax sait que nous t'avons capturée. Sa capitaine ne devrait plus tarder à envoyer ses gardes dans mes souterrains. Quand ce moment sera venu, j'irai à la surface te présenter à la population, et je te forcerai à leur donner ton amour. Et je leur dirai ensuite comment Thorax a voulu les priver de toi et les faire continuer à sourire et chanter dans les rues ! Que crois-tu qu'il arrivera ?! »

« Je vois. » Dédaigna Twilight. « Lâche. Mais efficace. Cela me convient. »

« Personne ne te demande ton avis ! » Cria Ocelline.

Et elles se défièrent du regard, le sourire tordu de la changeline contre celui tourmenté de Twilight, jusqu'à ce qu'un faible rire ne les dérange.

Buzzy s'était mise à rire, d'un rire pitoyable, nerveux et désespéré. Le peu de forces qu'elle avait recouvrés passaient à la faire tenir debout. Elle voulut faire un pas en avant, mais ne parvint pas même à l'esquisser. C'était à peine si l'insecte pouvait lever la tête, le regard toujours au sol, sur ses sabots.

Elle riait, d'un rire brisé.

« Qu'est-ce qu'il y a, toi ?! » Aboyèrent presque ensemble Twilight et Ocelline.

Le visage de Buzzy était dévasté. L'épuisement, la faim, la douleur, le tourment, tout s'y brisait et y ajoutait des traits à ceux des pleurs taris dans ces galeries. Les premiers mots qu'elle prononça furent inaudibles, la voix comme réduites à rien. Puis elle gémit, et son rire reprit doucement, sciant les nerfs de Twilight.

« Je m'en moque. » Dit enfin la petite voix aiguë de Buzzy.

Et elle tenta à nouveau de s'avancer, trébucha, manqua de tomber, se rattrapa tout juste pour rester assise.

« Je suis une changeline… » Dit-elle doucement, difficilement, avant un nouveau et faible rire. « Je donne l'amour… » Souffla-t-elle presque en cherchant à lever les yeux sur l'orbe. « Je me moque, de savoir, si c'est faux ou vrai. C'est ce que je veux être. C'est ce que je veux croire. C'est tout ce qu'il me reste. »

« De belles paroles pour quelqu'un qui bave autant. » Persifla la grande changeline.

Twilight le notait aussi. Ces gestes pour se lever, c'était pour atteindre l'orbe. C'était la faim. Seulement un insecte fou dans une galerie mal éclairée, derrière le verre, une illusion.

Qu'elle se taise, se dit la jeune jument. Lui faire mal, la briser, maintenant. Elle lui en voulait horriblement de raviver la souffrance, et elle n'aurait su dire si cette émotion était la sienne ou celle d'Ocelline.

« Je m'en moque. » Gémit Buzzy. « Si c'est un mensonge… j'en ferai une réalité. »

« Quelques jours de plus te feront changer d'avis. »

Et elle fit signe aux deux changelines qui s'avancèrent, qui étalèrent Buzzy au sol d'un seul coup de sabot puis se penchèrent pour se mettre à aspirer le peu d'amour qu'elle avait pu consommer. Buzzy cria. Tenta de se débattre, sans force.

Elle souffre, songea Twilight. Mais ce n'était qu'une illusion. La compassion l'éloignait de ses amies, l'éloignait d'Equestria.

« J'ai une question, Ocelline. » Demanda Twilight d'un ton indifférent au point de la surprendre elle-même, et sans vraiment attendre : « As-tu la moindre idée de comment fonctionne cette orbe ? »

« Plus que tu ne crois. » Feinta la courtisane. « Pourquoi cela ? »

Twilight regarda encore la changeline à terre se faire dévorer son amour, et gémir, et supplier, puis soupira.

« En bref, » sentit-elle son coeur bondir, « cette orbe produit de l'amour et je peux amplifier tout ce qu'elle fait ! »

Sa corne s'enflamma, déploya un halo violet fulminant jusqu'à devenir blanc, qui emplit toute l'orbe, qui en déchira la surface de multiples rayons aveuglants, jusqu'à envahir tout le couloir d'une lumière éblouissante. Il y eut le cri déchirant des changelines, et celui plus douloureux encore de Twilight Sparkle, une seconde ou moins où elle se sentit arrachée d'elle-même.

Puis le sort reflua et par contraste le couloir sombra dans les ténèbres. Rien n'avait changé de prime abord, mais Ocelline se débattit avec le collier pour le retirer enfin et jeter l'orbe à terre, et reculer encore en criant, pendant que tous les autres changelins, comme éblouis, chancelaient alentours. Après quoi les cris et râles, qui n'avaient jamais cessé alentours, s'intensifièrent soudain et se mêlèrent de bruits empressés de sabots.

Torulus, inquiet, informa qu'il fallait partir.

Déjà les premières changelines sauvages surgissaient des deux côtés du couloir, d'un trot maladroit, et voyant l'orbe et les changelins leur trot passa à un galop soudain, précis et fauve. Les deux gardes changelines fauchèrent les premières assaillantes, puis l'une roula par terre et Ocelline, tentant de récupérer l'orbe, fut bousculée à son tour. Sa corne luisit d'un éclat vert infâme et un rayon brûlant s'échappa, qui faucha son assaillante.

« Debout, Buzzy ! Debout ! » Hurlait Twilight Sparkle.

Elle ne comprenait plus rien à ce qu'elle faisait.

Mais elle se sentait vivante. Plus vivante encore qu'avant. Plus vivante que quand elle se forçait à être méchante. Elle avait mal au coeur, un mal affreux, poignant, déchirant, qui manquait de lui arracher à nouveau des larmes, mais dans cette panique et cet affolement elle se sentait vivante et c'était, en cet instant, tout ce qui comptait.

La petite changeline se releva, s'approcha de l'orbe et fut devancée par un autre changelin, encore plus piteux et affamé qu'elle, qui saisit la sphère entre ses dents et gronda en reculant. Buzzy hésita, effrayée, et Twilight se sentit trop faible pour tenter le moindre autre sort. Elle plaqua ses sabots sur le verre et, avec toutes ses forces, hurla à Buzzy de la sauver.

Quelle digue venait de céder. Elle désespérait de voir la changeline se précipiter à son aide, haïssait ses hésitations, adorait ses pas en avant, ses yeux brillants aux mille facettes. Puis une changeline se jeta sur le changelin, qui lâcha sa prise, et les deux se battirent, laissant le champ libre à son amie. Buzzy attrapa l'orbe, également par la gueule, et trébucha sur le collier, se releva et repartit au galop.

Derrière elles Ocelline debout hurlait de les arrêter, et repoussait la dizaine de changelines sauvages qui menaçaient à tout instant de la submerger.

Pourquoi elle avait fait ça, songea Twilight. Une part d'elle, une petite part d'elle, la traita d'imbécile et d'aveugle. Elle ne faisait que nourrir une illusion. Mais cette fois sa raison s'imposa et les trois parchemins reparurent à ses yeux. Le premier, qui lui disait ce que l'orbe pouvait faire, donc, ce qu'elle pouvait faire. Le second, qui lui disait ce qu'elle devait faire. Le troisième, cette simple instruction : « détruire l'illusion ». Le coeur de cette jument n'était pas fait pour le mensonge.

Elle se souciait de ce monde. Illusion ou pas, elle s'en souciait. Pas juste de Buzzy. De toutes les changelines. De tous ses habitants. De ces étoiles. De cette princesse. Elle voulait savoir, elle voulait aider. C'était sa nature de poney. Non, se gronda Twilight. C'était juste qui elle voulait être.

Il aurait été beaucoup plus simple, et plus sûr, plus rationnel, de détruire ce monde pour regagner le sien. Et la tentation était toujours là, dans son coeur, qui ne partirait jamais.

Parce qu'elle souffrait.

« Buzzy ! » S'exclama Twilight.

La changeline venait de la lâcher. Les crocs avaient dérapé, l'orbe alla rouler sur la roche, s'arrêta sur un paquet de morilles. Buzzy s'arrêta, paniquée, revint pour la reprendre dans sa gueule.

« Buzzy, il y a un collier maintenant ! » S'indigna la jeune jument.

« Je ne suis pas ta porteuse ! » S'enflamma la jeune changeline.

« On n'a pas le temps pour ça ! Ces tunnels grouillent de changelines féroces et complètement folles ! »

« Parce que tu te soucies des changelins maintenant ?! » Cracha Buzzy avant de la reprendre entre ses dents.

Elles repartirent au galop, puis la changeline trébucha et l'orbe alla à nouveau rouler par terre.

« Je suis désolée, j'étais en colère, et désespérée, je ne pensais pas ce que je disais ! »

« Tu en pensais chaque mot ! » Lui cria dessus la changeline, avant de la saisir et de se blottir avec elle dans une faille de la paroi, au milieu des champignons. Deux changelines sauvages passèrent au galop, puis une autre encore, d'un trot hésitant, qui jetait des regards en tous sens et dont les yeux éteints passèrent par-dessus la faille sans la voir. Après quoi les cris et râles redevinrent lointains. « Chaque mot ! » Termina la changeline en serrant l'orbe contre elle.

« J'ai perdu mes amies, d'accord ?! » Hurla Twilight en larmes. « J'étais chez moi, et mes amies sont venues, et elles ont déclenché le sort qui m'a ramenée ici, et je ne peux plus repartir ! J'ai été trahie par mes amies et j'ai perdu mon monde ! Alors excuse-moi d'être un peu de mauvaise humeur ! »

« Pardon ?! » Siffla Buzzy, excédée. « Tu t'es faite dévorer par une horde de changelines sauvages, encore et encore ?! Tu as erré dans le noir comme un fantôme, aussi vide et froide à l'intérieur que la pierre, avec l'impression de devenir folle ?! Mais pour qui tu te prends, princesse ?! »

« Je suis celle enfermée dans cette orbe vide qui me coupe de tout et joue avec mes sens ! Je suis celle qui a perdu son univers et sa vie en un clignement d'oeil, trahie par celles en qui j'avais le plus confiance ! Tu veux parler de folie ?! Je ne sais même plus ce qui est réel ou non ! J'ai l'impression que je vais exploser à to- »

Buzzy l'avait regardée avec un soudain désir dans les yeux, suivi la seconde suivante de sa gueule collée à l'orbe, qui aspirait, qui se pressait contre le verre avec force. La jeune jument rougit et, mal à l'aise, sa colère brutalement vaincue, elle fit quelques pas de l'autre côté de la sphère pour laisser à la changeline un peu d'espace personnel.

Crier lui avait fait du bien. Mais la douleur était toujours là. Et l'épuisement. Un épuisement immense, dû au sort qu'elle avait lancé, à l'amour qu'elle avait sacrifié pour ce sort et à cette pensée constante qu'elle n'avait plus aucun moyen de revoir son monde.

Elle voulait pleurer. Se rouler en boule et pleurer. Mais même cela, parce qu'elle l'avait trop fait ces derniers temps et parce que Buzzy risquait de le remarquer, elle se retenait de le faire. À la place, la jeune licorne colla la joue contre le verre et écouta son amie manger. Elle aurait voulu, elle ne savait pas, au moins ressentir son amour se faire dévorer. Quelque chose. Au lieu de cela, le verre la coupait de tout et l'empêchait de vivre. Une fois encore, dans sa tête, elle se répéta que tout n'était qu'une illusion. Mais son coeur le refusait désormais avec une force telle, et sa raison également, que ce ne fut plus qu'un souvenir.

« Désolée... » Chouina Buzzy. « Désolée... »

Elle disait ça entre deux bouchées, et elle continuait de manger avec une force rare. Twilight la regarda sans comprendre, mais se sentit aussi le besoin de demander pardon. Pour toutes les horreurs qu'elle avait dites. Ou juste, pour ne pas avoir compati quand elle souffrait. Elle n'était pas sûre de pouvoir s'imaginer ce que ç'avait été, pour la changeline, ces dernières heures ou plus.

« Ce n'est rien, mange. » Dit piteusement la jument. « Je sais que pour toi… »

Elle se tut, de peur de dire encore une bêtise, une de plus.

Autour d'elles, le calme était revenu. Personne ne semblait les poursuivre. Twilight se demanda encore comment les champignons pouvaient désorienter des changelins, mais le retint pour elle-même.

« Tu crois que les poneys vont revenir ? » Demanda-t-elle à Buzzy.

Cette dernière continua de manger, avidement, mais quelques secondes plus tard s'arrêta pour répondre : « Pourquoi cette question ? » Avant de se remettre à dévorer.

« Pour rien. » Admit Twilight en se laissant glisser contre la paroi de verre, déprimée. « Dans mon monde, les changelines sont méchantes et volent l'amour. Dans ton monde, elles sont gentilles et veulent donner l'amour. Je me demande à quoi y ressemblent les poneys. »

« Pourquoi tu dis mon monde et ton monde ? » S'étonna la changeline en s'essuyant le coin de la gueule.

« Tu n'as pas éco- ce n'est pas grave. » Soupira la jument. « Je viens d'une Equestria où tous les poneys sont toujours là. Où le soleil et la nuit alternent dans le ciel. Où la princesse Celestia veille sur nous et où Ponyville est le lieu le plus joyeux et paisible de tout le royaume équin. Et je ne les reverrai plus jamais… »

Buzzy s'arrêta de manger pour regarder, oreilles basses, la minuscule jument qui gémissait. Twilight détesta cela. Mais elle y pensait à peine.

« Oublie ça, tu as besoin de forces… » Dit-elle faiblement.

« Donc, tu n'essaies pas… » hésita la petite changeline avant de se taire.

Puis, après plus d'une vingtaine de secondes de gêne, à ne plus oser regarder l'orbe, la changeline se remit à manger. Chacune dans leur coin, à leur misère, à regarder leurs rêves fondre sous leurs actes.

**** **** ****

Malgré l'instant critique, Twilight ne put s'empêcher de se demander si vraiment les changelins dormaient dans ces alvéoles. Elle ne savait comment elles avaient été creusées, pour être si lisses dans la terre et la roche, au point de les couper net, mais ce devait malgré tout être réellement inconfortable. Ou bien elle se trompait complètement, et la pièce n'était pas un dortoir, peut-être s'agissait-il de l'équivalent d'étagères. Vides.

Depuis le confort de la sphère, elle n'avait pas la terreur de Buzzy qui, elle, tapie dans l'obscurité de l'alvéole, n'osait même plus respirer de crainte que les changelines sauvages ne la repèrent. Elles tournaient en rond, se menaçant parfois, et regardaient les alvéoles de leurs yeux éteints où seules brillaient les lueurs du suc. Le contraste de ces lueurs avec la surface polie et nue des alévoles rendaient ces dernières si sombres que Buzzy y disparaissait complètement. Du moins c'était là l'espoir. Un simple reflet d'aile aurait suffi à les trahir, et il y avait l'amour. L'instinct changelin était imbattable pour sentir l'amour, surtout quand la faim les tenaillait autant.

Aussi Twilight avait-elle rabattu la blancheur sur elle, pour atténuer le halo de la sphère autant que possible, mais sans pouvoir se retenir de regarder encore l'extérieur, à l'affût, de crainte de voir son amie repérée et assaillie.

Cela arrivait parfois, lui avait expliqué la petite changeline. Peut-être par un cycle du fungus, ou parce que la courtisane le voulait, ou un changement de température, nulle ne pouvait le dire vraiment. Les changelines sauvages s'échappaient des fosses et remontaient les tunnels. Mucin protégeait alors les cuvées et elles continuaient à grimper, jusqu'à atteindre la surface. Ce n'était jamais bon. Effrayant même. Pas seulement pour les habitantes du dessus confrontées soudain à ces bêtes assoiffées d'amour, mais parce que ces habitantes n'avaient pas beaucoup d'amour à leur donner, une fois capturées. Cette fois-ci, il semblait que c'était le sort de Twilight, que Twilight avait appris d'elle n'avait pas hésité à se féliciter la changeline sur le moment, qui avait poussé les sauvages à sortir.

Au moins le désordre leur avait permis de contourner les cuvées, mais à présent toutes les changelines étaient en alerte, les tunnels grouillaient d'ennemies et leur cachette risquait d'être éventée à tout instant par deux de ces sauvages.

Une seule se corrigea Twilight, à travers son sort de vision. La seconde semblait s'être lassée, sans doute attirée par les bruits dans la galerie, et celle qui restait fouillait l'autre côté. Elle allait retirer la blancheur pour chuchoter à son amie de se rassurer, s'arrêta nette. Trop tôt, beaucoup trop tôt pour crier victoire. Son coeur fit un bond à l'idée d'avoir risqué, une fois de plus, de mettre la changeline en danger.

Les raclements de sabots contre les parois revinrent plus proches, ainsi que les reniflements. La sauvage haletait. Sa corne tapait parfois la roche, et y crissait un court instant. L'insecte ne semblait même pas le sentir. La changeline, se corrigea Twilight. Et, comme pour le lui rappeler, elle entendit la sauvage gémir légèrement, deux secondes, puis cracher et racler furieusement l'alvéole juste en-dessous. Buzzy se tenait le museau pour ne pas hurler.

Enfin, enfin, la sauvage repartit. Twilight laissa tomber le voile et tapa sur la surface de l'orbe, à travers la sacoche, pour avertir Buzzy.

Cette dernière guigna par l'alvéole, craintive, encore tremblante, bondit et regarda l'entrée sans oser en approcher, comme si tout Mucin se tenait derrière. Impossible de dire si les rumeurs étaient proches ou lointaines.

Les rumeurs étaient dans leur dos. Twilight la devina la première, tourna la tête, n'eut que le temps de voir l'autre changeline bondir de l'alvéole où elle aussi se cachait. Buzzy ne comprit pas ce qui lui arrivait, s'effondra sous le poids de l'assaillante et toutes deux se trouvèrent au sol, se relevèrent presque en même temps. Les lucioles dans leur sacoche s'agitèrent en tous sens.

L'assaillante fut plus rapide, Buzzy plus hésitante. La changeline lui cala un coup du haut du sabot dans le ventre et se mit à aspirer l'amour dans son cou. En retour, Buzzy frappa de son sabot libre sur la tête livrée à elle, deux fois pour lui faire lâcher prise, puis l'assaillit au sol et se fit accueillir par une ruade. Elle se reprit, se jeta à nouveau sur la changeline, la tint à terre, reçut un mauvais coup au visage et se mit à aspirer à son tour.

Bientôt, la changeline sous son amie cessa de trembler. Buzzy se releva, la gueule sauvage, puis regarda craintivement la porte et s'y précipita.

Un énorme poing se referma sur sa tête.

Elle glapit, voulut se dégager et le poing la relâcha, seulement pour lui administrer deux claques qui l'étourdirent et manquèrent de la faire s'effondrer. La silhouette qui venait de boucher l'entrée la saisit alors par la corne et la souleva de terre.

Un chien de diamant. La jeune jument dans sa sphère écarquillait les yeux, émerveillée. Un vrai molosse, à la gueule carrée, le poil d'un roux légèrement tacheté d'abricot et le croc visible aux babines. Il était couverts de filets verts gluants sur sa chemise, sur son pourpoint ouvert et son jabot, et il n'y avait que son chapeau qui avait survécu aux assauts. Quand il baissa la tête pour passer la porte, Twilight put voir deux grandes plumes sur le chapeau, entourées d'autres plus petites et sulfureuses comme celles d'un phoenix.

Le molosse amena Buzzy jusqu'au-dessus de la changeline qu'elle avait laissée à terre.

« Le changelin rend l'amour au changelin, ou le chien se fâche, compris ? » Grogna-t-il pâteuse et rustre.

Buzzy avisa la changeline, puis se tassa : « On peut discuter ? »

« Non ! Le changelin rend l'amour ! Maintenant ! »

Twilight Sparkle, dans la sacoche, ne sut pas si elle devait se manifester. Elle ne ressentait pas les mouvements brusques du chien qui secouait son amie par la corne, et n'avait aucun moyen de lui demander si les chiens de diamant étaient gentils ou non.

Les lucioles répondirent pour elle. Elles surgirent de la sacoche en horde et se précipitèrent sur le chien qui glapit et se débattit, les pattes fauchant vainement l'air, pendant que Buzzy retombait lourdement par terre, dans un souffle. Cela ne dura qu'un temps cependant, et les lucioles revinrent se blottir sur Buzzy qui, acculée, se mit sur la défensive.

« Pourquoi tu veux l'aider, d'abord ? » Siffla-t-elle.

« Je ne vais pas la porter jusque dehors ! » S'offensa le chien de diamant. « Alors le changelin rend l'amour pour que le changelin puisse marcher ! »

Après un moment de confusion, la changeline regarda encore sa victime puis : « Oh. Euh, d'accord. » Et elle s'approcha, ouvrit la gueule et laissa l'air se réchauffer devant elle.

Twilight fronça les sourcils, puis se concentra. Elle se sentait encore faible, mais elle n'allait pas non plus laisser Buzzy subir seule. Ce fut court cependant, et leur victime rouvrit les yeux dans un sursaut, puis se recula et se retrouva dos au caïd.

« Très bien ! » Aboya celui-ci. « Et maintenant, le changelin va faire dodo ! »

« M- m- mais ! » Gémit Buzzy face à la masse de muscles qui allait s'abattre sur elle.

La jument dans sa sacoche, n'y tenant plus, s'écria : « Personne ne touche à mon amie ! »

Trois secondes plus tard, les deux changelines avaient bondi dans leurs alvéoles respectives et le chien, resté bête, entendant à son tour les rumeurs de changelins qui s'approchaient, alla se plaquer à côté de l'entrée. Mais celles qui passèrent précipitemment ne guignèrent même pas à l'intérieur et toute la troupe soupira, chacune de son côté.

« Moins de bruit. » Intima le molosse à mi-voix, en baissant son chapeau sur le visage. « Le changelin vient avec moi. »

« Eh, un instant ! » Étouffa Buzzy en sortant de l'alvéole, tandis que l'autre changeline se précipitait vers le chien de diamant. « On peut venir ? On s'enfuit aussi. »

« Et qui est on ? » Se renfrogna la changeline.

Prise sur le fait, et hésitante, Buzzy se tourna vers la sacoche, l'ouvrit, hésita encore et en sortit le collier, et avec le collier l'orbe, et avec l'orbe une Twilight gênée et souriante.

Le chien de diamant sortit un monocle pour le poser sur ses gros yeux grands ouverts. À côté de lui la changeline s'évanouit.

« Elle fait toujours ça ? »

Le chien regarda sa protégée à terre. « Le changelin a beaucoup couru. »

Il la tira par le col à l'écart de la porte, puis l'enjamba pour s'approcher de l'orbe et la regarder de si près que sa petite truffe touchait presque le verre, et que son haleine venait s'y coller un instant. Twilight lui offrit une timide salutation.

« Une relique volée ? » Dit le molosse en retirant le monocle. « C'est pour les chiens. Le changelin donne l'orbe. »

« Je vais rester avec Buzzy, si cela ne vous dérange pas. » Corrigea poliment Twilight.

Dans le dos du boxer, la changeline reprenait ses esprits. Elle regarda à nouveau l'orbe, sentit le vertige la reprendre et gémit longuement.

« Les reliques n'ont pas leur mot à dire. Les reliques vont à Canterlot. »

« Ce n'est pas une relique, c'est une ponette ! » Buzzy avait failli élever la voix. « Elle est enfermée dans cette orbe. »

« Le changelin ne peut pas tromper Wiper. Il n'y a plus de poney. Ce n'est donc pas un poney. Le changelin me prend pour un imbécile. »

La changeline revenait vers eux, remise de ses émotions. Elle regardait la sphère et Twilight devina qu'elle était désormais autant captivée par ce que l'orbe contenait que par ce qui en émanait. Elle salivait.

« Non… » hasarda-t-elle, « c'est bien une jument. »

« Les changelins gardent des poneys prisonniers ? » Ce fut au tour du molosse de manquer élever la voix. « Wiper va avertir les chiens, et ce sera la guerre ! »

« Non ! » S'effraya Twilight. « Pas de guerre ! Méchant chien ! Pas ! De guerre ! »

« Le poney n'a pas besoin de parler ainsi. »

Après s'être à nouveau tous collés à la paroi de la pièce, sans même le temps de battre en retraite dans les alvéoles, et une fois les trois sauvages passées, puis un changelin solitaire trottant comme désorienté, le groupe se partagea les explications. Twilight voulait commencer par expliquer le fonctionnement des sorts d'illusion, et ce fut Buzzy qui simplifia les choses en vingt secondes pour que l'autre duo comprenne.

Puis ce fut à Wiper d'expliquer, et ce fut bref : « Je suis venu sauver le changelin. » Dit-il en pointant la changeline du doigt, et celle-ci se rembrunit.

« Je ne vais nulle part sans les larves ! » S'agaça-t-elle à mi-voix.

« Les larves ? » Réalisa Buzzy. « Celles que Mucin a capturées ? »

« Celles-là ! Enfin quelqu'un qui comprend ! Vous allez nous aider ? »

Il y eut un silence embarrassé. Twilight s'était sentie venir la réponse aussi naturellement que de sourire ou de respirer : bien sûr que oui. Mais ensuite elle s'était rappelée qu'elle était bien en sécurité dans une orbe, au milieu de tunnels emplis de changelins hostiles ou sauvages, et que Buzzy ne pouvait pas se battre. Non. La réponse rationnelle était non.

« Un instant, des larves ? » Se rappela Twilight. « Un changelin a mentionné des larves dans une grande salle pleine de cocons. Il disait que j'étais trop proche de ses larves. »

« C'est elles. » Conclurent les deux changelines à l'unisson.

Puis d'expliquer que Mucin n'avait pas de larves à proprement parler. Les tunnels étaient trop hostiles, leurs parents les laissaient à la surface. Puis Buzzy de préciser que par le mot larve recouvrait aussi les tous jeunes changelins.

« Oh, c'est ça une larve ? » Réalisa le chien de diamant, jusqu'alors laissé pour compte. « J'ai parlé à des larves, dans ce cas. Les larves ont dit qu'elles étaient heureuses en bas. Plein d'amour pour elles. Ensuite Wiper s'est fait attaquer. »

Et il écarta un filet de bave verte de son pourpoint.

« Tu sais où ils sont ? » Se réjouit la changeline. « Alors allons-y maintenant ! »

« Le changelin y va si elle veut. Le chien est venu la sauver, le changelin est sauvé, si le changelin veut rester, le chien part sans elle. »

Elle resta sans voix, et Twilight également. Une part d'elle susurra que c'était déjà assez étonnant de voir un chien de diamant aider quelqu'un. Mais enfin, cela ne réduisait pas l'impact du refus. Elle regarda la changeline ébahie et sentit un pincement pour elle.

Après quoi la changeline se tourna vers Buzzy et Twilight. Elle ne semblait déjà plus y croire :

« Et vous ? Vous allez m'aider ? »

Le silence fut encore plus gênant que la dernière fois.

« Tu sais très bien qu'on n'a aucune chance. » Se décida enfin Buzzy, les oreilles basses. « Les cuvées doivent grouiller de changelines, et c'est si on arrive là-bas. »

« Ce n'est pas grave ! On trouvera un plan ! »

Elle faisait des efforts pour ne pas parler fort. Il était aussi visible qu'elle était à bout de forces. Comme un animal acculé.

Répondre oui. Twilight voulait répondre oui. Mais si elle répondait oui, Buzzy risquait de se faire capturer à nouveau, et ce serait les fosses. Une fois de plus, de l'intérieur de sa sphère la jument se sentit impuissante. Le moment passa et elle le sentit comme un couteau, vif et tranchant.

« Très bien ! » S'énerva la changeline en reculant, hostile. « Dans ce cas j'irai seule ! »

« C'est de la folie, tu vas te faire prendre ! » S'entendit réagir Twilight. « Viens avec nous, on va trouver la garde changeline, on va… »

La garde changeline ne descendait pas plus loin que les premiers niveaux. Ce qu'elle demandait, c'était l'intervention des Scarecrows. Et personne à Ponyville ne souhaitait la présence des Scarecrows même à proximité de la ville. Mais toutes ces explications ne Buzzy ne parvinrent pas à refermer la plaie douloureuse dans la poitrine de la licorne.

Pitoyable, elle était pitoyable, ce n'était pas juste un sentiment. Elle laissait une brave changeline se risquer seule pour sauver des enfants. Et Twilight, bien à l'abri depuis sa sphère, ne faisait rien.

« Il faut y aller. » Remarqua le chien de diamant, comme si rien ne venait de se passer. « Le poney va dans la sacoche, et le changelin me suit. »

Aucune d'elles ne discuta les ordres. Le molosse sortit le premier, après avoir guigné par l'entrée, et ils repartirent rapidement dans les tunnels. La présence du colosse rassurait Twilight, et elle eut une pointe de colère en songeant qu'avec lui, peut-être, elles auraient pu. Pu quoi. Elle secoua la tête. Il y avait déjà assez d'épines dans son coeur.

Deux rencontres tournèrent mal, mais elles furent si brusques et anarchiques que, le temps de les comprendre, Twilight Sparkle les voyait derrière eux. Cependant les changelines s'étaient mises à crier pour l'orbe. Et ce fut comme un réveil. Des profondeurs, il y eut bientôt comme une nuée de frémissements, de trots et de sifflements infâmes qui s'élevaient toujours plus et toujours plus forts, et qui se rapprochaient.

Le chien de diamant se retourna et, en trois coups de griffes, fit s'effondrer la galerie derrière eux, puis repartit rattraper Buzzy qui filait ventre à terre. Cela ne fit rien pour ralentir leurs poursuivantes.

Puis les rumeurs surgirent sur leurs côtés et devant eux, et Twilight réalisa qu'il n'y avait aucune porte, aucune paroi de suc, alors même que les veines s'épuisaient peu à peu, le long des pentes, les accès étaient tout ouverts. Un terrain de chasse, pas une prison. D'innombrables tunnels se croisant, se faisant et se défaisant au quotidien, à mesure qu'on les creusait et qu'on les effondrait, et où les proies allaient se perdre. Elle se retrouvait à ne plus savoir s'ils montaient ou descendaient désormais, et les rumeurs semblaient venir de partout, affolantes.

Mais le chien de diamant, lui, semblait à l'aise, à naviguer dans ce dédale. Et à nouveau, Twilight se sentit rassurée. Sans lui, sans doute qu'elles ne seraient jamais passées. C'était une chance incroyable.

Une chance que cette changeline n'aurait pas.

Soudain, Buzzy s'arrêta, à cause d'un bruit presque inaudible au loin, au milieu des autres rumeurs. Puis le chien de diamant s'arrêta juste devant elle, pour renifler, puis pour grogner.

Après quoi devant eux surgit un vaste nuage de fumée bleue qui tournoyait en emplissant la galerie dans de larges tourbillons. Le chien saisit Buzzy sur une épaule puis, les deux pattes sur son museau, battit en retraite alors même que la fumée bleue les atteignait. Il se mit à tousser, et Buzzy tenta de retenir sa respiration. La course était inutile, songea Twilight, et sans doute que le molosse le réalisa. Il s'arrêta soudain, se retourna et frappa la roche avec violence, de ses griffes, jusqu'à ce que les blocs s'effondrent et obstruent la paroi. La fumée bleue alla se répandre plus loin et flotter à même le sol, en aggrégats, comme une brume matinale, éthérée.

« Qu'est-ce que c'est ? » S'inquiétait Twilight.

« Poudre de nuit. » Répondit Buzzy d'une voix vague et si aiguë qu'elle sembla ivre. « Je vais… » et elle lâcha prise, manqua de tomber de l'épaule du molosse qui la rattrapa au dernier instant. Lui-même semblait chancelant.

« Le changelin ne s'endort pas ! Et garde son amour pour elle ! » Gronda le chien.

Il regarda autour de lui, vivement, puis se mit à déchiqueter la pierre d'une paroi, à en arracher des pans entiers de terre comme s'ils étaient des coussins, et il ne s'arrêta que pour déposer tirer son chapeau en arrière. Bientôt, une autre galerie connexe apparut devant eux, baignant également dans cette brume bleue. Il renifla encore, la truffe touchant presque le plafond, puis :

« Par là. Le changelin ne s'endort pas et ramène le poney à la surface. »

« Dès que le monde aura arrêté de tourner. » Promit Buzzy en se faisant déposer à terre, les pattes touchant la fameuse poudre de nuit, plus votalile que la poussière.

« Et toi ? » Demanda Twilight, en regardant le chien de diamant. Wiper, se dit-elle, il s'appelait Wiper. Enfin, peut-être.

« Le changelin a besoin d'aide. » Répondit ce dernier, avec flegme. « J'ai promis de sauver le changelin. »

Comme un bon au coeur, et de l'admiration plein les yeux. Il allait vraiment repartir dans les profondeurs du repair de Mucin pour cette changeline ? Twilight Sparkle en aurait bondi de joie, si elle n'avait pas eu soudainement aussi peur pour lui.

« Merci. » Sut-elle seulement dire. « Je ne l'oublierai jamais. »

« Dans ce cas. » Décida Wiper, et reprenant son chapeau à larges bords, avec ses plumes éclatantes, il le cala sur la tête de la changeline en veillant bien à ce que la corne n'endommage pas la doublure. Buzzy grogna à peine. « Le poney garde mon chapeau. Wiper tient à ce chapeau, et les changelins sont salissants. »

Sur ces mots il donna un petit coup de griffe à la croupe de Buzzy qui cria de douleur et partit en courant, et il fit s'effondrer la galerie derrière elles. Tout à fait réveillée à présent, la changeline continua sa cavalcade dans des galeries obscures, où les veines s'étaient raréfiées, et les lucioles, comme par instinct, vinrent bourdonner autour d'elles et devant elles pour leur éclairer la route.

Les lucioles étaient attirées par l'air libre, se dit Twilight. Mais le chien de diamant ne pouvait pas avoir deviné que leur sacoche contenait des lucioles.

Puis Twilight se fit une liste de courses. Un nouveau bocal. Confortable. Et un demi-pot de miel. Peut-être les deux en même temps.

Dehors, le soir tombait. Depuis le bosquet d'où elles avaient surgi, Twilight Sparkle et Buzzy pouvaient redécouvrir les chaumières, la parfaite réplique de Ponyville ne put s'empêcher de constater la jument, et sur les chaumières d'étranges silhouettes. Des griffons. Il y avait quelque chose de surréel à les voir ainsi dispersés en petits groupes, juchés sur la chaume ou sur les cheminées, à épier en contrebas tous les mouvements, avec leurs cuirasses au bleu de Cloudsdale, leurs fanions et leurs lances.

« Qu'est-ce qui se passe encore ? » Gémit Buzzy.

Elle s'extirpa des bosquets, pour ne pas paraître suspecte, et reprit son apparence de Berry Preppy, la petite jument de Manehattan, à qui le chapeau du chien, bien qu'un peu large, allait parfaitement. Puis elle trotta hâtivement au banc le plus proche pour s'y reposer, la tête contre le bois, étourdie. La poudre de nuit, se dit Twilight.

« Ça va aller ? » Demanda la jeune jument.

« Je viens d'échapper à Mucin. » Souffla Berry Preppy. « Je dirais que ça va. »

Sa voix n'était ni joyeuse ni soulagée. Sans doute parce que le danger les pressait encore. Ou bien, se dit Twilight, sans doute parce qu'elle aussi pensait aux larves, à cette changeline et au chien de diamant, Wiper, qu'elles avaient laissés en arrière. Twilight se sentait lâche, et misérable. Il lui aurait suffi de dire oui.

Combien Ponyville semblait… Ponyville. Le parc, les maisons alentours, tout semblait affreusement à sa place. Elle aurait pu toucher le bois du banc et sentir la peinture nouvellement refaite.

Il lui fallut retenir une grimace.

« On devrait aller voir Arista le plus vite possible. » Reprit la jument pour Buzzy.

« Une seconde. Ma corne me fait horriblement mal. »

Quelque cri éclata plus loin dans le village, entre les toits de chaume où les griffons remuèrent à peine. Elle entendit des claquements de volets, puis d'autres rumeurs de course et des appels plus faibles. On aurait dit la venue d'une tempête, mais là-haut la lune recouvrait parfaitement le soleil et les étoiles trop nombreuses brillaient avec force au-dessus d'un ciel sans nuages.

Le parc lui-même était à peu près désert, à part cette Cherrilee qui venait d'y entrer, le trot pressé, et qui remarqua la Berry Preppy sur son banc.

« Mais je me rappelle de toi ! » Dit la Cherrilee d'une voix qui n'était pas la sienne.

Berry Preppy regarda de sous son chapeau et, presque par habitude, elle se força à sourire.

« Eh ! Salut, euh… Palp. »

« Pas de temps pour les apparences, hein ? » Admit la fausse enseignante en gagnant le banc, le regard tourné derrière elle vers les chaumières. « Je comprends ça. Mais qu'est-ce que tu fais ici ? C'est dangereux ! »

« Je dois parler à la capitaine Arista. » Brava Berry Preppy, une patte sur sa tête pour soutenir la douleur. « Une histoire de princesse et de larves. Et toi ? Pourquoi il y a tous ces griffons ? »

« Une histoire de princesse et de lucioles. » Résuma la fausse Cherrilee. « Arista est un peu occupée à garder le contrôle de Ponyville. »

La situation échappait à tout le monde, et évoluait trop vite pour qu'aucun n'en reprenne le contrôle. D'abord la rumeur s'était répandue que la princesse Twilight Sparkle était revenue en Equestria. Puis une autre rumeur disait que Mucin avait capturé la princesse. Les dénonciations avaient suivi, comme une traînée de poudre, les agentes de Mucin elles-mêmes venant se livrer à la garde royale. Tout Ponyville semblait unifiée contre la nuée de Chrysalis. Quelques heures plus tard, c'était déjà fini.

Une nouvelle rumeur disait que le prince avait caché la présence de poneys depuis tout ce temps, et qu'il complotait avec eux ou s'en nourrissait en secret selon les versions. Mucin voulait présenter le poney à la population, et la garde voulait faire taire le secret. Arista, victorieuse l'heure d'avant, avait dû se barricader à la mairie et limiter les défections. Et alors que Ponyville approchait de la guerre civile, les griffons étaient venus exiger la princesse. Puis des changelines sauvages avaient surgi de terre et en retour la garde avait donné l'assaut des tunnels, laissant les rues hors de contrôle.

Twilight n'écouta que d'une oreille. Palp les avaient guidées hors du parc et loin du centre du village, en direction du Carousel Boutique où, disait-elle, ils seraient en sécurité. La jeune jument était plus préoccupée de savoir pour qui Palp travaillait, et pourquoi elles n'allaient pas directement voir la capitaine.

Mais ensuite même cette préoccupation s'évanouit. Alors qu'elles gagnaient le pont, Twilight Sparkle y vit se superposer un autre souvenir.

C'était forcément un souvenir, parce que la pâleur de la nuit avait laissé place aux couleurs riantes du matin, et le pont avait retrouvé toute sa fraîcheur rose et légère. C'était forcément un souvenir parce que sur le pont se tenait Rarity, occupée à regarder le ciel, avec sa corne brillante. Et d'abord Twilight ne sut pas où elle était elle.

Rainbow Dash ! C'est pas drôle !

Ici, se dit Twilight. Elle se vit, la tête trempe, toute en colère, à quelques pas du pont. Mais la jeune jument ne se rappelait pas quand c'était arrivé. Ce devait être il y a si longtemps, ou bien un léger moment quelconque parmi des milliers.

Je suis vraiment désolée. J'ai encore quelques problèmes avec les nuages d'orage.

Le souvenir se fit piétiner un instant par le passage des deux fausses juments sur le pont, et Twilight se retourna dans la sphère pour regarder derrière elles ce souvenir s'éloigner. Quelque chose n'allait pas. Quelque chose n'allait vraiment pas avec ce souvenir, et la Twilight Sparkle qui s'effaçait là-bas, effarée, semblait en dire autant. Mais Twilight avait beau faire, elle ne se rappelait pas de quoi il avait été question.

Quelque chose avec Rarity. Ou avec le jeu d'ombres filantes sur le sol, pendant qu'elle et son amie avaient parlé.

Le mot d'amie raviva le souvenir d'Applejack, Rainbow Dash et Fluttershy dans la chambre du Golden Oak. Elle préféra ne plus y penser et se sentit soudain sortie de la sacoche, entre les deux pattes de Berry Preppy. C'était tout ce que cette derière avait trouvé pour résumer sa partie de l'histoire.

La fausse Cherrilee en perdit sa forme équine, et il ne resta que la changeline et ses lunettes.

Après quoi elle les emporta dans le Carousel Boutique et ferma la porte à cadenas, puis poussa Buzzy dans l'arrière-salle et lui arracha presque l'orbe des pattes.

« Je peux pas y croire ! C'est vraiment elle ! » Étouffait la changeline, l'excitation piétinée par l'incrédulité. « Enfin vous ! Votre majesté, votre altesse, Buzzy ! C'est vraiment la princesse Twilight Sparkle ! »

« Comment tu en es si sûre ? » Demanda Buzzy en se frottant la tête, le chapeau la recouvrant au sol.

L'historienne changeline lui jeta un regard offusqué, puis revint à sa fascination. La jeune licorne, elle, se permit un soupir.

« Twilight Sparkle suffira. » Demanda-t-elle, un brin irritée. « Nous ne devrions pas aller voir la capitaine de la garde ? »

« Est-ce que je dois faire la révérence ? Je n'ai jamais fait la révérence, est-ce qu'il vous faut un coussin ? J'ai des tas de coussins de toutes les couleurs ! »

« Ponyville est sens dessus-dessous et tu t'inquiètes pour des coussins. » Nota Twilight.

Ce fut comme une réalisation pour la changeline, qui se plaqua les deux sabots noirs sur le museau.

« Je suis désolée, je ne voulais pas saliver ! C'était plus fort que moi ! »

« Et encore, » lui dit Buzzy en lui tapotant le dos, « tu ne l'as pas vue sans le collier. »

Pour toute réponse l'historienne se mit à rougir sous sa chitine et à cacher son visage sous ses pattes.

« Twilight, pour la quatrième fois, ce serait la curée. Arista serait forcée de te montrer à la population et tu n'es pas une princesse. Un millier de changelines affamées face au premier vrai repas depuis leur naissance. »

« Et alors ? » Défendit Twilight. « Quel mal y aurait-il à ce que je les nourrisse ? »

Le silence qui suivit fut telle qu'elle put entendre les légers grincements du bois. Buzzy avait juste fermé les yeux, épuisée par la bêtise de la jument comme par la fumée bleue des tunnels qui continuait de lui peser. L'historienne, elle, avait retiré lentement ses lunettes pour les mordiller.

« Est-ce que je viens d'entendre la princesse Twilight Sparkle professer la voie de Chrysalis ? » Demanda enfin Palp.

« Tu lui expliques, moi je vais aller chercher du sucre. »

Et la petite changeline alla ramasser le chapeau, les sacoches et sa bonne humeur du sol pour se retirer ensuite par la porte en quête d'un paquet de sucre dans le Carousel. Twilight la regarda sortir et songea seulement que, normalement, une boutique de vêtements n'avait pas de sucre. Mais elle se sentait surtout humiliée.

Alors elle revint à l'historienne : « Palp, explique-moi, vous avez bien des soupes populaires ? Alors pourquoi… ? »

« Parce que les soupes populaires sont un aveu d'échec ? Princesse Twilight Sparkle, vous êtes… la déesse d'Equestria ! Rendez-nous le don d'amour, faites tourner le soleil, ramenez l'eau arc-en-ciel ! Je sais que je n'ai pas beaucoup prié ces derniers temps mais- »

« Si je le pouvais je l'aurais déjà fait ! Je t'ai dit- »

« Vous n'êtes pas vraiment là, c'est ça ? » Se rassura la changeline. « Cette boule de cristal est juste un moyen de communiquer, et vous êtes ailleurs. »

« C'est… une manière de voir les choses. » Résuma Twilight, avant de reprendre. « L'important est que je suis enfermée dans cette orbe, et que je ne peux rien faire. Et je ne suis pas une princesse. »

Elle entreprit d'expliquer à l'historienne le fonctionnement des sorts d'illusion, rencontra la même incompréhension que plus tôt dans les galeries et la conversation dévia bien vite quand la changeline compara ses explications à celles des griffons sur le déplacement des corps célestes, ce que Twilight disputa ardemment. Quand Buzzy fut de retour, elle les trouva à débattre sur la définition de ce qui était magique.

Sans vraiment s'en soucier, la petite changeline se contenta de grimper sur la table, sans gêne, et de s'y coucher à côté du fatras de reliques passées pour se mettre à jouer avec le collier de l'orbe. Chaque fois qu'elle touchait l'or, il semblait que les perles au bas des plaques se mettaient à luire, pour redevenir ternes dès que son sabot se retirait.

« Si vous avez fini votre congrès mondial de chamaillerie, » maugréa-t-elle, « j'ai un plan. »

Ce plan consistait à aller trouver refuge à Sweet Apple acres.

« Les vaches ? » S'étonna Palp. « Je suppose. Vu que tu as pris le train direction sud, je présume que tu as toujours la babiole que je t'avais donnée ? » Susurra-t-elle à Buzzy, et cette dernière opina sans même réaliser. « Tu pourrais l'utiliser pour les convaincre. C'est encore votre meilleure chance d'échapper à ce nid de guêpes. »

« Ou alors on peut aller voir la capitaine Arista. » Répéta Twilight. « Je suis sûre qu'en discutant - »

« En oubliant même toutes les faims que tu vas attiser, » reprit Buzzy, sa voix aiguë un peu aigre, « il y a les griffons. Et je n'imagine pas le moment où les chiens de diamant vont vouloir te réclamer. Tu n'as peut-être pas remarqué mais ils ont… leur vision des choses. »

« Alors ça c'est un euphémisme. » Confirma Palp, avec le poids de l'expérience.

Twilight les regarda toutes deux, l'air sévère. D'abord parce qu'elle n'aimait pas avoir tort, ensuite parce qu'elle était persuadée de pouvoir convaincre de gentils changelins de ne pas succomber à la fin. Même si c'était probablement la millième fois que quelqu'un le leur demandait. Et elle devrait leur expliquer qu'elle n'était pas une princesse… et elle se rappela ses échanges avec le roi changelin…

« Bon. D'accord. » Accepta-t-elle, frustrée. « Mais toi, Palp, tu vas t'assurer que le roi Thorax- »

« Prince. »

« Que le prince Thorax soit mis au courant. Et toi, Buzzy, je veux que tu mettes le collier. Pas dehors, bien sûr, discrétion oblige, mais quand on est seules. »

En vérité, elle voulait surtout voir ce que le collier lui dirait sur la changeline. Et ce que la changeline apprendrait d'elle.

Il y avait encore tellement de choses à faire, songea la jeune licorne en regardant, à l'écart, ses trois parchemins collés à la surface de verre. Elle avait ses propres priorités. Détruire l'illusion. Elle n'aimait pas ce mot, détruire. Briser aurait été plus adéquat.

Dans tous les cas, c'était décidé.

Elles attendirent encore un peu, que Buzzy se rétablisse totalement et que dehors les rumeurs se tassent. Pendant ce temps, Palp les avait invitées à la petite cuisine où elle avait servi du thé, y compris à l'orbe où Twilight regarda la tasse fumer sans pouvoir y toucher, et fut malgré tout touchée du geste. Puis, le moment venu, elles se séparèrent sur le pas de la porte, la fausse enseignante en direction de la mairie et la fausse citadine pour les collines. Sur les toits, les griffons guettaient toujours.

Plus en amont du village, le moulin était assiégé par les gardes et par une petite foule de changelins sous leurs traits insectoïdes, à la lumière de torches. Elles étaient de l'autre côté de la berge et Buzzy pressa le pas, de crainte qu'on ne s'intéresse à elle. Twilight, dans la sacoche, songea qu'elle fuyait encore.

« C'est si bizarre. » Songea-t-elle à voix haute. « Même les méchantes de cette Equestria semblent gentilles, et au final tout le monde est forcée d'être méchante. »

« Bon retour parmi nous, je suppose. » Conclut Buzzy.

Le sentier de la colline les éloignait des chaumières et des troubles qui continuaient de ponctuer les rues. Plus haut, il n'y avait plus que des bosquets, les clôtures de prés et la fraîcheur nocturne, le léger souffle du vent.

Un peu plus haut, à l'abri sous une toiture de bois pareille à celle d'un puits, les accueillit une statue équestre que la végétation commençait à dévorer, faute d'attention. La statue était celle d'une pouliche, d'Applebloom nota Twilight alors qu'elles approchaient, et déjà la licorne pouvait voir d'autres statues plus haut sur la petite route. Une plaque en fer portait le nom de la petite, ainsi que la marque de beauté d'Applejack. Le sculpteur avait donné une marque de beauté à la pouliche, une sorte de bouclier, ainsi qu'une cape. La prochaine statue était celle de Granny Smith, puis suivit celle de Big Mac. Puis une autre. Puis encore une autre. Tout le chemin vers la ferme en était ponctué.

Pinkie Pie se trouvait dans le lot, entre deux membres de la famille dont Twilight se rappelait à peine, voilà tellement longtemps. Elle aussi avait, sur son socle, la plaque de fer avec son nom et la marque de beauté d'Applejack.

En même temps, à mesure qu'elles approchaient de la ferme, que le haut de la colline se dévoilait et que les bosquets, sur leur droite, les champs de maïs sur leur gauche s'ouvraient enfin, elles purent entendre les petits sifflets légers, comme un souffle entre des roseaux ou une mélodie ambiante, ou même des piaillements d'oiseaux, et le cliquetis doux et chantant de mécanismes. La semi-obscurité ne cachait rien, et déjà émergeaient plusieurs châteaux d'eau frappés de la marque d'Applejack, sur pylônes d'acier, avec des roues à aube et des toboggans, et où jouait l'eau.

Puis les bâtiments apparurent à leur tour, les toitures plaquées de bois traditionnelles, d'un violet rendu encore plus terne par la pénombre, couverts de tuyères et de girouettes, et les tuyères laissaient s'échapper en rythme des petits sursauts de vapeur. Ce que Twilight avait pris pour cinq bâtiments séparés se révélèrent en être un seul, qui avait remplacé la vieille ferme en s'étendant pour former un gigantesque complexe, un véritable manoir rural aux innombrables fenêtres bordées de fleurs, et aux murs chargés de bombonnes de cuivres, de réservoirs et d'autres tuyères, de tuyauteries, de têtes de grue et d'autres toboggans. De petits moulins faisaient tourner leurs ailes en désordre là où s'étaient trouvés les poulaillers, et en place des bottes de foin tournaient d'énormes rouages cuivrés.

La barrière dédoublée de Sweet Apple Acres s'ouvrait elle sur la petite cour où une large statue dominait les innombrables tonneaux et chariots rangés comme au hasard. La statue de son amie Applejack, avec son fidèle chapeau stetson, dans toute sa gloire.

Sous le portail où le vieux nom de la ferme était encore visible, on avait placé une pancarte avec écrites en grandes lettres : « Cowshoe ».

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