Site archivé par Silou. Le site officiel ayant disparu, toutes les fonctionnalités de recherche et de compte également. Ce site est une copie en lecture seule

Les jours heureux

Une fiction écrite par Vuld.

Un ciel pour toutes.

Demain le jour serait superbe, demain la matinée serait si belle, demain Ponyville serait radieuse, demain serait une journée heureuse.

Twilight était impatiente d'être demain.

Pas parce que demain serait spécial mais parce qu'aujourd'hui avait épuisé toutes ses promesses. Spike s'était pelloté dans son petit panier et elle-même, satisfaite par tous les jeux et toutes ses recherches, ne songeait plus qu'à en faire de même. La journée avait été parfaite, la journée n'aurait pas pu être meilleure mais demain ferait encore mieux. Elle avait ce fourmillement d'idées que ne connaissait que la jeunesse, l'impatience de se lever qui l'empêchait de se coucher tout à fait, qui la faisait trépigner de son petit coeur secret devant la fenêtre où déjà la Lune étirait sa lueur languissante.

Elle aurait voulu courir encore, pleine de cette énergie des rêveurs, dehors au clair du soir, et jusque dans la nuit observer la magie du village et de la campagne. Trotter, puis doucement, marcher sur le bois du grand pont qui enjambait la rivière, écouter s'écouler l'eau sous ses pattes et au petit mordant du froid, se sentir si vivante.

Tout ce qui la retenait de le faire était la perspective enivrante d'être demain.

Elle se glissa comme une enfant sous sa couverture, la fit jouer d'une bouffée à ses sabots, s'y serra et frotta sa tête contre le coussin jusqu'à avoir bien défait la frange de sa crinière. Il lui revenait déjà des tas de souvenirs d'hier pour la bercer, de ces moments si précieux partagés avec ses amies dans les prés, à jouer ensemble avant de se reposer au lac. C'était aujourd'hui, c'était demain, tout ce qu'elle avait jamais fait et qu'elle voudrait faire encore. D'un demi-oeil ouvert, elle souffla bonne nuit à Spike, observa son ombre dans la pénombre de la chambre toute boisée, à la chaleur du grand chêne, puis en serrant un peu plus le coussin, dans un dernier soupir et un dernier frisson, elle laissa s'évaporer toute cette énergie pour plus tard.

Dans ses rêves, elles étaient six qui jouaient sans fin. Dans ses rêves, il n'y avait jamais de lendemain. Jamais de souci, jamais de peine. Dans ses rêves les pages tournaient sans cesse avec toujours plus de secrets, et la petite pouliche qu'elle avait été s'extasiait pour la jument en âge. Elle riaient toutes deux complices dans cet entrelacement de ténèbres assoupis, et leurs rires duraient, et leurs rires duraient, et son rire durait, et son rire durait et durait et durait et durait et durait encore.

Elle regarda autour d'elle, et dans son rêve elle était seule. Ses amies parlaient toujours, elle s'entendait rire, elle-même souriait et les cherchait comme une partie de cache-cache. Ses pas sonnaient comme sur du verre.

Elle regarda autour d'elle, s'amusa de marcher la tête à l'envers, s'amusa d'être consciente de rêver et continua de chercher ses amies dans ces rumeurs lointaines.

Elle regardait autour d'elle et appelait ses amies en vain.

Elle regardait autour d'elle et il y avait juste cette blancheur glaciale où sa voix portait sans fin, comme un écho, comme dans un vide.

Twilight Sparkle avait peur de ce cauchemar, quand bien même elle savait que ce n'était qu'un cauchemar. Il y avait des reflets d'elle qui passaient, qu'elle ne reconnaissait pas, sur des cloisons qui n'existaient pas, et elle se mettait à galoper, et elle se regardait galoper au loin, en quête d'amies disparues, à la poursuite de ses propres appels. Elle se sentait perdue, vulnérable. Quand le sol céda sous ses pattes, elle s'éveilla.

**** **** ****

Le sursaut lui avait ouvert grand les yeux, mais elle ne voyait qu'un flou à travers le voile de la torpeur encore trop présente. Elle ferma les yeux, les plissa, s'étira des épaules à la queue, secoua un peu la nuque, fit battre sa crinière. Sa couverture avait dû glisser par terre dans son agitation. Le matelas était dur et oh ciel elle était tombée par terre.

La journée commençait bien.

Sa patte râcla le sol sans faire de bruit, la faute à ses oreilles vaguement engourdies. Elle se secoua encore, bâilla en se relevant un peu et, dressant le cou en quête de son lit, s'étonna qu'il fasse en même temps jour et nuit. Sombre et clair. Blanc et noir. Elle devait être tout à fait groggy. « Je n'aurais pas dû veiller si tard… » gémit-elle pâteusement. Elle distinguait tout près d'elle les formes de son lit, fuyantes, qui s'estompaient à mesure que l'éveil lui rendait le sens des détails.

« Spike ? » Appela Twilight, d'une voix mal assurée.

Son lit avait tout à fait disparu. Le sol sur lequel elle se tenait était tout de verre d'un blanc laiteux et solide, aussi tiède que le Golden Oak à la veillée d'un feu.

Spike ne répondait pas.

Ses pattes eurent un peu de peine à la soulever tout à fait, mais une fois debout elle ressentit un tout autre vertige. Ses yeux avaient grimpé du sol autour d'elle jusqu'à un plafond de verre parfaitement circulaire, culminant à des hauteurs incalculables, dont le blanc diaphane laissait entrevoir derrière de parfaites ténèbres.

Le coeur de Twilight se mit à battre à toute vitesse. La tête lui tourna. Elle chancela, se reprit et, la respiration lourde, éveillée tout à fait par le choc, elle cavala jusqu'à la paroi de verre sphérique. Ses sabots s'y abattirent dans un tintement faible et la blancheur devenue translucide lui fit percevoir l'épaisseur de cette cloison. Il devait y avoir un bon mètre entre elle et l'extérieur, et l'extérieur était un effrayant monde d'ombres mouvantes, par quelques lueurs fuyantes, comme des monstres qui s'échappaient au mouvement de son regard.

« Non, non non non, non non non non non non non non ! »

Derrière elle, la prison de verre avait pris des dimensions infinies. La paroi s'étirait sans fin d'un côté et de l'autre, et n'était plus que devinable au loin, et le sommet de même. La blancheur offrait une cage close, un espace à l'aspect froid, mais à l'air tiède, et totalement vide. Là où elle s'était trouvée couchée quelques instants auparavant, son esprit fit flasher l'illusion d'une couverture, un restant de plancher de bois.

Sans même réfléchir, comme par réflexe, Twilight fit ce que toute licorne magiquement douée se devait de faire. Le laser fusa de sa corne, traversa la distance à la vitesse de la lumière, ricocha en un déchirement et alla frapper dans tous les sens autour d'elle, l'obligeant à se jeter à terre.

Quand ce fut fini, plus que toute autre question Twilight Sparkle se demanda pourquoi elle avait eu une idée aussi stupide.

Ne t'avise pas de faire quoi que ce soit à mon frère espèce… espèce de monstre !

Évidemment. Le souvenir de son emprisonnement dans les sous-sols cristallins de Canterlot lui redonnèrent confiance. Elle avait déjà connu une telle situation, elle était à la hauteur. L'effroi de l'inconnu laissa place à la curiosité, puis à l'inquiétude. Et Spike ? Et ses amies ? Elle allait sortir, se dit Twilight, parce que les autres pouvaient avoir besoin d'elle.

Ou alors, se dit une toute toute petite part d'elle-même devant la tâche, peut-être qu'elle avait un petit peu besoin des autres.

Quelques pas l'avaient ramenées plus au centre de la sphère, et les cloisons à présent n'étaient plus si lointaines. La sphère, au mieux, devait faire une vingtaine de mètres de diamètre. L'estimation et les nombres la rassérénèrent. Les changements de distance n'étaient qu'une illusion d'optique, un jeu de l'esprit. La tiédeur des lieux l'intriguait aussi, plus qu'elle ne voulait elle-même l'admettre. Elle se sentait… chez elle. Comme un reliquat de la vieille bibliothèque. À nouveau les silhouettes infirmes de sa chambre filèrent à ses yeux pour disparaître l'instant d'après.

« On dirait le sablier de Samashah » nota à voix haute Twilight pour combler le vide, « un espace clos empli de mirages. Sauf que » bougonnea-t-elle « le sablier était une métaphore du désert. »

Avant qu'elle n'ait le temps de tirer plus de conclusions, occupée à tâter le plancher une fois encore pour en observer également l'épaisseur, Twilight redressa la tête et se figea, oreilles plaquées, lorsque le monde s'éclaircit brusquement autour d'elle.

Les ténèbres derrière la sphère vitreuse avaient laissé place à la réalité, une réalité gigantesque, pareille à la demeure d'un titan. Sur les murs lisses et froids, entre les piliers de cristal brut deux étages de fenêtres aux vitraux d'un vert pâle projetaient le crû de l'aube dans la pièce en rotonde, et faisaient s'illuminer comme des étoiles intenses les chaînes de diamants suspendues qui l'empêchaient de distinguer le plafond. Puis son regard filant sur cette salle en rotonde trouva la porte principale, porte gigantesque au cadre de bois clair et frappée du même vitrail vert pâle et épuisé.

Cette porte était en train de s'ouvrir.

Mais Twilight n'y prêtait aucune attention. Légèrement à droite de la porte, il y avait comme une masse de cristal, comme la façade d'une cathédrale avec, incrustée à son sommet, la marque de beauté de son amie Applejack. C'était fou, mais c'était bien le cas, elle reconnaissait sans peine les trois pommes d'un rouge ardent qui défiaient la pénombre. Plus fou encore, sur la gauche une autre masse pareille, une sorte de siège se dit Twilight, portait sa propre marque.

Impossible.

Son propre flanc la fit tressaillir, le sentiment qu'on cherchait à lui voler sa marque de beauté, mais elle devait se rendre à l'évidence. Là-bas, c'était bien l'étoile mauve à six branches, imposée sur l'étoile blanche à six branches, et la faible obscurité faisait ressortir avec force les cinq petites étoiles autour. Sa marque de beauté, dans ce lieu dément, à peut-être vingt mètres d'elle ou ce qui devait être trois ou quatre mètres dans la réalité, à mesure qu'elle acceptait l'idée que cette surface plane sur laquelle elle se trouvait était une table, de cristal évidemment. Un sursaut d'espoir mourut vite à l'idée de l'Empire de Cristal.

Pendant qu'elle était occupée à essayer de déchiffrer la folie ambiante, à compter les autres sièges immenses frappés ici de la foudre arc-en-ciel, là des trois diamants de Rarity, la porte d'entrée se referma et les ténèbres reprirent leurs droits. Les diamants suspendus redevinrent ternes, les fenêtres n'émirent plus qu'une lueur étouffée qui ne permettait plus guère d'éclairer qu'elles-mêmes. La table plongea dans le noir et là-bas, à la porte close, seul le vitrail permettait encore de distinguer ce que Twilight avait manqué jusqu'alors, la silhouette d'une jument qui était entrée.

Twilight Sparkle en conclut qu'elle n'était pas chez des dragons, mais seulement enfermée dans une boule de cristal de la taille d'un melon ou d'une pastèque. Plus petit peut-être.

Elle aurait pesé le pour ou le contre de ne pas avoir affaire à des dragons mais son attention se portait à présent sur la jument dont elle n'eut, malgré la distance et la faible lumière, que peu de difficultés à en distinguer les traits.

Et c'était… une jument banale, vêtue d'un petit pull à col tendance de la grande ville, rose sur le blanc de son crin et recouvert en partie par les mèches bleu ciel ou sombres à en être violettes de sa crinière. La frange tirée en arrière avait ce petit goût énergétique et insouciant qui, d'après les revues de Rarity, était plutôt la mode des villes côtières. Yeux violets, crin blanc, crinière violette… non, définitivement Twilight ne l'avait jamais vue avant, et la marque de beauté, fraise et raisin, acheva de l'en convaincre.

Cette jument n'était pas de Ponyville et, à la lueur de la porte, après un regard inquiet à gauche et à droite, cette jument venait de se transformer dans une bouffée de magie verte en un insecte équestre noir nommé changelin.

Twilight se tapit au sol, soudain effrayée, et maudit sa prison de verre qui ne lui offrait aucune cachette. Un second faux espoir venait de lui faire croire qu'elle était à Canterlot.

La créature, là-bas, ne l'avait toujours pas vue et, l'obscurité aidant, cela pouvait durer. Pour le moment le changelin -- un changelin, pesta intérieurement Twilight, cela n'annonçait rien de bon -- était occupé à frotter son museau sur ses ailes d'insecte. Puis il écarta ces ailes pour libérer une petite nuée de lucioles qui en éclairèrent son faciès triomphant. Elle pouvait deviner ses dents pointues, la langue infâme et les yeux aux milles facettes.

Les lucioles s'égaillèrent dans toute la pièce, sous les malédictions de la jument enfermée dans sa sphère vitrée. Les diamants suspendus, pareils à un vaste lustre de licorne mégalomane, reprirent des couleurs et l'obscurité s'amenuisa à nouveau. Et bien sûr, à part elle il n'y avait absolument rien d'autre sur cette table.

La créature, elle, ne semblait pas aller dans sa direction. Elle rasait plutôt les murs, le regard fouineur, un peu craintif. Un intrus, se dit Twilight. Un intrus, et elle était donc dans un palais équestre, et l'espoir que ce soit Canterlot ou l'empire de son frère -- de Cadance, se corrigea-t-elle -- revint de plus belle. Soudain, tout faisait sens ou presque.

Tout en observant passer au loin la sale bête, qui allait bientôt passer derrière le dossier frappé de la marque de Rarity, Twilight Sparkle se mit à essayer de déchiffrer le reste de l'énigme. Quand, comment, pourquoi, toutes les hypothèses les plus farfelues lui passaient en tête et ne faisaient que l'étourdir. Elle rejeta tout d'un bloc : plus tard. Tant pis pour ces questions qui la tenaillaient.

La lumière s'intensifia encore, et elle remarqua qu'une luciole s'était posée sur le sommet de la paroi de verre.

Elle remarqua aussi que le sommet de sa prison n'était guère plus qu'à deux mètres d'elle, et elle aurait sans doute même pu le toucher en sautant, mais cela lui importa peu. Deux autres lucioles étaient venues tourbillonner autour de la sphère, l'aveuglant parfois tant elles produisaient de lumière.

« Ouste, ouste ! » Leur souffla Twilight sous le stress.

Les lucioles ne parlaient pas l'équestre. Elles étaient à présent une demi-douzaine à lui tourner autour avec ce vol silencieux et désordonné, brisé seulement par les moments où elles venaient buter contre le verre un petit coup, dans un grésillement léger de douleur.

Derrière ce barrage de lumière, Twilight vit sans peine le changelin s'arrêter, regarder la table et elle fit défiler toutes les prières de son enfance pour que la créature l'ignore. Mais après bien dix secondes à rester là-bas, le changelin abandonna le mur pour s'approcher de la table et de la vingtaine de lucioles massées devant le siège de Fluttershy.

Twilight recula dans la sphère, jusqu'au milieu où elle se réduisit autant que possible pour ne pas être vue, et tout devint presque blanc.

Elle s'arrêta nette, prise au dépourvu par les parois de verre devenues laiteuses et où elle ne pouvait plus voir qu'avec peine les mouvements à l'extérieur. Les claquements étouffés de sabot du changelin sur le sol avaient comme disparu subitement. Elle avait voulu disparaître, songea Twilight, et la sphère venait de faire exactement cela.

Ce n'était peut-être pas une prison, après tout.

Derrière le voile de nacre de la paroi se dessinait à présent, très difficilement, le visage du changelin. Un visage immense et bestial suspendu au-dessus d'elle comme un géant. Comme elle détestait cette situation. Mais elle se répétait tout bas : « Il ne peut pas me voir, il ne peut pas me voir » et quand bien même elle n'en avait aucune certitude, Twilight Sparkle faisait de efforts désespérés pour y croire. Tout ce qu'il restait entre elle et ce monstre était peut-être trois millimètres de verre au mieux.

Le changelin sembla parler aux lucioles, puis son regard se posa à nouveau droit sur Twilight comme s'il avait pu la voir, et elle gémit sous ces deux gigantesques puits de méchanceté. Puis la créature tapa le verre du sabot, et Twilight entendit nettement les deux coups frappés comme des cloches assourdies qui continuèrent en écho dans ses oreilles. Elle se sentait trembler comme une feuille, pestait pour qu'il parte. Le changelin regardait la sphère d'un air vide, puis se lécha la mâchoire.

Après quoi il mordit dans le verre, et Twilight n'y tint plus. Ce fut un hurlement terrorisé qui résonna dans toute la sphère, un hurlement incontrôlé qui la fit se lever d'un bond et fuir contre la paroi opposée pour s'y coller, terrorisée.

Le changelin, dont la gueule bavait sur le verre, sembla pris de court, gratta encore la surface avec ses canines puis se détacha, décontenancé.

« C'est ça, va-t-en sale monstre ! » Lui cria Twilight sans pouvoir se détacher de la paroi opposée.

Le changelin eut un sursaut avant de se cacher à toute vitesse sous la table. Il n'en ressortit que prudemment, les yeux seuls dépassant, le museau couvert, et les lucioles tourbillonnèrent autour de lui.

« Qu- qu'est-ce que tu es ? » S'alarma la bête d'une voix aiguë et plaintive, puis tout bas : « Ne me réduis pas en un petit tas de cendre avec ta magie, pitié ! »

L'idée était assez farfelue pour que Twilight, reprenant confiance, parvienne à faire deux pas en sa direction, et ces deux pas avaient suffi à la ramener au centre de la sphère, bien trop petite à son goût.

« Je suis une puissante magicienne ! Et… et l'élève de la princesse ! Alors n'essaie rien de louche, tu m'entends ! »

« Désolée, désolée, désolée ! » Gémit le changelin de sa petite voix. « J'avais trop faim, j'ai pas pu me retenir ! »

Jusqu'à présent, ça se passait bien mieux que prévu, se dit Twilight. Tant que cette créature croirait son bluff, elle serait en relative sécurité. Mais qu'est-ce qu'elle pouvait faire de plus ? Enfermée dans cette sphère, ce n'était pas comme si elle pouvait le faire prisonnier.

Autant faire ce qu'elle pouvait.

« Qu'est-ce que tu fais ici ? » Le gronda-t-elle avec force.

« J'avais faim… je voulais trouver de la nourriture… » plaida le changelin dans un murmure, et ses yeux maléfiques miroitèrent. « J'ai faim… »

« Oui eh bien ce n'est pas une raison ! » Reprit Twilight avec tout l'aplomb qu'elle pouvait se donner. « Essaie encore de me m- »

Le changelin plaqua ses deux sabots sur la sphère pour la recouvrir, et la jument enfermée dedans n'eut que le temps de pousser un cri dans le séisme qui s'ensuivit. Elle se retrouva par terre, secouée, et parvint à discerner à la lueur des lucioles fuyantes qu'elle était contre le torse de chitine du monstre.

Ce dernier lui chuchota : « Je t'en supplie, ne fais plus de bruit ! »

« Et pourquoi ? » S'exclama Twilight.

Comme pour lui répondre, les bruits de sabots lui devinrent audibles à son tour, à mesure qu'ils approchaient.

Sans attendre une seconde de plus, le changelin saisit la sphère dans sa gueule et détala vers l'une des portes plus petites au pied de chaque pilier de cristal brut. La sphère était trop grosse pour sa gueule, et menaçait de tomber à tout instant, mais il fit des efforts désespérés pour ne pas lâcher et gagna la porte à l'instant où celle principale s'ouvrait grand. Twilight eut le temps d'apercevoir deux gardes de Canterlot, en armure royale, l'armure solaire des gardes de Celestia, et le crin blanc et gris des deux étalons.

Le bond de son coeur fut quelque chose de rare.

« Au secours ! Aidez-moi ! » Les appela-t-elle de toute ses forces tandis que la bête l'emportait dans le couloir.

La course-poursuite fut sauvage. Les étalons plus lourds grondaient derrière eux, et leurs éclats de voix faisaient vibrer les ténèbres du palais. Les fenêtres, avec ce même vitrail vert pâle, peinaient à éclairer ces corridors froids et immenses et luisants. Ce n'était pas Canterlot, ce n'était pas Canterlot, mais si c'était l'Empire de Cristal alors pourquoi- ces questions s'évanouirent au détour d'un angle que le changelin n'eut pas le temps de croiser. Un garde lui rentra dedans et l'envoya frapper le mur avec violence. Il lâcha un cri et l'orbe tomba d'abord devant le garde avant de rouler vers la bête affalée.

Twilight avait roulé sur le dos. Tout son corps était douloureux, mais le sol avait été comme de la guimauve pendant un instant, si bien qu'elle n'avait pas vraiment souffert. Le temps de reprendre ses esprits, elle réalisa qu'elle était presque sauvée. Le garde s'était rapproché du changelin qui gémissait au sol et dont la patte avait saisi Twilight dans sa boule pour la tirer à lui, geste futile.

« Je suis tel- »

La voix de Twilight mourut en un instant en voyant les yeux du garde au-dessus d'elle miroiter d'un éclat verdâtre et maladif, puis sa mâchoire s'ouvrir sur des canines infâmes et une langue bestiale qui siffla. Le reste disparut dans son cri et son éclat de magie.

Soudain, elle était sur un lit.

Le changelin était avec elle, étalé sur une couverture de bleu nuit aux riches entrelacs. Une fenêtre juste à côté laissait entrer dans toute sa gloire le crû de l'aube, et Twilight n'eut aucun mal à voir le reste de la pièce où elle s'était téléportée, quoique quelque peu occupée sur le moment à tenter de toute ses forces de pousser la sphère de verre loin de la créature qui gémissait encore. La sphère ne bougeait pas d'un millimètre.

Elle cessa soudain ses efforts et regarda autour d'elle, saisie.

C'était une chambre assez vaste, une chambre de palais avec ce grand lit pour deux, aux coussins de pourpre, aux baldaquins pourpres également et qui ne se permettait rien d'autre pour cadre que du bois plaqué d'or. Les murs et le sol étaient du même bleu froid de cristal, avec les mêmes piliers bruts que les lieux de palais qu'elle venait de quitter.

Mais ce n'était pas ce qui l'avait saisie, ni ça ni la table de chevet avec sa grosse lampe maladroite, ni la ribambelle de miroirs au-dessus d'une étagère de livres. C'était le télescope.

C'était son télescope.

L'un de ses télescopes, mais son télescope. Le même modèle qu'elle avait emporté de Canterlot à Ponyville, le même modèle avec lequel elle avait grandi, avec son gros levier de réglage et ses pièces en cuivre, son motif fleuri de bleu clair. Une réplique parfaite, placée juste à côté d'une autre fenêtre au vitrail bleu, de l'autre côté de la pièce. Prêt à l'emploi.

Sa tête se mit à la vriller, un mal de cheval comme elle en avait rarement connu. Elle tituba, essaya de se remettre. Rejeter ces questions à plus tard, mais elle n'y parvenait plus.

« Qu'est-ce que c'était ?! » S'écria le changelin derrière elle.

Elle se rappela la téléportation, répondit sans réfléchir.

« Je ne sais pas, c'est parti tout seul ! »

« C'était incroyable ! Tu peux le refaire ? »

« Et pourquoi je t'aiderais ?! Tu es un changelin ! »

Le changelin la regarda sans comprendre.

Puis il se mit à regarder sous ses ailes, puis alentours d'un air de plus en plus paniqué. « Oh non » souffla-t-il avant de fouiller sous la couverture, puis sous le lit, et Twilight en conclut qu'il cherchait ses lucioles.

« Tu ne t'en tireras pas comme ça, tu sais. » Le tança-t-elle.

« Je croyais que les ponettes étaient censées être gentilles. » Lui répliqua le changelin avec une pointe d'agacement.

« Pas avec les méchants ! » S'emporta Twilight.

La créature s'apprêtait à répliquer, la regarda la bouche ouverte et ses yeux luisirent à nouveau. Twilight regretta soudain ses paroles, mais trop tard. Le changelin s'était déjà jeté sur elle et, la sphère entre ses deux pattes, il se mit à en sucer la surface.

« Arrête ça ! » Lui cria la jument à l'intérieur, désemparée.

« Réduis-moi en cendre, je m'en moque. » Prit à peine le temps de gémir le changelin, avant de se remettre à sucer.

Twilight Sparkle frissonna, voulut se téléporter ou quelque chose, n'importe quoi, mais sa magie ne semblait avoir aucun effet. En fait, rien ne semblait avoir aucun effet. Elle ne sentait pas son amour se faire aspirer. Sans doute parce qu'elle ne ressentait pas vraiment d'amour sur le moment, mais elle savait les changelins capables de vider un poneys en une minute. Le verre devait la protéger, se dit-elle, avant de déchanter.

« C'est si bon ! » Ronronna le changelin en retombant sur le lit, la sphère contre son torse chitineux. Twilight n'y comprenait plus rien. Il ne s'était rien passé !

Puis son esprit acéré remarqua autre chose : lorsque le changelin s'était jeté en arrière et avait emporté la sphère avec lui, Twilight n'avait pas été ballotée.

Elle délaissa la créature pour regarder à nouveau autour d'elle, tantôt la chambre et tantôt la sphère, et comme attendu les parois s'approchaient ou s'éloignaient en conséquence. Avec du temps, se dit-elle, du temps qu'elle ne voulait certainement pas passer enfermée là-dedans, elle pourrait sans doute contrôler parfaitement cet environnement.

La perspective d'être enfermée dans cette maudite sphère plus longtemps lui sembla insupportable.

« Oh non. » S'écria la créature de sa voix aiguë en se soulevant, le visage paniqué. Il posa la sphère sur le lit et se prosterna devant en chouinant.

« Je suis tellement désolée, je sais pas ce qui m'a pris, j'étais fâchée et tendue et puis tu criais et… et… et puis il y avait tout cet amour… s'il te plaît pardonne-moi s'il te plaît s'il te plaît s'il te plaît ! »

La tête que faisait Twilight. Assez longue pour la nuit des cauchemars.

« Tu n'es pas normal comme changelin. » Constata-t-elle à mi-voix.

« Qu'est-ce que tu veux dire ? » S'étonna ce dernier, avant de tourner la tête vers la porte de la chambre. « Eh, elles nous ont retrouvées ! »

Et il bondit hors du lit pour aller à la rencontre du flot de lucioles qui se précipitait à lui, bourdonner autour de son corps et aller se loger sous ses ailes.

Twilight Sparkle le regarda sans y croire, ce changelin ami des lucioles qui s'excusait d'aspirer l'amour des poneys. Et qui ne l'aspirait même pas. C'était tellement… absurde. Tout était absurde. Mais elle devait faire avec. Et quand elle réalisa qu'elle devait faire avec, alors son esprit fit un calcul en souffrance depuis l'instant où la bête avait dit « retrouvées ».

« Les gardes. » Dit-elle, les yeux grands ouverts.

« Quoi les gardes ? » S'étonna le changelin.

« Ils ont pu suivre les lucioles. »

La suite fut un tambour de sabots contre la porte barricadée par le lit et l'étagère.

La sphère dans sa gueule, le changelin dérapait sur la façade extérieure du palais. Les draps noués menaçaient de se défaire à tout instant. Mais Twilight ne s'y intéressait plus du tout. Toute cette action, toute cette fuite en pagaille avait laissé place à l'incompréhension la plus totale, à présent qu'ils étaient dehors, à la vue du ciel et de l'horizon.

Ils étaient à Ponyville.

C'était Ponyville.

Il y avait un palais de cristal juste devant Ponyville.

Et ce n'était pas l'aube. Le soleil était haut dans le ciel. La Lune l'était également. L'un derrière l'autre. C'était une éclipse solaire. Cela faisait des dizaines de minutes qu'il y avait une éclipse solaire. Un ciel étoilé en plein jour.

« Je crois que j'ai le vertige. » Souffla la jeune licorne.

En réponse le changelin se contenta de marmonner, et la sphère menaça de glisser hors de ses crocs. Il fit un effort avec sa langue pour reprendre prise dessus, et ses pattes lâchèrent. Tous deux étaient à présent suspendus dans le vide par ces draps qui n'étaient de toute manière pas assez longs pour atteindre le vaste balcon au-dessous. Balcon où des gardes ne tarderaient pas à surgir.

Le changelin marmonna encore avec des larmes aux yeux.

« Qu'est-ce que tu attends pour t'envoler ?! Tu as des ailes ! » Lui hurla Twilight.

Le changelin gémit de plus belle en se raccrochant aux draps qui se défirent un peu plus, et tous deux eurent un haut-le-coeur en sentant le vide se rapprocher de quelques centimètres. Puis la boule de verre glissa encore et s'échappa de sa gueule pour chuter en contrebas, emportant Twilight Sparkle avec.

Elle était trop occupée à crier de terreur pour apprécier cet instant enivrant où la gravité s'en allait et faisait flotter le corps. Elle avait trop peur pour songer que le sol de la sphère allait sans doute à nouveau s'amollir pour contrer le choc. Si la sphère survivait au choc.

Tout cela disparut en un instant lorsque deux pattes noires de changelin la saisirent au vol et l'emportèrent. Le changelin avait décidé d'ouvrir ses ailes et allait à présent… bientôt s'écraser dans l'herbe. Ils allèrent tout deux s'effondrer sur la pente grasse et verte, roulèrent dessus et vers la fin la sphère alla dévaler seule pour s'arrêter contre une pierre. Twilight se félicita de n'être qu'étourdie : se concentrer sur l'intérieur de la sphère lui avait plus ou moins évité d'être trop bousculée. Elle se releva et regarda le changelin en train de rire.

Pas un changelin normal, se répéta Twilight.

La créature tourna la tête vers elle et lui offrit un sourire féroce :

« Tu as vu ? J'ai volé ! J'ai volé ! »

Plutôt que de perdre du temps à répondre, la jument préféra soupirer. « C'est loin d'être fini. » Le prévint-elle. Il se ferait attraper quand même. Tout Ponyville serait bientôt à ses trousses.

« Tu as raison ! » S'exclama-t-il en se relevant. « Profitons de la nuit ! »

« La nuit ?! » S'étrangla Twilight.

Mais le changelin ne l'écoutait plus, occupé à regarder les lucioles le rejoindre et s'excuser auprès d'elles, de cet air faussement penaud avant de leur donner abri. Les lucioles hésitèrent, puis allèrent se blottirent sous les ailes et, satisfait, le changelin alla saisir Twilight pour l'emporter et galoper… droit sur Ponyville.

À y réfléchir, cela pouvait avoir du sens. La forêt était loin et les gardes auraient plus de chances de le repérer dans la prairie. Sans doute qu'il planifiait de se fondre parmi les habitantes, auquel cas Twilight se jurait déjà de rendre cela mission impossible.

Tous deux atteignirent les premières maisons, les dépassèrent et continuèrent jusqu'à trouver une ruelle étroite où, après avoir regardé à gauche et à droite, le changelin reprit son apparence de jument, tout compris avec le pull à col et la chemise dessus, blanche à raies vertes.

« Ah ! » Triompha Twilight, incapable de s'en empêcher. « Ton déguisement ne fonctionnera jamais ! Tout le monde se connait à Ponyville, tu seras grillé en un instant ! »

« De quoi tu parles ? » Lui demanda la jument avec cette voix nouvelle, à l'accent bien côtier et frais. Son visage exprimait une franchise désarmante.

Twilight soupira encore.

« Oublie ça. »

Dans un haussement d'épaule, le changelin la saisit, voulut la remettre en gueule mais se ravisa et, à la place, la glissa à l'intérieur de son pull, sous l'épaule, de sorte que la bosse n'était pas trop visible. La logique derrière la magie changeline la dépassait.

La fausse jument fit deux pas et murmura : « Et par pitié, ne fais pas de bruit, ou on va nous repérer. »

« Donne-moi une raison de ne pas hurler... » Siffla Twilight.

Elle ne le savait pas, en fait. Une part d'elle attendait de voir un poney pour s'époumonner. Une autre part se rappelait le visage du garde. Mais c'était plus probablement un acolyte. Ou un rival. Tout ce qu'elle comprenait était qu'elle était à Ponyville, et qu'à la moindre occasion ce changelin serait démasqué et arrêté.

En attendant, elle devait supporter d'être ballotée sur son côté, incapable de voir quoi que ce soit à travers les rues qu'elle connaissait par coeur de Ponyville. Et de ce qu'elle savait, ils trottaient de ce trot nerveux et mal assuré en direction du centre du village.

« Tu veux vraiment rester enfermée dans ce palais ? » Demanda la fausse jument avec sa fausse voix. « Tu n'as pas envie d'être libre ? »

« Oh, parce que je suis tellement libre avec toi. »

« Buzzy. Je m'appelle Buzzy. » Dit la créature. « On pourrait être amies toi et moi. C'est quelque chose que les ponettes faisaient, tu sais. »

« Bien sûr, soyons amis, à quoi qu'est-ce que tu as dit ? »

Faisaient. Le changelin avait dit faisait. Elle n'aimait pas du tout, mais alors pas du tout cet imparfait de l'indicatif.

« Buzzy. » Répéta la fausse jument plus enjouée. « Ou bien tu préfèrerait mon nom équestre ? Je préfère Buzzy. »

Il était déjà devenu évident à Twilight Sparkle qu'elle ne comprenait absolument pas ce qui se passait. Il devint soudain terriblement visible à quel point.

La jeune licorne se mit à faire les cent pas dans la sphère. Il y avait des boîtes de Pandore moins remplies que ce que le coeur de Twilight devait supporter à l'instant. Elle aurait pu éclater, ce n'était pas l'envie qui lui manquait, mais toutes ses pensées revenaient sans cesse à la seule chose qui comptait : elle devait sauver ses amies.

« Tu boudes ? » Demanda encore la fausse jument dehors.

Elle ne lui prêta pas d'attention. Son esprit listait à présent tout ce qu'elle devait tenter. D'abord, sortir de cette sphère. Sa corne s'illumina et l'instant d'après elle reparut dans l'orbe, au beau milieu et au milieu des silhouettes fuyantes de sa chambre du Golden Oak. Elle prit donc note, elle pouvait téléporter la sphère mais pas elle-même. Les conclusions qu'elle en tirait lui déplaisaient énormément.

Mais cela signifiait qu'elle pouvait lancer des sorts hors de la sphère. La perspective de tirer des lasers sur le changelin la fit sourire un peu, faiblement. Il lui fallait tester cela avec un sort moins visible et pour le moment, elle voulait surtout voir à travers ce pull où ils allaient.

Ce n'était pas un sort qu'elle avait beaucoup exercé, faute d'avoir jamais eu de raison d'en faire usage, mais elle en avait bien appris un pour voir à travers les objets. Quand ça. Quand ça ? Toute petite, quand pouliche elle passait ses heures à fouiller les grimoires. Twilight s'étonna elle-même de s'être posée la question. Se concentrer.

Le premier sort échoua. Mais c'était normal. elle l'avait tenté sur elle, et le pull derrière le verre était resté impénétrable. Une seconde fois, elle fit darder sa corne et le tissu resta toujours aussi insensible. Un instant de réflexion lui rappela que ce n'était pas un vrai pull, juste une illusion de changelin. La troisième fut la bonne et elle pu constater en même temps qu'elle était, en vérité, calée légèrement à la pointe de l'aile insectoïde, près des lucioles endormies, et qu'ils longeaient la grande rue par la petite ruelle, juste derrière chez Daisy, à un pâté de maisons de la mairie.

« Oh, on est tout près de la grande place. » Constata-t-elle à voix haute, sans y prendre garde.

« Oui, » se réjouit la fausse jument, malgré sa voix inquiète et son trot nerveux, « on va se cacher là-bas. »

La cachette des changelins était donc au centre du village. Twilight sourit. Ce changelin n'avait aucune idée d'à qui il avait affaire. Elle allait apprendre ce qu'ils faisaient là, puis elle s'échapperait, téléporterait cette maudite orbe avec elle au besoin et irait avertir tous les poneys.

Les ruelles, dans la lumière crue de l'éclipse, avaient quelque chose de triste et vide. Les volets étaient fermés, les jardins ternes. Tout était bien entretenu, et tout semblait à l'abandon. Sans doute une impression, se dit-elle.

Quelques pas les ramenèrent sur la grande rue, juste devant la petite arche de pierre qui les séparait encore de la grande place. On avait collé dessus maladroitement deux affiches pleines de couleurs invitant à la fête d'une jument. De la musique, des jeux, des petits plats. La jument elle-même, Twilight ne la reconnaissait pas. Le changelin, toujours déguisé, passa sous l'arche et la mairie apparut, si haute et familière, entourée de tous ses drapeaux et fanions, une foule de couleurs que même l'éclipse peinait à réduire.

La grande place était totalement déserte.

Pas une rumeur. Le village devait dormir, et il fallut à la licorne un instant pour se convaincre encore que cette pénombre était bien la nuit. Mais même ainsi, un tel silence avait quelque chose de sinistre. Sans doute une impression.

La créature continua résolument en longeant les bâtiments, en direction du Sugarcube Corner. Pinkie pie devait être là-haut, dans sa chambre, derrière cette fenêtre close. Elle ne fermait jamais ses volets -- Twilight ne se rappelait même pas que ses fenêtres en aient. Si elle appelait à l'aide maintenant, Pinkie l'entendrait. À moins que le changelin ne se rende de lui-même à la porte pour, après un regard fugace alentours, frapper plusieurs fois au battant.

C'était très, très, très mauvais.

Raidie, la jeune licorne attendit comme son geôlier que quelqu'un réponde. Qu'était-il arrivé à madame Cake. À monsieur Cake. Aux petits. Qu'avaient-ils fait à son amie.

Une voix siffla derrière la porte.

« Nous sommes fermé. »

En retour la fausse jument souffla : « J'ai de l'amour. »

Quelques secondes, puis : « Combien ? » et le changelin de répondre : « Assez. » Quelques secondes encore puis le loquet joua, la porte s'ouvrit. Elles entraient.

Twilight reconnut celle qui leur avait ouvert en un instant. C'était madame Cake, la chevelure défaite, l'air fatigué et durci par cette intrusion semi-nocturne. Mais avant même que la jeune licorne ne songe à prévenir la brave terrestre du danger, sa part la plus rationnelle lui intima de ne rien faire.

« Approche » dit sèchement Cup Cake.

Le changelin déguisé obéit et, sous le regard immense de Twilight, madame Cake ouvrit une gueule acérée, à la langue bestiale, et se mit à aspirer comme un halo verdâtre de ce corps offert. L'air se refroidit légèrement, pas dans l'orbe mais au-dehors, très très légèrement. Elle sentit le corps du changelin trembler un peu, puis après quelques secondes s'arracher au sort et s'exclamer à mi-voix : « Assez ! » Madame Cake siffla en réponse, les yeux luisants de ce vert maladif, avant de se reprendre.

Sa voix était désormais plus aimable, mais prudente :

« La troisième chambre. Personne n'y va. »

Et elle tendit une clé au changelin. Mais cela n'était pas important. Le coeur de Twilight avait fait un nouveau bond, un bond de plus. La chambre de Pinkie Pie.

La montée des escaliers fut comme une montée vers le couperet. Sans même savoir ce qu'elle craignait, Twilight redoutait chaque pas qui la rapprochait de cette chambre. Tout ce qu'elle risquait d'y apprendre. Le couloir était obscur, de bois grinçant, sinistre. La semi-obscurité s'y étendait en ténèbres effrayantes. Derrière les portes closes, la jeune jument pouvait entendre des rumeurs de bêtes, claquements, sifflements assoupis. derrière la porte des enfants.

Elle allait leur faire payer à tous.

La clé joua dans la porte de la chambre de son amie. Ils entrèrent et le changelin referma derrière eux avec hâte et souffla. Puis il tira Twilight de sous sa patte et la posa sur la table la plus proche, à côté du gramophone.

La chambre n'avait pas changé. Pas d'un iota. La cheminée avec sa bûche, le baquet métallique de friandises à côté, avec ses deux éternelles sucettes géantes… non, la chambre avait complètement changé. Le canapé, la colonnade enrobée, l'armoire aux portes ouvertes, le lit et ses motifs sucrés, la table de nuit, le miroir sur la table de nuit. Tout était mis en scène. Un décor de théâtre, une reconstitution.

« On sera tranquilles ici, » sourit la fausse jument, « les gardes ne nous trouveront pas. »

Twilight se secoua. La créature déguisée, surimposée à cette chambre trop bien préservée, pesa sur les nerfs de la licorne. Son ami ne dormait plus ici. Elle n'y avait probablement plus dormi depuis longtemps.

« Où est Pinkie Pie ? » Siffla Twilight entre ses dents.

« Qui ça ? »

« Pinkie Pie ! » S'emporta Twilight, et elle ne baissa que d'un ton fasse au geste empressé du changelin. « La jument qui vivait ici ! Mon amie ! »

« Une ponette vivait vraiment ici ? » S'étonna la fausse jument en regardant alentours. « Je croyais que c'était un décor. »

« Eh bien non ! Enfin si ! Non ! Avant ! Avant, c'était la chambre de mon amie, et tu vas me dire ce que vous lui avez fait ! »

L'expression de la fausse jument fut si honnêtement confuse que Twilight y crut presque. Il pouvait ne pas savoir. Mais elle s'en moquait. Les changelins avaient enlevé son amie.

Non, ce n'est pas logique, s'alarma sa raison. S'ils ont remplacé madame Cake, pourquoi n'auraient-ils pas remplacé aussi son amie. Elle piétina cette voix sous sa colère.

« Où est-elle ! » Aboya-t-elle presque, et le changelin s'effraya.

« Moins fort ! Je n'en sais rien ! Au ciel, partie, comme toutes les juments, je suppose ! »

La corne de Twilight s'embrasa. Puis l'orbe s'embrasa également, comme un feu vengeur. mais le laser n'apparut jamais et, sentant le sort s'estomper là-dessus, la jeune licorne se sentit soudain minuscule.

Au ciel. Partie.

Qu'est-ce qu'ils lui avaient fait.

**** **** ****

« Eh. Eh. » Disait doucement la fausse jument en frottant la boule.

Twilight faisait de son mieux pour l'ignorer. C'était plus fort qu'elle, elle savait bien que ce pouvait être un mensonge de changelin, que ça n'aidait en rien, mais ses émotions avaient eu raison d'elle. Elle tournait le dos à ce visage de fausse ponette et cachait ses larmes sous ses sabots.

L'idée que Pinkie Pie soit partie était trop dure à envisager. Mais son esprit avait fait le pas supplémentaire de l'étendre à tout Ponyville. Madame Cake. Ce garde. Toutes les juments. Elle frissonnait à chaque fois que dans sa tête ces mots revenaient. Et plus elle se répétait que c'était faux, que c'était un mensonge, plus son désespoir s'accentuait.

« S'il te plait, ne pleure pas. » Le supplia gentiment la fausse jument. « Peut-être qu'elle n'est pas partie, peut-être qu'elle va revenir. Il faut garder espoir. »

« Va-t-en ! » S'étrangla la jument. « Laisse-moi tranquille ! »

Elle n'avait plus assez de magie, après toutes ses tentatives pour le réduire en tomate, pour l'affronter. Elle ne voulait pas de sa pitié. Une bête qui ne savait que mentir, qui voulait la piéger et l'utiliser. Elle aurait voulu disparaître, mais la sphère restait résolument translucide. Peut-être que sa magie projetée avec violence l'avait détraquée.

La vérité était qu'elle avait désespérément peur de ce blanc froid et vide.

« Comment tu t'appelles ? » Demanda le changelin, avec cet accent côtier traître.

Elle ne prit pas la peine de répondre. Pinkie Pie était partie. Toutes ses amies. Elle devait retrouver ses amies. Mais si c'était pour découvrir…

« Comment elle était ? » Demanda le changelin avec ce même accent traître.

Twilight releva la tête.

« Pinkie est joyeuse et pleine d'énergie, » se força-t-elle à dire malgré sa gorge nouée, « et elle n'est pas partie ! Vous l'avez juste capturée et emprisonnée dans un de vos maudits cocons, dans votre ruche ou quelque chose ! »

« De quoi tu parles ? »

Elle éclata : « Arrête ton manège ! Je sais très bien comment vous faites, vous les changelins ! Vous aspirez le bonheur des autres et vous les emprisonnez et vous, vous prenez leur place, et, et, et vous ruinez tout ! C'est dans votre nature ! »

Elle n'avait plus face à elle la fausse jument. Le déguisement était tombé en un souffle de flamme verte. La bête qui se tenait face à elle avait ces yeux luisants et vides d'animal. Sa gueule était entrouverte, canines bien visibles, comme prêt à mordre. les pauvres excuses d'oreilles qu'il avait sur la tête s'était rabattues.

« Je vais sortir de cette orbe ! » S'étrangla encore Twilight entre deux hoquets. « Je vais sortir et je vous punirai tous ! Ramène mon amie maintenant ! »

Le changelin ne réagit pas, ne la regardait plus, le regard perdu dans un infini qu'il était seul capable de voir. Elle le regarda jouer les statues, s'énerva et dans une gronde inutile, se détourna. Sa tête faisait défiler toutes les options possibles pour sortir, faire quelque chose, n'importe quoi, et la seule chose qui lui vint fut de briser le verre avec ses sabots. Un seul coup d'oeil à l'épaisseur du sol lui fit comprendre combien c'était inutile.

« Qu'est-ce qui s'est passé. » Gémit Twilight Sparkle.

Elle regarda son reflet défait dans la semi-blancheur du sol, par-dessus le bois coloré de la petite table. Sa crinière sombre était défaite, secouée par la sueur et la magie. Son visage était rougi. Le crin mauve, dans la pénombre, semblait presque gris. Elle plongeait ses yeux dans les yeux de son reflet et les trouvait sans vie. Puis ses yeux se fermèrent sous les nouvelles larmes qui lui venaient.

« Ce n'est pas Ponyville, ce n'est pas Equestria, je ne reconnais rien… Princesse… Spike… quelqu'un, aidez-moi… »

Quelques secondes, puis l'orbe de verre se souleva. Twilight regarda autour d'elle, à travers ses larmes, et vit le changelin la porter jusqu'au lit de son amie, l'y déposer et, alors qu'elle s'apprêtait à lui crier quelque chose, elle le vit se coucher sur le sol juste à côté, hors de sa vue. Il n'avait rien dit, il n'avait eu que cette expression d'animal prêt à mordre.

C'était stupide, rien n'avait changé, mais après ça la jument se sentit un peu mieux.

L'idée que Ponyville soit pleine de changelins faillit la reprendre, mais cette fois son esprit acéré et calculateur s'était mieux armé. Qu'est-ce qu'elle savait vraiment ? Que Pinkie Pie n'était pas au Sugarcube Corner. Ils avaient pu la capturer. Ils avaient pu lui faire du mal. Mais elle avait pu aussi simplement s'enfuir. Partie. Cachée ailleurs en Equestria. Ou bien, et c'était plus logique, puisqu'elle-même était enfermée dans une orbe de verre, sans doute que ses amies vivaient la même chose.

Qu'est-ce qu'elle savait d'autre ? Qu'elle était Twilight Sparkle, l'élève personnelle de la princesse Celestia, la jument la plus douée de Ponyville. Pour sauver ses amies, elle serait la jument la plus douée d'Equestria.

Une pensée froide lui traversa l'esprit comme une lame.

Elle pouvait utiliser ce changelin.

« Eh, euh… comment tu as dit que tu t'appelais, déjà ? » Demanda-t-elle de ce côté du lit.

Son ton était devenu beaucoup plus aimable, encore un peu triste et surtout faux, terriblement menteur. Elle était aigre, elle avait de la bile au ventre à en revendre mais surtout, elle avait cette révolution en tête où, pour sauver ses amies, elle ne pouvait plus se reposer sur ses sorts. Il lui restait la ruse. La malice.

La tête du changelin surgit de derrière le lit, l'air surpris.

« Buzzy. Tu n'es plus fâchée ? »

« Oh, non, je suis calme à présent ! » Répondit-elle d'une voix en cisaille, le sourire tranché. « Encore un peu secouée, c'est tout ! »

« Parfait ! » Se réjouit le changelin avec son sourire fauve, avant de replonger sous le lit, dans une fin de conversation plutôt abrupte à laquelle Twilight ne s'attendait pas.

Elle attendit un peu, mais la discussion semblait bien devoir mourir là si elle n'y donnait pas un peu d'elle-même.

« Donc… tu es depuis longtemps à Ponyville ? »

« Depuis aujourd'hui. » Lui répondit la petite voix aiguë du changelin de derrière le lit. « Ou hier. Il est tard, tu sais, et la soirée a été mouvementée. »

« D'accord, monsieur grognon, » le gronda Twilight, « mais tu n'étais quand même pas venu juste pour me voler ? »

La tête ressurgit, l'air agressive.

« Mais tu es quoi exactement ? Aussi, je peux venir sur le lit ? Il fait froid par terre. »

« Non. »

L'expression colérique du changelin fut extrêmement gratifiante pour elle. C'était ce qu'elle voulait. Du contrôle. Un savant dosage de gentillesse et de logique.

« Je suis Twilight Sparkle, enchantée… Buzzy. » Dit-elle avec un faux naturel. « Tu n'as pas l'air méchant pour un changelin. »

« Tu ne peux pas être Twilight Sparkle ! » Rétorqua ce dernier de but-en-blanc, de sa voix aiguë.

Qu'est-ce que ce monde lui réservait encore, s'énerva Twilight. Au moins, elle était sûre de savoir qui elle était.

« Et pourquoi ça ? » Minauda-t-elle.

« Déjà, tu n'as pas d'ailes. Ensuite, tu es méchante. Sans vouloir te vexer. » C'était vexant. « Et puis, tu ne sais rien des changelins. »

« Bien ! » Se réjouit nerveusement la jeune jument, « Je crois qu'il y a comme un léger malentendu. Pour commencer, je n'ai jamais eu d'ailes. »

Le changelin pouffa de rire et se leva. Elle le regarda faire et continua sans se départir :

« Ensuite, je ne suis pas méchante ! Je n'aime juste pas être enlevée en pleine nuit par une créature maléfique. Même si tu n'es pas aussi maléfique que tu en as l'air. Ce qui prouve seulement que la connaissance équine sur les changelins est encore limitée, mais je crois être assez érudite dans les grandes lignes pour savoir de quoi je parle. »

Quand elle eut fini sa tirade, elle regarda enfin la photographie dans un cadre que le changelin avait retiré du mur pour le lui présenter à pleines dents. Là, sous la canine bavante, c'était elle, dans la rue de Ponyville, entourée par ses amies. L'image qu'elles avaient prises après le départ de Celestia, à ses premiers jours à Ponyville.

Non, une image plus récente, juste semblable. Il y avait plus de poneys, dont madame Mare et Zecora, et Spike et les petites soeurs de ses amies et… et elle.

Et elle avait des ailes.

« C'est… c'est qui ça ? » Demanda-t-elle avec un rictus.

La créature lâcha le cadre pour le tenir d'un sabot et pointer de l'autre : « Twilight Sparkle, princesse de l'amitié, aux côtés de ses trois amies. Les autres, je ne sais pas bien. »

Puis il se mit à regarder l'image, et Twilight, et l'image et Twilight.

« C'est vrai que tu lui ressembles. »

C'était vrai.

C'était vrai, se dit Twilight.

La ressemblance était frappante, mais ce n'était que cela. Une ressemblance. Les changelins avaient pu mettre en scène cette photographie en utilisant l'ancienne comme référence. Sa raison la rappela à la raison : cela n'avait aucun sens. Ce monde n'avait pas de sens. Elle s'y prenait mal.

Elle s'assit, autant pour éviter de perdre l'équilibre sous la charge de tout ce qu'il lui fallait encaisser que pour se préparer à la suite.

« Très bien, monsieur le changelin. »

« Buzzy. Et je suis une changeline. »

« Très bien, Buzzy, » patienta Twilight, « et si tu me parlais un peu plus de cette… princesse de l'amitié ? »

Aussi enchanté qu'à un cours d'histoire, le changelin s'exécuta.

Il saisit Twilight par la gueule, se ressaisit, la lâcha et récupéra la boule de verre au sabot pour la porter jusqu'à la fenêtre qu'il ouvrit grand. Dehors, l'éclipse durait sans fin, et l'horizon semblait une grisaille sous le ciel étoilé.

Une fois l'orbe posée sur le rebord, en sécurité, la créature se cala elle-même confortablement et se mit à regarder tous ces milliers d'éclats célestes.

« La princesse de l'amitié était la princesse d'Equestria. Elle est née ici, à Ponyville, dans le château du crépuscule, et elle répandait l'amitié grâce à un arc-en-ciel d'harmonie. Elle avait deux soeurs, Celestia et euh… l'autre… »

« Luna. » Souffla Twilight incrédule.

« Luna, à qui elle confia le soleil et la lune. mais Luna était méchante alors elle la bannit sur la Lune pendant mille ans. Elle avait aussi trois amies, Rainbow Dash, Applejack et Rarity. À Rainbow Dash elle confia le ciel et les nuages. À Applejack elle confia l'eau et la pierre. Et à Rarity elle confia toutes les richesses. Elle leur forgea des colliers, et ensemble elles étaient les quatre Éléments. »

Le changelin semblait y croire. Il souriait de ce sourire féroce de changelin en énonçant sa petite leçon d'écolier, et il gardait ses yeux levés sur cette foule d'étoiles, en beau rêveur. Twilight restait bouche bée. Elle ne savait pas si elle devait se sentir rassurée ou prendre cette bête en pitié.

Puis, la curiosité aidant, tandis qu'il continuait elle aussi se mit à regarder le ciel.

« La princesse enseigna l'amour, le bonheur et l'amitié à tous les peuples. Elle dit à Rainbow Dash, balaie tous les nuages de leur ciel pour que mon soleil perce jusqu'à leurs coeurs. Et Rainbow Dash balaya tous les remparts qui tenaient leurs coeurs prisonniers. Elle dit à Applejack, fais fleurir leurs jardins et s'élever leurs demeures. Et Applejack leur offrit une capitale. Elle dit à Rarity, amène-leur la passion et le bonheur. Et Rarity leur amena une prospérité sans pareille. Et les changelins étaient heureux et complets. »

Ce ciel n'était pas celui de Ponyville. Il n'y avait aucune des constellations qu'elle avait observé durant ces longues veillées à la chandelle, avec son fidèle télescope. À la place, il y avait toute cette foule d'étoiles sans ordre, plus grosses et plus intenses, que la pâleur de l'éclipse aurait dû effacer. Un ciel artificiel. Un millier d'astres inexplicables.

« Un jour, la princesse dit à ses soeurs et à ses amies, allons illuminer le ciel. Elle mit la lune devant le soleil, et toutes les ponettes la suivirent dans le ciel, d'où elles nous guident et nous regardent. »

« Sérieusement ? »

Le changelin regarda la petite jument enfermée dans son orbe, peu convaincue. Il haussa les épaules autant que sa carapace de chitine lui permettait.

« C'est ce qu'on dit. Moi je crois plutôt que les ponettes se sont lassées de nous. »

Il referma la fenêtre et remporta Twilight du côté du lit. Elle ne s'offusqua même pas quand il se coucha avec elle sur la couverture, trop occupée à donner un peu d'ordre à cette… légende. Au moins, elle savait désormais qu'elle n'avait effectivement jamais eu d'ailes.

« Et donc, quand tu dis que Pinkie Pie est partie… » tenta-t-elle « … tu veux dire qu'elle est… devenue une étoile… »

« Je ne sais pas. » Admit le changelin avec sa voix aiguë. « Ce serait bien que tu soies la princesse de l'amitié. Comme ça tu pourrais nous sauver tous. »

Puis, alors qu'elle allait répondre, elle le vit se raidir.

« Non, en fait ce serait horrible. »

Et avant qu'elle n'ait pu ajouter un mot, il recouvrit l'orbe de ses sabots et la serra contre lui, jusqu'à ce qu'elle parvienne à peine à distinguer des interstices de la chambre dans sa pénombre. Elle l'appela, mais la créature s'était comme assoupie. Bientôt se fut une certitude, quand la respiration devenue régulière fut suivie de légers sifflements. Twilight se concentra, projeta son sort de vision sur la sphère et vit à travers les pattes -- sur lesquelles la magie eut la grâce de ne pas s'arrêter -- la gueule géante et mi-ouverte de l'insecte qui semblait sourire. Sa carapace semblait luire légèrement.

Il dormait, et elle-même se sentit soudain épuisée. Ce n'était pas de la fatigue, juste le contrecoup de tout ce que l'univers avait empilé sur ses épaules en une ou deux heures. Le mieux était encore de voler un petit somme.

Pour éviter la myriade de questions qui la titillaient, le museau entre ses pattes, elle se mit à compter les nombres entiers.

La présence des pattes noires autour d'elle lui évitaient de se sentir seule.

Un sommeil sans rêve, enfermée dans une blancheur où elle cherchait ses amies en vain.

Bon, en gros, ça fonctionne comme ça.

Pinkie ?

Je ressens des sensations bizarres qui veulent toutes dire quelque chose !

Pinkie était près de l'évier, avec son shampoing. La salle de bain avait cette belle lumière du jour qui la réchauffait. Elle-même était en colère, parce que Pinkie lui racontait des balivernes.

Par exemple quand mon dos me gratte, ça veut dire que je vais avoir de la chance !

Twilight tenta de sortir du bain gonflé de bulles où elle se trouvait, avertir Pinkie Pie que des changelins allaient l'enlever. Les traits de la salle d'eau disparurent avec la lumière et laissèrent place à la blancheur translucide de l'orbe. Elle regarda s'évader les traits de son amie, si proche et si lointaine soudain. Le souvenir avait été assez vivace pour qu'elle en garde même l'odeur, comme un instant de réalité arraché au passé. Fichue sphère.

Un regard hors de sa prison de verre, aidé en cela par son sort de vision, la ramena directement dans ce rêve. La pièce était baignée de la même lumière chaude et accueillante, un jour éclatant projeté par toutes les fenêtres. Les couleurs magnifiées étaient joyeuses et sucrées. Pour un peu, Twilight Sparkle aurait cru que son amie allait revenir de la salle de bain et qu'elle ne faisait que l'attendre.

Aujourd'hui serait meilleur, décréta-t-elle avec conviction.

Aujourd'hui ne serait pas meilleur, décréta sa raison.

Un bruit diffus venait de la fenêtre, rumeurs matinales de la ville en éveil et elle crut d'abord à des piaillements d'oiseaux, avant de se reprendre. C'étaient des voix de poneys, joyeuses. Non. c'était plus que ça.

Twilight se retourna et galopa frapper sur le verre du côté où la gueule du changelin reposait toujours sur la couverture.

« Réveille-toi ! Réveille-toi ! »

La créature grommela, fit frétiller ses ailes un petit peu, juste assez pour inquiéter les lucioles qui s'y blottirent de plus belle, comme si la lumière les épouvantait. Mais Twilight insista, soudainement transportée de joie :

« Allez, debout ! Il y a des poneys qui chantent dehors ! »

L'oeil du changelin s'ouvrit, puis se referma. Il grommela : « Oh non, pas encore cette routine. »

« Qu'est-ce que tu racontes, allez, dépêche-toi ! On va rater ça ! »

Son enthousiasme, mais surtout son insistance, eurent raison de la torpeur de l'insecte qui, se relevant avec peine, et bâillant canines à l'air, alla la saisir par la gueule pour la porter jusqu'à la fenêtre d'un pas traînant. Elle se jura en regardant la bave sur le verre qu'ils auraient une discussion là-dessus.

Puis elle oublia ça, toute empressée de voir par-delà le rebord de la fenêtre qui s'ouvrait les chaumières de Ponyville et, plus bas, dans la rue les poneys en fête. Tout Ponyville, tous ces visages familiers, ces juments qu'elle côtoyait, ces étalons affairés, toute la ville s'affairait à la fête. Elles portaient des banderoles, elles jouaient de la grosse caisse et elles allaient en file et chantant par les rues. « C'est merveilleux de vivre à Ponyville ! Alors demander mieux serait très difficile ! » La chanson était si enjouée que Twilight se voyait déjà les rejoindre.

« Leur chanson est pire que la nôtre. » Grommela le changelin.

« Allez, ne me dis pas que ça te laisse de glace ! » Trépignait la licorne sous cloche.

Le changelin lui offrit ses yeux mi-clos de bestiole.

« Tu sais pourquoi ils font ça, princesse ? » Et après avoir coupé l'engouement sous les sabots de Twilight, il regarda en contrebas, dans la grande place. « Ils ont faim. On a tous faim. »

Petit coup au coeur au souvenir qu'il ne s'agissait pas de vrais poneys. Les visages familiers, là en bas, n'étaient que des masques. Combien c'était facile de l'oublier.

Son entrain était déjà enterré.

« Ne me dis pas que les changelins chantent tous les matins. »

« Ben si. »

Et il referma la fenêtre. Elle le regarda s'éloigner vers la table de nuit, se regarder dans le miroir. Il se traînait.

« Manehattan, qu'est-ce que tu me fais » se mit-il à siffler d'un faux air las. « Cette ville est tellement animée. On y fait, tout ce qu'il nous plaît… » Il se tut et soupira.

« Mais si vous n'aimez pas chanter, alors pourquoi vous le faites ? »

« Parce qu'on a faim. » Se répéta la créature. « Eh, tu sais où il y aurait des sacoches ? Je ne peux pas passer mon temps à te porter sous la patte.

Ou dans la gueule. C'était un service que Twilight était ravie de rendre, et elle était à peu près sûre que Pinkie Pie conservait ses sacoches dans l'armoire. Avec son canon de fête. Et… beaucoup d'autres choses. Le changelin ressortit avec la paire de sacoches frappées de la marque de beauté de son amie, les trois ballons de fête colorés qu'il se mit à mordre furieusement pour les arracher.

Elle retint un cri : « Mais qu'est-ce que tu fais ?! »

« Je retire ces trucs pour éviter d'attirer l'attention. » Répondit-il, pris par sa besogne. « On me demanderait pourquoi ce n'est pas ma marque de beauté. »

« Mais ces sacoches sont à Pink- oh et puis zut. Fais comme tu veux. »

Elle regretta vite ses paroles lorsque le changelin enfila les sacoches, si haut sur son dos qu'il les portait presque sur son cou.

« Qu'est-ce que tu fais encore ? » Le gronda-t-elle.

« J'y peux rien, je ne veux pas écraser mes amies ! »

« Tes amies. »

« Les lucioles. » Précisa le changelin en dévoilant un peu ses ailes, et les lucioles s'égaillèrent à nouveau avant de retourner se loger dessous.

Elle n'avait pas trop d'un sabot sur le visage pour exprimer son désarroi.

« Trouve un bocal, perce des trous, mets-les dedans. »

« Mais ce serait méchant ? » Se défendit le changelin.

« Ce sont des lucioles. » Fit remarquer la jeune jument. « Et puis, ça ne te gêne pas de le faire avec moi. »

Ce dernier argument eut raison du reste. Pendant qu'il s'affairait à trouver un bocal, puis d'être tout surpris d'en trouver un dans le bric à brac de l'armoire, Twilight retourna à la fenêtre fermée pour, grâce à son sort de vision, en percevoir à nouveau l'extérieur. Elle n'entendait presque plus la rumeur du chant qui s'estompait, remplacé par des rires et des acclamations. Bien sûr qu'elles s'amusaient, là en bas.

En haut, le soleil était dévoilé à moitié, et la Lune était plus blanche que la craie, recouverte sur sa tranche d'une ombre si épaisse que toutes les ténèbres du monde semblaient s'y être condensées, et qui lui donnait l'aspect d'un oeil sauvage tourné sur l'astre céleste. Les étoiles, malgré la lumière du jour, étaient toujours brillantes dans le ciel.

« Voilà le plan ! » Dit le changelin en revenant vers elle, avec entrain, le bocal dans la sacoche. « On va déjeuner ici, puis prendre le train… oh. »

Il s'arrêta et Twilight tourna la tête vers lui, surprise.

« Désolée, » dit-il piteusement, « je ne voulais pas te déranger. »

« De quoi ? »

« Tu pensais à tes amies, pas vrai ? »

Elle n'y avait pas pensé. Son regard retourna aux étoiles, mais tout ce qu'elle y voyait était une magie artificielle, rien de plus. Ses amies étaient ailleurs. Et y songer n'aurait servi à rien. Ce changelin essayait juste de la faire se sentir mal.

« Oui, » feignit de geindre Twilight, « elles me manquent terriblement ! Mais je dois accepter qu'elles sont parties. »

Le changelin siffla d'admiration.

« J'ai vraiment eu de la chance. » Dit-il avec ce sourire féroce, avant de s'approcher d'elle et elle se raidit, prête à voir les crocs baver à nouveau sur son orbe -- son orbe… non, l'orbe -- mais il se contenta de la saisir du sabot.

Puis il s'arrêta et la regarda encore, longuement.

Longuement.

« Qu'est-ce qu'il y a ? » Demanda-t-elle, soudain inquiète.

« Quand tu as dit… que les changelins aspiraient l'amour des autres, que c'était leur nature… est-ce que c'est vrai ? »

« Eh bien, je ne prétends pas être une experte mais, oui ? Je veux dire, tu es un changelin, tu dois bien le savoir ? »

Il la regarda encore sans rien dire, puis la mit dans la sacoche, sans ménagement.

« Évite de le répéter. » Siffla-t-il en trottant vers la porte.

Twilight Sparkle se releva, honteuse de n'avoir toujours pas appris à contrôler les mouvements à l'intérieur de la sphère. Elle s'épousseta les pattes et projeta le sort de vision qui traversa aussi bien la sacoche que le changelin et lui dévoila le couloir dans toute la splendeur du jour. La porte de la chambre des petits était entrouverte et elle pouvait toujours entendre des rumeurs, mais sans rien voir et elle hésita à pousser son sort plus loin. Du reste ces rumeurs-là étaient couvertes par celles, plus fortes, qui venaient d'en bas, après l'escalier. Le temps de fermer la porte à clé, le changelin s'y dirigea.

Elle sursauta en réalisant qu'il s'était retransformé.

La jument de la grande ville descendit les marches sans regarder, dans la grande salle, les juments prises dans des discussions animées. L'air était rempli de cette odeur chaude de pâtisseries qui fit tiquer Twilight, parce que c'était beaucoup trop sucré. Tous les poneys qu'elle voyait -- qui étaient des changelins, donc -- souriaient et riaient avec joie. « Buzzy » se mit à faire de même, à grands renforts de sourires, pour saluer toutes celles qu'il croisait.

Il se forçait. Elle voyait trop bien qu'il se forçait, et pourtant il avait l'air si naturel. Comme s'il avait fait ça toute sa vie. En fait, un peu comme s'il était un changelin.

Madame Cake se pressa à sa rencontre.

« Quel plaisir de te voir ! Tu as bien dormi ? »

« Comme un coq en pâte ! » Dit une jument de la grande ville assurée. « C'est bien comme ça qu'on dit à la campagne ? »

« C'est bien ça ! » Se réjouit la fausse madame Cake. « Je dois dire que je n'avais pas passé une aussi bonne nuit moi-même depuis longtemps ! Oh, mais je t'en prie, installe-toi, je vais te servir des gâteaux. Cadeau de la maison ! »

« C'est trop gentil ! » La remercia la jument tout sourire.

Et Twilight, dans son orbe, de se taper le front à mesure. Maintenant qu'elle était à côté, c'était tellement évident. Les changelins surjouaient à s'en faire mal à la mâchoire. Elle regarda le changelin déguisé se faire installer à une petite table, à l'écart, où aussitôt une autre jument voulut la rejoindre. « Vraiment navrée, j'attends une amie ! » Mentit le changelin, et l'autre de répondre avec joie : « Ce n'est pas grave, passe une bonne journée ! » Cela ne faisait que deux minutes et déjà Twilight Sparkle avait appris à détester ces rires et ces visages souriants. Sur la table, aux côtés de confettis, au lieu du menu il y avait un carton avec son amie Pinkie Pie, souriante, et écrit dessous : « Souriez ! »

Madame Cake revint avec du jus d'orange et des petits gâteaux à l'aspect un peu rance. Elle eut un bref éclat vert dans les yeux en contemplant la jument qui la remerciait, avant de se reprendre et de s'éloigner.

Dehors la fête semblait s'être calmée. Les poneys passaient plus tranquillement dans une foule clairsemée, et tout ce qui frappait Twilight était leur nombre. Et le fait qu'elle pouvait voir plusieurs fois la même jument, ici ou là, à l'occasion. Puis elle vit deux petits changelins, dans leur apparence réelle, courir devant une jument qui les grondait en riant. Les petits changelins, de la taille d'une pouliche, tenaient dans leur bouche des fanions.

L'intellect de Twilight s'emballa.

« Mais enfin, » se reprit-elle à temps pour ne le dire qu'à voix basse, « ça n'a pas de sens. »

« Chut. » Siffla la jument de la grande ville, avant de sourire à une autre jument, à la table voisine. « Tu veux nous faire prendre ? »

« Il y a des changelins dehors sans déguisement ! » Souffla encore Twilight tout bas.

« Tu arrives à voir dehors ? »

« Ce n'est pas la question ! » S'impatienta-t-elle. « Pourquoi tu- »

Elle fut interrompue par une réplique parfaite de Shoeshine qui s'approchait de leur table leur dire bonjour, et déjà Twilight pouvait deviner le changelin préparer toutes les excuses du monde pour la faire partir. Mais la jument, cette fois, moins enjouée, se contenta de présenter une petite carte d'invitation.

« C'est pour la fête de Coloratura. On a dû changer le lieu pour le lac. »

« Rien de grave j'espère ? » Feignit de s'inquiéter le changelin.

« Non, il y avait juste… plus de monde que prévu. » Elle regarda la fausse jument un instant. « Mais je suppose que ça ne te concerne pas. »

« Non non ! » Se défendit le changelin. « C'est pour la voir que je suis venue à Ponyville ! »

« Bien sûr. » Ironisa la réplique de Shoeshine, aucunement convaincue, avant de leur souhaiter tout le meilleur du monde et plus encore.

Le changelin resté seul à sa table baissa ses oreilles de jument de la grande ville et se remit à manger, non sans se rappeler de sourire.

Une famille entra dans le Sugarcube, aussitôt accueillie par monsieur Cake et Twilight se sentit révoltée de voir le clone parfait d'Ambrosia frotter la tête d'un des trois petits changelins qui lui tournaient autour et qu'elle parvenait à peine à contenir. Les petites ailes d'insectes frétillaient, ils tournaient autour de cette mère factice et la suppliaient pour se mettre à table. Monsieur Cake, gêné, leur demanda d'attendre puis approcha de la table où le changelin, raidi, l'accueillit avec un minois angélique.

« Toutes mes excuse smais je manque de place, est-ce que ça vous dérangerait… »

« … d'accueillir cette joyeuse famille à ma table ? » Le coupa le changelin avec son accent côtier. « Mais non voyons ! Ce serait un plaisir ! »

Et d'ajouter le geste à la parole, avec une passion débordante. Tandis qu'il souriait à monsieur Cake, qu'il le regardait annoncer la bonne nouvelle à la petite famille, Twilight l'entendit marmonner sur la vie qui ne lui laissait pas de répit.

Bientôt, ils furent cinq -- plus une jument sous verre -- autour de la table.

Les petits sifflaient et mordillaient la table, se bousculaient en attendant qu'on leur amène leurs pâtisseries. « Ambrosia, enchantée ! » Disait la mère. « Berry Preppy, de même ! » Mentit le changelin. Puis un mur de petite conversation s'installa entre elles dans une joie intense.

Le petit juste à gauche se mit à renifler la sacoche. La mère lui tapa sur le museau. « C'est impoli. » Le gronda-t-elle. Le petit la regarda, l'air un peu perdu, puis voulut renifler la sacoche encore. Elle le tira vers elle résolument.

« Désolée, ils sont vraiment débordants d'énergie ce matin ! »

« Excusez-moi mais, ils ne devraient pas être à l'école ? » Demanda prudemment le changelin, avec son air de la ville.

La fausse Ambrosia baissa les oreilles.

« Pas aujourd'hui. Mais ça me permet de les avoir à moi pour la journée ! »

Joie. Twilight n'écoutait que d'une oreille, occupée à dévisager ce petit changelin qui se débattait un peu pour l'approcher elle et la sacoche, même après que les pâtisseries furent servies, qui appela sa mère avec sa voix sifflante et enfantine. Elle lui dit juste de se tenir et de manger.

Toutes les conversations baissèrent d'un coup.

Serena venait de rentrer à son tour dans le Sugarcube, une Serena parfaite avec sa fleur à l'oreille et sa petite jupe courte. Deux gardes suivaient derrière, dans les cuirasses royales que le jour faisaient fulminer.

Monsieur Cake vit à leur rencontre, bientôt rejoint par sa femme.

« Bonjour Serena. » Se força-t-il à sourire amicalement. « Quel plaisir de te voir, qu'est-ce que je peux faire pour toi. »

La terrestre répondit avec joie : « Oh trois fois rien, je suis tellement désolée de déranger ! Nous sommes juste à la recherche d'une jument, tu l'aurais vue ? »

Twilight entendit nettement le changelin à ses côtés gémir. Toute la table regardait ce qui se passait là-bas, sauf le petit changelin qui, enfin libre, s'était mis à mordiller la sacoche.

« Je l'ai vue hier, » répondit madame Cake après avoir regardé la photo, « elle avait acheté une boîte de muffins. Elle a fait quelque chose de mal ? »

« Ne vous inquiétez pas pour ça, » fit mine de plaisanter Serena, ce que n'aurait jamais fait la vraie Serena, « c'est trois fois rien. »

Les deux juments à la table se raidirent, comme si trois fois rien avait signifié la peine capitale. Le petit essayait de glisser sa patte dans la sacoche.

« Un garde va l'attendre à l'entrée, pour le cas où elle reviendrait. Vous comprenez, n'est-ce pas ? » Demanda encore Serena au faux couple Cake.

« Non, bien sûr, je comprends tout à fait ! » Sourit monsieur Cake.

Ambrosia, la fausse Ambrosia tira le petit en arrière juste avant que son sabot n'entre en contact avec la sphère. Twilight soupira de soulagement. Le petit se plaignit qu'il voulait ce qu'il y avait dans la sacoche mais cette fois sa mère lui décocha un regard furieux qui le fit taire. Une bonne chose de réglée.

À peine Serena partie, le changelin se leva, s'excusa et remonta l'escalier en cachant assez peu l'empressement qui l'animait. Il galopa plus qu'autre chose à la chambre de Pinkie pour s'y barricader.

« Comment ils ont fait pour me trouver ?! »

« Ils n'ont pas eu l'air de te reconnaître. » Observa Twilight.

« Ils on vu la changeline, pas la jument ! » S'affolait la fausse citadine en trottant à la fenêtre. « Tu ne les as pas attirés ici quand même ? »

« Du calme, je n'ai rien fait. » Se défendit-elle. « Et puis, tant que tu as ton apparence de jument, tu ne risques rien, non ? »

« Parce que tu crois qu'ils me laisseront la garder ? »

Il ouvrit la fenêtre, regarda dehors, la referma et retourna au lit pour en mordre le cadre avec ses dents de poney.

Tout cela amusait la jument, à l'idée que la créature se fasse prendre. Puis elle se rappela ce qui l'attendrait elle. Les changelins allaient l'emprisonner à nouveau dans ce château, ou pire. Elle ne pouvait pas laisser son voleur se faire attraper.

Passer par la fenêtre ? Le changelin y avait déjà pensé, et Twilight arrivait aux mêmes conclusions. Tout le monde le verrait. Restait la téléportation. Mais elle n'avait aucune assurance d'y arriver. Bien sûr, tout aurait été plus simple si ce changelin avait bien voulu prendre une apparence différente, même une apparence différente de changelin… mais elle avait convenu depuis longtemps qu'Equestria n'avait plus ni queue ni tête, et faisait avec.

« Qu'est-ce qu'ils te feront s'ils t'attrapent ? » S'inquiéta-t-elle.

« Ils m'enverront aux mines, voilà ce qu'ils feront ! » Geignit le changelin. « Après m'avoir volé tout mon amour ! Je passerai le restant de mes jours à tirer des chariots de cailloux. »

« Tout ça pour un simple vol ? »

Les yeux du changelin s'ouvrirent grands. Il saisit l'orbe dans la sacoche et la porta devant lui, et elle vit les deux yeux aux reflets verts fixés sur elle.

« Le vol d'une relique équestre ! Ils feront pire que les mines ! » Se mit-il à chouiner. « Je suis perdu ! Je n'aurais jamais dû approcher ce palais. »

« Non, effectivement. » Le sermonna Twilight. « Mais ce qui est fait est fait, et maintenant tu es responsable de moi. Alors tu vas te reprendre et réfléchir à un moyen de t'échapper. » Et comme il continuait à chouiner, le museau dans sa patte, « tout ira bien, tu verras, j'ai connu des situations bien pires. »

Il renifla, la regarda avec ses yeux embués. « Vraiment ? »

« Oui, vraiment. Maintenant sèche ces larmes, tu es ridicule. »

« C'est pas toi qui ira aux mines de cailloux. »

Pourquoi les changelins exploiteraient-ils des cailloux, soupira Twilight avant d'ajouter cette question à toute la pile des questions restées sans réponse. Essayer d'obtenir des explications de son geôlier était vain, de cela au moins elle était sûre. Pour tout le reste…

Elle regarda la pièce. Cela ne l'aurait pas étonnée que Pinkie Pie ait eu un passage secret. Mais s'il y en avait un, il serait bien caché. Un moment, elle conçut le plan d'utiliser le canon de fête pour se tirer eux-mêmes loin du Sugarcube. Elle rit à l'idée, puis s'arrêta. Le canon de fête était effectivement là, dans l'armoire. Pinkie Pie ne s'en séparait jamais.

Peut-être qu'elle était partie trop précipitemment pour pouvoir l'emporter.

On frappa à la porte. Dans un frisson, le changelin, toujours sous son apparence de jument, rangea Twilight dans la sacoche, se releva et gagna l'entrée de la chambre pour ouvrir. Madame Cake apparut devant elle, la poussa et referma derrière.

« Ils étaient là pour toi, pas vrai ? » Siffla-t-elle. L'absence de réponse fut pour elle comme une confirmation. Twilight détesta le visage enlaidi de la jument. « Tu cachais quelque chose hier soir. Montre. »

Le changelin refusa de bouger. La fausse madame Cake s'impatienta.

« Montre ou je ne t'aide pas. »

Alors, forcé, le changelin fouilla pour tirer la sphère. En voyant ce geste, Twilight paniqua et se mit à fermer les yeux de toutes ses forces. Il fallait absolument que la sphère la cache. Le monde extérieur n'existait pas, le monde extérieur n'existait pas, le monde extérieur…

« Tu as bien choisi ton jour. » Cracha la fausse madame Cake. « Donne. »

« Elle n'est pas pour toi. » Siffla le changelin.

La fausse pâtissière laissa s'échapper un grondement sauvage auquel répondit la gueule ouverte et hargneuse du changelin. Twilight refusait d'ouvrir les yeux.

« Il y a un passage secret, » reprit Cup Cake, furieuse, « à la cuisine, sous l'évier, une trappe. Je ferai diversion. Mais d'abord, encore. Encore. »

Une seconde puis, un « d'accord » résigné. L'air redevint légèrement plus froid, le corps du changelin se remit légèrement à trembler, juste deux secondes.

« Allons-y. » Souffla madame Cake avec une amabilité renouvellée.

Quand elle se sentit à nouveau rouler dans la sacoche, Twilight rouvrit les yeux. À la lueur de sa corne, son sort de vision lui révéla le couloir vide et, derrière, madame Cake en train de fermer la chambre. Au revoir Pinkie pie. À bientôt.

Les chambres devant lesquelles elles passèrent étaient vides à présent.

En bas, la pièce s'était clairsemée. Il restait des juments aux tables, avec leurs boissons, mais la présence du garde à l'entrée était clairement en train de faire fuir la clientèle. Monsieur Cake devait être à la cuisine.

Ambrosia et ses trois petits étaient partis. Dehors la foule ne faiblissait pas, et Twilight le voyait avec étonnement jouer dans la grande place, à la marelle ou à la corde à sauter, comme des pouliches. Des juments habillées en clowns, et qui trottaient sur des ballons gonflables, étaient poursuivies par des groupes exaltés. Les musiques de différentes juments ici et là semblaient s'affronter en un chaos de foire.

Elles ne faisaient quand même pas ça toute la journée ?

Cependant la fausse madame Cake avait intimé du sabot au changelin de rester là, et se dirigeait à présent parmi les tables, en demandant à chacune si tout allait bien, si elle pouvait faire quelque chose pour elle. Son ton d'abord joyeux devint faible puis enroué et, arrivée aux tables du fond, en titubant, elle posa la sempiternelle question devant une fausse jument inquiète. « Heureuse que vous passiez un bon moment, moment, au Sugarcube… » Elle ne finit jamais sa phrase. Ses pattes lâchèrent et elle s'effondra.

Tous les faux poneys se levèrent, effrayés, plusieurs pour sortir et les autres pour aller auprès d'elle l'aider. Celles qui sortaient s'arrêtaient devant le garde et, pendant une seconde, faisait tomber leur apparence de poney pour les traits d'insecte. Monsieur Cake passa en trombe devant l'escalier et fila du côté du petit attroupement où madame Cake, toute faible, s'excusait pour ce malaise.

La fausse jument de la grande ville, restée devant l'escalier tout ce temps, après s'être exclamée avec les autres n'attendit plus et fila dans la cuisine.

À l'intérieur, Twilight lui indiqua l'évier que le changelin gagna à toute vitesse.

Wow ! Qu'est-ce qui s'est passé ici.

Pinkie Pie se précipita vers elle, une assiette pleine de gâteaux brûlés sur sa crinière bouffie. Elle n'entendait pas le changelin s'échiner sous l'évier.

Nous avons fait des gâteaux ! Tu veux goûter ?

Non, sans façon…

Disait Twilight Sparkle en cherchant également à ignorer le changelin qui pestait. La trappe n'était pas sous sous l'évier, mais sous derrière l'évier, dans le mur, et le siphon rendait l'ouverture difficile.

Twilight, il faut absolument que tu m'aides !

« Dans l'autre sens ! » Ordonna Twilight et la trappe s'ouvrit. En un instant la jument se maudit en voyant disparaître les contours d'une cuisine bien moins hostile où la petite Applebloom en émoi la regardait sans fin. Ce n'était vraiment pas le moment de revivre le passé, mais elle fit un pas quand même en direction du mur du fond où, là-bas, l'ancienne porte avait été murée. Pourquoi. Quand. Pourquoi.

Le changelin allait filer par la trappe, se ravisa, saisit une boîte de sucre qu'il jeta dans sa sacoche avant d'enfin plonger dans le passage et le refermer. Pas une seconde de trop. Derrière eux la porte se rouvrait et la voix jalouse de monsieur Cake gronda sa femme pour sa gourmandise.

Plus bas, l'étroit passage dans les fondations donnait sur une galerie.

« Ah ah ! Je le savais ! » Fanfaronna Twilight. « Vous avez toute une ruche sous la ville ! Je l'avais vu venir à des kilomètres. »

« Mais qu'est-ce qui va pas avec toi ?! » S'épouvanta la fausse citadine sous pression. « Pourquoi on irait vivre dans des souterrains !? »

« Ben, ce n'est pas ce que font les changelins ? »

« Au nom de Twilight, plus un mot. Juste, plus un mot. »

La galerie s'éclaira un bref instant d'un éclat vert le temps de la transformation, puis une seconde fois sous la nuée de lucioles. Les piliers de soutènements, faits d'une sorte de bave verte solide, confirma aussitôt à Twilight que c'était bien l'oeuvre des changelins. De gros cocons éventrés traînaient ici ou là, suspendus ou sur le sol, à l'abandon. Le boyau avait été élargi devant le passage vers le Sugarcube, autrement quoi il était tout juste assez haut pour garder la tête levée, et large pour deux poneys, en se serrant. Tout avait été creusé à même la terre et des veines de cette même bave verte, ici ou là, semblait servir de ciment aux endroits qui avaient cédé. C'était cette bave qui renvoyait le plus de lumière en reflet aux lucioles. Le boyau dévoilait déjà des embranchements dans ses ténèbres.

À présent à nouveau lui-même, le changelin se remit prudemment en marche, la tête basse, sur ses gardes.

« On n'est pas tirés d'affaire, c'est ça ? » Lui demanda Twilight.

« Oh si, on a échappé aux gardes. Définitivement. » Grommela le changelin. « Maintenant on doit juste s'inquiéter des changelins les plus vicieux et voraces de tout Ponyville. »

« Je croyais que madame Cake t'aidait à fuir ? »

« Elle croit que je suis l'un d'eux. »

Le premier embranchement menait droit à une impasse. Pas une impasse, se dit Twilight, un éboulement. Les tunnels devaient être vieux. Ils avaient dû les bâtir pour l'invasion, et celle-ci achevée ils les avaient abandonnés. Donc, conclut-elle victorieusement, les changelins qui s'y trouvaient étaient ceux qui voulaient échapper aux autres changelins ! Une société changeline, c'était facinant. Si ses amies n'avaient pas été en danger, si elle-même n'était pas en danger, elle aurait pris le temps d'étudier cela.

Plus loin, le changelin se plaqua contre la paroi. Il resta là, de longues secondes, à retenir son souffle, une oreille appuyée contre la paroi et l'autre tendue, tandis que les lucioles s'abritaient sous ses ailes et étouffaient toute lumière.

Twilight Sparkle n'entendait rien.

Il se détacha à nouveau, laissa les lueurs des insectes s'égailler autour de lui et reprit sa marche, plus prudemment encore.

« Où est-ce qu'on va ? »

« Vers la sortie la plus proche. J'espère. » Souffla le changelin.

Ils continuèrent encore, le temps de trouver une seconde galerie effondrée par le temps, avant que le changelin ne reprenne.

« Quand les gardes veulent déloger Mucin, ils lâchent des sacs emplis de poudre de nuit dans les accès qu'ils connaissent, puis ils descendent avec leurs masques. Tu as déjà vu leurs masques ? Des gros sacs de toile qui se vident et s'emplissent à la respiration. En réponse, Mucin fait s'effondrer les galeries et en creuse des nouvelles. »

Les lucioles allaient et venaient au loin dans la galerie, dansaient quelques secondes devant le museau du changelin avant de repartir. Sans même savoir pourquoi, à l'abri dans sa boule de verre, Twilight Sparkle s'était mise à respirer plus lentement. Elle ne savait pas ce qu'était de la poudre de nuit, mais ça ne semblait pas bien du tout. Les ombres dansantes lui faisaient imaginer autant de gardes avec d'étranges masques difformes.

« À Manehattan, pour les déloger ils ont voulu noyer les galeries. La menace seule a suffi. »

« Tu as l'air de bien connaître. » Remarqua Twilight.

« Tout le monde connaît ça. » Corrigea le changelin en guignant par l'angle d'une intersection. « On dit que dans les profondeurs, les changelins sont comme des bêtes prêtes à te dévorer. Qu'elles ne savent même plus parler. Même les gardes n'osent pas descendre. »

« Si c'est aussi fiable que ton histoire d'Equestria, » tenta de se rassurer Twilight, « on devrait être tranquilles. »

« J'ai jamais été très attentive en classe. »

Un puits de lumière au loin fit trotter le changelin sur le coup de l'espoir, puis il ralentit. Au travers de la brique, il pouvait voir l'humidité du puits et le jour se refléter en contrebas sur une eau qui n'était depuis longtemps plus une nappe phréatique. La corde pour le seau était tendue à tout juste un mètre, prête à être saisie. Twilight se rappela la performance avec les draps, à l'extérieur de ce château de cristal.

Quand bien même, c'était une issue, et mieux que d'avoir à affronter des changelins démoniaques. Elle s'attendit à ce qu'il saisisse la corde : il préféra se détourner. Elle le regarda faire, se demanda pourquoi, réalisa où le puits débouchait : la grande place. Toute l'équinité pourrait le voir.

« Pourquoi ne pas simplement attendre que la nuit vienne ? »

« Parce que quelqu'un d'autre risquerait de venir ? » Nota le changelin, sa voix moins aiguë dans les souterrains. « De toute manière je dois être présente à la fête de Coloratura, ou on risque de demander pourquoi Berry Preppy n'était pas là où elle a dit qu'elle serait. »

« Elle a l'air importante, cette fête. »

Nouvelle galerie, nouvelles ténères.

« C'est une soupe populaire. » Résuma-t-il sombrement. « Il doit y en avoir deux ou trois comme ça par jour à Ponyville. On y va quand on a trop faim, pour tenir un autre jour… »

Il s'arrêta. Puis il regarda sa sacoche où se cachait Twilight, et Twilight se demanda ce qui lui arrivait encore.

« Je crois qu'on a un problème. »

« Non, sans rire. »

« Je veux dire, un de plus. » Se fâcha le changelin. « Il y aura une foule de changelins affamés là-bas et… et on irradie d'amour. »

« Je ne dirais pas ça comme ça. » Se permit de corriger Twilight.

« Oh, sûr, pour un grigri magique je suppose que c'est négligeable. »

« Eh ! Je ne suis pas un objet, je suis une vraie jument ! »

Le changelin eut l'art de l'agacer infiniment en faisant mine de ne pas avoir entendu. Il reprit sa marche dans la galerie, avec un peu plus d'assurance désormais mais toujours les oreilles plaquées, tendu à chaque tournant. Encore une galerie effondrée. À chacune Twilight songeait que la sortie pouvait se trouver derrière.

Est-ce que vraiment il la voyait comme un simple objet ? Cela l'agaçait mais en y pensant c'était normal. Il ne voyait pas la même chose qu'elle. Il voyait une boule de cristal qui parlait. Et elle, songea-t-elle, qu'est-ce qu'elle voyait ?

Là-bas, une échelle. Au-dessus, une trappe. Dehors, de la paille, des rouages et le grincement de pales du moulin.

Le moulin lui-même était envahi de cocons, la plupart ouvert mais d'autres bien fermés et Twilight craignit d'abord qu'il s'agisse de poneys prisonniers, mais derrière les parois translucides, aidée un peu par son sort de vision, elle pouvait distinguer les traits insectoïdes des créatures endormies. Le moulin lui-même tournait à vide, la meule retirée, posée sur le côté et recouverte par deux cocons.

La changeline, après avoir refermé la trappe et remis de la paille dessus, se mit à passer à pas de loups au milieu de la haute pièce. Twilight vit les cocons remuer. Les changelins dedans renifler et s'agiter dans leur sommeil. L'amour. Ils irradiaient d'amour. Et si la changeline disait vrai, ces changelins étaient affamés.

Dehors, sous des traits de citadine, ils regardèrent le village aussi joyeux qu'ils l'avaient laissé. La Lune dévoilait presque entièrement le soleil et ce dernier projetait toute sa gloire sur les collines. Les chaumières resplendissaient.

Les ponts de la rivière étaient gardés.

Là-bas, plus loin sur le chemin, deux gardes patrouillaient également, dans les cuirasses dorées de la garde solaire. Les gardes semblaient partout.

« Ils tiennent vraiment aux grigris magiques ! » S'exclama la jeune licorne.

« Ta boule est étanche ? »

Qu'est-ce qu'elle voulait di- la rivière. Elle regardait la rivière. Pour gagner l'autre berge et ensuite, la forêt ? La forêt Everfree, là-bas, derrière les dernières maisons qui restaient, semblait joyeuse et accueillante. Twilight la regarda sans y croire le temps que lui laissa la changeline avant de plonger dans l'eau glaciale.

Dans les points positifs, la boule était étanche. Dans les points négatifs, la changeline ne savait visiblement pas nager. Elle ressurgit à la surface, s'accrocha à la berge parmi les herbes hautes et souffla.

Puis elle arracha un jonc, le mit en bouche et Twilight pouvait déjà prédire que ça ne marcherait pas.

Trente minutes de marche sous l'eau plus tard, Twilight n'en revenait pas que ça ait marché.

« … scientifiquement impossible ! En oubliant même la quantité d'air, la friction de l'eau sur le jonc… »

Pour toute réponse à son trépignement, la changeline terminait de recracher l'eau de ses poumons. Le moment où elle avait dû remonter précipitemment, sous le second pont, pour reprendre de l'air à grandes gorgées avait été le plus stressant. Comment les gardes avaient fait pour ne pas l'entendre, même avec le chariot qui passait, était tout aussi scientifiquement, et rigoureusement, inexplicable.

Mais plus étrange encore pour Twilight Sparkle, et ce n'était pas à cause de l'émotion ni de l'impossibilité qui tourbillonnait dans sa tête, mais elle se sentait épuisée elle-même par la traversée. Peut-être que l'orbe n'était pas étanche après tout. L'air devait bien venir de quelque part.

« On ne refait plus jamais ça. Plus jamais ! » Le gronda-t-elle.

« Mais je devais éviter les gardes ! » Se plaignit la changeline.

« Passer par les ruelles aurait très bien fonctionné aussi ! C'aurait été moins long, moins compliqué et moins risqué ! Mais non, plongeons dans l'eau glaciale avec un jonc, quand on ne sait même pas nager ! »

« Tu as fini ? » Se lamenta la changeline étalée sur l'herbe. « J'ai paniqué, d'accord ? J'ai cherché la première cachette et le reste, je me suis entêtée, et j'ai eu l'impression de mourir, et je ne sais plus où j'en suis ! »

Elle tira l'orbe à elle et la serra à nouveau en gémissant.

« Si je vais à la fête, tous les changelins vont me sauter dessus. Si je n'y vais pas, je risque de ne plus jamais pouvoir me montrer en public. Et maintenant Mucin va probablement vouloir mettre la main sur toi également. Toute la ville est à ma poursuite, et, et, et même après tout ça, je me dis que ça en valait le coup. »

Elle serra Twilight un peu plus et cette dernière s'étonna de n'avoir pas encore compris pourquoi. Ils n'irradiaient pas d'amour, elle irradiait d'amour, cette orbe irradiait et simplement sa présence suffisait apparemment à nourrir sa voleuse.

Tout se résumait à cela. Une changeline qui refusait de lâcher sa source de nourriture. Elle était juste une corne d'abondance, un « grigri » avec le défaut de parler. Pendant un moment, avec toutes ces péripéties, elle avait oublié que cette créature vivait pour voler l'amour des autres et s'en nourrissait, et était prête à tout pour l'obtenir. Son coeur en souffrit, mais elle fit l'effort sur elle-même. Pas de bons sentiments.

Elle devait sauver ses amies.

« Alors ne va pas à la fête. » Dit-elle simplement, hautaine. « Tu n'as pas besoin des autres. Tu m'as moi. »

« Est-ce que toutes les ponettes étaient comme toi ? » Demanda la changeline incrédule.

« Qu'est-ce que tu insinues ? »

« Je ne sais pas, pour celle qui prétend être la princesse de l'amitié jusqu'à présent tu n'as pas vraiment été exemplaire. »

La jeune licorne allait répondre, mais elle se souvint du changelin la déposant sur le lit avant de disparaître de sa vue. Même si c'était un mensonge… c'était un mensonge amical.

Non, elle n'avait aucune raison d'être gentille avec ces créatures. Chaque interaction le lui montrait bien, elles ne comprenaient rien d'autre que le conflit et l'intérêt personnel. Si elle se mettait à céder, elle n'obtiendrait plus rien. Elle n'avait pas le loisir d'être faible.

Depuis quand… l'amitié était devenu une faiblesse ?

« En attendant, j'ai raison. » Nota-t-elle d'un coup de crinière. « Si tu vas à cette… soupe populaire, tu as tout à perdre. À moins que… »

« À moins que quoi ? » Et la changeline reprit espoir.

Ses yeux n'étaient pas si vides, pas si bestiaux maintenant qu'elle y regardait bien.

« À moins que tu ne puisse faire l'impensable. »

**** **** ****

Ce qui n'avait été qu'une pique à l'égard de Buzzy s'était transformé en un plan véritable. Et même après que la changeline ait dit « d'accord », et ait répété qu'elle le ferait, Twilight Sparkle restait incrédule. Mais visiblement elles avaient un plan désormais.

Un plan qui contredisait toutes ses connaissances sur les changelins.

Passer par la rivière n'avait servi absolument à rien, et il leur avait fallu remonter Ponyville avec la nonchalance d'une bête pourchassée, en souriant aux autres juments qui se dirigeaient de plus en plus du même côtés, devant l'école et délaissant les maisons pour gagner le lac au loin. Tout était pareil au jour où elle s'était couchée dans son lit du Golden Oak, à part le ciel étoilé en plein jour et la foule qui se pressait sur les berges. Ils avaient installé une scène visible au loin entre deux roulottes, et les changelins semblaient déjà « s'amuser » là-bas.

Deux gardes remontaient la foule qui passait sur le chemin et arrêtaient les changelins un peu au hasard.

« Les gardes sont vraiment partout. » Soupira la fausse jument citadine.

« Je sais, » dit sa voisine, « c'est de pire en pire. »

« N'oubliez pas de sourire ! » Leur dit une autre jument en trottant en avant.

Elles répondirent toutes deux par un sourire exaspéré. Twilight Sparkle elle-même, dans la sacoche, en avait assez de toute cette illusion de bonne humeur, et lui aurait bien dit très gentiment de se taire.

« On m'a dit qu'ils étaient descendus dans les tunnels. » Reprit une clone parfaite de Bonbon, visiblement l'une des juments les plus populaires parmi les changelins, avec une timidité que Bonbon n'avait jamais eue. « Il a dû se passer quelque chose de grave. »

« Dans les tunnels ? Quand ça ? » Demanda la voisine.

« Avant l'aube. Moi, je n'ai rien entendu. »

« Comment veulent-ils qu'on produise du bonheur dans ces conditions ? »

La discussion fut interrompue par les gardes. La voisine fut contrôlée : pas Buzzy. Cette dernière pressa le pas pour s'éloigner un peu, craintive, avant de se reprendre. Deux autres juments l'encadrèrent aussitôt, l'air empressées.

« Tu n'es pas d'ici, pas vrai ? » Demanda l'une.

« Non, c'est vrai ! » Répondit aussi joyeusement que possible la changeline. « Je m'appelle Berry Preppy. J'ai fait tout le trajet de Manehattan juste pour voir Coloratura ! »

« De Manehattan ? » Siffla l'autre, impressionnée. « Moi c'est Berry Dreams, et elle Charged Up. Je n'ai jamais vu Manehattan. »

« Oh, il n'y a pas grand-chose à voir ! C'est… bondé. »

Derrière elles la Bonbon timide les supplia des l'attendre.

Quand une quatrième fausse jument vint se joindre au groupe, Twilight se mit à suspecter ce qui se passait. La changeline n'avait pas menti, elles attiraient les autres assez littéralement comme des mouches avec tout l'amour qui émanait d'elles. Ce n'était encore pas bien important tant qu'elles bougeaient et qu'elles étaient occupées à autre chose, mais déjà Buzzy semblait dépassée par toute cette attention.

« Ne donne rien. » Murmura Twilight pour elle-même.

C'était dur envers les autres, mais la changeline devait l'accepter. Si elle offrait la moindre once d'amour aux autres, ce serait la curée. Elle devait tout garder pour elle. Quelque chose à quoi les changelins étaient bons d'instinct.

Le lac se rapprochait cependant, assez proche pour qu'elles entendent nettement les éclats de voix et que la musique, dispersée au vent jusqu'à présent, joue vraiment à leurs oreilles. Une masse compacte de juments et d'étalons se pressait entre la scène et le lac, avec de petites bousculades pour tenter d'être au plus près des planches. Des tables de banquets offraient des tas de petits mets que les changelins présents touchaient à peine.

À la première occasion, Buzzy s'excusa et alla s'isoler dans un bosquet.

« C'est intenable. » Admit-elle en sortant Twilight de la sacoche. « Je n'ai vraiment pas le choix. »

« Est-ce que tu sais seulement comment faire ? »

« Bien sûr ! » Affirma la changeline. « Ca fait juste… longtemps. »

Elle posa l'orbe dans l'herbe, contre une racine, sortit le bocal où les lucioles étaient retournées et sortit la boîte de sucre. Celle-ci, spongieuse, lui fit craindre que tout le sucre ne se soit perdu, mais il y en avait encore une bonne masse rendue solide. Elle soupira et en brisa un morceau qu'elle fit tomber dans le bocal, à la joie des lucioles.

Puis elle prit l'orbe.

L'air se réchauffa très légèrement, très très légèrement, et bientôt Twilight vit la légère aura verte s'échapper du torse au crin blanc de la jument pour venir toucher l'orbe et s'y perdre. Elle resta ébahie devant ce spectacle qui défiait la science. Le changelin était en train de donner de l'amour.

À quel moment tous les travaux de générations de poneys avaient pu se tromper autant ?

Probablement au même moment que la légende changeline sur la « princesse de l'amitié ».

Quand elle eut fini, la fausse jument émit une sorte de jappement douloureux, puis se mit à respirer pesamment. Twilight Sparkle, pour sa part, ne sentait pas de différence. Peu importait les quantités échangées… elle ne pouvait pas avoir autant d'amour que ça ?

« Je… n'arrive toujours pas à y croire. » Admit la jeune jument. « Tu as vraiment donné de l'amour ? Comme dans, donné ? »

« Si je te cache ici, tu peux faire en sorte que personne ne te trouve ? » Coupa court la changeline.

« Oh non, je viens avec toi ! »

« Dans une foule de changelins affamés. On reparle des plans stupides ? »

« La profondeur de l'eau n'aurait pas dû pouvoir te masquer et pourquoi j'argumente, je vais là où tu vas ! » Insista Twilight.

Bien sûr que c'était irrationnel, mais elle avait besoin de garder le contrôle. Et même en ayant conscience qu'elle prenait la mauvaise décision sur un simple besoin égoïste et au final contre-productif, la jeune jument refusa de changer d'avis.

« J'espère que tu sais simplement ce que tu fais. » Lui répondit la changeline.

Et elle remit Twilight dans la sacoche.

Tout ce qu'il restait était de se mêler à la foule, le temps d'une soupe populaire, avant de repartir et à partir de là, Twilight comptait imposer son propre agenda. Déjà, retourner à la bibliothèque. Il devait forcément y avoir un ouvrage sur les orbes stupides qui emprisonnaient les poneys. Ensuite, aller aux demeures de ses amies. Réunir autant d'indices qu'elle pourrait sur ce qui leur était arrivé. Enfin, se rendre à Canterlot.

Parce que le soleil restait fixe au milieu du ciel et que la Lune, apparemment, au beau milieu de midi se contentait de rester à côté.

Ce monde lui semblait incroyablement étranger, comme une autre réalité mais la question qu'elle se posait désormais avec insistance était plutôt, combien de temps était passé. Les changelins avaient eu le temps de construire un palais de cristal juste devant le village, et Celestia savait que ces choses prenaient du temps à bâtir. Surtout en cristal. À Ponyville. Il fallait vraiment être un changelin pour croire que tous les palais équestres étaient en cristal !

Buzzy, sous ses traits de citadine, semblait s'amuser en même temps autant qu'une fêtarde après les cours, à se dandiner aux côtés d'un étalon avec naturel, et autant qu'une mendiante devant la vitrine d'une pâtisserie, à en juger par les grognements de son ventre.

Pour les autres changelins, ce devait être pire. Ils dansaient furieusement, riaient et chantaient comme ils pouvaient sous la musique étourdissante des enceintes, et elle n'était toujours pas bien sûre de ce qu'ils espéraient que cela produise. Peut-être rien du tout. Ce pouvait juste être une manière pour eux d'oublier la faim en attendant qu'on leur serve la soupe. « Souriez ! » Disait la carte du Sugarcube corner.

L'orbe elle-même était ballotée dans tous les sens à l'intérieur de la sacoche, et allait souvent frapper le bocal où les lucioles s'affolaient, mais pour Twilight le monde était tout à fait stable, et elle regardait juste la réalité s'agiter autour d'elle.

La musique faiblit et une voix un peu froide se fit entendre sur la scène.

« Genre, bonjour les juments et étalons. Genre, ça fait super plaisir de vous voir. »

Genre, même les pouliches en âge ne parlaient pas comme ça. Mais pour la foule rassemblée, ces mots furent électriques. Il y eut un enthousiasme qui gagna même Buzzy, et la fausse jument citadine s'exclama :

« Coloratura ! »

La jument, voilée et bardée sur scène d'une veste flashy au col démesuré, surchargé de boutons nacrés, toisait la foule sous un regard lourd rendu plus lourd encore par la coloration de ses paupières. La crinière perchée à la verticale, et blanchie à grands coups de teinture, avait quelque chose à elle seule d'un phénomène.

« Avant qu'on commence, j'ai, genre, un message à faire passer. »

La foule perdit en enthousiasme, puis se raidit encore plus en voyant apparaître de derrière les rideaux de la scène la jument azur avec sa crinière blanche et son éternelle fleur à l'oreille. Il y eut des sifflements méchants.

« Serena ? » S'exclama Twilight. « Mais elle est partout ! »

« C'est normal, » glissa une voisine à Buzzy, la voix aigrie, « c'est la capitaine de la garde changeline à Ponyville. »

En retour la changeline offrit un sourire de remerciement nerveux et donna un petit coup de sabot à la sacoche. Serena pendant ce temps avait gagné le devant de la scène, aux côtés de la star qui la regardait d'un air morne. Elle s'approcha du microphone, le visage dépourvu de la moindre gentillesse. Sa voix était tranchante.

« Cette nuit, Mucin a enlevé un vingtaine de larves dans nos foyers. Nous avons déjà arrêté plusieurs coupables, ils sont en train de dénoncer les autres. Personne n'est autorisé à quitter la ville sans autorisation. Informez les gardes de tout ce que vous savez. Si les larves ne nous sont pas rendues, je ferai appel aux Scarecrows. »

Twilight sentit la changeline frissonner à ce nom.

« Pas ça ! » Lança un changelin dans la foule.

« Ponyville est à nous, nous oeuvrons chaque jour pour y vivre. Nous ne cèderons rien ! » Cracha presque Serena dans le micro.

« Genre, je crois que le message est passé. » Dit l'autre changeline dans son déguisement de pop star. En même temps, elle l'écartait du micro. « Assez de pensées sombres. Genre, que le spectacle commence. »

Les projecteurs de couleur que la foule n'avait même pas pu percevoir dans le jour se croisèrent tous pour retomber sur elle, et les enceintes se déchirèrent sur les premières notes d'une chanson qui, brutalement, passa au doucereux. La voix qui sortit de la pop star, lorsqu'elle se mit à chanter, était complètement différente, douce et triste à la fois.

« Un jour elles reviendront, ces éclats de féérie, et la malédiction dont la chair est férie disparaîtra, disparaîtra… Après toutes nos actions dont elles sont l'égérie, un jour elles voudront descendre et l'hystérie disparaîtra, disparaîtra… Un jour dans nos maisons comme dans nos sourires espoir ou raison faute d'y souscrire disparaîtra, disparaîtra… La faim la trahison de notre bel empire un jour ce tison vaincu par nos rires disparaîtra, disparaîtra… »

Dire que la foule buvait ces paroles n'aurait pas pu être plus littéral.

Pour Twilight, c'était juste une jument, et même pas ça, qui perdait sa voix à hurler dans un microphone, tandis que tous ces sabots levés scandaient chaque coup de tambour à sa suite, sous le vacarme des enceintes. Mais elle pouvait voir les flots diffus, de ce vert maladif flotter au-dessus de la masse, depuis la scène, et se perdre dans les gueules ouvertes. Comme un oiseau nourrirait ses petits en piaillant, se dit-elle.

Comme une reine pour ses sujets. Des groupes entiers répétaient le refrain avec elle et pas seulement avec zèle, avec fanatisme. Tant que durait la musique, comme une transe, elle aurait pu les emporter au bout du monde.

Quand le vacarme se tut, la jument sur scène fit battre sa crinière improbable et souffla sur son voile, ennuyée.

« Bon. Ca c'est fait. » Reprit-elle avec son accent d'artiste ridiculement appuyé. « Genre, vous me gavez. On se retrouve après les spectacles. Allez nulle part. Genre, j'ai encore une chanson pour vous. »

Twilight Sparkle regarda la fausse jument s'éloigner sur scène en traînant sa queue derrière elle tandis que de derrière les rideaux sortaient orchestre et artistes qui transformèrent le concert en cirque.

Les changelins, dans leurs apparences de poneys, se remirent à jouer, à rire et à causer autour des tables ou en s'éloignant du côté du lac. Buzzy fit partie de ceux qui restèrent devant la scène. Depuis la sacoche, Twilight se faisait la remarque qu'il n'y avait pas le moindre enfant de présent, aucun petit changelin déguisé ou naturel. Elle rajouta cela à la liste des choses dépourvues de pertinence dans sa quête.

« On y va. » Décida Buzzy d'un coup.

La jument crut d'abord qu'elle parlait à quelqu'un d'autre, mais ils avaient été laissés relativement seuls près de la scène.

« Aller où ? » Répondit-elle enfin.

« On va voir Coloratura. » Reprit Buzzy avec confiance, en frétillant. « J'ai de l'amour, enfin, tu as de l'amour. On nous laissera passer. »

« C'est la meilleure manière de se faire remarquer. » Observa Twilight. « Les gardes te recherchent, tu te rappelles ? »

« Quoi ? Non. Tu n'as pas entendu ? » Et la changeline sourit de son sourire de fausse jument. « Ils cherchent des foalnappeurs, pas une voleuse de relique. Ils sont bien trop occupés pour se soucier de moi ! Et puis, on ne peut pas quitter le village, alors autant profiter de l'occasion. »

Elle allait répondre mais, la prenant encore plus à part, Buzzy tira l'orbe de la sacoche. La frayeur la fit taire au moins autant que l'expression presque enfantine de la citadine.

« Allez Twilight, dis oui... »

Comment dire non.

L'accès à la scène était gardé par les roulottes, elles-mêmes gardées par le personnel technique qui, à leur approche, leur jetèrent des regards suspects. Depuis la sacoche Twilight se préparait à la catastrophe. Elles allaient droit dans un nid de guêpes, mais Buzzy trottait avec cette joie presque réelle d'une citadine sur le point d'accomplir ses rêves. Les roulottes en bois avaient quelque chose de désuet, et Twilight se rappela qu'elle avait un sort de vision. Mais il aurait fallu, pour voir à l'intérieur des cloisons, se rapprocher bien plus. Se coller contre, peut-être. On avait peint dessus, un peu candidement, de grandes arabesques en plus grande partie cachées par des figures de pouliches.

« Vous essayez vraiment très fort. » Nota la jeune jument.

« Chut. » Lui rappela Buzzy.

Un étalon énorme, de pesque deux fois la taille d'un poney normal, s'approcha d'elles et posa son regard lourd sur la fausse Berry Preppy qui, à peine moins enjouée, lança :

« Bonjour, j'aimerais rencontrer Coloratura ! »

« Juste ça. » Jeta l'étalon.

Cela faisait beaucoup de poneys qui n'étaient pas de Ponyville, se dit Twilight, tandis que la changeline se rapprochait pour souffler discrètement qu'elle avait de l'amour. Mais Coloratura devait voyager beaucoup. L'étalon, lui, semblait venir du sud, avec son chapeau de paille et son crin brun et ses yeux verts effacés derrière des pupilles énormes. Il rumina, hocha la tête et, plaquant le sabot sur l'orbe, la changeline inspira.

L'air devint légèrement plus froid à mesure que l'étalon aspirait. Mais cette fois Buzzy ne trembla pas. L'amour, après tout -- et Twilight se demandait de plus en plus si le terme d'amour s'appliquait -- venait directement de la sphère.

« Tu dois encore me montrer ta vraie apparence. » Dit à nouveau l'étalon, sans le moindre sourire, après avoir fini.

« Eh, pourquoi !? » Se défendit la changeline, soudain apeurée.

« C'est la règle. Tu te dévoiles ou tu ne passes pas. »

La fausse citadine se mordit les lèvres, trépigna un peu puis, les yeux fermés, se transforma. L'étalon la dévisagea de la tête aux sabots et son regard s'arrêta sur les sacoches.

« Tu caches quoi là-dedans ? »

Est-ce que Twilight avait pensé à préciser à quel point cette idée était mauvaise. La citadine était déjà revenue dans son flot de flammes vertes et se défendait avec tout l'accent côtier dont elle était capable.

« Juste des babioles ! »

« On va voir ça. »

« Mais j'ai payé ! » Supplia la changeline.

Il arrêta son geste en direction des sacoches, regarda la fausse jument qui s'était braquée. Son air las semblait presque sincère.

« D'accord, mais tu la verras sans les sacoches. »

Trois mots de protestation moururent bien vite chez la changeline qui se rendit et hocha la tête docilement. Satisfait, l'étalon se détourna, trébucha un peu et se reprit, et la fausse citadine suivit derrière en jetant un petit salut du sabot aux autres changelins du personnel technique qui la regardaient entrer comme ça dans le microcosme des coulisses.

Derrière les roulottes, dont une troisième fermait l'accès par l'arrière, les poneys étaient occupés à leurs instruments et à leurs maquillages, et la bonne humeur laissait place à des disputes et de l'empressement. Un nid de vipères. Un peu ce que Twilight avait toujours imaginer se passer dans des coulisses, avec moins des crocs.

« C'est toujours comme ça ? » Demanda Buzzy.

« Non, là l'équipe est contente. » Marmonna l'étalon.

Impossible de dire s'il était en train de railler. Sa voix lasse était celle de l'étalon que le changelin derrière parodiait, et il était trop difficile de distinguer la mise en scène de la réalité.

« J'aurais cru que les changelins autour de Coloratura seraient… plus heureux. »

« P'tite, je veux pas casser tes illusions mais c'est pas plus rose dans le public que dans les coulisses. » Répondit-il en les arrêtant devant la seconde roulotte. « Avec le temps, tu vois plus le spectacle, seulement les rouages. »

Il frappa à la porte et une voix lasse lui dit d'aller voir chez les yaks s'il y avait quelqu'un. Sans se formaliser, l'étalon informa qu'elle avait une admiratrice qui voulait la voir. Long silence. Twilight put sentir la changeline se mettre à hésiter. Tellement d'illusions brisées. Mais c'était ce qui arrivait généralement quand on dérangeait les bibliothécaires durant leur déjeuner pour leur emprunter un livre qui n'existait même pas.

Un « entrez » vaincu leur donna finalement accès au sanctuaire, et l'étalon après avoir ouvert la porte leur fit signe de passer. Buzzy s'engagea sur le marchepied de la roulotte aussi prudemment que dans les galeries souterraines. Il l'arrêta du sabot, lui fit signe pour les sacoches et Twilight Sparkle regretta de ne pas pouvoir tirer de lasers.

Elle se retrouva soudain sur le dos de l'étalon, tandis que son alliée improvisée disparaissait par la porte. Au travers, tout ce que Twilight put voir fut des cocons verts entassés, les plus longs ouverts et quelques autres, sphériques, fermés sur un bric-à-brac d'habits et d'objets dans un désordre de quotidien. La porte se referma.

À peine cela fait, l'étalon laissa retomber les sacoches par terre et ouvrit la première, vide. Il ouvrit la seconde et Twilight, tout à son sort de vision, se retrouva soudain face à face avec les naseaux immenses de cette tête ahurie.

Trop tard pour se cacher. Trop tard pour inventer quoi que ce soit. Son corps l'avait instinctivement tirée d'un pas en arrière et les deux yeux aux pupilles immenses la suivaient à présent sans y croire.

« Eh eh… salut. » Dit-elle nerveusement.

L'étalon referma la sacoche. La rouvrit, regarda encore la sphère puis referma. Puis la rouvrit, regarda les lucioles, tapota le bocal avant de refermer définitivement. Il le prenait bien, décréta la jeune licorne.

« On fouille les affaires des gens ? » Siffla une jument à côté, et Twilight projeta son sort de vision pour distinguer une artiste à moitié maquillée, aux yeux luisants.

« Pas tes affaires. » Répondit l'étalon d'un ton morne avant de prendre les sacoches dans sa gueule par la sangle. Puis il ouvrit la porte de la roulotte et la discussion à l'intérieur s'interrompit. Tout au fond, étendue dans le plus grand cocon dont l'intérieur vert clair semblait un coussin, la jument et sa crinière improbable blanchie jusqu'à la fibre le foudroya du regard. Buzzy, en voyant les sacoches, passa de la colère à la panique. « Tes shaffaires. » Dit-il simplement en lui tendant la sangle, et la changeline, incrédule, les récupéra.

« M- merci. »

« Genre, on a fini ? » Se plaignit l'artiste.

Buzzy sursauta. Elle avait été trop occupée à regarder les pupilles immenses de cet étalon, puis à regarder cet étalon se retirer par la porte pour se rappeler la présence de Coloratura. Sa confusion revint au galop.

« Je suis désolée, je voulais… en fait… »

À ces balbutiements, Twilight devina que l'entrevue se déroulait dans les meilleures conditions. Puis, au silence de Buzzy et au regard qu'elle jetait sur la sacoche, presque droit sur la licorne comme si elle aussi avait pu voir à travers la toile, elle devina ses intentions.

« En fait, je voulais faire un don. » S'entendit dire Buzzy en souriant.

« Non ! » Stressa Twilight.

« Allez ! » Murmura la changeline en se collant à la sacoche. « C'est pour une bonne cause ! »

« L'étal- le changelin m'a vue ! On doit partir ! »

« Juste cette fois ! » Gémit Buzzy.

« T'es en train de parler à qui là ? » Sembla se réveiller Coloratura. La voix de façade avait eu du mal à cacher la curiosité.

La changeline se retourna tout d'une pièce et, avec un sourire malaisé : « À euh… mes lucioles. Je vis seule. »

« C'est pas la chose la plus bizarre que j'aurai entendue. »

Buzzy avait tiré de la sacoche son bocal de lucioles et s'arrêta avant de l'ouvrir, confuse. La panique était visible dans ses gestes. Elle hésita, remit le bocal en place et jeta un regard à Twilight Sparkle qui semblait presque la gronder. En réponse, Twilight soupira. Elle ne pouvait rien empêcher de toute façon, alors elle hocha la tête et sa voleuse, toute souriante, remit les sacoches sur son dos avant de s'approcher de l'artiste.

Cette dernière, toujours étendue, lui fit signe de s'arrêter.

« Tu es gentille, tu empiètes sur mon air là. »

« Pardon. Donc, pour le don… »

La fausse artiste, couchée sur son cocon, eut un sourire moqueur.

« Vas-y toujours. »

Ce fut au tour de Buzzy de sourire malicieusement. Comme avec l'étalon, elle serra avec le sabot l'orbe à l'intérieur de sa sacoche, puis inspira. La magie verte émana d'elle comme un flot léger, puis fila vers Coloratura qui ouvrit grand sa mâchoire, dévoilant la gueule insectoïde. Elle semblait avaler ce flot comme de l'eau, l'ingurgiter.

Ses yeux s'ouvrirent de stupeur. Le flot s'intensifia et l'artiste se mit à lécher l'air en même temps qu'elle aspirait, comme si elle avait pu toucher, mordre dedans. Elle s'était redressée un peu, un peu plus, s'assit et des larmes se mirent à couler de ses yeux.

« Encore. » Souffla-t-elle entre deux instants.

Le flot s'intensifia encore. Twilight se mit à respirer plus fortement. Pourtant, elle ne se sentait pas plus froid, n'avait pas l'impression qu'on lui volait son amour, mais son corps s'était mis à trembler. Une sorte de peur confuse à ce qui se passait.

Soudain, l'artiste s'était transformée. Une changeline pareille aux autres, qui se leva, qui s'approcha un peu plus de sa donatrice. Ses yeux miroitaient follement.

« Encore. »

Une transe. Twilight s'alarma et fit la première chose qui lui passa en tête. La surface de l'orbe se blanchit, effaçant le monde en plus grande partie comme derrière une couche de givre. Les voix et les bruits s'étouffèrent. Le flot de magie diminua brutalement et, surprise, Buzzy y mit fin, au grand soulagement de la jeune licorne.

La changeline qui se tenait à présent face à elles semblait se réveiller, le visage en larmes, à quelques centimètres du visage changelin de Buzzy.

« Wow ! Seul le prince avait jamais… tu es incroyable ! »

Ce n'était définitivement plus la Coloratura de scène.

« Où tu as trouvé tout cet amour ? » Demanda-t-elle, extatique.

Buzzy recula.

« Nulle part ! Je veux dire, ce n'est pas important ? Hein ? »

« Pas important ? Tu plaisant- comment tu as obtenu cet amour ? » Demanda soudain sèchement la changeline, et sa voix piaillante devint sèche et terrible.

« S'il te plaît, arrête… » dans une supplique étouffée.

« Réponds-moi, comment ! » Gronda la changeline en montrant les crocs.

Elle les avait acculées à la porte. Twilight Sparkle pouvait pratiquement entendre le coeur battre derrière le torse de chitine.

« Je veux juste aider ! »

Le grondement passa à la rage. Elles n'eurent que le temps de pousser la porte pour s'échapper, les sabots frappant la paroi de bois derrière elles. Les changelins déguisés, occupés au spectacle, ne leur prêtèrent pas attention, et Buzzy se mit à galoper, ventre à terre, juste avant que la voix furieuse de la changeline derrière ne hurle : « Attrapez-la ! »

Depuis sa boule de verre, Twilight vit les têtes se tourner, les autres artistes regarder sans bouger. Mais au passage entre les deux roulottes un étalon se précipita sur elles et parvint à les bousculer, à les faire tomber. Il était tombé lui-même et pendant tout ce temps les autres regardaient. Le grand étalon brun aux pupilles immenses, son chapeau de paille sur la tête, apparut à la troisième roulotte avec un trépied, le lâcha et se précipita vers elles. Il fut l'un des seuls. Personne d'autre ne bougeait.

Elles purent s'enfuir, Buzzy transformée au détour en Berry Preppy, et plonger parmi les groupes de poneys devant la scène, dans la foule, s'y mêler tandis que leurs poursuivants s'arrêtaient derrière.

« C'était une idée stupide ! » Se plaignit Buzzy à mi-voix.

« C'était ton idée ! » Rétorqua Twilight sur le même ton.

Les changelins déguisés autour, juments et étalons occupés à danser et parler sous la musique, ne semblaient pas leur prêter d'attention.

« Pourquoi elle s'est fâchée ? » Gémit Buzzy. « J'ai rien fait de mal ! »

« Vraiment ? Ca me semble pourtant évident. » Jugea Twilight. « Elle est comme tous les changelins. Tends-lui le sabot et elle te mangera la patte. »

Elles étaient passées derrière une table de banquet et, après un sourire nerveux à deux juments tout près, Buzzy répondit, plus froidement :

« C'est pour ça que les ponettes sont parties ? »

« Les poneys ne sont pas part- Buzzy, ce n'est pas parce qu'il y a des étoiles dans le ciel que ces étoiles sont forcément des poneys. »

« Mais c'est ce qu'elles pensaient ? » Insista la changeline en se servant un peu de sirop à la fraise, son faux sourire grand offert aux autres.

« Parce que c'est v- » Twilight s'arrêta.

Non, ce n'était pas vrai pour tous les changelins. Sa nouvelle alliée en était l'illustration parfaite. Elle défiait aussi toutes les connaissances équestres et un seul cas ne permettait pas de généraliser, mais ce n'était pas le plus important. Le plus important était que cette alliée devait sans doute prendre personnellement ce qu'elle disait. La jeune licorne se traita d'imbécile. Bien sûr qu'elle ne voulait pas dire ça.

« Buzzy, tu es différente. » Reprit-elle avec douceur, avant de se taire le temps de laisser s'éloigner un couple à côté. « Tu n'es pas comme les autres. Toi, tu ne ferais pas de mal à une mouche. »

Buzzy ne répondit pas, ce qui décida Twilight qu'elle avait pu résoudre le malentendu. La pensée la traversa que si elle pouvait isoler cette changeline des autres, elle aurait plus de contrôle, elle pourrait la manipuler plus facilement. C'était méchant, mais elle devait aider ses amies. Mais si cette changeline était vraiment différente, elle pourrait aussi simplement… lui faire confiance.

Non, pesta-t-elle contre elle-même. La dernière chose à faire était d'avoir de bons sentiments. C'était exactement ce dont les changelins se nourrissaient, et elle ne serait plus qu'une proie.

Cette changeline ne voyait que de la nourriture en elle.

« Qu'est-ce qu'on fait encore ici ? » Réagit soudain Twilight. « Ils vont alerter les gardes, si on reste on se fera attraper ! »

Le rire de Buzzy la désarma : « Les gardes, à une fête ? Ce serait l'émeute. Même Serena est venue seule. »

« Je ne comprends pas, pourquoi ce serait l'émeute ? »

« Mais tu ne sais vraiment rien… » s'impatienta la changeline. « Passe tes journées à crier famine, à tenter vainement de créer de l'amour pour qu'un garde vienne saboter tes efforts et aspirer cet amour au moindre écart. Passe ta vie à sourire à vide et récolter un salaire de misère pour qu'un garde enfonce ta porte, te sorte de force et te jette dans la rue ! Et si tu résistes ils t'envoient aux mines, mais qu'est-ce que tu as à perdre ? Hein ? S'ils viennent ici… ces fêtes, c'est tout ce qu'on a. C'est tout ce qu'il nous reste. »

L'estomac noué, Twilight se morfondit en excuses. La voix féroce avait presque fait tomber le masque, et la changeline avait paru à nouveau bestiale. Elle ne sut pas quoi répondre. Elle ne savait pas. Elle ne comprenait pas.

En fait si, elle comprenait. Les changelins avaient besoin d'amour pour vivre. Mais faute de poneys à dévorer, ils se tournaient contre eux-mêmes. Ils singeaient les poneys pour tenter de créer quelque chose dont ils étaient totalement dépourvus. Tout cela, toute cette masquarade, servait seulement à masquer l'impuissance. Une expression de désespoir.

C'était bien fait.

De le penser lui perça le coeur, mais c'était bien fait. S'ils avaient fait du mal à ses amies, s'ils avaient capturé les poneys et volé leur amour, et détruit Equestria, alors c'était bien fait. Maintenant qu'elle y pensait, elle n'aurait pas voulu d'autre punition pour ces bestioles. Il y avait une justice en ce bas monde.

Les spectacles s'étaient réduits à rien, et la musique lancinante laissa bientôt place au silence. La foule se massait à nouveau contre la scène mais cette fois Buzzy chercha à rester le plus loin possible, perdue parmi les retardataires empressées.

De derrière les rideaux réapparut Coloratura, avec son petit voile sur le visage et sa veste au col démesuré. Elle s'avança sous les acclamations, l'air dédaigneuse, mais elle semblait rayonner d'une force nouvelle. C'était dans ses pattes, dans la force de ses mouvements, dans la courbe de son corps quand elle se déplaçait, une énergie qu'elle n'avait pas avant, qui rendait l'ancienne Coloratura presque piteuse en comparaison.

« Genre, c'est cool d'être restés. » Lança-t-elle au microphone, avec plus de force. « Taisez-vous, je m'entends pas parler. »

« Elle a l'air en forme, » frétilla une réplique de Berry Punch à côté de Buzzy, « ça va être bon ! »

« Genre, la prochaine chanson a été improvisée sur le moment. Tant pis pour vous. »

Les enceintes, à nouveau, crachèrent ce qui sembla à Twilight une cacophonie et une trahison aux lois de l'harmonie. Puis la voix de la changeline, douce et joyeuse, se mit à chanter.

« Deux trois quatre ! » Lança-t-elle, et la foule jeta les sabots en l'air. « Vis ! Comme si demain ne viendra jamais ! Comme une seconde soudain trop brève ! Comme si hier n'avait été qu'un rêve ! Comme cet avenir que tu aimais ! »

Il y eut un mouvement de foule, un piétinement affolé pour atteindre la scène. Ceux qui voulaient monter étaient tirés par d'autres qui voulaient faire de même. On prenait d'assaut, on défendait la reine. Autour de Twilight Sparkle les changelins ouvraient grands leurs gueules, happaient l'air empli de leurs claquements et ils appelaient, avec une sorte d'espoir brisé, « Coloratura ! »

Cette dernière continuait de chanter sans tenir compte du tumulte.

« Et si cela ne change rien, » se calma la musique, « Si le bonheur ne surgit pas, avec la faim pour tout repas nous resterons des changelins. »

« Vis ! Pour tout le temps que nous avons perdu ! Pour tous ces rires, toutes ces promesses ! Pour l'infini désir de nos déesses ! Pour la foule de nos coeurs éperdus ! Vis ! Et défie le vide et la rancoeur ! Et brise le cycle de nos erreurs ! Étouffe les mensonges, les terreurs ! Et brille d'amour parmi tes consoeurs ! Vis ! Fais défaillir le ciel de jalousie ! Fais de chaque jour une parousie ! Fais la fête jusqu'à Fillydelphia ! Fais tienne la terre d'Equestria ! »

« Et si cela ne change rien, » reprit le refrain sous les cris hystériques, « Si le bonheur ne surgit pas, avec la faim pour tout repas nous resterons des changelins. »

« Vis ! » Hurla la foule en pleurs.

Il n'y avait presque plus de poneys, plus d'illusions, plus d'apparences. La foule fondait en un chaos de corps insectoïdes pressés au-dessous de la jument improbable qui criait ses paroles avec force, comme si le microphone ne suffisait pas, tandis que les sabots grattaient le bois à ses pattes. À présent que le théâtre était tombé, Twilight pouvait découvrir cette nuée de monstres hurlants, sifflants, hargneux et féroces, dont les ailes agitées s'entremêlaient en éclats infâmes. La magie stagnante, de ce vert pâle, les rendait incontrôlables.

Buzzy avait laissé tomber son apparence citadine également, et cherchait à guigner par-dessus toute l'agitation la figure de son idole. Ce qui n'était pas si difficile, les lumières de la scène parvenant, malgré le jour, à projeter son ombre sur les hauts rideaux derrière elle.

Puis les enceintes s'épuisèrent et la jument échevelée, un petit sourire satisfait au visage, observa cette foule et ce chaos.

« Encore ! Encore ! » Était la clameur la plus forte.

« Genre, vous croyiez que j'allais arrêter maintenant ? »

Et les changelins d'hurler de joie.

**** **** ****

Autour d'elles les changelins déguisés ne leur prêtaient plus la moindre attention. Le lac miroitait au loin derrière, découpé par la scène en train d'être démontée. La journée semblait si belle, si belle. Des juments empressées s'égaillaient en sautillant du côté des maisons, sous le regard de gardes qui patrouillaient dans les prés. La foule insouciante se clairsemait et en lieu de rires et de sourires forcés, se contentait d'un petit bonheur personnel.

Twilight avait demandé à son alliée de s'arrêter. Elles étaient arrivées à hauteur de l'école du village, à longer la barrière blanche qui les séparait du préau. Les jouets jonchaient le sol autour de la balançoire et du tourniquet. Le bâtiment pimpant, avec son petit clocher, semblait encore résonner des petites voix de pouliches excitées. Il était désert.

Excusez-moi, je peux savoir ce que vous faites ?

Une Cherrilee légèrement inquiète la regardait par-dessus la barrière, dans son buisson.

Chut, elles vont vous voir !

Twilight Sparkle entraîna la professeure avec elle dans le buisson. Cela semblait si loin à présent, mais voir le préau empli de toutes ces petites têtes familières lui fit oublier que ce n'était qu'une illusion créée par la sphère.

Qui ça ? Les enfants ? Vous… savez que je suis leur professeure ?

Chut chut chut ! Elles ne vont pas tarder à révéler tous leurs secrets !

L'expression presque résignée de Cherrilee face à l'inévitable fit sourire Twilight Sparkle. Elle n'avait d'yeux que pour ses notes, pour les pouliches et pour les secrets arcaniques de l'amitié. Avec le recul, il était normal qu'elle se soit faite consigner dans sa bibliothèque.

La leçon était qu'il suffisait de demander.

« Twilight ? » On tapota sur son orbe.

La jeune licorne soupira en regardant disparaître le souvenir en un instant. C'était peut-être mieux comme ça, se faire traîner par la queue était douloureux.

« Désolée. J'étais juste… dans le passé. On peut y aller. »

« Parfait ! » Lança la fausse citadine toute joyeuse.

Ce pouvait juste être tout l'amour qu'elle avait ingurgité, mais mathématiquement cela devait être inférieur à tout ce que Twilight pensait l'avoir vu prendre auparavant. Et cela mettait à mal sa théorie selon laquelle les changelins pouvaient être assagis en les nourrissant. Mais elle n'avait pas non plus considéré toutes les variables.

« On pourrait aller aux bains maintenant. » Reprit Buzzy, avec son accent citadin. « Tu as déjà été aux bains ? Moi jamais. »

« Qu'est-ce qu'on irait bien faire aux bains ? » S'aigrit Twilight.

« Se faire pomponner bien sûr ! Un bon massage, un sauna, » se ravit la changeline, « une cornicure… »

« Nous n'avons pas le temps pour ça ! »

La petite joie trémoussante de la fausse jument sembla s'évanouir.

« Mais si ! Les gardes ne nous recherchent pas, et… » Sa voix devint plus sombre. « … et ce n'est pas comme si on pouvait quitter la ville de toute manière. »

Village, corrigea mentalement Twilight, mais elle laissa passer ça. Elle avait suffisamment supporté toutes ces errances. À présent, il était temps que son travail paie. Aussi tapa-t-elle du sabot pour se faire entendre.

« Non ! Nous devons aller à la bibliothèque ! »

« La bibliothèque ? » S'étonna la fausse jument. « Euh… il n'y a pas de bibliothèque. »

« Je sais pertinemment que tu mens parce que c'est là où j'habite. Un grand chêne avec des fenêtres ? Oh, c'est vrai, j'oubliais, tu n'es à Ponyville que depuis hier. »

« Twilight, il n'y a pas de grand chêne à Ponyville. »

« Eh bien on va voir ça ! » La défia la jeune jument.

Et elle la dirigea en direction du Golden Oak. En même temps, la licorne se félicita intérieurement. La changeline suivait ses instructions. Peut-être parce qu'elle voulait être gentille. Sans doute par crainte de se mettre à dos sa nouvelle richesse. Plus elle observait ces créatures et moins Twilight était sûre de ce qu'elle devait penser.

Peu importait. Sauver ses amies. Il y aurait forcément des livres pour l'aider chez elle, quelque chose pour sortir de cette orbe ou au moins lui permettre d'utiliser sa magie à l'extérieur. Elle avait réussi à se téléporter une fois, mince ! Elle le referait. Au moins le changelin ne semblait pas se soucier de laisser son pouvoir s'accroître. Ou alors, se dit Twilight, Buzzy n'y pensait même pas.

Elles auraient déjà dû voir la cîme du Golden Oak derrière la chaume des toits.

La dernière maison laissa place à un vaste parc cerné par une petite barrière faite d'une chaîne accrochée à des piliers épais de pierre blanche granuleuse. À l'intérieur, il y avait l'herbe, puis une seconde barrière en carré autour d'une cour dallée, là où aurait dû se tenir la bibliothèque. Un chemin de sable avait été établi, rectiligne, jusqu'à l'endroit précis où se serait trouvée la porte.

« Par où maintenant ? » Demanda Buzzy en continuant sans prêter d'attention à ce parc.

« Où est passée la bibliothèque ?! » S'exclama la jeune jument. « Elle était là ! J'y dormais encore hier soir ! »

Faux. Hier soir elle était probablement dans ce château de cristal. Sa raison, peu soucieuse de ménager ses sentiments, lui intimèrent la réalité avec force. Il n'y avait pas de bibliothèque. Ou alors les changelins l'avaient déplacé.

Oui, c'était cela. Les changelins avaient mis en scène toute cette histoire de princesse : cela faisait partie de leur conspiration. Ils avaient déraciné le Golden Oak et l'avaient déplacé ailleurs, ou pire, pour effacer toute trace de la vérité.

« Qu'est-ce que vous avez fait à ma bibliothèque ! »

« Du calme ! » La supplia la fausse citadine en tapant nerveusement la sacoche. Deux juments plus loin lui jetèrent des regards curieux avant de continuer. « Je n'ai jamais entendu parler d'une bibliothèque à Ponyville. » Lui dit-elle plus bas.

Les ouvrages. Ses notes. Évidemment. Ce n'était pas juste pour la mise en scène : les changelins avaient voulu faire sabot bas sur tous les secrets d'Equestria. C'était du pillage. Pur et simple.

« Rapproche-nous ! » Ordonna durement Twilight.

Puis elle expliqua, avec un peu plus de calme, et la changeline l'emmena docilement par le chemin de sable jusqu'au milieu du parc, sur les riches dalles de marbre au centre desquelles se trouvait une plaque d'or gravée. La curiosité piqua la changeline et elle trotta encore pour pouvoir lire ce qui était inscrit dessus.

« Golden Oak. Ici est née Twilight Sparkle, princesse de l'Amitié. Sa maison était un Arbre d'Harmonie dont elle tira les quatre Éléments. Elle fut détruite par le Tartare, mais ses racines survivent. Partagez le savoir. »

« Comme dirait Applejack, c'est un joli discours… » Ironisa Twilight Sparkle.

« La princesse est née ici ? » S'étonnait la changeline. « Je croyais qu'elle était née au château, moi. Pourquoi l'histoire doit être si compliquée. »

« Je suis née à Canterlot ! Canterlot ! » S'épuisa Twilight, irritée. « Je n'ai pas mis les sabots à Ponyville avant d'être jument ! »

« Ponyville existait avant Canterlot, » lui répondit Buzzy avec plaisir, comme si elle la piégeait, « c'est la première ville d'Equestria. »

« Avant Cant- tu sais quoi, » reprit la jeune licorne, les joues gonflées, « pense ce que tu veux. Je m'en fiche, voilà. J'aurai tout le temps de t'enseigner l'histoire d'Equestria, la vraie histoire si tu permets, quand j'aurai sauvé mes amies. »

La fausse citadine haussa les épaules, regarda encore la plaque dorée puis se mit à faire le tour des dalles comme s'il y aurait d'autres plaques à lire.

C'était vraiment tout ce qu'il restait du Golden Oak ? Une simple plaque ? Non, se répéta Twilight Sparkle. Les changelins avaient emporté l'arbre ailleurs, ou du moins ses livres et ses affaires.

Ses affaires.

Le télescope.

« Buzzy, il faut qu'on retourne dans ce château ! » Lança-t-elle sans attendre.

« Ah non ! Tu es folle ! » Paniqua la changeline. « Ou alors, tu utilises un sort, parce que je n'ai pas envie de me retrouver museau-à-museau avec les gardes ! »

Trop tôt. La licorne voyait évidemment l'impératif d'y retourner, d'y trouver où les changelins avaient pu y stocker tous les ouvrages et parchemins du Golden Oak. Tout était forcément là-bas. Il lui fallait absolument y avoir accès si elle voulait s'en sortir. Mais la changeline avait raison à deux égards : les gardes devaient être en alerte là-bas, suite à la « nuit » passée, et la changeline n'était pas prête à se risquer pour sa source de nourriture. Pas encore.

De toute manière, elle avait déjà une autre cible bien plus importante en tête.

« Alors emmène-moi à Canterlot. »

« Tu n'aimes vraiment pas les bains. » Jeta la fausse citadine après une seconde à avoir le souffle coupé. « Canterlot est un sanctuaire. Aucun changelin n'a le droit de s'y rendre. On ne pourrait même pas en approcher. »

Victoire. Les changelins ne voulaient vraiment pas qu'elle aille là-bas. Et cela pouvait signifier beaucoup de choses. Peut-être qu'il restait des poneys là-bas ?

Canterlot était visible, éternellement familière à flanc de falaise. Il n'y avait aucun bouclier, rien qui sorte de l'ordinaire. Les tours blanches étincelaient toujours au soleil de l'après-midi. Si Ponyville était tombé, si les changelins pouvaient s'y promener si librement, alors Canterlot avait peu de chances d'être encore équine. Mais ce n'était pas non plus impossible. Twilight se maudit en sentant grandir cet espoir fou, et elle s'en fichait. La princesse Celestia pouvait toujours être là-bas, à défendre leur peuple. Tant pis si c'était trop espérer, c'était de l'espoir.

Il fallait qu'elle s'y rende. Tout y rien.

« Tu sais que je ne t'ai presque donné aucun amour jusqu'à présent ? » Laissa-t-elle entendre.

« J'avais remarqué. » Se renfrogna Buzzy.

« Emmène-moi à Canterlot et je t'ouvrirai mon coeur. » Reprit Twilight. « Buzzy, je te serais à jamais redevable. Tu veux que je t'aime, non ? »

La citadine regarda la sacoche où était terrée Twilight, puis autour d'elle furtivement, comme à chaque fois qu'elle préparait quelque chose, puis à nouveau la sacoche avant de s'asseoir et d'en tirer l'orbe. Le parc était ouvert à tous, mais cela ne l'arrêta pas. Elle regarda dans l'orbe la jeune jument magenta, avec sa crinière noire coupée courte, si raide, qui lui offrait à présent de grands yeux suppliants.

Ceux de la changeline luisirent de ce vert maladif. Elle se lécha les lèvres, se les mordilla.

« J'aimerais bien, oui. » Prononça-t-elle comme absente.

Petit sourire satisfait de Twilight.

« Dans ce cas, direction Canterlot ! »

« Non, attends ! » Supplia la fausse citadine. « Tu ne m'écoutes pas, on ne pourra même pas en approcher ! J'aimerais t'aider mais ce que tu demandes est impossible ! »

« Je peux aussi tarir la source. » Feignit de se fâcher Twilight.

Elle ferma les yeux et se concentra. Oublier le monde extérieur. Visiter l'intérieur de l'orbe. Explorer ce monde de blancheur qui reparut autour d'elle, muet, quand elle rouvrit ses paupières. Nouveau sourire satisfait à la pensée de la tête que devait faire la changeline, et aussitôt les parois redevinrent translucides, laissant revenir avec force tous les sons de l'extérieur. Le visage de la changeline était paniqué.

« Pourquoi tu me fais ça ? » Gémit-elle. « J'ai été gentille avec toi ! »

« Je n'ai rien à perdre. » Fut la seule chose parfaitement sincère que Twilight se sentit dire depuis longtemps. « Je dois sauver mes amies. » Le « dois » avait été appuyé avec une force pareille aux douze coups d'une cloche.

Devant elle toutes les résistances de la changeline s'effondrèrent. Elle balbutia, renifla, serra la sphère et jeta encore des regards autour d'elle, les oreilles plaquées contre son crâne. Puis, vaincue :

« D'accord. »

« Excuse-moi. » Salua une jument derrière elles.

La changeline s'empressa de remettre l'orbe dans la sacoche et, sans se retourner, laissa s'approcher cette intruse. Twilight projeta son sort de vision pour découvrir une fausse Cherrilee hésitante. Elle fit la moue. Si ces changelins devaient la torturer en imitant toutes ses amies, ils auraient au moins pu le faire bien.

« Tu parlais à quelqu'un ? » Demanda la fausse Cherrilee, comme à une pouliche.

« À mes lucioles. » Soupira Buzzy, toujours de dos.

« Oh. Ca m'arrive aussi. Je viens ici parfois pour parler à Twilight Sparkle. »

D'un moulinet de la patte, Twilight se signifia à elle-même ce qu'elle pensait de cette folle qui continuait. Elle était visiblement intéressée.

« En fait, je croyais être la seule à venir ici. C'est la première fois que je vois une autre changeline dans ce parc. »

« J'étais curieuse, c'est tout. » Lui dit Buzzy en se retournant, avec son faux sourire. Prête à jouer sa comédie. « Je visite, j'aime me renseigner sur l'histoire de la princesse ! »

« Toi aussi ? C'est si rare ! »

Puis la fausse Cherrilee se rétracta, comme si elle s'était emportée. Timide. Le faux sourire de la fausse Berry Preppy la décourageait. Twilight tapa contre le verre, contre le flanc de Buzzy qui, surprise, cessa de mentir. Aussitôt l'autre changeline reprit courage et se rapprocha de la plaque dorée.

« J'adorerais voir le Golden Oak en vrai. Mais Arista refuse de toucher à quoi que ce soit. Tu imagines, pouvoir se promener dans la maison de la princesse ? »

« Oui, ce serait formidable. » Mentit la citadine sans conviction.

Cherrilee le sentit et reporta son attention sur la plaque, comme pour la lire.

« Elle pourrait au moins m'autoriser à corriger la plaque. Tu sais combien il y avait vraiment d'Éléments ? »

« Six. » Souffla Twilight.

« Six ! » Répéta précipitemment la changeline.

Le visage de la Cherrilee s'illumina de joie.

« Il faut que tu viennes avec moi. » Lui dit-elle avec hâte. « J'ai tout un musée dédié aux Éléments, au Carousel Boutique, tu l'as déjà vue ? On pourrait parler de la princesse, je te montrerais ce que j'ai. » Elle baissa la tête : « Même si je n'ai pas grand-chose. »

« Oh ! Euh, je pensais aller aux bains en fait » esquiva Buzzy avant de sentir le tambourinement à son flanc, « mais je serais ravie de venir ! »

« Tu ne le regretteras pas, promis. » L'encouragea la fausse Cherrilee.

Elle s'engageait déjà sur le chemin de sable, le regard fixé sur celui de la fausse Berry Preppy comme une chaîne attachée entre elles, et il y avait une supplique pour ne plus l'abandonner. Quelque chose de sincère, se dit Twilight, et à nouveau ses pensées furent bouleversées. De la sincérité… impossible.

Pourtant l'apparence en était impeccable. La fausse Cherrilee ne faisait aucun effort pour être une jument modèle. Aucun sourire factice, aucun rire. Derrière elle Buzzy semblait tout aussi étonnée et la suivait avec suspicion.

La discussion entre elles mourut bien vite si elle avait jamais commencé. Cherrilee dut se faire à l'idée que son invitée n'était pas d'humeur et, bientôt, il y eut entre elles presque deux mètres d'écart qui forçaient sans cesse la fausse professeure à se retourner. Les seuls mots échangés étaient pour dire que ce n'était pas loin, pour encourager.

Buzzy murmura rapidement pour Twilight : « Tu connais, le Carousel Boutique ? »

« Bien sûr, » informa-t-elle avec une satisfaction à peine voilée, « c'est la boutique de mon amie Rarity. Tu sais, l'un des six Éléments d'Harmonie. »

« Autre chose que je dois savoir ? »

L'agacement était sensible. Twilight allait répondre mais Buzzy se détournait. La Cherrilee les regardait et la changeline rendit à ce sourire aimable un sourire gêné.

Pour Twilight Sparkle, tout allait désormais exactement comme elle voulait. Cela l'inquiétait même un peu, connaissant à quel point les changelins pouvaient être fourbes. Un piège ? Elle aviserait. L'idée qu'il y ait une mise en scène aussi élaborée, à l'échelle de tout un village juste pour elle était trop improbable pour vraiment y croire. Tout ça pour quoi ? Pour lui soutirer des informations ? Elle aviserait.

Le Carousel Boutique était de l'autre côté de la rivière. Un garde était assis à l'entrée du pont vers lequel elles trottaient à présent, tandis qu'un second, en son milieu, terminait de contrôler un étalon. Le pas de Buzzy ralentit un peu, hésitant, mais reprit ensuite pour ne pas se laisser distancer. Ce qui était inutile : la fausse Cherrilee avait aussitôt ralenti également pour la laisser gagner sur elle.

Le second garde descendit du pont et leur fit signe de s'arrêter juste devant.

Sans un mot, la fausse Cherrilee redevint une changeline un peu plus grande que la moyenne, avec une paire de lunettes sur le museau. Ce détail laissa Twilight incrédule.

« Tu reviens un peu vite. » Nota le garde tandis que Cherrilee réapparaissait devant lui en un souffle enflammé.

« J'ai la visite d'une collègue. » S'excusa cette dernière.

La collègue en question s'approcha et, fermant les yeux, laissa apparaître l'insecte derrière la jument. Le garde la toisa puis lui fit signe de passer. Twilight, prête à faire disparaître la réalité derrière le blanc laiteux de sa sphère, les regarda s'éloigner à mesure qu'elles passaient le pont. Ils n'avaient pas contrôlé les sacoches.

« J'espère qu'ils retrouveront les larves. » Tenta la fausse Cherrilee pour relancer la conversation.

« J'en doute. » Lâcha Buzzy, avant de se reprendre. « Je veux dire, je l'espère aussi ! »

Oubliant l'inaptitude sociale de son alliée, Twilight Sparkle reporta toute son attention sur le Carousel Boutique, intact, tel qu'elle l'avait toujours vu, comme si son amie… y habitait toujours. Tout lui disait le contraire mais déjà son coeur suppliait que ce soit vrai. Elle pouvait sentir la déception avant même que l'espoir soit totalement formé.

La Cherrilee ouvrit la porte et fit signe à son invitée de la suivre. Derrière les grandes fenêtres du rez-de-chaussée, Twilight pouvait déjà voir l'intérieur complètement changé.

Les mannequins étaient toujours là, fidèles, auprès des robes exposées, mais la disposition avait complètement changé et ces robes, elle ne les reconnaissait pas. La petite scène entourée de miroirs avait son propre mannequin sur lequel trônait la robe qu'avait fait Rarity pour son anniversaire, voilà longtemps. Une robe toute simple au milieu de cet étalage grandiloquent de froufrous et de traînes pompeuses, la plus voyante desquelles se répétait au moins six fois dans les six coins de la salle.

Au-dessus de la porte la petite clochette tintait toujours.

« Ne t'inquiète pas, » voulut rassurer la fausse professeure, « le musée est plus loin. Je n'ai pas le droit de toucher à cette pièce, tu sais comment c'est. »

« Préserver l'héritage équestre, je sais. »

Donc, c'étaient bien les changelins qui avaient tout mis en scène. Ils s'étaient bien mieux débrouillés avec Pinkie Pie. Cet endroit était un désastre, comme l'empilement de douze artistes différentes. Rarity se serait sans doute révoltée en voyant cet amalgame.

La fausse Cherrilee les entraînait dans l'arrière-salle.

« Désolée d'avoir menti, » reprit-elle, « sur le pont, quand j'ai dit que tu étais une collègue. Je voulais juste passer rapidement. »

« Aucun problème. »

« Tu ne peux pas savoir comme je suis excitée, je n'ai jamais personne avec qui parler ! Enfin si, Ambrosia, mais elle ne comprend rien à rien. »

L'arrière-salle était plus un débarras qu'un musée. Deux tables surchargées d'objets divers étaient cernées le long des murs courbés par des commodes et étagères plus ou moins garnies de tout et n'importe quoi. Beaucoup de photographies, des livres divers et épars, un globe terrestre, des cartes d'invitation, un panier à pique-nique… Si c'était un musée à quelque chose, Twilight n'aurait pas su dire à quoi.

« Donc… c'est ton musée ? » Demanda Buzzy.

« Je sais, ce n'est pas beaucoup, » admit la Cherrilee en baissant la tête, « mais regarde ce que j'ai ! »

Et, empressée, elle alla chercher parmi les photos d'une étagère l'une d'elles pour l'amener à sa visiteuse. Dessus, Twilight reconnut le rez-de-chaussée du Golden Oak, tout de bois et garni de livres, et empli de pouliches et poulains. La photo avait été prise maladroitement, ce qui l'avait rendue bancale et un peu floue, mais elle pouvait reconnaître sans peine la table centrale avec son buste de cheval.

Puis il y avait Twilight. Elle était là, sur la photo, apparemment dépassée par cette foule de petites. Et elle avait des ailes.

Les épaules de Twilight la démangèrent.

« C'est l'intérieur du Golden Oak ! » S'enchanta la Cherrilee.

Buzzy feinta de s'enthousiasmer aussi : « C'est incroyable ! »

« Et j'en ai d'autres, mais aucune de sa chambre. Oh, et j'ai mieux encore ! »

Ce qu'elle ramena replongea Twilight dans ses souvenirs.

Chère princesse Celestia, cette semaine mon amie Rarity a appris que si l'on cherche toujours à satisfaire tout le monde, on finit par ne satisfaire personne. Et surtout pas soi-même. Et j'ai appris ceci. Lorsque quelqu'un propose de vous rendre un service, comme de vous confectionner une jolie robe, ne vous montrez pas critique envers cette personne qui fait tout pour vous faire plaisir, et j'ai compris qu'il est bien ingrat de se plaindre d'un cadeau !

Elle regarda Spike rouler le parchemin puis souffler et la flamme verte emporter la lettre au loin, très loin, dans un passé qui s'estompait à nouveau. Cette fois, c'était elle-même qui le rejetait avec force.

« Il n'y a pas une erreur ? » S'étonnait Buzzy. « Les noms sont inversés. »

« Non, » supplia presque la fausse Cherrilee, brusquement, « la princesse était juste humble. C'est vraiment elle qui les a écrites ! »

« Les ? »

« Les lettres. J'en ai quelques autres, tu veux les voir ? »

Twilight n'en avait pas très envie. Ces lettres étaient pour la princesse, pas pour des changelins. Surtout, ces lettres auraient dû être à Canterlot. Mais ce qui poussait surtout la jeune licorne à s'en détourner était tous les souvenirs rattachés à ces lettres. Contrairement à la photographie, celles-ci étaient réelles.

Elle se mit à taper sur le verre, tandis que la Cherrilee retournait fouiller parmi les objets, plus loin.

« Quoi ? » Murmura Buzzy.

« Demande-lui pour Rarity. »

« Pour qui ? »

Mais la fausse professeure revenait, avec, dans sa bouche, un livre ouvert à sa première page, avec une signature dessus. Un autographe. Twilight reconnut sa propre écriture, qui disait simplement : « Pour Horse Fever, Twilight Sparkle ». Court, concis, sauf qu'elle n'avait jamais délivré d'autographe à qui que ce soit. Elle n'aurait eu aucune raison de le faire.

« Excuse-moi, tu aurais quelque chose sur Rarity ? » Tenta Buzzy.

« Bien sûr ! » Se réjouit la fausse jument. « Tu sais où on est ? »

« Euh… chez elle. » Se rappela la changeline.

« Jusqu'à son départ. » Confirma une Cherrilee aux anges. « Et j'ai accès à tout ! J'ai aussi pu voir la chambre qu'elle a occupé à Canterlot ! »

« Bon ! » S'exclama Buzzy d'un coup. « J'aurais voulu rester plus longtemps mais j'ai beaucoup de choses à faire ! »

Et elle ignora les petits coups donnés à son flanc alors que Twilight se jetait contre le verre.

« Tu pars déjà ? »

« Vraiment désolée, je suis très occupée. En fait, j'ai un train à prendre. »

« Oh ! Je pourrais t'accompagner à la gare ! J'ai justement un objet à emmener à Canterlot ! Tu vas dans quelle direction ? »

Si la magie de Twilight avait été une once plus puissante, les sacoches se seraient enflammées. À la place, le tissu laissa irradier l'aura violette. Buzzy s'empressa de cacher ce côté de son corps et offrit le sourire le plus faux frère de tout le village.

« Oh non ! Je viens de réaliser que j'ai raté mon train ! » Inventa-t-elle à la volée, en criant presque. « Je dois y aller ! C'était génial de parler, j'espère te revoir, bye ! »

« Attends ! »

La supplique de la fausse Cherrilee, mêlée d'une voix de changelin naîssante, ne parvint pas à arrêter la cavalcade de Buzzy pour gagner la porte et détaler sur le chemin. Elle ne ralentit qu'une fois assurée que personne ne la suivait, et à la vue des gardes en patrouille.

Alors la changeline se laissa tomber sur l'arrière-train pour souffler. Après quoi elle nota que la sacoche avait toujours sa lueur violette. Elle vérifia alentours puis extirpa prudemment l'orbe fulminante.

Twilight Sparkle lui jetait un regard noir.

« On ne peut pas aller à Canterlot, » imita-t-elle comme une pouliche, « aucun changelin ne va à Canterlot, mais oui Twilight je vais t'aider ! »

« Je ne sais même pas de quoi elle parle ! » Paniqua le changelin. « La faim la rend folle ! Elle raconte n'importe quoi ! Tu as bien vu sa camelote ! »

« Sa camelote, comme tu dis, » siffla Twilight entre ses dents serrées, « est plus réelle que tout ce que tu as inventé ! J'ai écrit cette lettre ! »

Spike avait écrit cette lettre. Mais ça revenait au même.

« Aucun changelin ne peut aller à Canterlot ! Aucun ! » Insista la changeline avec force, les yeux affolés. « Le prince lui-même n'y a pas accès ! »

« Tu m'as promis, Buzzy. » Trancha Twilight.

« Je… »

« Tu m'as promis. »

À nouveau, vaincue, la fausse citadine baissa la tête. Elle mentait comme elle respirait, se dit Twilight, mais ses efforts payaient. Elle allait l'emmener à Canterlot. Le destin l'y forçait. Ou alors, peut-être qu'elle devrait révéler son existence à cette fausse Cherrilee. Elle avait l'air encore plus « différente ». Elle l'emmènerait à Canterlot, elle.

Telle une condamnée à mort, la menteuse revint sur ses pas. La porte du Carousel Boutique était toujours ouverte.

À l'intérieur, tout semblait désert. L'arrière-salle était fermée et Twilight eut envie de dire à Buzzy de d'abord monter les escaliers. Mais deux choses l'arrêtèrent, à parts égales, l'idée qu'elles se fassent prendre et la vision de la chambre de son amie remplie de cocons verts. Ou celle de la chambre tout à fait vide. Elle ne voulait pas savoir.

La changeline frappa à l'entrée de l'arrière-salle. Personne ne répondit. Elle ouvrit prudemment, puis entra.

La changeline un peu grande, sans déguisement, était à la première table, à regarder la lettre ouverte, la photographie et, à côté, la petite broche à l'image de la marque de beauté de Twilight. Elle les regardait sans rien dire avec ses grands yeux vides d'insecte.

« Je… j'ai paniqué. » Dit Buzzy. « Quand tu as évoqué Canterlot je… j'ai pris peur. »

« Je comprends. » Dit la changeline d'un ton qui disait qu'elle n'y croyait pas une seconde. Et elle ne dit rien de plus. Buzzy s'approcha un peu plus.

« Je… »

Intérieurement, Twilight Sparkle était en train d'encourager la menteuse. Elle était parfaitement capable d'inventer quelque chose. N'importe quel mensonge ferait l'affaire, tant qu'elle pouvait l'emmener à Canterlot.

« Tu savais que Twilight n'avait pas d'ailes ? »

La changeline à sa table tourna la tête, l'air hagard.

« Je veux dire, » hésita Buzzy, « il y a eu un moment où elle n'en avait pas ? »

La changeline à sa table ne disait toujours rien.

« Ce n'est pas grave. Laisse tomber. »

« Non. Non, continue. » Souffla la changeline à mi-voix.

« Je suis l'élève de Celestia. » Murmura Twilight.

« Elle était l'élève de Celestia. »

La changeline se détourna et posa la patte sur ses objets. Impossible d'interpréter ce geste, mais Buzzy sembla le prendre comme un échec et jeta un regard affolé à la sacoche.

« Je suis son élève. » Insista Twilight. « Et je suis née à Canterlot. »

« Elle était née à Canterlot. » Tenta à nouveau Buzzy en avançant d'un pas.

« Qu'est-ce que tu veux. » Lâcha presque agressivement la changeline.

« Je veux que quelqu'un m'écoute. » Murmura Twilight, plus pour elle-même qu'autre chose. « J'en ai assez des mensonges et que personne ne me croie. »

Elle se rendit compte que Buzzy avait répété ses mots presque à l'identique, à mesure, se rendit compte du visage de la changeline à nouveau tourné vers elles, où un léger éclat vert passa. Puis elle serra les crocs.

« Tu dis juste ça pour obtenir quelque chose. Prends-le et pars. »

« Pourquoi tu es comme ça ? J'essaie d'être gentille. » Se défendit Buzzy. « Je suis désolée, d'accord ? »

« Dis-moi juste ce que je dois te donner pour que tu partes ! »

Des larmes ?

Des larmes retenues, en marge de ces yeux vides d'insecte. Elle était sincère, se dit Twilight. Elle était la changeline la plus honnête de tout ce village. Puis ses yeux tombèrent sur le ventre où la chitine se réduisait à presque rien. Elle était affamée.

Comme sa visiteuse ne répondait pas, elle retourna à sa contemplation de ses objets, puis les rejeta d'un coup de patte. Twilight regarda la lettre voleter par terre, tandis que la broche allait ricocher tout près.

« Demande-lui comment aller à Canterlot. » Murmura froidement Twilight.

Buzzy recula.

« Qu'est-ce que je peux faire pour me faire pardonner ? » Supplia-t-elle.

« Demande-lui… » Insista Twilight.

« Me laisser tranquille. » Siffla la changeline.

À ces mots la fausse citadine baissa la tête, puis, d'une petite voix triste, dit juste : « D'accord. » avant de se détourner. « Navrée de t'avoir déçue. » Et elle sortit de la pièce.

Twilight Sparkle s'apprêtait à la maudire de toutes les manières quand elle réalisa ce que son alliée faisait. C'était de la manipulation, pure et simple. Elle n'était pas changeline pour rien.

Aussi sûrement, avant qu'ils n'aient pu quitter le Carousel Boutique, la fausse Cherrilee surgit derrière elles.

« Attends ! » Supplia-t-elle, comme une répétition des événements passés. Cette fois cependant, Buzzy se retourna. « Tu… pourquoi tu penses que c'était une élève ? »

Twilight sourit.

Les minutes suivantes furent laborieuses, plus pour tenir la changeline à distance afin qu'elles puissent murmurer que pour l'échange entre pseudo-érudites pour arguer de qui était arrivé en premier entre Twilight Sparkle et Celestia.

Il s'agissait surtout de points techniques, sur le style d'écriture, la datation des objets ou leur authenticité. À chaque fois que Twilight essayait de simplement pointer l'évidence, qu'elle n'était pas une déesse démiurge de l'univers, la fausse Cherrilee le prenait comme une mauvaise blague et la fausse Berry Preppy abandonnait bien vite. Depuis sa sphère, la jeune licorne était fascinée par ce débat afin de statuer lequel de deux mensonges choisir.

« Tu es affamée. » Fit enfin remarquer Buzzy.

« Je suis toujours affamée. » Et elle se contenta de hausser les épaules. « Quand je travaille, j'arrive à l'oublier. »

« Tu es vraiment allée à Canterlot ? »

La fausse Cherrilee jeta un regard soupçonneux.

« Oui. À l'époque. Avant qu'ils ne décident que tout devait être préservé. »

Son ton disait nettement qu'elle était en désaccord avec le « être préservé ». Mais elle n'élabora pas et Twilight se contenta de murmurer, une fois encore, de lui demander comment s'y rendre.

« Je n'ai jamais pu la voir. » Dit Buzzy d'un faux air déçu. « Tu as beaucoup de chance. »

« Donc c'est ça que tu veux. » Triompha amèrement la fausse Cherrilee. « Tu t'appelles comment ? »

« Buzzy. »

« Moi c'est Palp. » Lui sourit gentiment la fausse jument. « Tu sais, je pourrais simplement demander à Arista de te donner une autorisation pour aller là-bas. »

« Arista ? »

« Pardon, c'est son vrai nom. Je voulais dire, Serena, la capitaine de la garde à Ponyville. » Et elle sourit à la soudaine frayeur de son interlocutrice. « Mais tu voudrais éviter d'attirer son attention, je parie ? »

Buzzy hocha honteusement la tête, et la jument depuis sa sphère se sentit révoltée de voir son alliée malmenée, parce qu'elle se sentait malmenée elle-même. C'était vrai, mieux valait éviter de croiser cette capitaine si elle ne voulait pas se retrouver enfermée et impuissante sur une table dans un château de cristal. Elle ne serait plus qu'une jument en détresse.

La fausse Cherrilee se leva et récupéra un petit paquet emballé dans un carton de vieux souvenirs -- qui semblaient venir tout droit de la ferme d'Applejack.

« Tiens. » Lui dit-elle en tendant le paquet. « C'est une babiole trouvée récemment et qu'on doit retourner à Canterlot. Tu peux la déballer si tu veux. »

Bien que la changeline n'en avait probablement aucune envie, elle obtempéra et se retrouva avec, dans son sabot, un gros bijou en forme de soleil pourpre et or, distinct de la marque de beauté de la princesse Celestia.

« Avec ça et mon autorisation, on te laissera prendre le train. »

« Tu ne viens pas ? » S'étonna Buzzy.

« Tu vas t'en plaindre ? » Taquina-t-elle. « J'ai mieux à faire, et il faudrait demander une seconde autorisation. Présente ça là-bas, » elle pointa le bijou du sabot, « et peut-être qu'ils te laisseront descendre du train. »

La relique retourna dans son emballage, puis dans la sacoche vide. Cherrilee lui apportait déjà un papier signé par Serena qui finit au même endroit.

« Qu'est-ce que je peux faire en retour, pour toi ? » Demanda la fausse citadine.

La seconde changeline eut un petit rire moqueur : « À part si tu peux retrouver une vingtaine de larves, rien, merci. »

Sur ces mots et quelques autres de politesse, Twilight les regarda se séparer et sa porteuse sortir, puis une fois dehors regarder longuement la porte qu'elle avait refermé du Carousel Boutique. Twilight trépignait d'impatience, mais son regard remonta vers la fenêtre de la chambre de son amie. Elle soupira.

Puis Buzzy se mit en route, en direction de la gare.

« Tu es vraiment une princesse, Twilight ? » Demanda-t-elle sans en avoir l'air. « Tu pourrais sauver les larves ? »

« Alors, » se prépara à corriger la licorne, « d'abord, je n'ai jamais été une princesse. Ensuite, non, je ne peux pas. Sauf si, bien sûr, tu veux retourner dans ces effrayantes galeries pleines de changelins sauvages. »

« Alors tu pourrais ? » Reprit la changeline pleine d'espoir.

Elle était épuisante.

Surprenante, aussi. Cette changeline n'avait très exactement aucun intérêt, absolument aucun à aider la garde qui voudrait l'arrêter afin de retrouver des… larves… qui ne lui donneraient aucun amour dont elle avait déjà en suffisance. Alors qu'est-ce qui la poussait à vouloir le faire ?

Parce qu'elle est sincère, se déchaîna enfin la partie la plus opprimée de l'intellect de Twilight. Parce qu'elle n'est pas qu'un animal, parce qu'elle a des émotions et qu'elle veut aider, parce qu'elle est gentille hurla cette partie réprimée et ignorée depuis des heures, et qui la secoua. Elle remplaça les larves par des poulains. Qui ne voudrait pas aider. Twilight Sparkle, apparement. La raison qui l'avait guidée jusqu'alors, le besoin suprême de sauver ses amies, eut beau se défendre, se justifier, elle ne put réprimer la honte.

« … Même les princesses ne peuvent pas tout, Buzzy. » Récita-t-elle avec trouble. « Je ne suis qu'une jument piégée dans cette… boule à neige… si j'étais libre, alors oui. Si tu m'aides, je t'aiderai. »

La fausse jument la considéra, puis lui sourit.

« Dans ce cas, direction Canterlot ! »

Et Twilight resta sciée, à la regarder trotter. La logique de cette changeline lui échappait complètement. Tantôt elle avait peur de tout, tantôt elle voulait se jeter tête baissée dans tous les dangers.

Une fois de plus, une fois encore, comme une tentation trop belle, la jeune licorne dut peser l'idée qu'elle pouvait avoir tort. Que les changelins pouvaient être gentils.

Quelques changelins au moins.

Ce n'était pas sa faute, se défendit-elle, si elle était si prudente à leur égard. Son expérience des changelins n'était pas flatteuse. Mais, se dit-elle en regardant défiler cette foule faussement souriante, elle ne pouvait pas non plus nier les faits. Et dans les faits tout lui disait que cette changeline était bien désintéressée.

Non ! C'était un piège ! C'était exactement ce que le changelin voulait ! Mais le coeur battant de la jeune jument n'écoutait déjà plus. Les changelins pouvaient être gentils, cette changeline était gentille et peut-être même qu'elle accepterait d'être son amie. Elle voulait que ce soit possible. Cela changerait tellement de choses. Puis elle se demanda, est-ce qu'elle leur pardonnerait ce qu'ils avaient fait à ses amies ? À tout Equestria ? Elle frémit, mais rejeta ces pensées. Buzzy n'y était pour rien. Ces larves n'y étaient pour rien. Elle en avait assez de jouer les méchantes, les manipulatrices.

Tous les poneys avaient leurs limites.

« Euh… Buzzy ? Ce n'est pas la direction de la gare. »

« Navrée, » lui répondit la citadine en trottant, « je dois juste faire quelque chose avant. »

Elle avait regagné la grande place, se dirigea vers un étal ambulant où la jument derrière offrait friandises et sucreries aux passantes. « Une barbe à papa s'il vous plaît » puis, l'acquisition en bouche, avec un sourire pour tout paiement, elle ouvrit la sacoche puis le bocal et y enfonça son achat au risque d'étouffer les lucioles. Ces dernières se mirent à dévorer à pleines dents.

Évidemment. Il avait fallu jeter le paquet de sucre humide. Twilight fut un peu plus attendrie par ce souci presque maternel pour ces petits insectes. Peut-être bien que c'était ainsi que Buzzy les voyait.

Quelques minutes plus tard, la gare était en vue.

Il n'y avait pas moins de quatre gardes sur le quai et le long de la voie, même avec l'absence de train. Quelques passagères attendaient en riant avec trop de force de blagues qu'elles avaient sans doute entendu cent fois.

Le garde le plus proche fit signe à Buzzy de s'arrêter, la regarda se dévoiler deux secondes puis lut l'autorisation. Il jeta un oeil aux sacoches et fit signe de passer.

« On aurait dû passer par la maison de Fluttershy d'abord. » Songea Twilight à mi-voix.

« On aurait loupé le train. » Lui murmura la changeline en retour. « Crois-moi, je connais bien les horaires. »

Forcément. Elle était venue expressément de Manehattan pour commettre un larcin. Une jument assez proche demanda à Buzzy à qui elle parlait.

« À mes lucioles ! » Força Buzzy.

« À ses lucioles ! » Murmura en même temps Twilight.

Puis l'attente commença.

Et l'attente commença avec une vache. Que Twilight regarda sortir par la porte de la cheffe de gare, une casquette sur la tête, pour marcher sur le quai, descendre et discuter avec les gardes. Tout était parfaitement normal.

Puis une seconde vache, vêtue d'une petite veste de machiniste et de son propre couvre-chef, sortit à son tour, beugla pour faire revenir sa consoeur et discuta de la quantité d'eau dans le petit château pour ravitailler le prochain train. Elles convinrent qu'il valait mieux le remplir et la vache en veste de machiniste alla au château d'eau pour en ouvrir une vanne. Parce que le château d'eau avait une vanne. À un tuyau émergeant du sol.

« Regarde-les. » Glissa la jument voisine en pointant la vache là-bas. « Elles font ce cirque après chaque train. »

Twilight regardait la vanne à ce tuyau de cuivre improbable, la vit soudain tourner d'elle-même, brusquement, comme sous le coup d'un taquet, et la vache revenir pesamment.

« Moi, ce que je préfère, » dit Buzzy, « c'est quand le train arrive. Tu sais ? Quand la vapeur recouvre le quai. »

« Ah oui, c'est vrai, » fit mine de rire l'autre fausse jument, « je crois qu'elles font exprès ! »

Après quoi la discussion dériva vers tout ce qui pouvait avoir le moins d'intérêt possible, entraînée par un Buzzy spécialement décidée à forcer le rire. Après une minute, elles étaient trois à causer autour d'elles. Après quelques minutes de plus, seules une jument et un étalon ne s'étaient pas joints au cercle au centre duquel la fausse citadine donnait la répartie pour ne pas être submergée. Elle leur coupait souvent la parole et cherchait à les distraire, tout pour les tenir à distance.

Twilight, elle, était trop préoccupée par la cheffe de gare qui regardait la voie. Une vache. Pourquoi est-ce qu'elle s'étonnait encore de quoi que ce soit.

Encore une vingtaine de minutes, puis de la vapeur au loin détourna les têtes de toutes les passagères agglutinées. Les gardes s'écartèrent des rails et prirent position, ceux sur le quai prenant place à chaque bout. Un cinquième garde sortit du bâtiment et réajusta son casque.

La locomotive n'était pas ce à quoi Twilight se serait attendue. Au lieu de la petite locomotive mignonne, un monstre cuivré était apparu entre les chaumières, qui crachait de la vapeur par trois cheminées et sur les côtés par des grilles lamellées. Le plaquage d'or lui donnait de l'allure, mais à sa seule approche Twilight devina le quai en train de trembler. Elle approcha lentement, à grands coups de ses motrices, souffla encore en ralentissant et le quai s'emplit d'un vapeur d'eau chaude aveuglante. Quand celle-ci se dissipa, Twilight découvrit les vieux wagons auquels elle était habituée, sans rapport avec la machine qui les tractait.

Elle voulut faire une remarque mais soit les autres changelins l'auraient entendue, soit Buzzy n'aurait pas pu, à cause des jets de vapeur et des sabots empressés.

« Ponyville ! Deux minutes d'arrêt ! » Beugla une vache depuis la locomotive.

« Eh Isabelle ! Comment vont les motrices ? » Cria la machiniste.

« Oublie les motrices, c'est la pression qui cloche ! » Répondit la conductrice sur le même ton, tandis que sa collègue s'approchait.

Buzzy entraîna Twilight à l'intérieur du wagon et tout ce vacarme laissa place aux seules rumeurs des passagères prenant place. Et la place ne manquait pas. Elles invitèrent Buzzy à les rejoindre mais celle-ci, avec des excuses continua son chemin, à travers un wagon puis un second, jusqu'à en trouver un vide.

« C'est bon, on est seules. » Soupira-t-elle.

« C'étaient des vaches ?! » S'écria enfin Twilight. « Est-ce que ce sont des vaches qui s'occupent du train ?! »

« Ben oui ? »

La simplicité de la réponse laissa la jeune licorne sans argument. Alors à la place, elle fit observer une autre chose qui la dérangeait.

« Tu es sûre que ce train va à Canterlot ? Il n'est pas dirigé dans le bon sens. »

« Tu n'as jamais pris le train ? » S'étonna la changeline en s'étendant sur une couchette, puis en s'étirant dessus lascivement. « Les rails font une boucle autour de la colline. »

Évidemment.

Il lui sembla même idiot à présent qu'à l'époque elles n'aient pas eu une telle boucle pour faire tourner le train, mais ses pensées avaient déjà changé d'objet. Canterlot. Elle voulait voir Canterlot par la fenêtre. Elle serait bientôt à Canterlot.

« C'était comment le train, du temps des ponettes ? » Demanda Buzzy.

Elle était sur le dos, pattes en l'air, à regarder le plafond. Depuis le sol où reposaient les sacoches, Twilight ne pouvait voir que son dos.

« Eh bien, il y a moins de gardes, moins de changelins et la locomotive est plus petite. Oh, et la conductrice n'est pas une vache ! Mais à part ça, c'est pareil. »

« Pareil comment ? »

« Comment ça pareil comment ? Qu'est-ce qu'il y aurait de différent ? »

« Je ne sais pas. » Rêvassa la changeline. « Je me dis que ça devait être plus joyeux. Tout était joyeux, de ton temps, pas vrai ? »

« Je suppose, oui. »

Tout lui semblait plus joyeux dans ses souvenirs. En fait, ça ne faisait que lui rappeler que ses amies n'étaient plus là, que Ponyville était remplie de changelins. Qu'elle était seule.

Pas exactement.

« Buzzy… je suis contente que tu sois là. Je veux dire, tu n'arrêtes pas de vouloir aider tout le monde et… et je n'ai pas été correcte avec toi. »

« C'est un peu tard pour ça. » Songea la changeline à voix haute.

« Qu'est-ce que tu veux dire ? »

Elles furent interrompues par la porte du wagon qui s'ouvrit dans un claquement. Buzzy bondit sur ses quatre sabots, mais la vache qui passa dans le couloir leur prêta à peine attention. « Pardon, je passe, poussez-vous. » Même s'il n'y avait personne sur son chemin. Elle disparut presque aussi vite qu'elle avait surgi et Twilight, avant que trop de sièges ne soient entre elle et la mécanicienne, put voir la sacoche d'outils pendue sur le côté, qui dodelinait à sa petite course.

Une fois la vache disparue, Buzzy soupira et se laissa retomber sur la banquette. Puis, peu après, la vache repassa avec la même ardeur, en répétant de se pousser à qui voulait l'entendre et la porte se referma une seconde fois.

« Elle me fait peur à chaque fois. » Souffla la changeline en se reposant enfin.

« À ta place moi aussi je serais sur les nerfs. Tu as bien mérité un peu de repos après cette journée. »

« Ce n'est pas ça. Il y a un garde à bord. » Expliqua-t-elle.

Le cinquième garde était monté tandis qu'un autre avait descendu. S'il patrouillait le train, le trajet risquait d'être tout sauf reposant.

Trop tard cependant. Là-bas les jets de vapeur s'intensifièrent, les motrices grondèrent et les deux passagères, dans leur wagon vide, sentirent les entrechocs du départ. Rudes. Terriblement rudes. Mais elles étaient en route. Elle voulut se concentrer sur l'extérieur : les murs refusèrent de s'effacer à son sort. Fichue magie.

Son sort de vision lui révéla par contre, dans l'autre sacoche, le petit bijou emballé.

« Je n'ai jamais vu cet objet avant. » Remarqua-t-elle. « On dirait une marque de beauté, mais il faudrait consulter les registres pour savoir à qui elle appartient. »

« C'est important ? » Remarqua la changeline en s'étirant.

Elle semblait plus détendue que jamais. Pour une changeline qui craignait Canterlot comme le Tartare, elle le prenait plutôt bien. Mais Twilight avait plus ou moins abandonné l'idée de comprendre comment sa nouvelle amie fonctionnait. Sa meilleure hypothèse restait que la changeline ne planifiait jamais rien, et ne pensait qu'à l'instant.

Le train pencha à droite, puis à gauche. Ce n'était pas encore la boucle autour de la ferme. Elles ne devaient même pas encore être tout à fait sorties du village.

Maintenant qu'il était trop tard, Twilight se demanda si elle n'aurait pas dû plutôt aller au château de cristal. Les avantages, les inconvénients, tout cela lui sembla vain. Tout ce qu'elle savait vraiment, si elle y réfléchissait bien, était qu'il n'y avait pas de poneys là-bas. Qu'à Canterlot, il y avait cette infime chance qu'il reste quelqu'un.

Le train pencha à gauche, puis se stabilisa.

Inutile d'être aussi méfiante, se gronda Twilight, et elle se coucha sur le sol laiteux de l'orbe. La part d'elle qui hurlait de ne pas faire confiance aux changelins était désormais noyée par la chaleur de son coeur.

Elles faisaient ça après chaque train. On allait louper le train. Elle connaissait très bien les horaires. Le train était arrivé après vingt minutes. La boucle n'arrivait toujours pas.

« Buzzy ? Encore combien de temps avant qu'on tourne ? »

« Qu'est-ce que j'en sais. » Soupira la changeline.

Elle était à Ponyville depuis hier. Derrière la colline, il y avait tous les vergers de la ferme Apple.

« Buzzy ? Je suis à peu près certaine qu'on aurait déjà dû tourner. »

La changeline ne répondit pas. Non, elle se faisait des idées.

« Buzzy ? Qu'est-ce qui se passe ? »

« On ne va pas à Canterlot. » Grogna le changelin.

Un monde sembla s'effondrer pour la seconde fois. Comme à cet instant où le changelin lui avait appris que Pinkie Pie était partie. Comme à cet instant où elle avait deviné le mensonge, où elle avait su, tout du long, qu'on allait la manipuler, où elle avait été si prudente, et elle ne pouvait plus y croire ! Buzzy était gentille !

« Pourquoi ?! » Gémit-elle.

« On va à Hexapoda, » siffla le changelin, « où je dévorerai ton amour chaque jour. C'est bien ce que font tous les changelins ? »

Elle s'avança dans son orbe, à l'intérieur de la sacoche : « Non ! Je me trompai ! Tu es la preuve que je me trompai ! »

« Comme si j'allais encore t'écouter. » Lui cracha la créature. « Sois heureuse, tu n'auras qu'un changelin à nourrir. Et moi je m'assurerai que tu ne menaces jamais mon espèce. »

« Je ne te laisserai pas faire ! » Lui cria Twilight.

En réponse, l'insecte tira l'orbe de la sacoche et l'approcha de sa gueule.

« Même les princesses ne peuvent pas tout. »

Il se mit à aspirer, et cette fois Twilight ressentit nettement le froid. Elle cria, laissa disparaître le monde derrière une blancheur scépulcrale. La morsure glaciale s'estompa aussitôt, ainsi que tous les bruits, et il ne resta que son souffle et le battement de son coeur.

Il n'y avait plus qu'elle dans cet océan de blancheur à l'infini.

Vous avez aimé ?

Coup de cœur
S'abonner à l'auteur

N’hésitez pas à donner une vraie critique au texte, tant sur le fond que sur la forme ! Cela ne peut qu’aider l’auteur à améliorer et à travailler son style.

Chapitre suivant

Pour donner votre avis, connectez-vous ou inscrivez-vous.

AuRon
AuRon : #45388
Le plot me parait inattendu et original ^^

Beaucoup de réflexionflexion sur la série qui ont tendance à parasiter un peu l'histoire de part leur redondance mais sinon cette fic est très intrigante : ) les bévues historiques des changelins sont vachement extrêmes cependant xD.
Il y a 1 an · Répondre
Rosycoeur
Rosycoeur : #45072
I love it !

(J'avais rédigé un message plus constructif, mais la connexion a sauté à ce moment.)
Il y a 1 an · Répondre

Nouveau message privé