Cela faisait quatre jours qu’il pleuvait sans arrêt. Les trottoirs et les caniveaux de la ville, noyés en permanence, n’avaient plus vu la lumière du soleil depuis que l’averse avait commencé et, d’après la météo, elle était partie pour durer encore au moins jusqu’au lendemain. Les murs et les toits, encore plus gris et tristes que d’habitude, luisaient d’un éclat lugubre sous la demi-lueur du jour.
Maxime rentrait chez lui après une longue journée de travail. Il avait passé une après-midi exécrable. Non pas que le mauvais temps en lui-même le dérangeât, mais il devenait impossible de trouver le moindre endroit sec et il détestait avoir les pieds mouillés. La pluie, après avoir inondé l’extérieur, semblait maintenant chercher à faire de même à l’intérieur des bâtiments. Chaque flaque déposée au sol par les chaussures trempées des gens, chaque goutte qui s'infiltrait pas l’interstice d’une fenêtre mal fermée, chaque filet d’eau qui parvenait à se faufiler à travers le toit semblaient faire partie d’un complot destiné à lentement noyer l’humanité toute entière.
Il se laissa tomber dans le canapé, délaça ses chaussures et jeta sa mallette sur la table basse. Alors qu’il s’étirait bruyamment les bras et les jambes, un miaulement rauque s’éleva depuis la cuisine. Un chat à la couleur indéfinissable et à l’allure famélique s’avança, ses yeux jaunes braqués sur lui.
- Casse-toi ! fit Max en lui lançant une de ses chaussures.
L’animal évita aisément le projectile et miaula à nouveau. Maxime soupira.
Ce chat était déjà dans la maison quand il y avait emménagé et il n’avait jamais réussi à l’en faire partir. Il n’avait aucune idée de son nom ni de qui avaient bien pu être ses propriétaires, s’il en avait jamais eus. Tout ce dont il était sûr, c’est qu'aucun des deux n’aimait l’autre. À chaque fois qu’il essayait de le mettre dehors, l’animal trouvait un moyen de rentrer à nouveau. Maxime ne comprenait même pas pourquoi il s’obstinait à revenir, puisqu’il ne lui avait jamais donné à manger. Peut-être, tout comme lui, se considérait-il comme l’occupant légitime des lieux.
Le chat s’en repartit, la queue haute, comme satisfait d’avoir ainsi rappelé sa présence. Maxime soupira à nouveau puis tendit la main vers sa sacoche et en sortit deux grandes feuilles sombres et transparentes.
Malgré tous leurs désagréments, les longues périodes de pluie avaient un avantage : elles produisaient de belles fractures. Le service de radiographie de l’hôpital ne désemplissait pas. Il leva une des radios devant la lampe pour admirer une nouvelle fois la magnifique fêlure qui ornait le radius. Faire des copies des radios sans le consentement des patients était interdit, bien sûr, mais il s’en fichait. Sa collection d’os brisés était presque complète, à présent ; il ne lui manquait plus que quelques métatarses.
En se levant pour attraper la farde dans laquelle il rangeait ses précieuses trouvailles, il remarqua quelque chose sur une autre planche de l'étagère. Un des bibelots qui ornait l’avant-dernier étage était très légèrement décalé par rapport au fin carré de poussière qui en traçait le contour. Maxime se figea aussitôt.
Quelqu’un avait pris cet objet puis l’avait délicatement reposé presque au même endroit. Presque, mais pas exactement. Et ce quelqu’un, ce n’était pas lui.
Maxime se retourna, les yeux grands ouverts. Personne d’autre que lui ne vivait ni n’entrait jamais ici. Il examina les autres étagères, puis les autres pièces, à la recherche d’indices. D’autres objets qui n’avaient pas été reposés pile au même endroit, la poubelle qui semblait avoir été remuée, une porte qui n’était pas entrebâillée exactement de la même façon qu’il l’avait laissée… De toute évidence, quelqu’un était entré chez lui aujourd’hui. Il lui semblait même sentir dans l’air comme la trace d’une présence étrangère, l’empreinte impalpable d’un intrus que se serait trouvé là à peine quelques heures plus tôt.
Un frisson lui parcourut l’échine. Derrière lui, le chat était assis sur les dalles, silencieux, son regard d’ambre fixé sur sa nuque. Quand Max se retourna, le matou secoua la queue puis tourna la tête vers l’escalier qui menait à l’étage, où se trouvait la chambre. Guidé par une étrange intuition, Maxime gravit les marches, entra dans la chambre et ouvrit le placard.
Deux caisses en carton reposaient sur la planche du haut. Maxime attrapa la première, la plus petite, et l’ouvrit avec fébrilité, avant de pousser un ouf de soulagement. Son précieux pécule secret était encore là, soigneusement ficelé. Non pas qu’il ne fasse pas confiance aux banques pour garder ses économies, mais il aimait en savoir une partie près de lui, cachée dans sa chambre. Les billets aussi avaient besoin de compagnie.
En remettant la boîte en place, il s’interrogea. Celui ou ceux qui étaient parvenus à rentrer chez lui aujourd’hui avait certainement dû fouiller la chambre également, or ils n’avaient pas touché à son argent. Les cambrioleurs étaient-ils idiots à ce point ?
Un grattement à l’entrée de la chambre le fit se retourner à nouveau. Le chat l’avait suivi jusqu’en haut des marches et se tenait assis devant la porte, tel une statue égyptienne. Il le regarda dans les yeux puis tourna le regard vers le haut du placard, comme pour l’inciter à le suivre. Avec un nouveau frisson, Maxime leva la tête vers la deuxième caisse, qu’il attrapa d’une main tremblante.
Ses souvenirs de là-bas. Les objets qu’il en avait rapportés, ceux qu’ils lui avaient offerts avant qu’il ne rentre. Après être revenu, il les avait tous rangés là et n’y avait plus touché depuis. Ou, plus exactement, il ne l’avait pas osé. Il ne savait expliquer pourquoi, mais un frémissement d’angoisse s’emparait de lui à chaque fois qu’il y pensait. Une partie de lui, la plus traumatisée sans doute, pensait dur comme fer que s’en débarrasser et les effacer de sa mémoire les effacerait également de la réalité, alors qu’une autre, plus posée mais pas beaucoup plus rationnelle, craignait qu’y fouiller ne déclenche un autre désastre. Cependant, malgré ces craintes, il n’avait pu se résoudre à les jeter ou à les détruire. C’étaient des cadeaux, après tout. Mais, aujourd’hui, il sentait que quelque chose ne tournait pas rond et qu’il fallait qu’il y jette un œil. Avec un grand frisson, il souleva le couvercle.
La caisse contenait trois choses. La plus grande partie était occupée par les vêtements que lui avait confectionnés Rarity au cours de son séjour. Maxime n’en avait pas remis un seul depuis. Lorsqu’il y repensait, il sentait parfois naître une pointe de culpabilité. Les chemises, notamment, étaient particulièrement confortable. Le deuxième objet était la figurine-décapsuleur que lui avait offerte Spike et qui était censée représenter il ne savait quel super-héro poney dont le petit reptile était fan. Ça, par contre, Maxime ne regrettait pas le moins du monde de ne jamais s’en être servi. Quant au troisième objet, le plus petit, il s’agissait d’un fragment du miroir magique qu’il avait détruit lorsque Twilight l’avait emmené à l’Empire de Cristal et que Maxime avait retrouvé au fond d’une de ses poches, quelques jours plus tard. Il frissonnait encore à chaque fois qu’il y repensait.
En ce soir pluvieux, lorsque Maxime ouvrit la caisse, les vêtements de Rarity étaient toujours là, soigneusement repassés et pliés. Le fragment de miroir était lui aussi là, dissimilé dans la poche d’une des chemises. La figurine, cependant, avait disparu. Il n’eut même pas besoin de fouiller la boîte pour en être sûr.
Dehors, le bruit des gouttes de pluie qui s’écrasaient sur les toits et les fenêtres sembla se renforcer. Lorsque Maxime se retourna, tremblant, le chat le fixait toujours, immobile, les fentes de ses yeux braqués sur lui.
***
La lumière blanche et verte du radiocopieur éclairait la pièce à intervalle régulier, illuminant les parois de béton immaculées et la jungle de tuyaux qui courait au plafond. Maxime, immobile face à l’appareil, regardait sans les voir les copies des radios défiler devant lui. Perdu dans ses pensées, il tenait dans sa main droite le bord de la veste blanc crème et jaune qu’il portait.
Ce matin là, au moment de s’habiller, il avait sorti de leur boîte les vêtements de Rarity et les avait soigneusement étalés sur son lit, avant de piocher de quoi se vêtir et de ranger le reste avec ses autres habits. Un frisson étrange l’avait parcouru lorsqu’il avait boutonné la chemise et enfilé le pantalon confectionnés par la licorne. Ils étaient toujours aussi confortables et bien ajustés, pourtant, en les portant, il se sentait comme… étranger. De l’autre côté de la chambre, le chat, assis en silence devant la porte, ne l’avait pas quitté des yeux.
Il n’avait pas appelé la police, ni n’avait cherché à démasquer lui-même le ou les cambrioleurs. Des gens capables de rentrer chez lui et d’en sortir sans aucune trace d’effraction devaient être assez malins pour ne pas se faire pincer. Et de toute façon, comment aurait-il pu expliquer l’affaire sans passer pour un fou ? Mais tout de même… pourquoi ? Pourquoi précisément ça, et rien d’autre ? Se pouvait-il que les intrus soient venus précisément pour ça ? Savaient-ils exactement d’où venait ce qu’ils avaient pris ? Il en avait le vertige. Il avait, sans s’en rendre compte, choisi pour s’habiller la chemise dans la poche de laquelle était caché le morceau de miroir et ce n’est qu’en arrivant à la clinique qu’il s’en était aperçu. Il aurait pu le jeter dans la première poubelle, bien sûr, mais une petite voix au fond de sa tête lui avait conseillé de le garder précieusement sur lui et il n’avait pas osé l’en sortir.
Il fut tiré de ses pensées par l’ouverture de la porte. Un stagiaire en blouse blanche se tenait sur le seuil, chaussures délacées, légèrement hors d’haleine.
- Monsieur Gillet-Lefebvre ?
- Si tu as besoin du radiocopieur, c’est trop tard, répondit Maxime sans même le regarder. J’en ai pour au moins une heure.
- Non, ce n’est pas ça. Il y a quelqu’un qui vient d’apporter un paquet pour vous à l’accueil.
Max détourna enfin les yeux de ses copies de radio, contrarié.
- Un paquet de la part de qui ?
- Je ne sais pas. Le livreur est reparti sans rien dire.
Maxime baissa à nouveau la tête vers la machine. Le stagiaire attendit sans rien dire qu’il réponde, mais il n’en avait visiblement pas envie. Le jeune homme en blouse finit pas s’éclaircir la gorge et faire un pas en avant.
- Madame Schrijf n’aime pas qu’on se fasse livrer du courrier au travail.
- Je ne me suis rien fait livrer du tout.
- Pourtant, il y a votre nom et l’adresse de la clinique.
Maxime mit enfin l’appareil en pause. Il adressa un regard noir au stagiaire, comme si tout cela était de sa faute, avant de s’avancer d’un pas énervé vers le couloir.
- Tu ne touches à rien ! ajouta-t-il avant de s’éloigner.
L’étudiant le regarda remonter le couloir sans rien dire. Quand il eut disparu, il s’avança vers le copieur et, un grand sourire aux lèvres, remit l’appareil en marche.
Mme Schrijf, responsable en chef de l’accueil, attendait, poings posés sur ses larges hanches, que l’appelé arrive jusqu’à elle. Maxime déglutit. Cette femme faisait peur à tout le monde, même à lui. Il tenta cependant de ne pas le montrer et soutint vaillamment son regard.
- Monsieur Gillet-Lefebvre, que dit le règlement concernant le courrier privé ?
- Je ne me suis rien fait livrer, répondit Max en croisant les bras dans le dos. Ce pauvre gars a dû se tromper.
- Pourtant c’est bien votre nom, ici, sur ce colis, répondit-elle sèchement en exhibant un paquet.
- Statistiquement, il y a au moins dix autres personnes dans le monde qui portent ce nom, tenta Max, téméraire.
Le froncement de sourcils que lui rendit son interlocutrice lui fit aussitôt comprendre qu’il en faudrait bien plus que ça pour s’en sortir indemne. Maxime rentra la tête dans le cou.
- Mais bon, puisque de toute évidence c’est pour moi et que je suis là, autant me le donner, n’est-ce pas ? essaya-t-il. Après, nous n’aurons qu’à repartir chacun de notre côté et ne plus en parler, qu’en dites-vous ?
Au comptoir d’accueil, les employés et les premiers patients de la file observaient, attentifs et silencieux, la tournure que prenait l’entretien. Mme Schrijf leva légèrement le sourcil. Au bout de plusieurs longues secondes de suspens, elle finit par tendre le paquet à son destinataire.
- Que cela ne se reproduise pas, trancha-t-elle en s’éloignant.
Maxime soupira intérieurement avant de se retourner, cependant, alors qu’il prenait le chemin des ascenseurs, un des patients l’interpella.
- Et alors, qu’est-ce qu’il y a dedans ?
Maxime fit volte-face pour découvrir, surpris, qu’employés et visiteurs de l’accueil l’observaient toujours, curieux de voir la fin de l’histoire. Avec un soupir d’exaspération, il déchira le papier brun qui entourant le colis. A l’intérieur, il trouva une lettre pliée en quatre.
Monsieur Gillet-Lefebvre,
Je sais qui vous êtes et d’où vous venez. Je sais où vous êtes allé et ce que vous y avez vu. Je sais d’où vient cet étrange objet qui, hier, a disparu de chez vous. Soyez cependant sans crainte quant à mes intentions ; il vous sera bientôt rendu. Venez à ma rencontre ce soir, au bar que vous avez l’habitude de fréquenter. Je vous y attendrai.
P.S. : S’il fallait encore dissiper vos doutes, sachez que vous n’êtes pas le seul à qui le nom d’Equestria soit familier.
Maxime resta un moment immobile, les yeux grands ouverts rivés sur le papier. Son regard parcourait en boucle la dernière ligne. Non, ce n’était pas possible, ce n’était pas possible…
En dessous de la lettre, la figurine décapsuleur de Spike était posée au fond du paquet.
Sans rien entendre de ce que disaient ses spectateurs improvisés, Maxime fourra en vitesse la lettre et l’objet dans sa poche et reprit, sans rien dire, le chemin des ascenseurs.
En le voyant revenir, le stagiaire, toujours planté devant la machine à copies, arrêta aussitôt l’appareil, cependant Max sembla à peine s'apercevoir de sa présence.
- Alors, elle a dit quoi ? fit-il en s'accoudant sur le tableau de contrôle de l’engin pour masquer l’écran toujours allumé.
- Rien, c’était une erreur. Rends-moi un service : si quelqu’un d’autre me demande, dis que j’ai une grosse gastro et qu’il vaut mieux ne pas me déranger, répondit Max en prenant la direction des toilettes du personnel.
- Mais… il ne faudrait pas informer le service des maladies nosocomiales, dans ce cas ?
- T’inquiète, tout est sous contrôle.
Il disparut dans le corridor qui menait aux sanitaires mais, au lieu de franchir la porte des toilettes, il continua jusqu’à atteindre la sortie de secours, une dizaine de mètres plus loin. Il abaissa la barre pour ouvrir la lourde porte, regarda à droite et à gauche, puis fila à toutes jambes à travers le parking avant de disparaître dans la grisaille.
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