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Uranie

Une fiction écrite par monokeras.

L’ombre du passé

« Nous avons quitté Canterlot le vingt-et-un mars dernier. Je m’en souviens encore, parce que j’ai toujours aimé les équinoxes, ces moments particuliers de l’année où jour et nuit font match nul dans la lutte qui les oppose depuis que le monde est monde. J’avais avec moi une équipe de cinq poneys : le géologue, que j’appellerai Pierrot – juste un mauvais jeu de mots –, la géomorphologue, Sandy Dune, une biologiste nommée Chromatine, un légiste – ces types ont un don pour dénicher la moindre bizarrerie du plus petit éclat d’os –, appelons-le Doc, et, enfin, une linguiste et paléographe, Caroline.

« Tu sais, explique-t-il, organiser une expédition pareille n’a rien d’une partie de plaisir. Outre le fait que tu dois toujours t’occuper des paperasses, il te faut recruter les membres de l’équipe, prévoir des vivres pour deux ou trois mois, au cas où tu devrais stationner dans un désert aride, emmener l’équipement de camping, les instruments scientifiques, les appareils divers, les produits chimiques et j’en passe ; trimballer des tonnes de feuillets et de carnets pour consigner notes et dessins, sans parler de l’encre, des plumes, des appareils photo, des pellicules et des diverses boîtes destinées à conserver les échantillons récoltés sur place. Beaucoup de choses donc, mais bon, on se débrouille pour tout caser.

« Les trois premiers jours furent idylliques. Nous avons voyagé, sous un Soleil radieux, le long de la nationale Canterlot – Empire de cristal. Un axe assez fréquenté, bien que, depuis l'ouverture de la voie ferrée, le trafic y a sensiblement chuté.

« La troisième nuit, autour du feu, je leur ai donc révélé notre véritable destination.

— Et ? demande Twilight.

— Évidemment, ils ont tous été surpris, de prime abord. Mais, rapidement, la stupeur a fait place à l’enthousiasme : l’idée de mettre les sabots là où aucun poney n’était encore jamais allé les a séduits. Tu penses bien que j’ai gardé pour moi le fait qu’on allait leur laver le cerveau à leur retour : si je leur avais dit, ils auraient tous déserté !

« Après cette annonce, il nous a fallu observer les plus strictes précautions pour éviter d’être repérés, ce qui s’est avéré tout juste faisable, compte-tenu de tout ce que nous transportions. Nous avons quitté la route principale et obliqué vers le Sud. Nous nous déplacions la nuit, en nous faufilant le long de sentiers oubliés ou – lorsqu’il n’y en avait pas – au milieu des forêts, voire en plein champ. Je soupçonne Luna d’avoir gardé un œil sur nous, car je crois l’avoir brièvement entr’aperçue au sommet d’une colline que nous contournions ; sa sœur le lui avait sans doute demandé.

« Nous avancions, tels des spectres. C’est fabuleux de voyager de nuit ! Tu te crois seul au monde tant le calme est profond ; l’air est revigorant, tu ne transpires jamais ni ne t’essouffles, même si tu traînes une carriole pleine à craquer ; tes naseaux hument le parfum de l’herbe fraîchement écrasée sous les roues. Qui plus est, j’adore contempler les étoiles, ces petits joyaux étincelants qui nous font signe depuis des distances incalculables. La Lune, phare lointain, illumine le paysage d’une lueur irréelle, tellement plus douce que la lumière crue du Soleil. J’envie notre Princesse de la nuit.

« Pendant le jour, nous nous cachions dans des bosquets ou des sous-bois, de sorte que non seulement nous demeurions invisibles, mais en plus la clarté atténuée nous gênait moins lors de nos siestes. Nous avions institué des tours de garde pour tenir les animaux à distance et parer à toute mauvaise rencontre. Tous les soirs, durant notre « petit déjeuner », nous discutions longuement de nos futures découvertes dans cette vaste région inexplorée, en attendant que l’obscurité plonge la terre dans un profond et paisible sommeil.

« Le douzième jour de notre expédition – nous arrivions presque à la frontière –, un peu avant l’aube, nous nous sommes retrouvés au bord d’un petit vallon, au fond duquel se nichait une fermette plutôt proprette. Nous nous apprêtions à l’éviter quand Sandy Dune, étonnée, nous retint. Elle nous expliqua que cette maison n’était autre que l’exploitation de son grand-oncle, un fermier grincheux et solitaire qu’elle avait fréquemment côtoyé dans sa jeunesse, mais qu’elle n’avait plus revu depuis des années. Elle ajouta qu’elle ignorait totalement qu’il habitait si près d’Uranie. Après quelques instants de réflexion, elle nous proposa de faire halte le temps qu’elle lui demande s’il accepterait que nous nous reposions dans sa grange pendant la journée. Nous avons donc ôté nos attelages et sommeillé jusqu’à l’aube. Aux premiers rayons, Sandy est descendue jusqu’à la ferme. Une heure plus tard, elle revenait, enchantée : “Mon grand-oncle, nous dit-elle, est ravie de me revoir et nous hébergera avec plaisir dans sa grange.” Nous avons donc rechaussé nos harnais pour poursuivre jusqu’au seuil de la ferme où, appuyé sur le montant de la porte, un poney à la robe brune, âgé et sévère, nous attendait. Nous nous sommes serré les sabots et, après avoir échangé quelques banalités, il nous a conduits dans sa grange où nous avons casé tout notre équipement. Suite à quoi nous nous sommes effondrés sur le tas de foin qu’il nous avait préparé, et avons tous sombré dans un sommeil sans rêve.

« Nous ne nous sommes réveillés qu’au crépuscule. Quand nous sommes sortis de la grange, Sandy Dune et son grand-oncle étaient en train de bavarder dans le jardin ; dès qu’ils nous ont aperçus, ils sont venus à notre rencontre et nous ont invité à prendre place dans la salle-à-manger, où le dîner allait être servi. Alors même qu’ils nous parlaient, nous humâmes un délicieux fumet, qui nous rappela combien nos estomacs criaient famine. Encore ensommeillés, nous les suivîmes à l’intérieur. Dans cette salle austère, où quelques bûches craquaient au foyer d’une cheminée maîtresse, une vaste table de châtaignier avait été dressée. Au-dessus de l’âtre, dans un chaudron évasé, mijotait une sorte de ragoût : des effluves de thym et de laurier embaumaient la pièce. Nous nous assîmes ; le grand-oncle de Sandy saisit le chaudron, le posa au milieu de la table, puis remplit copieusement les bols rustiques qu’il avait disposés devant chacun d’entre nous.

« Nous mangeâmes tous en silence. Lorsqu’il ne resta plus rien, et que nous fûmes rassasiés, le fermier descendit dans son cellier, d’où il revint avec un cageot rempli de pommes juteuses et une bouteille de gnôle. Il en versa un soupçon dans chaque verre. “Ainsi donc, dit-il en se rasseyant, vous partez pour Uranie, n’est-ce pas ?

— C’est exact, répondis-je. Je suppose que Sandy vous a parlé de notre expédition pendant que nous dormions encore.

— Effectivement, nous en avons causé un brin, opina-t-il. Oh, ne vous en faites pas, ce n’est pas moi qui irait vous dénoncer. Je deviens vieux et solitaire, et ne quitte plus guère ma propriété ; comme personne ne me rend plus visite non plus, ce sera comme si vous n’étiez jamais passés ici. Mais, dites-moi, vous avez bien une idée de ce qui vous attend au-delà de la frontière ?

— Pas la moindre, admis-je. J'espère que l’on tombera sur des choses extraordinaires. Mais ce n’est qu’une intuition. Je ne peux rien prouver, et tout cela risque, à la fin, de tourner en eau de boudin.

— Avez-vous eu vent des légendes qui entourent cette contrée ?

— Pas vraiment. J’ai bien cherché dans les quelques bibliothèques spécialisées d’Équestria, sans toutefois rien dénicher de significatif. Je suppose que vous, habitant si près des confins, avez dû en entendre un paquet.

— Eh bien, répondit-il pensivement, vous pouvez bien imaginer qu’Uranie est l’endroit rêvé pour ce genre de racontars. On m’en a tellement rabâché, de ces histoires de fantômes, de monstres, de géants, de nuages menaçants – et j’en passe – que je ne les compte même plus. Et encore, je ne prétends pas les connaître toutes. Je crois qu’on les invente surtout pour faire peur aux enfants, afin qu’ils n’osent pas s’aventurer au delà de la frontière. Cependant, parmi toutes ces fariboles, j’en trouve une plus sensée que les autres. Je n’affirme pas qu’elle soit vraie – qui le pourrait ? – mais elle m’a toujours intriguée. C’est une histoire à la fois triste et terrible. La voici.”

« Il sirota un peu d'eau-de-vie, et poursuivit : “On raconte qu’il y a fort longtemps, bien avant que ne naissent nos deux princesses, les poneys d’Uranie vivaient libres et heureux. Ils menaient une existence insouciante, se nourrissant de l’air du temps, de l’herbe grasse, d’eau fraîche et d’amours aussi ludiques qu’éphémères, sous l’œil bienveillant de la Lune et du Soleil. Ils étaient innocents, naïfs, mais bénis.

“Jusqu’au jour funeste où, sans que rien ne l’eût annoncé, un sombre et puissant sorcier établit sa résidence en plein cœur du pays ; certains avancent qu’il s’agissait là du maître de Sombra lui-même. Il baptisa le pays Uranie en l’honneur de son propre nom, Uran. Avec sa magie noire, il captura et asservit tous les poneys de la contrée, qui devinrent ses misérables esclaves, enchaînés, affamés, forcés à travailler sans relâche dans des souterrains cyclopéens, ténébreux et moites, pour assouvir les étranges appétits de ce despote, dont on dit aussi qu’il mena d’immondes expériences sur les juments qui le séduisaient, engendrant ainsi des créatures monstrueuses dont il se servit pour semer terreur et désolation sur toutes les terres qu’il clamait siennes.

“Or, par une nuit sans Lune, il advint que ce mage maléfique entama une incantation encore plus démoniaque que toutes celles qu’il avait déjà tentées. Mais la cérémonie se termina dans une formidable explosion qui le pluvérisa, détrusit son château et incendia tous les alentours. D’innombrables poneys périrent brûlés vifs, piégés par les flammes qui ravagèrent le pays pendant d’interminables semaines. L’épaisse fumée que dégageait ce gigantesque brasier finit par obscurcir le Soleil ; les températures s’effondrèrent dans tout Equestria, et c’est ainsi que débuta la glaciation.

“Jusqu’au jour où l’incendie enfin s’éteignit et la paix revint sur une terre carbonisée et dévastée. Les rares survivants, accablés d’horreur et de chagrin, parcoururent l’immense charnier à la recherche des restes de leurs anciens compagnons. Quand cette tâche atroce fût achevée, il choisirent au hasard un endroit épargné par le feu, et, avec tous les os qu’ils avaient ramassés, érigèrent un tertre, dans l’espoir que la mémoire de leur infortune ne soit jamais oubliée ; ils nommèrent ce tertre ‘La colline ardente’. Puis ils décrétèrent que nul ne poserait jamais plus pied dans cette contrée maudite, au risque que quelque maléfique et persistante magie ne ressuscitât l’horrible sorcier qui venait de périr. Et c’est ainsi que naquit l’interdit, qui perdure encore.

— C’est effectivement une horrible fable, acquiesçai-je, ainsi qu’une théorie intéressante sur l’origine de l’âge glacière, mais pourquoi vous intrigue-t-elle tant ?

— Que pensez-vous de la magie ? demanda-t-il en retour, sans répondre à ma question, comme absorbé dans ses pensées.

— Qu’elle doit être, d’une façon ou d’une autre, réductible à des lois physiques. Il ne peut y avoir création, mouvement ou destruction de matière sans énergie ou forces. Un jour où l’autre, les licornes perdront leur monopole !

— Tu es jaloux ? plaisanta Doc, lui-même une licorne.

— Doc, ne sois pas idiot ! La seule magie que tu sembles maîtriser te permet tout juste de ressouder des os. La belle affaire ! répondis-je en me moquant.

— Je vous comprends, reprit le fermier. Je ne me soucie pas trop de magie non plus, simplement parce que je n’en ai nul besoin pour cultiver mes champs et récolter mes fruits et mes légumes. Nous, les paysans, sommes attachés à la terre, vous voyez ? Enfin, pour en revenir à la légende, il y a bien, non loin d’ici, une colline nommée ‘Colline des Ardents’. Une éminence étrange, qui domine, solitaire, un vaste plateau. À son pied serpente un petit ruisseau : ses méandres paresseux délimitent la frontière avec Uranie. Le pays interdit commence pile sur sa rive opposée, même si aucun panneau ne le signale, et ne le signalera jamais.

“Cette butte est un superbe point de vue. J’avais l’habitude de la gravir quand je n’étais qu’un jeune poulain, et, une fois en haut, je paressais en contemplant le panorama. Le paysage au-delà du ruisseau n’est guère différent du nôtre. Une grande prairie s’étend jusqu’à l’horizon, que les oiseaux survolent impunément. Très loin, cependant, la vue est barrée par une ligne de crête, et ce qui se trouve derrière est à jamais dissimulé à notre regard. Une rumeur prétend que si vous montez au sommet par une nuit claire de nouvelle Lune, et que vos yeux sont suffisamment perçants, vous pourrez distinguer cette crête, découpée sur une pâle phosphorescence, comme si quelque chose brillait faiblement au-delà. Mais je n’ai jamais tenté l’expérience : passer la nuit à la belle étoile sur une colline à l’origine douteuse ne me disait franchement rien.

— Vous avez peur des fantômes ? plaisantai-je.

— Non, je ne crois pas aux fantômes, esprits ou spectres : c’est pour les gamins ou les imbéciles. Mais… vous dormiriez, vous, sur une tombe ?

— Je comprends, mais je vous assure, en tant que paléontologue, que beaucoup de maisons de ville ou d’immeubles sont construits au-dessus d’ossuaires. Évidemment, leurs propriétaires l’ignorent totalement et mènent une vie paisible, sans jamais être dérangés par un quelconque revenant. Os ou cailloux, quelle différence une fois sous terre ?

— C’est une question de respect, je pense. Votre boulot, c’est d’exhumer ces os et de les passer au crible ; le mien, c’est de cultiver mon lopin. Les crânes et tibias, ça ne me fait ni chaud ni froid, donc moins j’y ai affaire, mieux je me porte. Quoi qu’il en soit, je vous recommande chaudement de monter au sommet de ce tertre, ne serait-ce que pour prendre la mesure de ce qui vous attend dans les prochains jours.

— Nous y passerons sans faute, dis-je.

— Parfait ! Pour le coup, je vous propose de rester ici demain pour vous reposer et vous recaler sur un horaire diurne. Le trajet jusqu’à la Colline des Ardents emprunte un marécage, plein de flaques et de fondrières. Rien de vraiment dangereux, mais quitte à le traverser, autant le faire de jour.”

« Je le remerciai de son hospitalité et de sa gentillesse, et nous décidâmes que nous ferions ainsi qu’il nous le recommandait. Il parut satisfait, se leva, nous souhaita bonne nuit et s’éclipsa. Nous retournâmes dans la grange et résolûmes de profiter de cette occasion inespérée pour vérifier une dernière fois notre équipement et nous assurer que tout était en ordre de marche.

« J’étais en train de triturer un appareil photo quand Pierrot me tapa sur l’épaule.

“Regarde un peu, me dit-il, avec une carte à la main. N’est-on pas censés être exactement ici ?”

« Je jetai un coup d’œil rapide à la carte, en essayant de me repérer. “Oui, ça me semble correct, pourquoi ?

— Parce qu’il n’y a aucune mention d’un bâti quelconque, ou même d’un vallon !” répondit-il.

« Je pris la planche et l'examinai plus attentivement. Effectivement, à l’endroit même où nous nous étions censés nous trouver, le document ne montrait qu’un grand aplat vert, synonyme de prairie. Aucune trace de ferme, ni, dans la forme des courbes de niveau, d’une quelconque dépression. “Pas de quoi s’alarmer, tempérai-je, il s’agit sûrement d’une erreur ou d’une omission.

— Hmmmm… hésita-t-il. C’est bizarre. Un bon copain qui travaille à l’Institut géographique équestrien m’a récemment confié que les frontières d’Uranie avaient fait l’objet d’une nouvelle campagne de photographie aérienne, doublée de relevés terrestres bien plus précis que les précédents.” Et, pointant la légende qui portait la mention de l’année d’avant : “Ceci est la dernière édition, qui devrait avoir pris en compte toutes ces nouvelles données. Ils n’ont pas pu manquer cette ferme et son relief alentour. Surtout que le marécage voisin et la fameuse colline sont correctement représentés.

— Ils doivent être moins méticuleux qu’ils ne l’affirment. Même les meilleures cartes sont entachées de quelques bourdes, quel que soit le soin qu’on prenne à les dresser.

— Mouaif…” grommela-t-il, visiblement pas convaincu. Il replia la carte, la rangea, puis trouva de quoi s’occuper ailleurs.

« Nous allâmes nous coucher plus tôt que d’ordinaire, et émergeâmes un peu avant midi. Cette journée perdue fut essentiellement consacrée à récupérer, lézarder au Soleil généreux de ce printemps précoce, ou aider le grand-oncle de Sandy dans ses corvées quotidiennes. Au dîner, nous parlâmes des dernières nouvelles de Canterlot et d’Équestria en général : isolé dans sa fermette, notre hôte semblait avide d’apprendre ce qu’il se passait dans le monde. Après une nouvelle nuit de sommeil, nous étions prêts le lendemain à huit heures du matin. Le fermier nous attendait dans son jardin pour nous saluer.

“Passez par là, nous indiqua-t-il. Dès que vous atteindrez l’orée du bois, vous trouverez un sentier, étroit mais bien identifiable, serpentant entre les arbres. Suivez-le et ne vous égarez pas, vous vous retrouveriez embourbés. De l’autre côté du bois, vous déboucherez sur un vaste plateau ; la Colline des Ardents se trouve en plein milieu, impossible de la manquer. Voilà… adieu et bonne chance ! Prenez soin de ma petite-nièce !

— Comptez sur moi ! l’assurai-je. Au revoir, et merci encore de votre accueil !” Nous enfilâmes nos harnais et partîmes dans la direction que le paysan nous avait indiquée.

***

« Une fois sous le couvert des arbres, nous trouvâmes immédiatement le chemin. Traîner les lourdes carrioles dans le sol détrempé se révéla long et pénible ; quoique le bois ne fût ni vaste, ni épais, il nous fallut pas moins de huit heures pour le traverser. Quand nous sortîmes enfin de ce bourbier, face à nous s’étendait un plateau immense, au milieu duquel trônait la colline dont nous on nous avait tant parlé : plus large que haute, couverte d’herbes folles et de buissons.

“Que fait-on maintenant ? demanda Caroline. On suit les conseils du péquenot ?

— Pourquoi l’insulter ? m’étonnai-je. Il était plutôt sympa, non ? Oui, grimpons et allons voir.”

« Nous abandonnâmes donc les carrioles au bas de la butte et gravîmes tranquillement la pente jusqu’au sommet. Comme nous l’avait indiqué le grand-oncle de Sandy, un ruisselet coulait sagement de l’autre côté ; sur sa rive opposée, une immense prairie s’étendait jusqu’à l’horizon, dont la ligne était masquée par une lointaine chaîne de collines. Difficile de s’imaginer qu’il s’agissait là d’une zone interdite. Et pourtant.

« Je sortis une paire de jumelles et la pointai vers cette crête distante, mais elle se trouvait bien trop loin pour que l’on pût discerner quoi que ce fût. L’image en était floue et tremblotante. Cependant, au moment où je reposai les jumelles, il me sembla apercevoir un bref éclat de lumière, comme si un objet métallique reflétait les rayons du Soleil. Je les repris immédiatement et scrutai de nouveau l’horizon, mais ne vit plus rien.

“Tu as vu quelque chose ?” s’enquit Sandy, venue à mes côtés.

— Non, juste de l’herbe, des buissons et des arbustes. Rien de plus. Les collines sont trop éloignées et la convection diurne brouille les lointains. Il faudra nous rapprocher pour distinguer des détails, ou bien attendre que la nuit calme l’atmosphère.

— Il n’y a pas quelque chose qui te choque ? ajouta-t-elle.

— Que veux-tu dire ? répondis-je, intrigué.

— Aussi loin que je puisse voir, il n’y a ni bois ni forêts, ni même de bosquets dans cette partie d’Uranie. Juste de la végétation basse. Pas normal. Le plateau s’étend des deux côtés du ruisseau, il n’y a aucune raison que le paysage soit si différent d’une rive à l’autre. Je pense que ça mérite qu’on s’y penche.

— Que préconises-tu ?

— Rien de précis pour le moment. Je me contente de relever un fait. Quand on y sera, on verra bien.

— Bien compris. De mon côté, je pense qu’on devrait dormir ici.

— Tu veux vraiment que l’on couche ici ? s’exclama Caroline interloquée.

— Pourquoi pas ? L’endroit est tranquille, on ne sera pas dérangé, nos carrioles sont en sécurité et nous profitons d’un panorama fantastique. Qui aurait pu rêver d’un meilleur endroit pour passer notre dernière nuit avant de plonger dans l’inconnu ?

— Je n’aime pas cette colline, confessa Caroline.

— Pourquoi ?

— Elle me fout les j’tons.

— Ma chère, tu t’es laissée impressionner par ces histoires de bonne femme. Détends-toi !

— Souvent, les légendes recèlent une part de vérité, rétorqua-t-elle. Je resterai s’il le faut, mais à contre-cœur.

— Il faut que tu apprennes à surmonter tes angoisses, autrement, tu risques d’être mal à l’aise à chaque arrêt que nous ferons, ce qui deviendra vite infernal. Il est essentiel que personne ne flippe à cause de débilités. Ok ? Bon, pour ce soir, je veux bien faire un effort, nous dormirons en bas avec les carrioles : ça n’a aucune importance.”

« Elle soupira de soulagement. Nous traînâmes un peu dans l’herbe haute, profitant du spectacle : très loin au-dessus de nous, des nuages déchirés rougeoyaient dans le crépuscule ; le ciel s’était mué en un champ de bataille éthéré où vermillion, outre-mer et grenat se livraient une lutte fratricide. Cela dura quelques longues minutes, puis l'obscurité tombante vint barbouiller le firmament d'un noir profond. À l’apparition des premières étoiles, nous descendîmes. Après un court dîner, une fatigue imprévue nous saisit, et nous fûmes rapidement tous endormis.

***

« Je me réveillai au milieu de la nuit, avec une étrange sensation de malaise. Après m’être étiré, je regardai aux alentours : tout était calme. Les autres dormaient tranquillement, vautrés dans l’herbe. Je levai le regard : pour la première fois depuis notre départ, le temps s’était couvert ; de sombres nuages menaçants couraient dans le ciel ; la Lune et les étoiles avaient disparu.

« Je décidai de retourner au sommet, histoire de savoir si cette crête lointaine pouvait vraiment être observée de nuit. Je tâtonnais pour trouver les jumelles, pris une lampe, me faufilai hors du camp et grimpai difficilement. Arrivé en haut, j’éteignis la lumière et chaussai les jumelles. Stupéfié, je vis très exactement ce que nous avait dit le fermier : au-delà de la ligne de collines, un halo jaunâtre, fantomatique et vacillant, luisait faiblement.

« Fasciné, je n’arrivais pas à détacher mon regard de l’horizon, lorsque je sentis soudain un souffle sur mon flanc. Je sursautai et me retournai brusquement, réprimant un cri. Ce n’était que Caroline.

“Je n’arrivais pas à dormir et t’ai vu partir, expliqua-t-elle. Je suis désolée de t’avoir effrayé. As-tu pu apercevoir quelque chose, cette fois ?

— Oui, dis-je. Il y a bien une faible lueur derrière cette crête là-bas. C’est un peu spectral.”

« Elle sembla s'égarer dans une longue réflexion, le regard fixé vers l’horizon. “Crois-tu que nous nous en sortirons ?” finit-elle par murmurer, tournant sa tête vers moi.

« J’essayais de la rassurer : “Je ne peux pas te garantir qu’on ne coure aucun danger. Mais si nous sommes suffisamment prudents et que nous restons groupés, je ne pense pas que quoi que soit de grave puisse nous arriver. Nous sommes bien équipés, il faut juste faire montre d’un peu de courage.

— Seras-tu toujours là pour nous guider ?” demanda-t-elle, inquiète.

Je ne répondis pas tout de suite. Elle se rapprocha. Je m’aperçus qu’elle tremblait ; je la serrai contre moi et lui caressai doucement la crinière. “Je te le promets, susurrai-je. Je prendrai soin de toi.

— Merci.” Elle se tut, et frotta sa tête contre la mienne.

« Je perdis soudain tout intérêt pour ces collines éloignées et –

— Abrège ! rugit Twilight. Je sais très bien ce qui va se passer ensuite.

— Ahem ! Désolé ma chérie. Je crois que je me suis laissé un peu emporter, s’excuse Dark Wing. Mais il ne s’est rien passé, je t’assure. Nous nous sommes justes couchés l’un contre l’autre, et avons dormi d’une traite jusqu’au matin.

— Tu mens ! Tes exploits “sentimentaux”, je m'en fous ! explose-t-elle, énervée. Je sais que tu collectionnes des photos intimes des dizaines de juments que tu as séduites. Et alors ? Tu sais quoi ? C’est pour ça que je n’ai jamais voulu que l’on sorte ensemble : je n’avais vraiment pas l’intention de devenir un numéro de plus dans ta liste.

— Calme-toi, ma petite guimauve. Je comprends ce que tu ressens, mais je t’assure qu’avec toi c’était complètement différent. Tu ne me croiras pas, et les apparences sont contre moi, mais j’étais réellement amoureux de toi. Et, dans une certaine mesure, je le suis toujours. Vraiment. C’est quelque chose que je n’ai jamais éprouvé pour aucune autre.

— Si je comprends bien, ce que tu essaies de me dire, c’est que les juments ne t’intéressent que pour… pour le… » Elle rougit, hésite, bafouille. « Zut, enfin, pour satisfaire tes besoins, quoi. C’est bien ce que j’ai toujours pensé.

— Nooon ! Tu es injuste. Si c’était vrai, je me contenterai de faire appel à une… professionnelle pour étancher mes désirs, point. Franchement, j’ai toujours ressenti de l’affection pour les juments avec lesquelles j’ai couché. Mais, jamais au niveau de l’attirance que j’éprouvais pour toi. Si tu avais dit oui, je peux te garantir que j’aurais été fidèle. Parce que, Twilight, tu es la plus merveilleuse, la plus douée et la plus talentueuse que j’aie jamais rencontrée. Je te jure que j’aurais mis ma vie de débauche au rancart.

— Et comment voulais-tu que je te croie ? Tout cela ressemble tellement à du boniment pour jeune pouliche ingénue : “Ma petite guimauve, mon améthyste chérie, ma super-adorable super-talentueuse super-intelligente jument préférée, je t’aime passionnément. J’arrêterai de courir la gueuse, je te le promets, aie confiance. Entre temps, viens ici, sois docile, écarte ta queue et laisse-toi…” Beurk ! J’en vomirais presque.

— Non, Twi’, non, tu es juste hargneuse et inutilement blessante. Ça n’était pas ça. J’étais sincère. Je l’étais. On a – j'ai juste tout gâché. C’était inévitable, tu étais si méfiante, si réticente à t’engager, si prude : tout ce qui comptait pour toi, c’était tes études et tes livres, le reste n’avait aucune importance à tes yeux. Alors, tu penses, l’amour de ton professeur de paléontologie. J’ai merdé. Et je l’ai chèrement payé.

— Hein ? s’étonne Twilight. Comment ?

—Je n’étais pas censé te le dire, mais Célestia m’a passé un sacré savon. Devine ! J’avais osé toucher à son apprentie chérie, la meilleure de toutes les élèves qu’elle ait jamais connues, la prunelle de ses yeux. Elle a bien failli me virer. J’ai dû faire amende honorable, et je peux te jurer que ça n’a pas été drôle. Je te passe les détails, j’ai même flirté avec le suicide pendant un temps.

— Quoi ? Vraiment ? Je ne savais pas, balbutie Twilight un peu secouée. Ça ne la regardait pas, après tout. J’étais assez grande pour me débrouiller seule, elle n’aurait pas dû s’en mêler.

— Mais elle ne s’est pas gênée pour le faire. Et il y a plein de choses que tu ignores, ma princesse en herbe. Avec le temps, tu apprendras. »

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LittleParrot
LittleParrot : #1009
Relevé au fil de la lecture :
"des divers boîtes" > "diverses boîtes" ?
"sa sœur lui avait sans doute demandé." > je mettrais "le lui"
"un fermier grincheux et solitaire qu’elle avait fréquemment côtoyée" > il ne faudrait pas plutôt accorder avec "le fermier", donc "côtoyé" ?
"Nous abandonâmes donc les carrioles" > "abandonnâmes"

Sinon, et j'aurais dû commencer par là : toujours aussi agréable à lire, vraiment j'adore ton style. L'histoire est de plus en plus prenante, avec assez de mystère saupoudré çà et là pour éprouver une certaine crainte pour les personnages.
Mention spéciale à la fin : les interactions entre Twi et son prof m'avaient un peu manqué, je n'ai pas été déçue :)

Ah et une dernière remarque sur le dialogue dans le dialogue : l'usage des cadratins dans les deux cas est un peu spéciale, mais je suppose qu'il n'y a pas vraiment d'autre manière de faire. Et puis ça ne porte pas trop à confusion pour le moment !
Il y a 4 ans · Répondre

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