Le scientifique progressait dans les couloirs du palais royal, le bruit de ses pas étant atténué par les épais tapis de la meilleure soie du pays. Il se dirigeait vers la salle du trône.
Derrière lui, ses deux assistants tiraient avec difficulté une imposante et complexe machinerie. De multiples boutons et leviers menaçaient de s’empêtrer dans les innombrables câbles qui composaient la machine, et plusieurs diodes brillaient d’une lueur verte ou rouge pour indiquer l’état de l'engin. Pour le moment, tout était en ordre, et à ce qu’avait pu constater l'homme de science à l’aide d’une réplique miniature de sa création, celle-ci fonctionnait parfaitement.
La porte de la salle du trône apparut enfin, alors que le souffle lourd des assistants éclipsait le bruit feutré de leurs pas et les grincements des roues du chariot sur lequel avait été chargée la machine. Le scientifique poussa la porte, sachant qu’il était attendu et n’avait pas besoin de frapper. La princesse elle-même avait requis sa présence.
Il poussa un des deux imposants battants finement sculptés et incrustés d’or et d’argent, et pénétra dans la pièce en prenant soin de tenir la porte pour le passage de la machine. Les deux aides-manœuvres étaient presque à bout de force.
Il réalisa alors qu’il arrivait au beau milieu d’un procès. Une douzaine de gardes royaux, reconnaissables à leur armure lourde d’or et à leur heaume coiffé d’un panache de plumes bleu azur, encadraient un prisonnier couvert de chaînes. Le scientifique n’avait jamais vu un tel être, qui lui ressemblait beaucoup physiquement, mais avait une tête plus fine et allongée, de grandes oreilles, et était couvert d’une épaisse fourrure de la tête aux pieds. Les chaînes le maintenaient au sol et l’empêchaient de faire un mouvement. Quand bien même il eût essayé de s’enfuir, les gardes l’auraient vite rattrapé et abattu.
Les deux princesses se tenaient chacune sur leur trône respectif, l’un d’or et surmonté d’une figure du Soleil, l’autre d’argent et au-dessus duquel se tenait une lune étincelante.
- Approchez, ordonna la princesse lunaire au scientifique et à ses assistants.
Le chercheur et ses adjoints s’exécutèrent en silence. Ils parvinrent au niveau du prisonnier, qui les regardait de ses yeux implorants. Ils avaient la couleur de l’ambre, et une forme en amande particulière très rare dans la région. Son cas intriguait de plus en plus le scientifique.
La princesse solaire prit la parole.
- Nochixtlan, vous êtes accusé d’avoir franchi la frontière de notre royaume délibérément et ayant de ce fait violé les accords que nous avons conclu avec votre peuple il y a de cela plusieurs millénaires. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
- Je n’ai jamais voulu violer votre traité ! Je n’avais pas le choix ! gémit le prisonnier. Les loups… c’était votre royaume ou la mort !
- Il suffit. On a toujours le choix. Nous ne pouvons décemment vous laisser repartir librement, au risque que vous rapportiez des informations cruciales à votre peuple.
- Je ne détiens aucune information, je le jure ! s’écria le prisonnier.
- Silence ! Vous réfléchirez à d’autres alternatives au cachot, vous aurez le temps d’une vie pour cela !
- Non !
- Gardes ! vous savez ce qu’il vous reste à faire !
Les gardes resserraient leurs rangs autour du prisonnier, qui continuait à hurler son innocence et son désespoir. La justice royale ne souffrait aucune rébellion, surtout de la part d’un espion et d’un traître.
- Ma sœur, dit la princesse lunaire, il y a peut être une alternative au cachot, qui nous serait plus profitable.
- Que dis-tu, Luna ?
- Ces messieurs ici présents, dit-elle en désignant le scientifique et ses assistants, sont venus à ma demande afin de tester une nouvelle invention tout à fait révolutionnaire. Et nous avons besoin de cobayes…
- Quel est cette invention ? demanda la princesse solaire.
- Votre majesté, répondit le scientifique en s’inclinant, il s’agit d’un générateur de portails. Grâce à cela, nous pouvons nous rendre où bon nous semble, et peut être même explorer de nouveaux mondes. J’ai même déjà découvert un endroit qui semble hospitalier, en dehors de notre planète.
- Est-il possible que notre prisonnier puisse revenir ? s’enquit la princesse.
- Si nous l’envoyons dans un autre monde, nullement, votre Altesse. Pas par ses propres moyens, en tous cas.
- Dans ce cas, montrez-nous ce que peut faire cette machine.
Le scientifique entra des coordonnées qu’il avait apprises par cœur sur un clavier du générateur. Il actionna un levier, et on entendit une dynamo se mettre en branle. Il attendit un instant, avant d’actionner un nouveau levier. Une sorte de canon sortit lentement de la partie supérieure de l’engin dans un bruit de vérin, puis se tourna vers un mur proche, alors les gardes plaçaient le prisonnier à proximité du probable point d'impact. Le scientifique abaissa un troisième levier, qui fit apparaître des arcs électriques qui coururent le long des câbles jusqu’au canon. Un bourdonnement commença à sourdre alors que l’énergie s’accumulait à l’extrémité du canon.
Lorsque les écrans de contrôle affichèrent que le canon était prêt, le scientifique pressa un bouton, et le canon fit feu.
Une boule d’énergie fusa en grésillant vers le mur, et s’étendit soudainement, comme de l’eau contenue dans une baudruche, pour former une flaque lumineuse d’environ un mètre de diamètre. La flaque s’éclaircit bientôt, et apparut alors un paysage de forêt sous le ciel nocturne.
Alors que les princesses et les gardes étaient fascinés par le spectacle, la machine commença à trembler. Une diode clignota d’un rouge inquiétant.
- Oh non ! s’exclama le scientifique. L’énergie est trop instable !
Le canon fit feu une seconde fois, mais le recul fut tel que la machine recula de quelques centimètres, malgré son poids. Le portail qui s’ouvrit fut bien plus gros, et créa un phénomène d’aspiration extrêmement puissant. Les gardes se mirent hors de portée, mais le prisonnier entravé par ses chaînes ne fut pas assez rapide et fut happé par le portail en hurlant.
La machine commençait à vrombir et tremblait de plus en plus violemment. Le portail se ferma brutalement lorsque l'appareil cessa soudainement de bouger, et laissa échapper une fumée grise.
- Pardonnez-moi, Vos Majestés, il semblerait que ce prototype ait encore besoin d’être perfectionné. A cette échelle, l’énergie est encore trop instable pour garantir un fonctionnement parfaitement sécurisé. De plus, je crains que le prisonnier n’ai subi quelques altérations lors de son passage, il est possible même qu’il soit décédé.
- Continuez-donc vos recherches, dit calmement la princesse lunaire. Vos résultats sont très prometteurs.
Alors que le scientifique et ses assistants repartaient, traînant leur instrument avec eux et escortés par les gardes, la princesse solaire se tourna vers sa sœur :
- Quel est le but de ces recherches ? Je suis sûre que nous pouvons atteindre de meilleurs résultats à l’aide de notre magie.
- Certes, mais cela demande une grande quantité d’énergie. Nous sommes les seules du royaume à pouvoir en déployer suffisamment. Et nous ne connaissons aucun sort qui serait susceptible de mener à bien de telles conjectures. Même ton étudiante, qui a pourtant d’excellentes dispositions, serait incapable de lancer un sortilège suffisamment puissant. Ce dispositif permettrait à nos sujets et à nos armées d’accéder à des endroits éloignés en un rien de temps et sans requérir notre présence. Imagine donc le profit que nous pourrions en retirer. C’est un atout stratégique et commercial indéniable, et nos villages à la frontière du Nord n’auraient plus à redouter les peuples barbares.
- J’admets que tu as eu le nez creux. Tu as mon soutien pour financer ces recherches.
- Merci chère sœur.
Un garde royal surgit dans la salle du trône, hors d’haleine. Les princesses le reconnurent comme étant l’un de ceux qui avaient en charge la protection et la surveillance de la Tour des Légendes, le saint des saints du palais.
- Vos Majestés, ahana le garde. Il y a un problème avec la Salle des Eléments !
- Comment ? s’étrangla Luna.
- Je ne sais pas. Nous avons senti que quelque chose n’allait pas, et nous sommes venus vous prévenir.
- Êtes-vous sûr qu’il s’est produit quelque chose ? demanda la princesse solaire.
- Affirmatif. Les vitraux ont tremblé et il semblerait même que certains aient changé de conformation.
- Emmenez-nous là-bas.
Ils se dirigèrent vers la Tour des Légendes au pas de charge. S’il y avait eu un quelconque problème, cela laissait présager du pire.
Ils montèrent les escaliers, et traversèrent la Salle des Éléments percée de vitraux sur les deux murs dans le sens de la longueur. Ils représentaient l’histoire du Royaume, ainsi que les crises qu’il avait traversées et les héros qui avaient défait les forces du Mal lorsqu’elles s’étaient réveillées. Luna remarqua vite un changement important : le dernier vitrail, celui qui représentait la victoire de six héroïnes sur l’incarnation du Chaos qui avait tenté de prendre le contrôle du royaume et d’en faire un lieu de désolation avait radicalement changé. Il représentait maintenant les yeux de la créature, une lueur malsaine dans le regard, qui tenait une étoile à six branches brisée dans ses griffes. A l’extrémité de chaque branche se trouvait représenté l’un des Éléments d’Harmonie, le trésor le plus cher de la famille royale.
- Celestia, appela Luna. Regarde.
La sœur de la princesse considérait déjà le vitrail.
- Il n’était pas comme cela quand je suis parti, votre Altesse.
Sans un mot, Celestia se tourna vers le mur opposé à la porte d’entrée de la pièce. Il servait de support à une porte ornée d’un soleil en son centre, et six rayons aux couleurs de l’arc en ciel peignaient l’ouvrage incrusté de fins rubans dorés. Le centre de la porte portait une sorte de serrure, dont seule Celestia avait la clé. Elle ouvrit la porte, et trouva le coffret qui renfermait les Éléments d’Harmonie à sa place, sur l’autel où il devait être. Elle l’ouvrit, et constata sans surprise qu’il était vide.
- Les Éléments ont disparu, dit-elle d’un ton neutre.
- Ce n’est pas Discord, répondit Luna, qui regardait l’extérieur par un vitrail. Il est toujours là.
- Comment est-ce possible ? s’enquit le garde, dont la nervosité était non dissimulée.
- Je ne sais pas, répondit la princesse. Il faut que j’y réfléchisse. En attendant, restez à votre poste, et gardez l’œil ouvert. Il se peut que nous ayons rapidement des réponses.
- Compris, dit le garde en retournant se poster à côté de la porte menant à l’autel.
Celestia et Luna reprirent le chemin de la salle du trône.
- Que s’est-il produit, selon toi ? interrogea Luna.
- Je n’en ai toujours aucune idée. Mais je crois avoir senti quelque chose quand le portail s’est ouvert et a happé le prisonnier.
- Alors ce n’était pas une hallucination. Toi aussi tu as senti ce courant de… de haine ?
- Oui. Ce monde est loin d’être aussi hospitalier que ton scientifique le croit, Luna.
- Tu pense que ce sont ces énergies qui ont fait disparaître les éléments d’Harmonie ?
- J’en suis presque certaine. Je crains cependant que cela n’ait des conséquences sur la liberté de Discord. S’il venait à se libérer, on ne pourrait pas l’arrêter.
- Tu sais bien que si.
- Je ne veux pas en arriver là.
- Il se peut que nous n’ayons pas le choix.
- Attendons, et nous verrons bien ce qui arrive, trancha Celestia sur un ton dur.
Luna se tut. Elle voyait tout de même bien sur le visage de sa sœur qu’elles partageaient toutes deux ce pressentiment que quelque chose de terrible allait arriver. Car l’absence des Eléments d’Harmonie laissait la place libre à un monde dominé par la Discorde.
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