Solitude

Tout était calme et apaisant. Il y avait le soleil, avec par endroit la caresse de ses chauds rayons. Le bruissement des feuilles dans les arbres en un murmure discret, causé par un doux vent de printemps. Le confortable tapis d’humus… Aucune raison de se réveiller… et pourtant… Quelque chose manquait.

A son éveil, rien n’était familier. C’était comme se réveiller au milieu de nulle part, sans se rappeler de la veille… ou même s’il y eut une veille. Cette sieste était son dernier souvenir. Rien d’autre ne semblait avoir existé avant… pourtant, son regard se porta sur la nature alentour et des noms se présentèrent spontanément : Quercus petraea et Betula pendula… des chênes rouvres et des bouleaux blancs composaient la forêt tout autour d’elle.

Elle ? Un tas d’informations tournèrent dans sa tête… mais pas son passé, ni son identité. Seulement des données anatomiques, des connaissances sur son environnement, sans lui permettre de savoir ni où elle était, ni… rien.

Le ciel s’assombrit rapidement et le tonnerre gronda. Il lui fallait un abri et vite. Elle galopa dans l’herbe haute, entre les arbres, et galoper était le bon mot. Ses quatre pattes, ses sabots… ça avait toujours été là. Elle n’avait pas changé… mais pourquoi se poser la question ? Une grimace déforma brièvement son museau. Le bruit discret des premières gouttes sur les hautes feuilles se faisait entendre. Son regard tomba sur l’entrée d’une caverne et, malgré les ténèbres insondables de la cavité, la jument s’y engouffra pour se protéger de la pluie.

Dans l’obscurité, elle considéra préférable de mettre de côté ses questions identitaires. Il faisait froid, noir et sa sécurité était toute relative ; le mieux était d’œuvrer à trouver un abri sûr et sauvegarder ses chances de s’en sortir pour trouver des réponses.

Grâce à sa magie, elle put saisir des branches au sol, devant son repaire temporaire, puis deux morceaux de silex pour pouvoir produire une étincelle. Une étincelle… Le bois prit et un feu commença doucement à naître sous les yeux de la licorne. C’était un bon début.

Le bruit de l’averse laissa la jument pensive. Allongée le long du mur, non loin du feu, elle observait la forêt dans l’ombre de l’orage. Il n’y avait aucune feuille au sol, aucun arbuste. Juste de l’herbe sauvage et quelques fleurs… chose anormale, jugea-t-elle. Mais par rapport à quoi ? C’était une énigme. Et peut-être une erreur d’écouter cette intuition…

Son amnésie lui donnait peut-être la sensation de ne plus être à sa place. Ce monde… ce devait être le sien, non ? Sa réalité. Pourtant l’existence de plusieurs mondes lui semblait un concept familier… Ce ne pouvait pas être anodin si sa mémoire, malgré sa défaillance, lui permettait d’obtenir des connaissances. Il ne pouvait pas y en avoir des vraies et d’autres fausses, si ?

Elle se souvint alors sans vraiment s’en souvenir avoir déjà eu des informations à ce sujet. A propos du cerveau et sa capacité à trier entre les souvenirs relatifs au vécu, à l’identité, et ceux liés au savoir pragmatique, aux informations brutes. Son nom ou son histoire lui échappait, mais elle aurait pu nommer chacun de ses organes, leurs fonctions et leur emplacement de l’autre côté de son pelage mauve.

Alors elle pouvait en être sûre. Le monde, là dehors, ne tournait pas rond selon ses standards, même si elle ignorait d’où elle les tenait. Quelque chose n’allait pas, mais cela ne restait pas sa priorité ; si elle avait le temps d’y penser, près du feu et à l’abri de la pluie, une fois l’averse passée elle devrait songer à un moyen de survivre. La faim allait se faire rapidement sentir…

…

Dehors, la pluie s’était arrêtée. Le feu était presque éteint et seul son estomac gargouillant la tint éveillée ; impossible pour elle de savoir combien de temps s’était écoulé. Le soleil semblait avoir disparu, mais les étoiles et la lune n’étaient pas encore là. Quelques branches suffirent à raviver le feu et éclairer les abords de la caverne, pour aller y arracher quelques herbes hautes, peu nourrissantes mais elle n’avait guère mieux.

Quelques perles d’eaux glissèrent furtivement sur son pelage. Autour d’elle, l’humidité régnait, dans l’odeur profonde de la végétation et le goutte à goutte discret, irrégulier, vestige de l’averse.

Après son frugal repas, la jument allait regagner la caverne, quand son regard fut attiré par le ciel. Il ne faisait plus jour, mais pas encore tout à fait nuit. Cela lui évoquait un mot… un mot important…

Un frisson. Elle se retourna brusquement. Dans l’obscurité, à quelques dizaines de mètres entre les troncs…

Une silhouette. Celle d’un poney. Fin, mais immense. Elle ne pouvait rien discerner, à part un éclat de lumière violette en guise d’œil, quand l’apparition leva la tête vers le ciel. Quand la jument l’imita, le ciel était d’un noir d’encre, piqueté d’étoiles. Elle se demanda si la silhouette avait fait cela, mais cette dernière avait disparu. Avait-elle même réellement été là ?

De retour près du feu, de nouvelles questions s’ajoutèrent à toutes celles déjà en suspens, avec la nécessité de trouver un abri plus sûr. Si des créatures rôdaient au dehors dès le crépuscule et…

Twilight…

Ce mot lui était familier. Non… pas juste familier. C’était son nom. Elle s’appelait Twilight.

…

Dormir d’un seul œil avait semblé être une bonne idée, à défaut de pouvoir sortir de la grotte pour se lancer, de nuit, en quête d’un nouveau foyer. Cette précaution paya, car un étrange murmure fit tressaillir son oreille ; si elle songea avoir affaire au vent ou à son imagination, une odeur putride lui titilla le museau. Quelque chose n’allait pas.

Toujours couchée mais sur le qui-vive, le bruit se fit à nouveau entendre : un râle, derrière elle, venu du fond de la grotte. Le feu était éteint et Twilight ne put rien voir, mais cela sentait la mort et avançait assez lentement.

La panique ne gagna pas la licorne, comme si le danger lui était familier. Rapidement mais sans trop se presser, elle sortir dehors et chercha une petite clairière pour permettre à la lumière des étoiles et de la lune d’exposer la menace. La lenteur de cette dernière permis de laisser du temps à la jument pour trouver dans l’herbe un bâton et le saisir par magie, dans l’espoir de repousser l’intrus.

Après de longues minutes se traîna sous la lumière nocturne un poney ; Twilight le savait semblable à elle, mais en même temps très différent. Une balafre montrait la chair morte d’une partie de son visage, dont un orbite était vide et la mâchoire bien visible, dépourvue de lèvres. Ce demi-sourire grimaçant ne manqua pas d’effrayer la jument, sans parvenir à lui faire perdre sa concentration.

“Je… je ne sais pas ce que vous voulez m-mais allez vous-en !” intima-t-elle, un tremblement dans la voix.

De sa démarche pataude, la créature équine continua à avancer, sans oublier de gémir. Le bâton fut pointé sur lui, mais il continua à avancer jusqu’à avoir le morceau de bois collé contre le visage, dans une tentative de le repousser.

Son hostilité ne fit plus un doute quand il lâcha un cri guttural, avant de mordre le bois et le casser brusquement…

Sans défense sinon un bâton raccourci, la ponette mauve commença à paniquer ; l’individu face à elle lui était hostile. Son visage, son odeur, ses blessures assez apparentes sur le peu visible à la pâle clarté lunaire… le mot “zombie” s’imposa à son esprit. Un corps défunt, revenu à la vie. Cela semblait impossible, mais c’était devant elle, prêt à la mordre.

Une image lui vint en tête. Celle d’une arme. Avec sa magie, elle se saisit de quelques pierres au sol et essaya instinctivement de les lier avec le bois encore entouré d’une aura violette, dans l’espoir insensé de créer quelque chose.

Ça n'était pas censé marcher. Tout son esprit le lui hurlait, la magie ne fonctionnait pas ainsi. Mais ça fonctionna. Twilight parvint à combiner magiquement son morceau de bâton brisé avec des rochers pour confectionner une épée de fortune.

La violence n’était pas une réponse appropriée à un problème. Elle ne voulait pas se battre, mais le mort-vivant ne semblait pas déterminé à trouver une solution pacifique. Avec hésitation, Twilight brandit sa lame en pierre, peu assurée mais tout de même déterminée à survivre. Un coup faible mais ferme au visage tenta de dissuader le zombie, sans résultat. Son haleine putride commença à être beaucoup trop proche…

Avec un cri, la licorne fracassa l’épée contre la tête de la créature. La mâchoire déjà endommagée finit tout bonnement arrachée et projetée non loin. Un nouveau frisson ne manqua pas de parcourir l’échine de la jument ; elle se sentait mal d’avoir fait une chose pareille… mais le zombie n’était pas dérangé pour autant.

Brusquement, il bondit en avant et Twilight usa maladroitement de son épée pour repousser son assaillant. Les pattes de la jument tremblèrent…

Elle avait peur. Elle avait froid. Elle était perdue et ne se sentait pas en sécurité. Ses lèvres se pincèrent en une expression déterminée et l’emprise de sa magie sur sa lame s’intensifia. Twilight bondit en arrière pour mettre de la distance avec le mort-vivant et envoya un coup puissant en diagonal à la gorge du monstre, dans l’espoir de la lui briser et ainsi le stopper ; sans succès, malgré un craquement sinistre. Elle changea alors immédiatement de stratégie et visa les pattes avant pour, d’un coup puissant, en briser une et le faire tomber ; le zombie s’étala pathétiquement sur le sol, pour se mettre lentement à ramper.

L’esprit de la licorne fusa sous le coup de la panique, à la recherche d’une nouvelle stratégie, d’une autre solution ; n’importe quoi. Rien ne lui vint, à part rendre le corps trop peu fonctionnel pour pouvoir encore se déplacer. Les yeux fermés un instant, Twilight expira et concentra toute sa frayeur, sa panique et son insécurité dans sa magie et son épée.

Elle n’aurait peut-être pas dû crier, mais sa rage s’exprima ainsi et par des coups brutaux. La pierre fracassa les os, fit couler un sang rare, poisseux, et exposa des organes rabougris ; la lame s’abattit pourtant sans arrêt, avec rage, sous le regard fou de la licorne, encore en train de crier et… pleurer. Le zombie était à nouveau mort et en charpie, sans pour autant faire s’arrêter Twilight, sous le coup de la rage et des larmes.

“Reste mort !! Par pitié !! Reste ! Mort !”

Les paroles sortirent d’elles-même et perturbèrent encore plus la jument. Des sentiments complexes lui déchiraient le cœur, en pleine confusion. Quelque chose dans sa mémoire la faisait pleurer, sangloter, à la vue de ce corps sans vie en train de se désagréger, fondre pour simplement disparaître comme un cauchemar.

Pantelante et dégoûtée par elle-même et cette crise de nerfs, la jument mauve aurait souhaité abandonner son épée… mais elle ne pouvait pas y échapper. Si des monstres rôdaient, il lui fallait se défendre, malgré sa réticence à l’idée de tuer… au-delà de l’acte, un puissant malaise se faisait sentir. La mort…

La lune était encore haute dans le ciel lorsque Twilight décida de quitter la forêt. Une torche de fortune tenue par magie pour éclairer son chemin, la licorne s’aventura dans la forêt ; il lui fallait trouver un abri, quitte à ne pas dormir avant un moment. Elle devait survivre et, surtout, trouver la raison pour laquelle elle était ici, privée de sa mémoire.