- Mais où peut-il bien être, bon sang ?!
Les sabots de Twilight martelaient le sol pavé des rues, sous la lumière des réverbères et des vitrines encore allumées. L’armure du garde qui trottait derrière elle claquait comme une batterie de casserole. Il faillit percuter la jeune princesse de plein fouet quand elle s’arrêta brusquement, en plein milieu du chemin.
- Vous êtes sûr que c’est par ici qu’il est parti ? lui demanda-t-elle sans même se retourner.
- Je pense, oui… En tout cas, c’est dans cette direction qu’ils sont allés.
- « Ils » ?
Sans le laisser répondre, la ponette lavande se remit en route, les sourcils plus foncés que jamais.
C’était en partie de sa faute, bien sûr ; elle devait le reconnaître. Si elle l’avait forcé à venir avec elle, c’était pour le surveiller, or, dès le moment où elle avait mis le sabot dans la bibliothèque, elle l’avait complètement oublié, absorbée qu’elle était par ses recherches. Ce n’est que plusieurs heures plus tard, quand la bibliothécaire était poliment venue l’informer que l’heure de fermeture était déjà dépassée depuis une heure, que la jeune princesse s’en était souvenue. Cela l’avait contrariée d’autant plus que ses recherches, jusque là, n’avaient donné que peu de résultats. Célestia elle-même n’avait pas pu lui dire grand chose sur le miroir. Elle ignorait qui l’avait fabriqué et depuis combien de temps il existait. Quelques vieux registres mentionnaient ici et là sa présence dans les réserves du château, mais elle n’avait pas pu trouver grand chose d’autre, ni dans les archives, ni dans les sections consacrées aux objets magiques. De toute évidence, une seule après midi ne suffirait pas à trouver ce qu’elle cherchait, il allait donc lui falloir prolonger son séjour. Pour l’heure, cependant, la priorité était de remettre la patte sur l’humain en vadrouille. D’après les témoignages des gardes, il avait quitté le château assez vite. Celui à qui elle avait demandé de la suivre l’avait vu se diriger, apparemment accompagné, vers un quartier en contrebas de la citadelle. Il faisait déjà presque noir et Twilight avait hâte de retourner au château, elle accéléra donc le pas, obligeant le garde à forcer l’allure. Il faillit à nouveau lui rentrer dedans quand elle pila une seconde fois, l’oreille tendue.
- Qu’y a-t-il, Princesse ? s’inquiéta-t-il.
- Chut, écoutez, répondit-elle, l’ouïe en alerte.
L’étalon, sans comprendre, tendit à son tour l’oreille. En effet, par dessus les vagues bruits de la ville, il entendait quelque chose. Pas très loin d’eux, quelque part vers la droite, des gens étaient en train de… chanter.
- Et bien, on dirait que des poneys font une fête, Princesse, constata-t-il, sans trop savoir quoi en conclure. Qui a-t-il d’anormal dans...
Sans même attendre qu’il ait terminé, Twilight reprit sa route, droit vers la source du bruit. Parmi le concert de voix, elle en avait reconnu une ; une qu’elle connaissait désormais bien. À mesure qu’elle approchait, des bribes de paroles lui parvenaient.
« … Puissè-je en passant l’onde, du fleuve au dieu cornu... »
Elle aperçut, à une dizaine de mètres, l’enseigne de bois d’un petit estaminet, dont la fenêtre laissait échapper une chaude lumière dorée. Toujours guidée par son ouïe, elle accéléra le pas.
« … Godiller ferme et dru, et mourir dans le cul... »
Elle gravit les quelques marches qui menaient à la porte. Déterminée, elle posa la patte sur la poignée et ouvrit.
« … De ma blon-onde, de ma blon-onde ! »
Le raffut à l'intérieur faillit l'éjecter dehors. Yeux à moitié fermés, elle s’avança pour distinguer ce qui se passait. Une petite foule de poneys, pour l'essentiel des membres de la garde lunaires, étaient occupés à chanter, chope à la patte, perchés sur les tabourets ou les bords des fenêtres. Beaucoup étaient toujours en armure, certains encore casqués, et tous semblaient avoir déjà vidé un certain nombre de verres. Debout sur le zinc, Maxime battait la cadence avec entrain, un immense sourire aux lèvres.
« Godiller ferme et dru, et mourir dans le cul… »
D’une seule voix, tous les gardes reprirent, dans un grand élan joyeux.
« … De ma blon-onde, de ma blon-onde ! »
Twilight, bouche-bée, fixait l’humain et sa chorale de batponeys, incapable de dire un mot. Maxime, qui l’avait aperçue du coin de l’œil, se tourna aussitôt vers elle. Avant qu’elle n’ait pu réagir, il la désigna du doigt, la bouche grande ouverte.
- Et la princesse offre une tournée !
- Quoi ?!
Twilight glapit, prête à protester, mais il était trop tard. En moins d’une seconde, tous les gardes se tournèrent vers elle, tout sourire, prêts l’acclamer. Elle eut à peine le temps de comprendre ce qui lui arrivait que déjà ils la portaient en triomphe au dessus d’eux, en direction du comptoir, devant lequel certains faisaient déjà la file pour l’affoner. Le garde qui l’avait suivie tenta de reculer, mais il fut lui aussi attrapé et emmené vers le bar.
- La file ! La file ! réclamaient les premiers gardes. Sous la pompe !
- Maxime, à l’aide ! appela Twilight, en pleine détresse.
- Tu vas très bien t’en sortir, ne t'inquiète pas ! lança l’humain par dessus le tumulte. N’oublie pas de bien respirer, surtout !
Tandis que les poneys continuaient à acclamer la princesse, il descendit du comptoir. Midnight Shadow, perchée à côté de lui, sirotait tranquillement son verre.
- Essayez de ne pas la faire vomir, fit l’humain en lui ébouriffant la crinière.
Alors que Twilight ingurgitait sa première chope, il quitta le bar et partit faire un petit tour. À l’intérieur, les réjouissances ne faisaient que commencer.
***
Deux heures plus tard, un peu plus bas dans la rue, une silhouette équine se tenait penchée en avant, la tête près des pavés, un sabot sur le ventre. Au dessus d’elle, appuyée contre le mur, une grande créature maigre la surveillait du coin de l’œil, la masquant à moitié. Les pattes de la ponette se mirent à trembler. Son corps entier se contracta. Un long jet de liquide brunâtre éclaboussa le sol, accompagné d’un gargouillis étranglé.
- Laisse tout sortir, ça ira mieux, fit Maxime en regardant ailleurs.
Twilight cracha ce qui lui restait dans la bouche, avant de reprendre son souffle.
- Je te déteste, parvint-elle à articuler.
- Mais non, tu ne me détestes pas, fit Maxime en lui tapotant l’encolure. Je t’ai rendu le plus grand service de ta vie. Après ce soir, ces gars-là, ils te suivront jusqu’au bout du monde.
Une nouvelle montée nauséeuse empêcha la ponette de répondre. Dans le bar, quelque pas plus loin, la fête battait toujours son plein. Un des batponeys, penché à la porte, cria dans leur direction, joyeusement ivre. Maxime lui fit signe, avant de reporter son attention sur la ponette à ses pieds. Quand il fut certain qu’elle avait terminé, il l’aida à se redresser. La jeune princesse ne tenait qu’à peine sur ses pattes. Max leva le regard vers le château, au dessus d’eux, puis vers la rue qui montait en direction des murs.
- Tu as de la chance que je sois là, soupira-t-il.
Il se pencha et passa ses bras sous le ventre de la ponette. Avec un grognement d’effort, il la hissa au dessus de sa tête et la posa comme un sac sur ses épaules. Twilight, déjà à moitié endormie, n’émit qu’un faible vagissement de protestation.
- T'as pas intérêt à me gerber dessus, fit-il en se mettant en route.
Derrière lui, perchée sur un toit, Midnight Shadow l’observait, lovée dans les ombres. Quand il eut passé le coin de la rue, elle leva la tête vers une des tours du château. Sur un balcon, une paire de grands yeux saphir scintilla avant de disparaître.
***
- Et voilà !
Avant autant de délicatesse que possible, Maxime déposa Twilight dans son lit, dans la chambre de la suite qu’elle occupait le temps de son séjour. La ponette grommela faiblement, avant de se mettre à ronfler. Max, pris d’un étrange élan de tendresse, la regarda dormir en silence. Cet ironique retournement de situation le faisait sourire. Derrière lui, un bruissement d’ailes presque imperceptible s’éleva.
- Tu vas me coller encore longtemps, Vampirella ? fit-il sans se retourner.
Un souffle d’air lui caressa la nuque.
- C’est la première fois qu’on m’appelle ainsi.
L’humain se retourna, étonné. Quand il reconnut celle qui lui faisait face, il croisa les bras.
- Tiens tiens, qui voilà. Je vous cherchais, justement.
Il n’aurait su dire exactement pourquoi, mais la vue de Luna le mettait soudainement de mauvaise humeur, comme si elle avait fait exprès de le faire attendre toute la journée. Son mécontentement grandit encore quand il reconnut Midnight Shadow, qui souriait malicieusement derrière sa maîtresse.
- Je suis ravie de vous revoir, monsieur Maxime, fit l'alicorne avec bienveillance. Même s'il ne s’agit pas d'un retour volontaire, je suis heureuse d'avoir à nouveau l'occasion de parler avec vous. Et je crois savoir que vous avez quelque chose à me demander.
- P’t’être bien, grinça Max. Et p’t’être bien aussi que je n’en ai plus envie, maintenant.
Luna se rendit vite compte du mécontentement de l’humain. Sans se fâcher, elle se tourna vers sa garde, qui fit une révérence et recula vers la sortie. Quand elle eut refermé la porte derrière elle, Luna jeta un oeil vers Twilight, qui ronflait tranquillement sur le lit.
- Elle va s’en remettre, fit Max d’un ton sec.
- Je sais. Vous avez bien veillé sur elle.
Maxime commençait à en avoir assez, mais Luna semblaient avoir envie de le taquiner encore un peu. Elle s’approcha du canapé qui occupait tout un pan de mur et s’allongea dessus, ses pattes repliées sous elle, comme un vrai cheval qui se couche. Avec un clin d’œil qui énerva Maxime autant qu’il le charma, elle bascula sa tête sur le côté pour l’inviter à venir s’asseoir près d'elle. L’humain hésita un moment mais, face à l’insistance de la princesse et au moelleux du divan, il finit par céder. En veillant bien à ne pas la toucher, il s’assit à côté d’elle, bien plus droit et raide que d’habitude. De là où il était, il pouvait entendre les étoiles scintiller dans sa crinière. Leur doux clignotement, mêlé aux faibles ronflements de Twilight, finit par l'apaiser. Peu à peu, son mécontentement s'envola et il se laissa aller contre le dossier. Luna sourit, satisfaite.
- Qu’avez-vous à me demander ? fit-elle de sa voix suave.
Avec un soupir fatigué, Maxime s'enfonça encore un peu plus dans le dossier.
- Vous vous rappelez la fois où vous avez essayé de rentrer dans mon rêve, pendant que je dormais ?
Luna hocha en silence, attendant la suite. Maxime reprit.
- J’ai besoin que vous recommenciez. Il faut que vous alliez rechercher un souvenir dans ma mémoire. Quand j’étais de l’autre côté, j’ai vu… quelque chose. Il faut que vous me disiez ce que c’est.
Une étincelle brilla au fond des yeux de la princesse.
- Je suis la gardienne des rêves et des songes, pas une voleuse de souvenirs, fit-elle remarquer.
- Oh, à d’autres. Je sais que vous savez le faire. Vous me devez bien ça.
Luna haussa les sourcils. Le culot de l’humain l’étonnait autant qu’il l’amusait.
- Je ne me souviens pas avoir contracté la moindre dette envers vous, fit-elle remarquer.
- C’est dans votre pays bizarre que je me retrouve coincé, grinça Max. C’est vous la princesse, c’est vous qui dirigez, donc c’est votre faute, point.
Luna haussa encore davantage les sourcils, sans cesser de sourire. Sans répondre, elle se leva et se dirigea vers le balcon. Dehors, au milieu des quelques nuages qui voguaient encore dans le ciel, la lune brillait, aux trois quarts pleine. L’alicorne bleue s’avança dans la lumière de son astre, majestueuse.
- Je serai heureuse de vous rendre ce service. J’espère pouvoir vous aider à découvrir… de qui il s’agissait.
***
Le bar se vidait peu à peu à mesure que l’heure tournait. Il ne restait plus que lui et quelques autres poivrots, accoudés au comptoir ou le long des fenêtres. Il n’avait cependant pas vu, de l’autre côté, une silhouette plus élancée vêtue d’un grand manteau à capuche. Lorsqu'il eut terminé sa chope, elle se leva et vint s'asseoir en silence à côté de lui. Max lui jeta un regard distrait. Calmement, elle posa son verre et se tourna vers lui, laissant la faible lumière qui régnait dans la taverne éclairer son visage sous sa capuche. Lorsqu’elle plongea son regard dans celui de Max, il frissonna.
- Je sais qui vous êtes, Monsieur Gillet-Lefebvre. Je sais où vous avez vécu et ce que vous y avez vu. Je suis comme vous. J’ai vécu la même chose. Je veux savoir comment vous avez fait. Je veux savoir comment vous êtes revenu. Je veux que vous me disiez ce qui lui est arrivé… ce qui est arrivé au miroir.
Maxime sentait ses mains trembler. Ce regard cerné d’ombres plongé dans le sien semblait lui percer le crâne. Là-bas, Equestria, le miroir… elle savait… Elle savait ! Il finit par secouer la tête et détourna le regard.
- Non, non, je ne vois pas de quoi vous parlez ! Laissez-moi tranquille ! Ne m’approchez pas !
Il se leva, manquant de tomber, et prit en panique le chemin de la sortie. Au bar, la jeune femme soupira sans bruit et retira sa capuche, révélant une abondante chevelure dorée aux reflets rouges. La dernière chose que Maxime crut voir furent les iris dorés d’un chat maigre et sale, lové sur ses genoux. L’instant d’après, tout devint noir.
Maxime ouvrit les yeux en criant. Il tomba du lit, face contre le tapis, sans plus savoir où il était ni ce qui se passait. Quelque chose de dur se posa doucement sur son épaule. Quand il releva le regard, il reconnut Luna, dressée au dessus de lui, patte tendue pour l’aider à se relever. Les yeux de l’alicorne brillaient dans la pénombre. Derrière elle, Maxime reconnut la suite lunaire, plongée dans la nuit, éclairée seulement par la lueur magique des lampes. Avec l’aide de l'alicorne, il se releva et s’assit sur le lit, la tête entre les mains.
- Alors, ça a marché ? demanda-t-il d’une voix incertaine.
Luna sourit.
- C’était confus, mais je pense que oui. Voyez.
Elle activa sa magie et fit apparaître un écran de nuées sombres, au centre duquel une surface s’alluma. Au milieu de l’image, un mélange de rouge et d’or tourbillonnait, chaotique, incertain. Luna sembla se concentrer.
- C’est là, quelque part, attendant qu’on le découvre, murmura-t-elle, sibylline.
- Et qu’est-ce qu’il faut faire ? demanda Max, encore dans le vague.
- Le laisser émerger. Les souvenirs, comme les rêves, mettent du temps à s'éclaircir. Quand le moment sera venu, il se révélera à nous.
Elle laissa le nuage tourbillonner pendant encore quelques secondes, avant de le fermer et de le laisser s’évaporer dans les ombres. On sentait, cependant, qu’il était toujours là, quelque part, à portée, occupé à prendre forme. Maxime regarda le dernier volute coloré se dissoudre, maussade.
- Et maintenant, on fait quoi ?
Luna continua de fixer le vide au centre de la pièce. Après un petit moment, elle revint vers lui, corne allumée. La porte de la petite armoire voisine s’ouvrit. Dans l’aura bleutée de la princesse, une bouteille de liqueur et deux petits verres virent voler devant eux.
- Je n'ai pas prévu de visiter de rêves, cette nuit.
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Techniquement ce sont les gardes qui l'on fait, mais on se comprend...