Duo pour Alicornes en ré mineur, op.62 "Magique"

Twilight laissa échapper un souffle de soulagement en quittant la salle de réunion du palais de Canterlot, le son de ses sabots résonnant froidement dans la galerie de marbre. La rencontre mensuelle des princesses s’était une nouvelle fois éternisée. Les digressions apportaient souvent une bonne humeur bienvenue lors des discussions lourdes, mais elle aurait apprécié que Celestia soit par moments un peu plus ferme dans son rôle de maîtresse de cérémonie. L’entrevue était heureusement arrivée à son terme juste à temps pour que la princesse du soleil puisse coucher son astre et que sa sœur puisse faire apparaître la lune. Alors qu'elle s'avançait dans le couloir courant vers le reste du palais, le regard de la jument lavande se posa sur l’alicorne qui l’accompagnait. Le reste de la soirée s’annonçait bien plus agréable. Se tournant vers elle, Luna lui sourit.

Elles avaient échangé une correspondance plus régulière depuis la seconde participation de la princesse de la nuit à la Nightmare Night de Ponyville. Twilight devant se rendre à Canterlot pour la réunion, elle avait décidé d’en profiter pour répondre à l’offre que son amie lui avait faite lors de son départ de Ponyville, et d’échanger autour d’un thé avant que cette dernière ne prenne ses obligations nocturnes.

« Où nous rendons-nous ? demanda l’élément de la magie en suivant la jument au pelage de nuit.

— Nous pensons que nos appartements sont le lieu le plus adéquat pour cette rencontre. Nous pourrons ainsi, par la suite, nous rendre plus rapidement à nos obligations. »

La jeune princesse répondit d’un simple hochement de tête et la suivit à travers les corridors, une pointe d’appréhension au ventre, mais un léger sourire sur les lèvres. Il n'y avait rien de surprenant à ce que cette entrevue se passe en ces lieux, mais, sans qu'elle ne sache pourquoi, l'idée d'entrer dans l'antichambre de Luna la travaillait.

« La position que tu as prise lors de la réunion nous a pour le moins étonnées », dit soudain cette dernière au milieu de leur trajet.

Twilight la regarda sans comprendre.

« Lorsque le délicat sujet de la Gay Pride fut abordé, précisa son interlocutrice.

— Oh, répondit son interlocutrice. Pourquoi donc ?

— Nous aurions pensé que tu considérerais ces choses comme une perte de temps. Juste une bande d'enfants, criant pour de quelconques sottises. N'est-ce point là le point de vue partagé par la plupart des membres de la noblesse ? »

La jument violette se renfrogna quelque peu. Il y avait un bon nombre d'idiots parmi l'aristocratie, et certains d'entre eux avaient bien trop de pouvoir. Sa famille n'était pas réellement impliquée dans les jeux de la cour, mais cela n'empêchait pas certains poneys de vouloir tous les mettre dans le même sac. Elle savait bien que la princesse connaissait suffisamment les nobles pour ne pas réellement souscrire à ces préjugés, mais être ainsi ramenée à ce groupe faisait toujours quelque peu grincer des dents la jeune alicorne.

« Malgré le milieu d'où je viens, dit-elle avec un petit sourire, comme pour s'excuser, mes parents ne sont pas très conservateurs. Je ne pense pas qu'ils auraient été ravis si Shining ou moi-même avions été gays, mais ils ne nous ont jamais appris à nous moquer d’eux. Il y a cependant encore un vrai problème d'image des homosexuels à Equestria. Tout poney peut bien aimer qui il veut, quel que soit son sexe. »

Sans lui répondre, la princesse de la nuit lui fit un léger sourire, satisfaite de la réponse de son invitée, et avec peut-être une pointe de fierté qu'elle ne pouvait expliquer. Continuant de guider sa consœur à travers les corridors, elle la fit bientôt pénétrer dans une salle circulaire, au pied d’une tour. Franchissant le seuil, une odeur de cuir et de papier vieilli assaillit les naseaux de la jeune érudite. Les murs étaient ornés de bibliothèques, d’éphémérides et autres cartes du ciel, dont les étoiles trouvèrent bien vite leurs reflets dans les yeux de Twilight.

« Oh ! Par Célestia ! s’exclama-t-elle en se précipitant vers une des étagères. La collection complète des œuvres de Starswirl le Barbu. En p… première édition ?! Et c’est une carte du ciel printanier de l’Empire de Cristal ? continua-t-elle en passant à une feuille de papier vélin épinglée au mur à sa droite. Et l’ensemble des Codex Griffonstone ! »

Regardant la jeune jument avec un sourire amusé, l’alicorne nocturne donna quelques instructions à une servante qui se tenait à sa disposition près de la porte avant de se tourner à nouveau vers son invitée :

« Twilight ? Ton excitation est des plus compréhensibles, mais être autour d’une table sera sans nul doute plus aisé pour boire le thé. »

Il fallut quelques secondes à la princesse de l’amitié pour se rendre compte que Luna lui avait parlé, laissant échapper un faible « Oh… Oui. », avant de se retourner. Ce ne fut qu’alors qu’elle remarqua le guéridon, pourtant placé au beau milieu de la pièce, encadré de deux coussins. Avec une gêne visible sur ses pommettes, la jeune jument se dirigea vers l’un d’eux. Une fois installée, elle se permit tout de même de revenir à la bibliothèque :

« Je ne suis par contre pas sûre d’avoir bien compris ton classement. Tu utilises quelle méthode ?

— Hum… hésita la jument au pelage bleuté, qui ne semblait pas s’attendre à la question. Nous n’y avons jamais réfléchi en profondeur. Notre classement est, pour ainsi dire, personnel.

— Personnel ? répliqua d’une voix suspicieuse son interlocutrice en plissant les yeux.

— À titre d’exemple, commença la princesse de la nuit, peu sûre d’elle, nous essayons de garder nos livres les plus consultés proches de notre chambre, la proximité suivant notre appréciation de l’œuvre. Pour le reste, nous avons gardé un ordre alphabé… »

Le sourire de Twilight s’était petit à petit transformé en une expression d’horreur alors que la sœur de son mentor avançait dans son explication. Prudemment, cette dernière décida de se taire.

« Non, non, non, Luna, tu ne peux pas faire ça, commença la bibliothécaire, la tête reposant sur son sabot, le genou sur la table. Oui, c’est une bibliothèque privée, mais elle est trop grande pour qu’un classement par préférence couplé à un pseudo-ordre par auteur puisse marcher. C’est impossible ! Et si je te demandais où se trouvent les œuvres de Swingsword, tu saurais où elles sont ?! »

Bien qu’incertaine sur le comportement à adopter, Luna ne se départit pas de sa majesté et pointa silencieusement un sabot en direction d’une des étagères. Le regard de sa cadette la fusilla sur place.

« Tu ne comprends pas ! éclata-t-elle. Tu ne peux pas les laisser ainsi ! Ce n’est pas correct ! Ça va finir n’importe comment ! Tu ne t’y retrouveras plus !

— Twilight, répondit la jument sélénienne d’un ton ferme, mille ans durant, nous avons employé ce classement, et jamais il ne nous fit défaut. Aucune intention de changement ne nous habite. »

La jeune jument la regarda bouche bée. Mille ans. Son âme de bibliothécaire toute entière s’opposait à cette idée. Elle n’avait pu garder ce classement pendant mille ans. Et continuer à le comprendre. Ce n’était pas possible. Juste. Impossible. Elle se massa doucement le front du sabot. Il allait falloir tout reprendre depuis le début…

Prenant une longue inspiration, elle se calma un petit peu. Rien ne servait de s’énerver. Elle était la princesse de l’amitié. Elle savait bien que s’emporter au moindre désaccord n’était jamais la solution. Luna n’avait rien fait de grave. Elle ne comprenait juste pas l’intérêt d’un meilleur classement. Il fallait juste l’emmener doucement à la réalisation que son système ne tiendrait pas. Et s’il y avait un poney fait pour cette tâche, c’était bien Twilight Sparkle.

« Tu ne peux pas laisser les choses comme cela, Luna, reprit-elle. Ton classement ne prend pas en compte les thématiques. Cela rendra toutes tes recherches beaucoup…

— Twilight ! trancha son interlocutrice. Nous t’avons déjà fait part de notre avis ! »

Instinctivement, les oreilles de l’autre jument se rabaissèrent sur sa tête. La princesse résidente n’avait pas utilisé la Voix Royale de Canterlot, mais ce n’en était pas loin. L'érudite aurait juré que son amie avait gagné une dizaine de centimètres tandis que son regard semblait vouloir l’écraser. D’une voix un peu plus hésitante, Twilight persévéra tout de même :

« S’il te plaît Luna, écoute-moi juste un instant. Je suis sûre que je peux t’aider. »

L’alicorne de la lune haussa un sourcil. C’était habituellement le moment où la discussion finissait. Peu de poneys osaient s’opposer à elle une fois son avis clairement établi. Son âge, son statut et sa stature suffisaient dans la plupart des cas à étouffer toute résistance, et à lui éviter d’entrer dans ce genre de discussions. Il n’y avait que sa sœur pour continuer après qu’elle se soit ainsi exprimée, et Célestia se montrait dans ces circonstances d’un à-propos des plus irritants. Ce n’était clairement pas le cas de Twilight actuellement. Même en privé, cette dernière agissait maintenant comme son égale, ce qui ne manqua pas d’éveiller une pointe de satisfaction chez la princesse de la nuit, mais l’intrigua tout autant.

Sans répondre, mais lançant à la jeune jument un regard où se devinait maintenant la curiosité, Luna se détendit quelque peu. La tension retomba également visiblement du côté de la bibliothécaire qui reprit :

« Tu m’as dit dans tes lettres avoir continué tes études des temps modernes, mais que celles-ci te prenaient beaucoup plus de temps que prévu, n’est-ce pas ?

— Certes ? répondit la jument à la robe de nuit, se demandant où elle voulait en venir.

— Un bon classement devrait te permettre d’améliorer ça. En donnant plus d’importance aux thématiques, ce sera plus simple de faire le tour d’un sujet rapidement et de croiser les sources. Et ça t’évitera de devoir faire des tours dans tous tes rayonnages pour réunir les ouvrages. Avoir ces livres proches te permettra en plus de faire des liens auxquels tu n’aurais sans doute pas pensés.

— Mais n’y a-t-il point risque que ce classement nous perde plus qu’il ne nous aide, rendant ainsi caduque le gain de temps promis ?

— Il y aura forcément un temps d’adaptation, lui répondit son amie d’un ton se voulant rassurant, mais un classement bien fait devient très vite instinctif et le temps que tu perdras à te réhabituer sera bien vite rattrapé, je te le promets. »

Un silence flotta un instant sur la salle, le temps que la jument millénaire réfléchisse à ce qui venait de lui être dit. Ce qu'avançait sa cadette avait une indéniable part de vérité, et Luna voulait éviter de s’entêter comme elle avait pu le faire par le passé. Ruminer des rancœurs ne l’avait menée qu'au plus grand désastre de sa vie, et elle s’en voulait encore plusieurs années après. Elle s’était fait la promesse d’être plus à l’écoute, et elle ne comptait pas y déroger maintenant. Quelques battements de cœur passèrent.

« Tes paroles sont justes, Twilight. Nos études, déjà exigeantes, du savoir découvert durant ces mille années se ralentissent sensiblement lorsque le croisement des références devient une nécessité. Si un nouveau classement permet de résoudre les problèmes de cet acabit, il est bon que nous y réfléchissions.

— Parfait ! conclut son invitée avec un sourire amical. Je réfléchirai à un classement pour ma prochaine venue. Je ne peux pas te laisser comme ça. »

La princesse de la nuit ne put retenir un sourire amusé à la réflexion. Il y avait décidément des sujets sur lesquels sa consœur était elle-même des plus têtues, voulant absolument avoir le dernier mot. Ce sourire lui valut un regard noir de la part de son interlocutrice. Regard qui la fit bientôt pouffer, puis partir en éclat de rires incontrôlés. Sa camarade lavande tenta tant bien que mal de garder son air sévère, mais l’hilarité la gagna bien vite, dissipant les restes de tension qui flottaient dans la pièce.

Luna avait jusqu’à présent préféré éviter les conflits, allant jusqu’à user de la Voix Royale de Canterlot pour faire taire l’opposition à ses décisions. Elle avait d'ailleurs une fois de plus manqué de s'en servir avant que la discussion ne s'envenime. Mais quelque chose l'en avait empêché. Un respect pour la persévérance et la bienveillance de son interlocutrice, peut-être. Une certaine envie d'entendre la jeune princesse exposer son point de vue, en tout cas. Instinct qu'elle ne regrettait certainement pas. Elle découvrait ici avec cette jeune jument un nouveau plaisir de la discussion, quand bien même elle avait fini par se rallier à l'argument de son adversaire.

Cela faisait longtemps qu’elle n’avait plus apprécié ainsi une conversation. Lorsque ce genre d’échange avait lieu avec sa sœur, le ton montait souvent bien plus vite, tuant rapidement toute possibilité d'accord. Chose frustrante s'il en est, pour les deux partis. Une discussion se terminant sans qu'une porte ne se claque était une alternative bien plus agréable. Arriver à achever ceci avec sa sœur serait déjà une petite victoire.

Les rires ne se calmèrent que quand la servante à la robe turquoise que Luna avait envoyé chercher le thé revint dans la pièce, forçant les deux princesses à reprendre un peu de contenance.

Posant le service à thé sur la table, elle entreprit d'en verser une tasse pour chacune des deux amies avant de se retirer, les laissant à nouveau en tête-à-tête, enfin prêtes à reprendre leur conversation.

« Et donc, s’enquit Twilight après avoir pris une gorgée de thé, qu’est-ce que tu étudies en ce moment ?

— Une fois nos révisions historiques effectuées, suite à tes nombreuses insistances, alliées à celle de notre propre sœur, nous avons entrepris l'étude des avancées magiques effectuées ces mille dernières années. »

À nouveau, les yeux de la jeune alicorne en face d’elle se peuplèrent d’étoiles. Peu s’en serait fallu pour qu’elles jaillissent hors de ses iris. La jument au pelage bleu nuit sembla hésiter un instant avant de reprendre :

« Tu nous as maintes fois mentionnée dans tes lettres des études que tu voudrais réaliser, requérant notre concours ?

— Oh oui ! Oui, oui, oui, oui ! Tu vois, il manque encore beaucoup de choses sur le rêve dans les théories actuelles. Après ton… désaccord avec Celestia…

— Ne crains point d’utiliser les mots, Twilight, l’interrompit son amie. Là est la vérité : nous fûmes exilée. La blessure n’en est pas moins présente, mais c'est là un fait qu'il est inutile de nier, ni même d'amoindrir.

— Après ton… exil, continua la jument lavande, butant légèrement sur le mot, il a fallu reprendre toutes les recherches, quasiment à partir de rien. Mais maintenant que tu es revenue, ce devrait être possible d’avancer beaucoup plus vite ! » finit-elle d'une voix montant sous l'excitation.

La maîtresse des rêves leva un sourcil intrigué. D’un signe de tête, elle fit signe à l’élément de la magie de continuer.

« La dernière théorie en date, par Mental Rider et al., commença son invitée, dit que l’esprit se trouve dans un espace auto-généré en inclusion du nôtre, relié à notre corps par un lien à double influence. Ça permettrait entre autres d’expliquer pourquoi il est aussi complexe d’affecter magiquement les esprits, puisque cela demanderait d’envoyer une information dans une autre dimension. Personnellement, je ne suis pas convaincue par l’inclusion, je crois plutôt à une superposition. Il faut tout de même reconnaître que l’inclusion recouvre bien les expériences extra-corporelles qui ont été observées. Mais je n’arrive pas à faire coller l’inclusion avec ce voyage que j’ai fait dans ce monde dont les habitants ressemblaient à des singes bipèdes. L’inclusion devrait rendre le passage de l’esprit d’une macro-dimension à l’autre impossible, ce que contredit l’expérience. »

La tasse de la jument sélénienne s’arrêta à quelques centimètres de ses lèvres tandis qu’elle regardait son amie avec des yeux dont la taille n’avait rien à envier aux soucoupes reposant sur la table.

« Et plus ! enchaîna Twilight, dont la voix recommençait à monter dans les aigus, cette théorie n’explique en rien les rêves. Et ce que tu es capable de faire ouvre en plus de nouvelles possibilités d'études ! De ce que j’ai pu constater de tes actions, il semblerait que l’esprit se connecte dans les rêves à une autre macro-dimension, elle aussi auto-générée, avec des portions individuelles que créer chacun des rêveurs. Une sorte de dimension à bulle spirito-sensible, si tu veux. Tu en penses quoi ? » conclut-elle en se tournant vers l’alicorne de la nuit.

Elle vit alors l’air qu’affichait cette dernière.

« Oh… fit la jument lavande, dépitée. Tu n’as rien compris, hein ? »

D’un mouvement lent, sans se départir de son expression, son amie hocha négativement la tête.

« Nos études n’ont à l'heure actuelle couvert uniquement les découvertes effectuées lors des premiers quatre siècles et demi suivant notre exil. Nous n'avons encore pu revenir sur les théories les plus récentes. »

La princesse de l’amitié se mordit l’intérieur de la joue. Il allait y avoir encore beaucoup à faire avant d’avancer. Les études magiques avaient eu quelques grandes avancées durant le siècle dernier. Même en se limitant au jargon, il lui faudrait longtemps pour que Luna acquière les connaissances nécessaires. Ça n'allait pas être simple…

« La cour de la nuit doit s’ouvrir dans peu de temps, je crois ? demanda-t-elle.

— Nous pouvons encore discuter quelques instants, lui répondit sa collègue. Cependant, si j'en crois l'expression que tu affiches, il nous en faudra plus pour que tu puisses nous exposer les théories nécessaires à cette compréhension, n'est-il pas ? »

Twilight lui répondit d'un sourire gêné. Ses expressions étaient encore bien trop faciles à lire, surtout pour quelqu'un ayant plusieurs siècles d'expérience. Encore un de ses manques en tant que princesse… Détournant les yeux, elle se pencha cependant sur un problème plus immédiat :

« Je vois. Bon, je vais essayer de simplifier au maximum, tu pourras aller chercher ensuite, je te donnerai des références. »

D’un geste lent, jetant à son amie un regard où pointait la curiosité, Luna opina du chef. L'élément de la magie commença par prendre une gorgée puis, laissant le liquide légèrement âpre aux pointes oxydées descendre sa gorge, elle fit briller sa corne, se saisissant d’une feuille, d’une plume et d’un encrier.

« Je ne me suis vraiment plongée dans ces études que récemment. Pour faire simple, depuis 1922… après les Deux Sœurs… Tu as réussi à te faire au nouveau calendrier ?

— Notre étude des temps modernes s’est terminée récemment, lui répondit la princesse de la nuit. La réforme ayant été actée peu de temps après notre bannissement, la plupart des rapports que nous consultâmes étaient donc ainsi datés. À force de lecture, nous nous fîmes à cette datation, et elle nous est maintenant bien plus naturelle.

— Parfait, ça sera plus simple, lui répondit sa consœur. Depuis 1922, donc, la théorie majoritaire voudrait que nous soyons dans un multivers, une sorte de grand bain avec des bulles qui seraient chacune un univers. »

Sur le papier, l’alicorne lavande dessina comme des vaguelettes pour figurer la surface d’un océan, et elle plaça dessous quelques bulles, figurant des univers.

« Par exemple, celui-ci serait Equestria », continua-t-elle en marquant un E dans une des bulles. « Et celui-ci l’univers dans lequel je me suis déjà rendu quelques fois. »

Elle marqua celui-ci d’un A. Le regard de Luna passait attentivement du schéma à son amie, ne s'arrêtant que de temps à autre pour prendre une nouvelle gorgée de thé.

« Ce qui a été fait d’après moi avec le portail, c’est créer un lien entre ces deux univers, reprit-elle en dessinant comme un tunnel entre les deux bulles. Celui-ci nous permet de franchir cette sorte de mer pour nous rendre d’un monde à l’autre. Mais je n’arrive vraiment pas à comprendre comment ça a été fait ! Ils ne semblent même pas avoir les mêmes lois physiques que nous. La magie semble en plus très faible de leur côté. Je ne comprends pas ! »

Twilight s’arrêta un instant, gribouillant la feuille d’un air contrarié. Ça faisait des mois qu'elle bloquait là-dessus ! Au point qu'elle avait du mal à avancer sur ses autres sujets de recherche. Plus le temps passait, plus le mystère de cette porte l'intriguait.

Puis ses yeux remontèrent vers son amie qui lui lançait un regard où se lisait toujours la curiosité de tout à l’heure, mais une pointe d’amusement envers l’attitude de l’autre jument s'y était à présent ajoutée. Se ressaisissant, la présentatrice allait retourner à son explication après s'être à nouveau désaltérée quand Luna prit la parole :

« Avons-nous quelque idée du constituant de cette sorte de mer, comme tu l’appelles ? Et de ce qu’il y a au-dessus ?

— Non, répondit-elle en faisant la moue. Pour aucun des deux. Ce sont des études encore toutes balbutiantes, il y a encore beaucoup de choses à comprendre. Mais je sais que nous pourrons faire un grand pas en avant avec ton aide ! », conclut-elle avec un grand sourire.

Sourire qui lui fut retourné par son interlocutrice. Avec ce qui avait été dit avant, elle commençait à entrevoir ce que lui voulait la jeune princesse, et son enthousiasme était communicatif.

« Pour arriver à ce qui nous intéresse, Mental Rider a émis l’hypothèse que les esprits se trouveraient dans des espèces de sous-espaces de l’univers dans lequel ils sont, enchaîna Twilight en dessinant de petits cercles au sein du grand rond qu’était Equestria. Chacune d’entre elles est indépendante et impénétrable, sauf par des moyens magiques. Ces sous-espaces seraient inclus dans l’univers, ce qui voudrait dire qu’ils ne peuvent pas en sortir. C’est là ce qui me pose problème, puisque mon esprit m’a bien suivie lorsque je me suis rendue dans cet autre monde. Une idée simple voudrait que les deux univers soient considérés comme les mêmes grâce au tunnel, mais ils sont tellement différents que je n’y crois pas. »

L’alicorne de la lune écoutait l’exposé dans un silence respectueux, presque religieux. C’était assez reposant. La plupart des élèves qu’avait eus l'élément de la magie divaguaient rapidement ou se perdaient en questions sur le moindre détail. Il n’y avait pas de sottes questions, mais revenir sur le sujet pouvait vite s’avérer une gageure quand on était assailli de demandes.

Faire un exposé avec Luna était bien moins difficile. La seule question qu'elle avait posée, en choisissant correctement le moment pour le faire, était intéressante et, quand bien même la réponse n'était pas satisfaisante, elle ne s'était pas ensuite perdue en hypothèses inutiles. Elle semblait attendre que toutes les informations aient été délivrées avant de prendre la parole. La jument érudite n’avait probablement pas été elle-même une élève aussi calme.

« Ce que je suppose est que ces dimensions spirituelles sont en fait en superposition de l’univers. Un peu comme si elles étaient à la fois dedans et dehors. »

Barrant les cercles à l’intérieur de celui marqué d’un E, elle en redessina de plus petits à la bordure.

« Un des avantages de cette hypothèse est qu’elle permet d’ouvrir une nouvelle explication pour les rêves : les esprits peuvent se connecter à nos corps dans la bulle Equestria, mais ils doivent aussi pouvoir se connecter à une autre bulle dans laquelle nous vivrions nos rêves, enchaîna-t-elle en dessinant un nouveau grand cercle en bordure de page, le reliant aux petits cercles sur le périmètre d’Equestria par de longs filaments. Et dans cette dimension, probablement à haute densité magique, chaque esprit se créerait son propre espace dans lequel se formeraient les rêves. »

Elle illustra ce dernier point en dessinant des arcs de cercle autour de chaque point qu’avait touché un filament, représentant les espaces en question.

« Pour conclure, si cette hypothèse est correcte, avança la jument sélénienne, le sort que nous utilisons pour pénétrer les rêves serait alors apparenté à un sort de voyage entre ces univers ?

— Exactement ! Tu as tout compris ! »

Luna lui sourit gentiment en retour, puis baissa à nouveau les yeux vers le schéma dessiné par Twilight. Elle ne pouvait dire qu'elle avait tout saisi, mais l'essentiel était là, et l'hypothèse semblait tout du moins intéressante. Sa consœur était en tout cas une professeure douée : ce n'étaient pas là des concepts simples, mais elle avait pu les lui faire au moins sentir malgré ses siècles de retard. Les yeux toujours fixés sur la carte, doucement, la princesse de la lune laissa ses pensées dériver vers sa camarade. Oui, il était vrai. La jeune alicorne devait être adorable avec une paire de lunettes.

Revenant à la réalité, elle ne put s’empêcher de pouffer à la pensée qu’elle venait d’avoir, lui valant un regard d’incompréhension de la part de son invitée. Ignorant la réaction de la jument à la robe de nuit, elle reprit :

« Il faudrait que tu puisses me décrire le plus précisément possible ce que tu fais pour pénétrer les rêves. Tu penses que ce serait possible ?

— Il est difficile de répondre, lui répondit son interlocutrice, dubitative. Tout comme pour lever la lune, cette magie nous est innée. Jamais ne nous sommes-nous interrogé sur notre manière d'agir. Nous le faisons, tout simplement. »

L’alicorne de l’amitié fit la moue. Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait. Elle aurait dû le prévoir. C’était son domaine. Bien sûr qu’elle n’y pensait pas… Ça n’allait pas aider ses études.

« Oui, bien sûr, je comprends, marmonna-t-elle en réfléchissant, les yeux posés sur la table. Ça aurait été tellement plus simple. Il faut que je trouve un moyen de pénétrer les rêves. C’est le seul moyen de vérifier cette théorie. Peut-être qu’en te regardant lancer le sort… Non, je t’ai déjà vu faire, et il est beaucoup trop complexe pour une simple analyse visuelle… »

Alors que la jeune jument se perdait dans ses réflexions, son amie la regarda d'un air inquiet. Elle n'avait pas encore eu l'occasion de la voir dans cet état, mais elle avait déjà la désagréable impression qu'elle était en train de la perdre, que ces réflexions ne se stopperaient jamais… Prenant une gorgée de thé, une idée la frappa soudain.

« Twilight, commença-t-elle…

— Peut-être que je pourrais en savoir plus avec un effet de coloration des flux. Mais cela pourrait interférer avec le sort…

— Twilight !

— Ou alors avec un cristal éthéro-diffractant ? Je n’en ai qu’un seul, j’espère qu’il agira sur la bonne gamme de fréquences…

— TWILIGHT ! »

Sans qu’elle n’ait crié, la voix de princesse de la lune semblait avoir résonné dans la pièce, exigeant le silence. Stoppé net dans ses pensées, la savante regardait maintenant son amie avec un regard où se mêlaient étonnement et crainte.

« Quoi ? demanda-t-elle d’une petite voix.

— Tu semblais perdue dans tes réflexions.

— Un peu, reconnut-elle en hochant la tête. Désolée…

— Il n’est aucun problème. Mais peut-être n’auras-tu pas même besoin d’utiliser ce cristal que tu évoquais. Tu as tout au plus besoin de pouvoir pénétrer les mondes oniriques, n’est-ce pas ?

— Oui », lui répondit son interlocutrice, prenant une gorgée de thé, le contact de la porcelaine froide sur ses lèvres et du liquide chaud sur sa langue l'aidant à se calmer.

La curiosité de la jeune jument était maintenant piquée au vif, et elle regardait son aînée avec intensité par-dessus le rebord de sa tasse.

« Si nous te rendions consciente dans l’un des rêves où nous sommes également présente, ne pourrais-tu pas alors étudier ces éléments directement ? »

Les yeux de l’ancienne licorne s’agrandir quand son amie finit sa proposition.

« Mais oui Luna ! Mais oui ! Tu as raison ! Tu es un génie ! »

S’exclamant, elle s’était redressée, manquant de marcher sur la table, saisissant le sabot de l’alicorne entre les siens. Les pommettes de celle-ci avaient quelque peu rougi au compliment soudain, mais elle ne semblait maintenant plus savoir comment réagir à la démonstration de joie qu’affectait son amie.

« Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Si c’est bien un lieu à haute densité magique, même sans avoir mon corps physique, je devrais pouvoir utiliser des sorts simples qui me permettront d’avoir une idée. Rien que ces premiers résultats devraient permettre de faire un grand bond en avant dans cette étude. Et je pourrais en profiter même pour regarder ton sort lorsqu’il est en action. En croisant ces données avec des choses qu'on pourrait voir dans le monde d’Equestria, je pourrais peut-être mieux en comprendre la nature. Oui ! Oui ! Oui ! continua-t-elle en sautillant autour de la table. Il faut que nous mettions ça en place. Il faut absolument que nous mettions ça en place. Tu es libre quand ? finit-elle après avoir fait deux tours de table pour se retrouver à côté de Luna, le visage à quelques centimètres du sien, l’autre princesse reculant par réflexe à ce soudain rapprochement.

— Nous… nous ne sommes pas encore certaine du programme de la prochaine semaine, lui répondit-elle en tentant de se reprendre sous l’enthousiasme de la jument lavande.

— La semaine prochaine, la semaine prochaine. Alors on peut se voir dans dix jours ? s’enflamma sa consœur avec des yeux pleins d’espoir.

— Twilight, nous n’avons pour le moment encore aucune certitude. Ces choses seront vues avec ma sœur au plus vite, mais nous ne pouvons aucunement nous avancer à cet instant. Nous en discuterons par un échange de lettres au plus vite. »

La jeune jument marqua un temps d’arrêt, reprenant petit à petit ses esprits. Détournant le regard, elle répondit :

« Désolée, je me suis encore laissé emporter.

— Nous comprenons ton enthousiasme, lui répondit sa collègue. Nous sommes nous-mêmes impatientes de voir les choses que nous pourrons apprendre en alliant nos pouvoirs aux techniques d’investigation modernes. Nous ne devons cependant pas nous laisser uniquement mener par cette curiosité, sous peine de manquer à nos devoirs.

— Oui… Tu as raison, Luna. »

Toute penaude, Twilight ressemblait au plus haut point à un poulain qui viendrait de se faire gronder. Il y a des sentiments qui sont difficile à refouler, et tel fut celui qui prit le cœur de la princesse de la nuit devant l’expression qu'affichait son amie. Passant un sabot dans la crinière de l’alicorne à la robe lavande, elle lui sourit gentiment.

« Tu n’as pas à t’en vouloir. Tu n’as rien fait de grave. Tu es encore jeune, tu as tout le temps d’apprendre. Et nous serons là pour répondre à toutes les interrogations que tu auras, et pour te guider lorsque tu seras perdue. »

Passant une patte autour de l’encolure de son amie, la princesse de la lune l’amena un instant contre elle. Elle n’avait que rarement eu l’occasion de pratiquer ce genre de choses avec d’autres personnes que sa sœur. Le corps de l’élément de la magie était moins gracile que celui de Celestia, et pesait un peu plus lourdement contre son poitrail. La sensation n’en était pas désagréable pour autant. Une certaine chaleur l’envahissait tandis que l’autre jument souriait légèrement en ayant reposé sa tête sur ses épaules. Doucement, la jument à la robe de nuit relâcha son étreinte.

« Merci, Luna, dit simplement Twilight en lui souriant doucement. »

Le silence flotta un instant autour des deux juments. Simplement assises face à face, tout juste séparée par quelques centimètres. Les mots auraient été superflus. Leurs pupilles s’attardèrent un instant sur le visage de l’autre, un petit sourire sur les lèvres, comme perdues dans cet instant qui les réunissait. Leurs yeux dérivèrent un instant avant de revenir vers leur visage, sans un mot. Jusqu’à ce que la jeune jument étouffe un bâillement. Le sourire de son amie s’élargit en un rire étouffé.

« J’ai l’impression que tu as passé la soirée à te moquer de moi, lui reprocha la jeune alicorne.

— Point s’en faut, lui répondit son amie. Notre habitude du décorum ne nous a juste pas habituée à tes manières. Elles nous sont des plus rafraîchissantes. »

Ce fut au tour de Twilight de sourire.

« Je ne suis qu’une rustre, n’est-ce pas ? taquina-t-elle.

— Une rustre qui se doit de rejoindre sa couche au plus vite, confirma Luna du tac au tac.

— En effet, confirma la jument lavande en étouffant un nouveau bâillement. Je ne voudrais pas désobéir à une des deux dirigeantes d’Equestria, surtout quand celle-ci a une cour à mener.

— Il serait bien malséant que nous fassions languir nos sujets plus que nous ne l'avons déjà fait, n’est-il pas ? »

Incapable de maintenir son sérieux plus longtemps, la princesse de l’amitié éclata de rire, bien vite suivie par celle de la nuit. Il ne pourrait y avoir de meilleure fin à leur discussion que ce court et absurde échange. La soirée avait été aussi agréable qu’elles pouvaient l’espérer, si ce n’est plus. Toutes deux avaient la solide impression d’en avoir appris beaucoup sur l’autre, beaucoup plus qu’à travers les lettres qu’elles avaient pu échanger. Ce début de nuit avait sans nul doute été fructueux, et sa fin ne le rendait que plus délicieux.

Les rires se calmèrent cette fois assez vite. Se reprenant, la jeune princesse reprit la plume, la trempant dans l'encre pour écrire quelques titres et auteurs sur le parchemin qui lui avait servi de brouillon.

« Tiens, dit-elle, les références que je t'avais promises. Si tu veux en savoir plus sur les théories dimensionnelles et spirituelles. »

Avec un dernier sourire, se préparant à sortir, elle redressa la tête vers son aînée.

« Bonne nuit, Luna.

— Bonne nuit, Twilight », lui répondit son hôte avec douceur.