Les lumières me font mal aux yeux.
Elles sont toujours trop brillantes. Une fois j’ai essayé de demander aux gardes de les éteindre. Ils m’ont ignoré et m’ont frappé quand j’ai insisté. Alors les lumières sont toujours trop brillantes, et leur reflet sur les murs de la boîte blanche est brûlant.
Ont-elles toujours été aussi brillantes ? Je ne me souviens pas. Je ne me souviens plus de grand-chose à présent. Je ne me souviens même pas combien de pas il faut pour aller du lit au mur, alors que je viens juste de compter.
Les lumières me font vraiment mal aux yeux.
Soudain, je me redresse. Mon nom ? Mon nom !? Je me glisse hors de mon lit et trotte anxieusement vers l’autre extrémité de la boîte blanche pour examiner le coin. Plissant les yeux à cause de la lumière douloureuse, j’essaie de lire les marques incrustées et rugueuses.
Canvas. Canvas. Canvas. Je lis plusieurs fois, juste pour m’assurer de bien retenir le mot. Non, pas un mot. C’est un nom.
Canvas, mon nom est Canvas. J’essaie de le dire à voix haute. À la place, un faible croassement sort de ma gorge. Je tousse pour évacuer la poussière et essaie encore.
« Canvas, » dis-je à voix haute. Je tressaillis. Ma propre voix me fait peur. Mais je suppose que je le mérite. Je suis un méchant poney, après tout ; je ne mérite pas le réconfort, pas même le mien. Parce que seuls les méchants poneys finissent ici.
Je lis le mot incrusté dans le mur une dernière fois, puis, satisfait, retourne à mon lit. Le son de mes sabots claquant sur le sol m’évoque des os creux, le bruit fait écho contre les murs, et il y a exactement douze pas depuis le mur jusqu’à mon lit. J’ai compté ces douze pas tant de fois, en recommençant encore et encore pour être sûr d’avoir bien compté. Mais je ne suis toujours pas sûr. Peut-être que je ferai demi-tour et les compterai encore plus tard. Ou peut-être que je devrais vérifier que je me souviens bien de mon nom, au moins pour un peu plus longtemps. Ou bien je pourrais dormir, ou manger, ou boire, ou ne rien faire du tout.
Il y a trop de choses à faire dans la boîte blanche.
Mes oreilles se dressent d’elles-mêmes quand une série de verrous et de loquets sont tirés, et je me tourne vers ce coin-là. Un petit trou rectangulaire qui semble ne jamais être à la même place coulisse parfaitement le long du mur de la boîte blanche. Puis, glissant du vide par delà le coin, un plateau de métal garni d’aliments dans des emballages plastiques passe au travers et dégringole sur le sol. Et après le trou s’en va.
Et il n’y a plus que moi, le plateau et la boîte blanche.
Je ne mange pas tout de suite. Il y a trop à faire.
« … Oui, tous ! Ne posez pas de questions, faites ce qu’on vous demande ! »
« Tout de suite monsieur. Prisonnier 167 ! Debout, immédiatement ! »
Je suis arraché aux bras d’un sombre et profond sommeil lorsqu’un sabot me frappe brusquement dans les côtes. La douleur n’est rien comparée au bruit des voix. Je lève la tête vers les yeux réprobateurs d’un garde pégase hargneux portant une veste blanche moulante et un bandeau à une patte.
« J’ai dit immédiatement ! » répète le garde avec colère. Un autre coup et je me glisse délicatement hors de mes couvertures pour poser les sabots au sol. Sa voix est trop forte pour être ignorée.
Je suis poussé en avant, et réalise, confus et encore à moitié endormi, que ce coin-là est maintenant parti, et ouvert plus grand que quand le plateau passe au travers. Un autre garde, plus ou moins identique à celui me pressant d’avancer à travers l'embrasure béante et peu familière, se tient là, impassible, ses yeux froids plantés droit dans les miens. Je les détourne comme on me pousse hors de la boîte blanche. Le vacarme me fait mal à la tête. Il y a bien trop à faire pour pouvoir gérer tout ça maintenant.
Je suis conduit vers ce que les gardes aiment appeler « le point de rassemblement ». Ce n’est qu’une autre boîte blanche à laquelle toutes les petites boîtes blanches sont attachées. Les lumières ne sont pas trop brillantes, donc ce n’est pas trop mal. Mais maintenant je suis tout seul. Je suis placé en ligne avec plusieurs poneys que je reconnais vaguement. Il y a l’étalon avec une guitare sur le flanc dont le nom est Smooth Song. Il a des yeux tristes et distants et un bandana autour de la bouche. Une fois il m’a dit qu’il jouait de la musique. Je ne savais pas ce que c’était. Je ne sais toujours pas.
Puis il y a le flanc vierge. C’est un grand et beau poney avec un pelage et une corne qui sont aussi blancs que les boîtes. Je ne me souviens pas de son nom, mais je me souviens que les gardes ont dit qu’il était une licorne albinos à un moment ou à un autre. Ses yeux sont effrayants, mais là ils sont bandés de toute façon.
Et la jument à côté de moi, son nom est Forte. Je ne l’ai jamais entendue prononcer un mot, et ça ne me préoccupe pas du tout. Nous nous sommes rencontrés brièvement auparavant, mais je ne souviens pas quand. J’ai l’impression que je vais me souvenir quand l’un des gardes se remet à nous crier dessus.
« Écoutez poneys galeux ! aboie-t-il, et écoutez bien ! Vous allez rencontrer quelqu’un de nouveau, et vous avez intérêt à rester polis, ou je vous promets que votre vie ici deviendra plus misérable encore qu’elle ne l’est déjà ! »
Aucun d’entre nous ne parle. Il est sage de ne pas parler quand les gardes parlent, à moins qu’ils ne le demandent. Mais je ne suis pas sûr de ce qu’il entend par « misérable ». De quoi pourrions-nous nous plaindre ?
Avec un grognement satisfait, le garde se déplace sur le côté, pour laisser un autre poney s’avancer.
Elle n’est pas blanche comme les boîtes. Je ne l’aime pas sur-le-champ.
Le poney a une crinière coiffée droite parcourue de raies. Une corne émerge de sa coiffure soignée. Elle porte une sacoche blanche sur son dos, avec une drôle de silhouette dessus que je n’ai jamais vue avant. Je l’aime encore moins pour ça. Elle hoche la tête poliment dans notre direction. Ses yeux se tournent vers moi, je fais comme si je n’avais pas vu et regarde le mur blanc derrière elle à la place.
« Voici Mlle Twilight Sparkle, continue le garde bruyant pour présenter l’étrange nouveau poney. Elle étudie auprès de notre grande princesse Celestia, et pour une raison ou pour une autre elle va passer du temps bénévolement auprès des vermines que vous êtes. Donc je ne veux pas voir un seul d’entre vous mal se comporter avec elle, et vous feriez mieux d’apprécier cet honneur. »
« Bref, dit le garde bruyant avant de s’éclaircir la gorge, elle va commencer par vous passer des visites dans vos cellules. Si elle vous pose une question, vous répondez ! Tout ce qu’elle veut savoir, vous le lui dites ! C’est bien compris ? »
Il y a un silence, auquel le garde répond par un hochement de tête satisfait et un long grognement. Un signal invisible est donné, et les autres gardes commencent à nous bousculer pour nous conduire à nos boîtes. Je jette un long coup d’œil au nouveau poney qui parle désormais avec le garde bruyant. Elle n’est pas blanche comme les boîtes. Je ne veux pas qu’elle vienne dans la mienne.
Le temps passe, et je finis par oublier l’étrange poney, du moins pour un moment. Mais finalement, ce coin-là s’ouvre encore alors que je suis occupé à compter le nombre de pas depuis le mur jusqu’à mon lit, et un garde entre. Sans dire un mot, il secoue la tête en direction de mon lit, pour me dire de m’asseoir. Je m’exécute, il prend une paire de menottes et en glisse une autour d’un de mes sabots, l’autre étant attachée au cadre du lit. Il recule en direction du mur tout en me surveillant, pendant que ce poney, Twilight Machin-chose, entre dans la pièce en trottant. Elle me fait quelque chose qui ressemble à un sourire forcé, et attend un moment. Elle tourne la tête vers le garde stoïque, et la hoche doucement. À contrecœur, il passe la porte et s’en va. Je l’entends marmonner quelque chose à propos d’un légume puis elle se ferme derrière lui.
Ensuite il ne reste que moi, le poney que je n’aime pas, et la boîte blanche.
Les lumières me font mal aux yeux.
Elle parcourt la pièce des yeux, et quand nos regards se croisent, elle me fait un autre faux sourire. Je ne dis rien, et ne la regarde pas. J’essaie de me souvenir de combien de pas il faut pour aller du lit jusqu’au mur, parce que je n’ai pas fini de compter. Elle se présente.
« Bon… Bien le bonjour ! Je suis Twilight Sparkle ! Et tu es… » Elle prend l’air de quelqu’un qui se concentre en faisant léviter un bloc-notes depuis sa sacoche avec sa corne brillante et en tournant les pages. « Ah ! Prisonnier 167, c’est bien ça ? »
J’acquiesce, mais je ne la regarde pas.
En toussotant nerveusement, elle se remet à tourner les pages du bloc-notes, et fait léviter une plume hors de son sac en prenant place sur le sol blanc. « Très bien, commençons par le plus simple. Comment vas-tu ? » me demande-t-elle, pour tenter d’engager la conversation.
Je n’aime pas ce poney, mais je n’ai pas oublié ce que le garde bruyant nous a dit.
« Bien, » réponds-je. Ma voix me fait presque tressaillir encore, mais je me contrôle cette fois-ci. Je fixe mes sabots et attends avec impatience qu’elle ait fini de me poser des questions.
« Bien ? D’accord… Prisonnier 167, voudrais-tu bien me dire pour quelle raison tu es ici ? » demande-t-elle, apparemment peu consciente de la lassitude dans ma réponse.
« Je suis ici parce que j’ai fait quelque chose de mal. »
« Quelque chose de mal ? Est-ce que tu te souviens quoi ? »
« Non. » C’est la vérité.
« Comment peux-tu ne pas te souvenir de la façon dont tu es arrivé ici ? »
Je ne sais pas comment répondre à ça. Ce n’est qu’un fait, il n’y a pas d’explication. Je hausse les épaules.
« Sinon… ça fait longtemps que tu es ici ? » Sa voix est un tout petit peu plus tendue désormais.
« Je ne sais pas. » C’est plus ou moins un mensonge. Mais c’est juste parce que je ne sais pas vraiment ce que « longtemps » veut dire.
Elle fronce le nez de frustration et souffle sur une mèche rebelle de sa crinière pour la remettre en place.
« Bon alors peux-tu au moins me dire ce que tu faisais avant d’arriver ici ? » demande-t-elle sans dissimuler l’agacement dans le ton de sa voix.
Là c’est une question dont je ne connais pas la réponse. Je ne comprends pas ce que ce poney veut dire. Avant ? Il n’y a pas d’avant, il n’y a toujours eu que les boîtes blanches. Et qu’est-ce qu’elle entend par « ici » ? Il n’y a rien à part les boîtes blanches. Ce poney dit n’importe quoi et je la déteste de plus en plus et je veux qu’elle s’en aille.
Alors je lui dis non.
Le poney pousse un profond soupir de frustration, et semble sur le point de me poser une autre question. Mais au lieu de ça, elle se lève avec une expression irritée, et range la plume et le bloc-notes dans sa sacoche. Elle tape sur ce coin-là, il s’ouvre brièvement et l’engloutit. Le garde vient et retire mes menottes. Une fois qu’il est parti, je me lève et me remets à compter les pas.
Je ne vois plus ce poney étrange pendant un moment, et j’en suis très content. Ses questions étaient inutiles et n’avaient aucun sens. Et puis elles me donnaient mal à la tête.
Je manque d’oublier mon nom à nouveau. Mais je cours vers le coin et lis Canvas encore et encore pour être sûr de m’en souvenir un peu plus longtemps. Mon cerveau me fait peur parfois. C’est comme s’il voulait me faire oublier, mais je ne peux pas le laisser oublier mon nom. Je ne sais pas pourquoi ça m’importe. Ce n’est qu’un mot, non ? Et pourtant, quelque chose me ramène dans ce coin à chaque fois que j’ai peur de le perdre. Je répète mon nom en chuchotant plusieurs fois. Soudain, je sens quelque chose, et fais un bond de surprise quand un sabot me tape sur le côté.
Quelques moments plus tard, je suis menotté à mon lit et ce poney agaçant entre à nouveau. Elle a l’air à peu près aussi contente de me voir moi que moi de la voir elle. Avec indifférence, elle s’assied sur le sol sans dire un mot. Elle sort le même bloc-notes et la même plume, et commence à me poser plus de questions sans queue ni tête. Est-ce que tu aimes la nourriture ? Est-ce que tu connais d’autres poneys par ici ? Est-ce que les gardes sont gentils ? Je réponds à toutes ces questions avec la plus complète nonchalance, mais elles ne veulent pas s’arrêter. Je garde espoir qu’elle abandonne et s’en aille comme la dernière fois, mais elle est déterminée à rester pour une raison ou pour une autre, bien que mes réponses se fassent de plus en plus vagues et bredouillées.
Il y a un bruit sec au moment où sa plume se presse contre le papier, et une goutte noire jaillit pour former une tache sur le sol. Voir ce point noir sur le sol de la boîte blanche me donne envie de faire mal à ce poney. Je décide qu’il est plus sage de me mordre la lèvre et de ne pas attirer les ennuis. Les gardes seraient sans pitié.
En jurant tout bas, l’étrange poney fait léviter une petite bouteille de verre et une autre plume depuis sa sacoche. De la bouteille émerge un petit bâton couvert de quelque chose de blanc, et qu’elle frotte sur le bloc-notes, ainsi que sur la tache noire par terre. Celle-ci devient blanche.
Je n’ai pas souvenir d’avoir été aussi stupéfait de toute ma vie.
« C’était quoi ? » dis-je dans un souffle, alors que le poney pose sa plume sur le papier à nouveau. Ma voix la fait sursauter.
« De quoi ? » répond-t-elle, confuse, mais plus surprise par le fait que j’aie pris la parole si subitement.
« Le truc blanc que vous avez mis sur la tache. »
Perplexe, elle lève la bouteille de verre. « Quoi, ça ? C’est du blanc. C’est pour corriger les erreurs. »
« Ça me plaît, dis-je calmement, hypnotisé par la bouteille. Ça me plaît beaucoup. » Quelque chose qui fait du blanc. Voilà une magie qui dépasse mon imagination.
Le poney sourit, amusé. « Tu aimes vraiment la couleur blanche, je me trompe ? »
Enfin une question à laquelle je veux répondre. Je lui dis oui.
Elle me demande pourquoi je l’aime. Je lui demande pour quelle raison on pourrait ne pas l’aimer. Elle ne sait pas quoi répondre.
« Alors dis-moi, prisonnier 167, pourquoi aimes-tu le blanc, mais pas moi ? Pourquoi ne veux-tu pas être plus coopératif ? »
Je sens que je n’ai pas d’autre choix que de répondre honnêtement, bien que la réponse semble plutôt évidente.
« Vous n’êtes pas blanche. »
« Eh bien… non, je ne suis pas blanche, je suis… violette, je crois, » dit-elle en regardant son pelage. Après elle me désigne moi. « Mais tu n’es pas blanc non plus. Est-ce que tu ne t’aimes pas ? »
« Non je ne m’aime pas. »
« Tu exagères peut-être un petit peu. Après tout, la plupart des poneys ne sont pas blancs. »
« Ce grand poney l’est. »
« Qui, princesse Celestia ? »
« Non. Pas elle. Ne dites pas son nom, dis-je brusquement en sentant quelque chose s’éveiller en moi. Je parle de celui avec des yeux effrayants. »
« Oh, Clarity ! s’exclame Twilight en se souvenant du prisonnier. Eh bien, ça n’a rien à voir. C’est un albinos, et il n’a aucune pigmentation. Donc oui, il est blanc. Mais ça ne le rend pas meilleur ou pire qu’un autre poney. »
J’essaie de lui dire que ce n’est pas vrai, mais pour quelque raison les mots ne s’échappent pas de ma gorge, alors je baisse les yeux et regarde mes sabots. Le poney tousse et tente de poursuivre la conversation avec un sujet plus familier.
« Et ta cellule ? Elle est blanche. Est-ce que tu l’aimes aussi ? »
« Oui, je l’aime vraiment beaucoup, lui dis-je, mais après je change ma réponse. En fait, pas toujours. Les lumières me font mal aux yeux. Elles sont trop fortes. Mais à part ça je l’adore. J’ai tout ce qu’il me faut. J’ai du blanc, j’ai mon nom écrit dans le coin, et j’ai plein de choses à faire. »
L’étrange poney ne dit rien. Elle me regarde juste avec curiosité. Cette fois-ci, au lieu de détourner les yeux, je la regarde pareillement. Ses yeux sont étranges et insolites, mais pourtant… attirants. Je n’arrive pas à mettre le sabot dessus, mais je n’ai jamais vu ça avant. Penaud, le poney avec des yeux étranges les détourne et commence à ranger ses affaires.
« C’était… très agréable de parler avec toi, prisonnier 167. J’ai hâte de remettre ça. »
« Canvas, » déclaré-je, alors qu’elle est sur le point de toquer sur ce coin-là.
Elle fait halte et se tourne. « Pardon ? »
« Mon nom est Canvas. »
Elle me fait un autre sourire gêné. « Très bien, Canvas. Merci de m’avoir parlé. »
« De rien, Mlle Twilight Sparkle. »
Après son départ, je ne bouge pas pendant un moment. Je m’assois et je pense à ce blanc magique. Et après je pense aux yeux étranges du poney. Je passe tellement de temps perdu dans mes pensées que je n’ai même pas le temps de compter les pas depuis le mur jusqu’au lit.
Je dors bizarrement cette nuit.
Je fais un rêve. Ça ne ressemble pas du tout aux autres. Ce n’est pas de la blancheur et de la noirceur et du silence comme d’habitude. Quelque part dans mon esprit il y a une pulsation, une vibration. C’est quelque chose que je ne peux pas décrire, comme si les mots adéquats étaient hors de portée, fuyant dans le tourbillon de vide de mon esprit. C’est familier et rassurant. Mais juste au moment où je suis sur le point de me souvenir, juste au moment où je vais trouver ces mots, je me réveille.
Je cligne des yeux doucement, les muscles dans ma nuque s’étirent comme je parcours la boîte blanche du regard. Tout est pareil, bien sûr, et pourtant on dirait que quelque chose ne va pas. Chassant lentement les relents tenaces de sommeil dans mes paupières et dans mes pattes, je me lève et traverse la boîte blanche. Mon nom est toujours dans le coin – je le mémorise rapidement – et il faut toujours douze pas pour aller du lit jusqu’au mur. Alors qu’est-ce qui ne va pas ?
Je cligne encore. Puis ça me saute aux yeux. Les lumières ne me font plus mal maintenant.
Émerveillé, je recule et mon sabot heurte quelque chose. Un plateau. Mon estomac grogne pour la première fois depuis des années comme j’admire son contenu emballé dans du plastique. J’avais oublié ce que ça faisait d’avoir faim. Je soulève doucement le plateau avec mes dents, amène la nourriture à mon lit et savoure chaque bouchée.
Je finis tout juste de manger quand il y a un son de verrou familier provenant de ce coin-là. Après avoir repoussé mon plateau loin du lit, je m’assois et attends le garde. Mais lorsqu’il est sur le point de glisser la menotte de métal autour de ma patte, une voix l’interrompt.
« Excusez-moi ! Je ne pense pas que ce soit nécessaire, merci, » dit Twilight Sparkle en entrant dans la boîte blanche.
Le garde paraît sur le point de répliquer, ses yeux allant de moi à Twilight Sparkle. Mais finalement il hausse les épaules, pose les menottes plus loin, et sort de la boîte blanche. Pendant que l’étrange poney s’assied par terre et commence à préparer ses affaires, je la regarde avec interrogation.
« Pourquoi il a fait ça ? » lui demandé-je, incertain.
« Eh bien, pour être honnête, Canvas, je ne pense pas que tu sois un poney dangereux. Je pense que tu es juste confus, et que te traiter comme un criminel n’est pas la bonne solution. »
« Mais je suis un criminel. »
Une lueur de doute traverse les yeux du poney. La seconde d’après, c’est parti, et je me demande si ce n’était pas juste mon imagination. Après tout, les lumières sont différentes maintenant, et plus rien ne m’est familier. Je lui parle de ça.
« Oui, j’ai demandé aux gardes de réduire la quantité de lumière dans ta chambre quand tu t’es plaint auprès de moi la fois dernière. Est-ce que c’est mieux comme ça ? »
J’acquiesce, et elle semble satisfaite. Elle pose sa plume sur le bloc-notes à nouveau.
« Alors, Canvas. De quoi voudrais-tu que nous parlions aujourd’hui ? »
C’est une drôle de question. Jusqu’à maintenant, ça a toujours été elle qui mène la conversation ; je ne faisais que la suivre. Et pourtant sans y réfléchir, je sais de quoi je veux parler. Ce poney a éveillé quelque chose dans mon cerveau.
« Mlle Twilight Sparkle, j’ai eu un rêve cette nuit. »
« Vraiment ? Est-ce que tu veux m’en parler ? »
« Oui. C’était comme les autres au début. Il y avait du blanc et du noir partout. C’était très calme, comme toujours. Mais après j’ai… vu quelque chose. Quelque chose dans mon rêve que je ne peux pas expliquer. »
Je me tais le temps de réfléchir à quels mots utiliser. Je finis par trouver.
« Mlle Twilight Sparkle, c’est quoi « violet » ? »
Le poney abaisse sa plume et son bloc-notes pour poser sur moi un long regard plein de confusion. J’essaie d’expliquer.
« La dernière fois que vous étiez là, vous avez dit que vous étiez « violette ». Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Le poney bégaie en se grattant la tête. C’est étonnant de voir ce poney qui semble savoir beaucoup de choses à court de mots.
« Violet… ? Eh bien, violet est une couleur. C’est ce qui est créé par la lumière qui se réfléchit dans nos yeux. Tout a une couleur. »
Je la regarde fixement.
« Une couleur est une chose qui n’est ni blanche ni noire. Ça peut être vert ou bleu ou rose. C’est… ça fait partie de quelque chose. Je ne sais pas comment l’expliquer. »
Je commence à avoir la migraine. Quelque chose qui n’est ni blanc ni noir ? Des couleurs ? Vert, bleu, rose, je ne connais pas le moindre de ces mots. Et le poney ne sait pas comment l’expliquer. Je gémis tout bas de douleur comme j’ai l’impression que les choses dans mon crâne se mettent à bouger.
Elle désigne son pelage. « Tu es d’accord pour dire que c’est violet ? Le fait que mon pelage ne soit pas blanc et soit comme ça, c’est la couleur. Et cette couleur est violet. »
Ses paroles semblent devenir plus lointaines et floues, et je ne peux plus les comprendre. Je fixe son pelage tandis que ma migraine empire et empire et se change en un furieux martèlement qui menace de me briser le crâne. Son pelage semble s’étendre, scintiller et vibrer dans ma tête et dans la pièce. Une sensation puissante se répand partout sous ma peau, comme s’il y avait de l’électricité statique qui me faisait hérisser le poil. Le mystère et la magie et des choses inexplicables se mettent à voltiger dans mon esprit, des mots que je ne comprends pas, des pensées qui m’effraient, des bruits si forts que j’ai peur d’en devenir sourd. Je ne peux pas respirer, je ne peux pas bouger, et cette couleur… ce violet bondit du pelage du poney pour se jeter dans mes yeux. Je sens une pression naître dans ma gorge, si puissante que je ne peux pas l’ignorer. Tout se remet en place quand je la libère et parle sans réfléchir.
« Violet. La couleur est violet. Elle est l’incompréhensible, la magie, et la beauté. Des choses profondes qui ne veulent rien dire pour nous et qui ne peuvent être expliquées. Violet. »
Twilight Sparkle ne dit rien. Elle reste silencieuse un moment, et se contente de me regarder dans les yeux. J’ai peur qu’elle se mette en colère, qu’elle appelle les gardes et qu’elle leur dise de me frapper. Je ne sais pas pourquoi. Mais au lieu de ça, elle hoche lentement la tête.
« Oui, Canvas. Violet. Je pense que tu comprends, » dit-elle calmement.
Comme sortant de transe, Twilight Sparkle secoue la tête, gribouille deux ou trois choses sur son bloc-notes, et le glisse à l’intérieur de sa sacoche. « Tu es un poney très intéressant, Canvas. Tu as quelque chose que je ne peux pas décrire. J’ai hâte d’être à demain pour te parler à nouveau. »
« Mlle Twilight Sparkle… dis-je d’une voix rauque, soudain épuisé, alors que le poney se lève. Pouvez-vous m’apprendre plus de couleurs ? Comme celles dont vous avez parlé, bleu et vert ? »
Elle me regarde gentiment avec ses yeux parfaitement violets, et acquiesce. Ce n’est qu’après son départ que je remarque que je suis en nage. Mon cœur cogne dans ma poitrine, et mes sabots sont pris de tremblements épouvantables alors que j’essaie de me lever. Je titube vers le coin de la boîte blanche et regarde le nom incrusté dans le mur. Canvas.
Mon nom est Canvas et j’adore la couleur violet.
Je me lève impatient le lendemain. Je saute sur la nourriture posée sur le plateau, l’avale rapidement et pousse le reste plus loin. Puis, je m’assois sur mon lit et fixe ce coin-là. Et j’attends. Il ne faut pas longtemps avant que mes oreilles ne se dressent au son des verrous se débloquant. Puis apparaît le poney violet, arborant une expression réjouie. Nous parlons un long moment de moi et des couleurs, et elle sort quelque chose de sa sacoche. Ça ressemble à une pierre, mais ça brille comme les lumières qui ne me font plus mal aux yeux.
Elle explique que ça s’appelle un saphir, une pierre précieuse, et que sa couleur est bleu. C’est une incroyable expérience. Il y a peu, je ne savais même pas ce que c’était qu’une couleur, et maintenant voilà que je connais deux couleurs !
Le bleu est presque comme le violet, mais légèrement différent. C’est quelque chose de profond et puissant et mystérieux comme le violet, mais le frisson d’électricité statique que j’avais ressenti auparavant n’est pas là. À la place, il y a quelque chose de calme et de paisible qui émane de la pierre et qui pèse dans mon cœur pour le ralentir. C’est un silence qui n’a rien à voir avec le silence dans la boîte blanche. C’est quelque chose de merveilleux et d’ancien qui emplit mon ventre de majesté et d’un bonheur mégalithique. C’est une pulsation qui tambourine dans mes poumons avec une force gracieuse et une compassion sans limite. Le bleu reste avec moi un long moment après le départ du poney violet.
Depuis toutes mes journées sont comme celle-là. Je me lève, je dors, et j’attends l’arrivée de Twilight Sparkle. Chaque visite est nouvelle et magique.
Elle m’apporte un objet rond qui ne ressemble à rien que je connaisse. Elle me perturbe en me disant que c’est une orange, et que sa couleur est orange. Il me faut du temps pour saisir le concept, mais je suppose que puisque les couleurs sont si belles, il n’y a pas de mal à donner leurs noms à des objets. L’orange est vivant et plein de zèle. C’est une énergie inépuisable qui me donne envie de courir partout et de crier à pleins poumons. C’est la liberté. C’est la jeunesse.
Le lendemain, elle m’apporte quelque chose de lisse et brillant, et Twilight Sparkle l’appelle une pomme. Sa couleur est rouge. Le rouge est proche de l’orange comme les deux couleurs d’avant étaient proches l’une de l’autre. Mais son énergie est plus profonde et plus terrifiante que l’orange. Il a une aura maligne qui ne peut pas être expliquée. C’est la vie elle-même ; c’est la turbulence et la douleur, c’est la peur et la colère. C’est l’existence pure dans toute sa vitalité et son angoisse. J’aime la couleur rouge, mais en même temps j’en ai une peur sans nom. Elle a une force et une allure avide que je n’ose pas approcher.
J’apprends tant de choses auprès de Twilight Sparkle. Chaque jour a quelque chose de nouveau. Un but, un but qui n’est pas de compter les pas ou de s’asseoir ou de manger. Maintenant, chaque fois que Twilight sort de la boîte blanche, mon cœur est de plus en plus lourd tout le temps qu’elle n’est pas là. Mais même dans ces moments-là, je garde quelque chose que je n’avais pas avant. Je ne suis plus juste Canvas. Je suis Canvas, et j’ai des couleurs. Mon esprit est frais et vivant, et je commence à détester le blanc.
Twilight Sparkle me montre un citron, me dit que sa couleur est jaune, et que son aura est la joie et le contentement et l’insouciance. C’est chaleureux et confortable, ça projette une lueur que les lumières blanches ne pourront jamais projeter.
Elle me montre quelque chose qui s’appelle du chocolat et qui a si bon goût que je lui demande si je peux garder la barre. J’en mange lentement jour après jour en me remémorant sa couleur : marron. C’est le confort et la protection, la force et la fermeté. C’est comme un gardien, mais un qui soutient et guide au lieu de frapper.
Elle me montre un ballon, une sphère ensorcelante et translucide qui bouge et qui rebondit comme sa couleur, rose. Le rose n’est ni plus ni moins que le fun, et il me fait sourire. Il n’y a pas de sérieux ni de conséquences. C’est le rire et l’extase, la compagnie et l’amour. Certaines des choses que ces couleurs me font ressentir n’ont aucun sens, mais Twilight Sparkle me les explique toujours.
Un jour elle me rapporte quelque chose qui change tout. C’est plat et bourré de détails, et elle me dit que c’est vert. Je tombe amoureux du vert. Il y a une odeur pure et fraîche qui sommeille dans la couleur. Une vision et une perfection sans limite dont pas une couleur ne s’était encore approchée. Un sentiment d’excellence et de douceur émane de la couleur royale. Après Twilight Sparkle me dit que c’est une feuille et que ça vient d’un arbre. Je lui demande de me dire ce que c’est.
« Un arbre est une sorte de plante. C’est comme un grand pilier solide avec une peau rugueuse et de grosses branches qui en jaillissent sur les côtés. Ils poussent vers le haut et le sommet de son bois est couvert de ces feuilles. Mais parfois il n’y a pas que des feuilles dans un arbre. Il peut y avoir des pommes, ou des oranges, ou même des citrons ! »
« Et du chocolat ? Est-ce que les arbres peuvent avoir du chocolat ? » demandé-je, tout excité.
Elle rit d’un rire beau et scintillant qui ressemble à du rose. « Eh bien, pas exactement. Il peut y avoir des fèves qui font du chocolat sur des arbres, mais pas des barres de chocolat. »
Je suis un peu déçu, mais j’aime quand même beaucoup l’idée des arbres, et les couleurs qu’ils contiennent. Je lui demande où l’on peut trouver des arbres. Elle me dit que les arbres poussent dehors.
J’ai beaucoup entendu Twilight Sparkle parler de « dehors ». Mais je ne sais pas ce que c’est, je sais seulement que c’est là d’où elle vient. Je l’imagine comme une belle boîte recouverte de toutes ces couleurs qu’elle m’a montrées. Elle doit être pleine de citrons et de pierres précieuses et de ballons. Je lui dis ça, et elle rit encore.
« Non, ce n’est pas vraiment ça. Dehors n’est pas une boîte, car il n’y a ni murs ni plafond. »
Je pensais avoir appris bien des choses auprès de ce poney. Mais alors qu’elle m’explique ce qu’est dehors, je suis abasourdi. Les couleurs étaient quelque chose, bien sûr, mais pas de murs ? Pas de plafond ? Ça n’a aucun sens ! Où iraient les couleurs ? Où les poneys pourraient-ils écrire leur nom ? Comment feraient-ils pour savoir où ils peuvent aller et où ils ne peuvent pas ? Je partage ces questions avec Twilight Sparkle. Heureusement, elle est plutôt douée pour expliquer désormais.
« Dehors n’a rien à voir avec dedans, Canvas. Ici c’est dedans, explique-t-elle en tapant du sabot sur le sol de la boîte blanche. Dehors est à l’extérieur de ces murs et de ce sol. Il n’y a pas de limites ou de frontières. La seule chose au-dessus de tout le monde est le ciel, et il est si haut que personne n’y fait attention. Il n’y a pas de murs excepté ceux que nous construisons nous-mêmes. Le dehors a des forêts pleines d’arbres et des océans pleins d’eau, et des villes pleines d’autres poneys. »
« Une ville ? C’est quoi une ville ? »
« Une ville est un lieu où plein de poneys différents viennent et vivent ensemble dans des maisons. Ils ont des amis et des familles. Ils se parlent, ils achètent des choses, ils les partagent, ils font la fête et ils travaillent comme tout le monde. Il y a beaucoup de villes dans tout Equestria. Equestria est là où nous sommes en ce moment. Dehors et dedans font partie d’Equestria. »
« Alors… les poneys vivent dans des maisons ? Est-ce que c’est comme des boîtes ? »
« Disons presque. Elles ont des murs et un plafond, mais elles ont en général plusieurs couleurs et ne sont pas toujours carrées. Elles sont toutes différentes, et elles forment une ville. »
« Je ne comprends pas pourquoi tout le monde veut vivre dans une maison quand dehors a l’air si génial. Mais de quelle ville vous venez ? »
« C’est un petit village appelé Poneyville. »
« Et vous avez des amis là-bas ? D’autres poneys avec des couleurs ? »
« Oui. »
« Parlez-moi d’eux. »
Alors elle me parle d’eux. Tous les jours, à la place des couleurs, Twilight Sparkle me régale avec des histoires sur ses amies, et sur leurs aventures et les leçons qu’elles apprennent ensemble. Elle me parle de son petit dragon Spike, qui est toujours là quand elle a besoin de lui. En prenant la grimace, elle me dit pour plaisanter que parfois il est assez paresseux, mais je ne comprends pas comment on peut être paresseux dans un monde où il y a tant de couleurs à voir.
Elle me parle de Fluttershy, un pégase jaune à la voix douce qui est amie des animaux et qui a peur de beaucoup de choses. Twilight doit s’arrêter un moment pour me dire ce que c’est un animal.
Il y a aussi Rarity, une licorne dont la crinière est d’un violet majestueux tandis que son pelage est d’un blanc hideux. Je suis perplexe à l’idée que deux choses si opposées puissent aller ensemble, et je le dis à Twilight. Elle m’avertit que si jamais je devais rencontrer Rarity un jour, je ferais probablement mieux d’éviter de répéter ça.
J’ai très envie de rencontrer Pinkie Pie, avec ses blagues et ses jeux, après que Twilight m’a parlé d’elle. C’est drôle comment, comme les oranges, elle est aussi de la même couleur que celle qui apparaît dans son nom, le rose. Twilight rit en se remémorant les fêtes que le poney plein de vie pouvait organiser, et ça me donne faim de gâteaux et de musique et de confettis, même si je ne suis pas bien sûr de savoir ce que c’est.
Puis je l’entends parler d’Applejack, une fermière orange travailleuse dont le boulot est de s’occuper de pommiers. Elle me dit que c’est elle qui lui a donné la pomme. La perspective de toutes ces vigoureuses plantes réunies dans un « verger » me donne des frissons. Avec tous ces arbres et toutes ces couleurs, elle doit être la jument la plus importante de Poneyville.
Mais après, elle me parle avec des étoiles dans les yeux des prouesses du pégase bleu Rainbow Dash. Sa crinière n’est pas d’une seule couleur ou deux comme les autres, m’explique Twilight Sparkle, mais d’un spectre entier de toutes les belles couleurs que j’ai apprises depuis tout ce temps. Je ne désire rien de plus que de voir ce poney, même rien qu’une fois, juste pour voir sa crinière, et pour voir le fabuleux Sonic Rainboom dont Twilight me parle avec tant d’enthousiasme. Regarder l’explosion de couleurs se répandre dans le ciel immense… je n’arrive même pas à imaginer. Ces histoires pourraient durer pour toujours, et ça ne me dérangerait pas. Mais toutes les bonnes choses ont une fin.
Un jour alors que Twilight finit de prendre ses notes, elle se lève et me fait face.
« Au fait, Canvas, j’ai retrouvé ton dossier. J’ai trouvé quel est ton travail, et ce que signifie ta marque de beauté. »
Je regarde mon flanc l’air songeur. Je n’ai jamais compris ce que ça voulait dire moi-même. C’est un petit bâton avec une crinière dessus qui est blanche. Je ne l’aime pas du tout, plus maintenant.
« Canvas, tu étais un artiste. Un peintre. »
Elle me laisse tout seul. Je fixe ma marque de beauté, et mon flanc, et les murs.
Un peintre.
Ce mot me rappelle quelque chose, comme mon nom. Il veut dire quelque chose comme les couleurs veulent dire quelque chose. Je veux être dehors plus que tout à présent, pour voir ces poneys, pour voir les arbres, pour me baigner dans les couleurs.
Mais au lieu de ça, je reste assis là où je suis.
Sur mon lit.
Dans la boîte blanche.
Dedans.
Depuis les premières visites de Twilight Sparkle, j’ai pris plus goût à la vie et ai connu plus de joie que jamais auparavant. Les questions, les réflexions et les pensées affluent dans mon cerveau, et tout me paraît plus vivant et plein d’énergie. Il y a tant de choses que je veux demander à Twilight Sparkle, et je suis impatient de parler quand elle passe la porte dans ce coin-là. Mais avant qu’une seule question ne s’échappe de mes lèvres, je me fige. Le poney violet semble… différent.
Ses yeux d’habitude brillants et son sourire charmant sont froids et sombres. Elle ne me salue pas, elle ne me demande pas comment je vais. Elle se contente de s’asseoir, en silence, et sort sa plume et son bloc-notes. Avant que je puisse ouvrir la bouche, elle me demande :
« Est-ce que tu sais pourquoi tu es là ? »
Cette question me surprend. Je l’ai déjà entendue avant non ?
« Je suis là parce que je suis un criminel. Vous ne… »
« Non ! C’est faux. »
« Pardon ? »
« Environ une semaine plus tôt je t’ai dit que tu étais un peintre. Tu te souviens ? »
« Bien sûr. Mais c’est quoi un peintre ? »
« Un peintre est un poney qui utilise un pinceau et de la peinture pour créer des images avec des couleurs. »
Mes yeux s’écarquillent d’excitation. C’est la nouvelle la plus merveilleuse que j’aie jamais apprise ! Même si je n’ai jamais entendu parler de pinceaux ou de peinture ou d’images, les mots me sont plus que familiers, comme si j’en savais quelque chose au fond de mon cœur et ne m’en souvenais que maintenant en entendant ces mots.
« Oui, tu es un peintre. Tu crées des choses avec des couleurs et tu dessines des images. Mais tu n’es pas un peintre ordinaire. Parce que les choses que tu dessines prennent vie. Tu as un pouvoir que personne d’autre n’a, un pouvoir si grand et au potentiel si immense que tu as été amené ici. »
« C’est incroyable ! Je veux apprendre ce que c’est d’être un peintre ! »
« Mais tu sais ce qu’est être un peintre ! Tu savais tout avant d’avoir été amené ici ! »
« Comment ça, avant ? Ça a toujours été comme ça, et je n’y connais rien à la peinture. Je n’en ai jamais entendu parler ! »
Soudain je découvre une facette de Twilight Sparkle que je n’avais encore jamais vue avant. La colère. Elle se lève d’un bond et avance à grands pas vers moi, puis presse son front contre le mien.
« Est-ce que tu comprends ?! Ça ne s’arrête pas là ! Tu n’as pas toujours été là, réfléchis ! Tous les poneys ici sont pareils, ils sont tous comme toi ! Ils ont tous un talent, ils ont tous une raison d’être là, mais ça revient toujours au même ! Clarity, la licorne albinos, il peut copier les marques de beauté quand il les voit en action ! N’importe quelle marque de beauté ! Forte, elle peut motiver les poneys par des discours et ses idées sont révolutionnaires et sans précédent ! Et Smooth Song, sa musique émeut d’une façon qui ne peut être expliquée, il est capable de créer des émotions assez fortes pour insuffler des pensées qui pourraient causer un véritable chaos ! Et toi ! Tout ce que tu peins, tout ce que tu crées devient réel ! Tu ne vois pas le rapport ? Pourquoi ne comprends-tu pas ? Pourquoi tu ne te souviens pas ?! »
À court de souffle, elle recule lentement, les yeux emplis d’une frustration et d’une fureur sans nom qui ressemble à du rouge. Un rouge bouillant, enragé, et imprévisible. Mais en plus, toutes les idées, toutes les pensées et les questions qui s’étaient déversées dans mon esprit pendant tout ce temps commencent à prendre forme. J’ai peur.
Non, je suis terrifié.
« Depuis des mois je viens ici, j’essaye de te rappeler qui tu es. Tu es resté emprisonné dans cette cellule pendant je ne sais combien de temps, tu as été testé et torturé et as subi des expériences et tant d’horribles choses que ces poneys t’ont fait pour te faire oublier. Pour te faire perdre ton esprit et ton talent. Mais ça ne peut pas s’en aller comme ça ! Alors ils reprennent depuis le début, ils essayent de te faire te souvenir de ce qu’ils ont réussi à te faire oublier ! Pour que tu puisses comprendre ce qu’il s’est passé ici et ce que tu es ! Pour qu’ils puissent recommencer tout le processus en entier ! Tout va finir par disparaître ! »
Sa voix casse, et ses magnifiques yeux violets sont débordants de larmes. Elle tombe au sol, le souffle court. Je ne dis pas un mot. Tout se met en place dans mon esprit, je me sens vide.
Finalement, après ce qui me paraît être une éternité, elle me regarde dans les yeux.
« Est-ce que tu sais pourquoi tu es là ? »
Je reste coi pendant très longtemps, l’esprit blanc. Puis je parle.
« Je suis là parce qu’Elle a peur de moi. »
Ensuite Twilight Sparkle s’en va.
Cette boîte blanche est trop calme. Elle me fait peur.
Il n’y a pas de couleurs ici.
Twilight Sparkle ne vient pas le lendemain. Ni le jour d’après. Ni le jour encore après. Tous les jours je me lève, mange mon repas, m’assois sur mon lit, fixe ce coin-là, et attends.
C’est de ma faute. Tout est de ma faute. La seule chose qui donnait un sens à mon existence est partie. Je veux pleurer et gémir et souffrir pour me punir. Je ne fais rien de tout ça.
Je fixe ce coin-là.
Il ne s’ouvre pas. Elle ne vient pas. Mais j’attends quand même, jusqu’à en avoir assez d’attendre.
…
Je me demande combien de pas il faut pour aller du lit jusqu’au mur.
Douze.
Je ne me suis jamais senti aussi seul. Il n’y a personne ici. Pas de couleur, juste le néant. Les murs blancs ne bougent pas, ils ne me laissent pas voir dehors ou Twilight. Il n’y a pas de ciel en haut, il n’y a pas d’océan ou de ville. Il n’y a pas de forêt.
Le soleil ne brille pas ici.
Je pense à Rainbow Dash et ses couleurs.
Je pense à Applejack et ses arbres.
Je pense à Rarity, Spike, Fluttershy, et Pinkie Pie.
Je pense à Twilight Sparkle.
Les murs semblent plus proches que jamais. Et les lumières me font mal aux yeux.
Je cogne ma tête contre les murs pour les repousser. Ils ne bougent pas, et maintenant il y a une tache dessus qui n’est pas blanche.
Je ne me souviens pas de quelle couleur il s’agit.
J’ai peur à nouveau.
Je me réveille après ce qui me paraît être une éternité.
Mon esprit est vide et blanc.
Je ne peux plus penser ni ressentir, et mes pattes peinent à me supporter alors que je défais le plastique autour de la nourriture sur le plateau et mâche. Maudit soit ce poney et ses couleurs. Maudite soit-elle pour m’avoir montré son pelage, la pierre précieuse, la feuille. Maudite soit-elle avec son dehors.
Maudite soit-elle pour avoir tenté de me donner une raison d’être.
Maudite soit-elle pour m’avoir fait me souvenir.
Soudain, quelque chose de froid s’empare de mon cœur, et la colère cède sa place à la peur. Raison d’être ? Souvenir ?! Je ne fais qu’une bouchée du repas et galope douze pas jusqu’au mur, puis je regarde le coin.
C’est blanc.
Blanc.
Le mot n’est pas là.
Blanc. Blanc. Blanc.
J’entends quelque chose céder dans mon cerveau. Je fais quelque chose que je n’ai jamais fait avant.
Je hurle.
Je hurle et donne des coups de sabots, me jette de tout mon corps contre les murs blancs de cette boîte qui me détient depuis toujours. Je hurle de douleur, je hurle de colère, je hurle de chagrin.
Je hurle et j’ai l’impression que ma tête part en lambeaux.
Je hurle pour la couleur. Mais il n’y a que le blanc.
Je hurle si fort que soudain je suis tiré vers l’arrière par de forts et robustes sabots blancs. Les gardes luttent pour me maîtriser comme leur blancheur se rapproche et que je les frappe et les mords et les combats.
J’ai besoin de couleur. La blancheur est sur le point de me tuer.
Puis je vois une couleur, dans ce coin-là. Twilight Sparkle, les yeux emplis de choc et d’horreur. Elle a peur. Elle a raison. Alors que je repousse les gardes, tout dans mon esprit redevient parfaitement blanc.
Puis éclate avec la majesté des couleurs.
« J’avais huit ans ! J’étais avec ma mère près du feu et elle me lisait une histoire pleine d’images et de mots et de couleurs ! Puis il y a eu cet horrible fracas assourdissant ! J’ai entendu mon père hurler mon nom, ma mère m’a porté et m’a dit de courir aussi vite que je le pouvais ! J’ai couru dehors, mais il faisait si froid et il y avait une neige si profonde que je ne pouvais pas courir plus vite ! Je ne pouvais pas m’échapper ! J’ai sombré dans le blanc et me suis réveillé dans le blanc ! Ma mère a hurlé mon nom mais je ne peux pas m’en souvenir ! »
Je bouillonne, je suis rouge, je suis en furie. Ma haine et mes angoisses ne s’abattent que sur elle, fusionnant les circuits dans mon cerveau et explosant en une pluie d’étincelles ardentes.
« J’avais huit ans ! Je suis ici depuis douze ans ! »
« Ma mère a hurlé mon nom, et vous me l’avez volé ! »
Il n’y a rien à ajouter. Tout devient blanc, et le néant m’engloutit.
Quand je me réveille, tout est parti. Les gardes, la colère, l’étrange poney.
Je suis seul.
Ma tête me fait un mal atroce, et je ne peux pas me lever parce que mes sabots sont menottés au lit. Il n’y a rien. Rien du tout.
Les lumières me font vraiment très mal aux yeux.
Je ne me souviens pas de mon nom.
Je suis aussi blanc que les murs.
Je fais quelque chose que je n’ai jamais fait avant.
Je pleure.
Je ne sais pas comment elle est entrée ici. Je ne sais pas comment elle a retiré les menottes. Et je ne sais pas depuis combien de temps elle est là. Les jours ont perdu tout leur sens depuis longtemps.
Twilight Sparkle me regarde, et ne dit rien.
Étendu sur mon lit, je ne dis rien non plus. Je la regarde dans les yeux. Ils sont violets. Ils sont la magie, le mystère et la beauté. Et ils ont l’air d’être sur le point de pleurer.
La corne de la jument scintille, et elle fait léviter quelque chose hors de sa sacoche pour le placer sur le sol. Je me fiche de savoir ce que c’est. Je la regarde dans les yeux. Je regarde ses couleurs qui font paraître les murs blancs un peu plus loin, et la boîte un peu plus grande, même rien que pour un moment.
Elle recule, trotte lentement vers ce coin-là. Elle m’accorde un dernier regard, un regard empli de douleur, de regret et de chagrin. Ses yeux sont violets. Et ils sont débordants de larmes blanches.
Sa voix est tremblante, je l’entends parler une dernière fois :
« Ton nom est Canvas. Tu es un peintre. »
Elle disparaît de ma vie.
Je baisse les yeux vers le sol.
Posés par terre, immobiles, éternels, et vivants, une palette et un pinceau.
Autrefois je pensais que le blanc était la plus belle chose au monde. Puis j’ai découvert la couleur, et la blancheur a perdu tout son sens et toute son importance. C’est devenu quelque chose de laid, de mort et de dépourvu d’émotion. Mais aujourd’hui je me rends compte que je m’étais encore trompé.
Car la blancheur contient toutes les couleurs existantes. Cachées. Patientes.
Mes coups sont légers et précis, ils hachurent la surface du sol de la boîte blanche avec précision et détermination. Je fais attention, très attention à ne pas marcher là où la peinture est encore fraîche. Je n’ai jamais fait ça auparavant, mais on dirait que c’est la seule chose que j’étais destiné à faire.
L’air est frais et pur, et le sol ferme s’attendrit.
Mes coups sont amples et généreux, ils imprègnent le plafond de teintes immenses et profondes, et de dimensions que je ne peux pas prétendre pouvoir mesurer. Je m’efforce de me rappeler de tout ce que j’ai entendu dans les histoires pour égaler sa splendeur. Mais ma peinture ne pourra jamais lui rendre justice. Elle ne pourra jamais être la perfection que je conçois.
Le plafond s’efface, et le ciel s’étend vers l’infini.
Mes coups sont enjoués, guillerets, et joyeux, ils froissent le monde d’une beauté complexe. Je ne sais pas à quoi ressemblent les maisons, exactement. Je me demande où Twilight Sparkle peut bien vivre. Je n’ose pas essayer de le peindre. L’image est trop fragile.
Le monde est empli de rires et de joie.
Mes coups sont forts, hardis et assurés. Voici venus mes gardes, mes sentinelles de paix et de repos qui me protègent du soleil scintillant. Peut-être que Rainbow Dash couvrirait le ciel de quelques nuages, et qu’Applejack partagerait avec moi une pomme cueillie sur ce robuste et magnifique arbre.
Le soleil est chaud et bon, et sa lumière ne me fait pas mal aux yeux.
Il rayonne par-dessus les maisons blanches et roses immaculées, luit sur les lacs qui miroitent et reflètent une lueur éthérée à travers l’univers.
Et je me demande si c’est à ça que ressemble Poneyville.
En posant un sabot contre le tronc du pommier, je réalise que je ne le saurai jamais. Je ne saurai jamais si c’est bien cette odeur que porte un arbre, si c’est à ça que ressemble l’herbe, ou si c’est vraiment cette chaleur que le soleil projette. Je ne connaîtrai jamais l’extérieur. Je n’en saurai jamais rien.
Toutes ces choses me rappellent trop les murs blancs. Et pourtant, ces murs n’ont aucun pouvoir ici.
…
N’y pense même pas, Canvas.
Pleurer pourrait faire fuir les couleurs.
Alors je me retiens. Et au lieu de ça je m’assois à l’ombre de l’arbre que j’ai créé, et je ne pense à rien. Rien du tout. Je suis en paix, et je sais au fond de mon cœur que c’est la toute première fois.
« Je ne saurai jamais. » Ma voix est douce et familière.
Je pense une dernière fois à tous les amis que je ne me ferai jamais, à toutes les choses dont j’ai entendu parler mais que je ne verrai jamais.
Puis je lève les yeux vers les branches de l’arbre. Et je souris.
L’une est plus épaisse que les autres. Plus solide.
Oui.
Je pense que je serai bien ici.
Je prends mon pinceau.
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Magnifique!!!
Rien à enlever, ni à ajouter, que ce soit sur la forme ou sur le contenu. Quelques tournures un peu trop recherchées à mon goût de temps à autre, mais c'est tout.
Franchement, un coup de cœur. :) J'ai été happé du début à la fin.
Good Job !