« Ping ping ping » faisait le marteau sur le morceau de métal, l’écrasant, le tordant, affinant la forme rouge dont les étincelles s’éparpillaient à chaque impact. Des coups précis, méticuleux, calculés, mais pourtant effectués avec force, trahissant des années d’expérience.
« C’est en forgeant qu’on devient forgeron », et Steel Maker forgeait depuis des décennies.
Le vieux poney souleva la lame du bout des sabots, appréciant l’épaisseur et la forme générale de son œuvre, puis la plongea dans le bac d’eau duquel s’éleva immédiatement une vapeur abondante.
Le forgeron essuya son front dont les poils étaient collés par la sueur, et s’accorda une minute de pause pour observer son village. Perdu dans la forêt, entouré d’arbres cachant les pires créatures qui puissent exister sur cette planète, et pourtant rempli de poneys qui ne perdaient jamais leur joie de vivre.
Même après les déboires de cette après-midi.
Soudain, quelque chose attira son œil au milieu de la rue. D’abord, l’espèce de chose gigantesque formée d’un long manche courbé et lourdement ornementé, dont les deux extrémités étaient reliées par une corde tendue, comme une espèce d’arc qui au premier abord aurait plus sa place dans un musée qu’une réelle utilité en combat.
Puis il vit la pégase qui se trouvait en-dessous. Et il hocha la tête d’un air entendu.
Un Chasseur venait d’arriver en ville.
Il tourna la tête vers le bac d’eau, où sa pauvre petite lame banale attendait d’être finie. Il fit une moue, et se dirigea dans son arrière-boutique. Il était temps de monter les prix.
-… et alors que j’étais en train de bander ma patte en serrant les dents, je m’arrêtai, et tendis l’oreille. Il y avait quelque chose d’étrange dans l’air…
Autour de la table, la trentaine d’auditeurs avait les yeux fixés sur les lèvres du conteur, fines lames de couleurs grises aux reflets violacés, au sourire charmeur. La plupart serrant leurs chaises, leurs jambes, leurs voisins qui ne se souciaient plus de la douleur à leur épaule tant ils éprouvaient la même tension. Les lèvres reprirent alors leur mouvement, modulant l’air expulsé par les poumons pour délivrer la suite de l’histoire :
-Les oiseaux ne chantaient plus. Les insectes s’étaient tu. Plus rien ne bougeait, plus rien ne vivait aux alentours. Je sus immédiatement qu’il était de retour, avait flairé mon sang et n’avait en aucun cas abandonné la chasse. J’abandonnai mon bandage, et glissai le plus doucement possible ma patte vers mon arc posé juste à côté de moi. Je ne faisais pas plus de bruit d’une feuille tombant sur un lac, mais j’avais l’impression de jouer de la fanfare. Ma jambe toujours en charpie continuait de laisser s’écouler mon sang, faisant de moi une cible idéale pour ce traqueur… Le Chasseur était devenue proie.
Les lèvres s’interrompirent à nouveau pour qu’une patte sombre y apporte un verre d’alcool. Elles laissèrent passer une lampée de liquide qui disparut dans la gorge dans un son sourd, puis le contenant s’écarta, et une langue passa pour en chasser les dernières gouttes. Un sourire s’étira alors.
-Mais je comptais bien reprendre mon rôle. Mon arc fermement tenu entre les mâchoires, une patte tirant une flèche de mon carquois, j’attendais, patiemment, les sens à l’affût du moindre son, du moindre mouvement qui puisse trahir mon adversaire. Le silence était pesant, chaque seconde semblait durer des heures, les ombres semblaient danser et se moquer de moi. Et quand on pensait à la taille du monstre, on se demandait comment il pouvait être aussi silencieux…
Des lèvres, les spectateurs montèrent vers les yeux, deux disques dorés et rieurs, s’amusant de la réaction des gens présents, mais à la fois perdus dans les songes et les souvenirs ravivés par les mots qui s’échappaient des lèvres, des yeux durs, toutefois, marqués, qui trahissaient des visions terribles et une vie qui ne l’était pas moins.
Certains regards passèrent fugacement des yeux au reste du corps, aux courbes athlétiques, à la taille fine, aux ailes repliées et aux ornements dorés qui peinaient à masquer les cicatrices qui couturaient la conteuse.
-Je regarde à gauche, à droite, au-dessus, mon arc tendu, prêt à lâcher sa flèche, mais je sais que je n’aurai qu’une chance, que cette seule flèche pourra me sauver la vie, me donnant le temps de me remettre sur pattes et me lancer dans un combat plus loyal, mais si elle rate, alors je n’aurai même pas le temps pour une dernière prière. Quand soudain…
La voix du Chasseur se fit plus basse, et les poneys se penchèrent pour mieux l’entendre.
-J’entends un bruissement de feuille ténu. Oh, presque rien. Mais je ne m’y tromperai pas. Un léger ronflement l’accompagne, un ronronnement à peine perceptible. Puis le silence à nouveau…
Les spectateurs déglutirent difficilement, en attente. Puis soudain, la conteuse se leva d’un coup, surprenant tout le monde qui recula, effrayé.
-Je fais alors une roulade en avant, et au même moment entends un impact derrière moi. La bête a frappé le sol juste là où je me trouvais une seconde auparavant. Elle relève la tête, constatant qu’elle m’a ratée, et je croise alors son regard, des petits yeux jaunes enfoncés dans de grandes orbites rouges, un immense hybride noir comme la nuit, mélange de dragon et de félin, à la peau écailleuse ponctuée de fourrure sur le dos, jusqu’à la tête, et son dos arrondi comme sur le point d’attaquer. La bête m’observe longuement, cherchant la moindre faille dans mon comportement. Je suis de l’autre côté de la clairière, arc dans mon sabot, tenant la corde avec mes dents, une flèche engagée, guettant le moindre tressaillement dans la montagne de muscles qui me fait face...
La pégase reprit une lampée d’alcool, laissant planer le suspens une fois de plus pour continuer de plus belle :
-Et soudain, il bondit, un seul saut pour se jeter sur moi. Il hurle alors, ouvrant grand sa gueule pour me donner le coup de grâce. J’oriente mon arc, et d’un coup de tête tend au maximum ma corde. Alors qu’il est tout proche, j’ouvre la bouche, libérant la flèche, et me jette sur le côté pour l’éviter. Il s’écrase au sol, soulevant un immense nuage de poussière, et je ne vois plus rien…
Les spectateurs retinrent leur souffle, attendant le verdict.
-La poussière retombe, et je suis toujours au sol. Je me suis reçue sur ma jambe blessée, et la douleur me paralyse. J’entrevois une forme sombre, menaçante, juste à côté de moi. Je ferme alors les yeux, et m’accorde une dernière pensée pour mes proches… J’attends. J’attends un certain moment, mais je n’entends plus rien. Alors je rouvre les yeux, et vois le monstre. Il est couché sur le sol et ne bouge plus. Sa bouche est encore entrouverte, une plume dépassant entre ses crocs. Et, à l’arrière de son crâne, je vois la pointe de ma flèche dépasser, couverte de sang.
Elle prit une grande inspiration, comme si elle-même était soulagée que le personnage de son histoire soit encore en vie.
-Il était mort. Je l’avais tué.
La tension retomba dans l’auberge, dans les soupirs de ceux qui se rendaient compte qu’ils avaient oublié de respirer. Un jeune poulain s’avança et demanda :
-Et alors ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite, madame ?
La conteuse, dégageant une de ses mèches dorées qui lui retombait sur l’œil, descendit son regard sur le jeunot.
-J’ai terminé de bander ma blessure, puis j’ai marqué l’endroit et suis rentrée au village, annonçant ma victoire. Les habitants sont allés chercher le corps pendant que ma patte finissait de guérir, j’ai récupéré ce qui pouvait se vendre ou améliorer mon équipement sur la carcasse, ma récompense, puis j’ai repris ma route.
-Et tout ça, demanda encore le poulain des étoiles plein les yeux, c’est vrai ?
La Chasseresse roula des yeux, puis s’assit et écarta ses jambes arrière, dévoilant une longue estafilade cicatrisée le long de l’intérieur de sa cuisse droite. À ce moment, la serveuse arriva avec un bol de soupe encore fumante, qu’elle déposa devant la ponette.
-Et que venez-vous faire par ici, mademoiselle…
-Lavyscale.
-Mademoiselle Lavyscale.
La ponette prit sa cuillère en bois, et commença à boire la soupe, savourant un instant la nourriture chaude et – pour le coup – gratuite.
-Les dragons.
Le silence se fit instantanément dans la salle.
-Les…
-Les dragons, oui, vous avez bien compris, vous inquiétez pas.
-Mais… Qu’est-ce que vous leur voulez ?
-Les étudier, répondit Lavyscale sans lever les yeux de sa soupe.
La stupéfaction se lisait sur tous les visages, mais la Chasseresse s’en moquait.
-Mais, pourquoi ?
Cette fois, la ponette soupira et se tourna vers l’assemblée.
-Parce que, du plus loin que je me souvienne, qu’importe la patience, la recherche, l’abnégation qu’on peut avoir, on ne peut pas trouver un seul bouquin sur les dragons. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’il n’en existe pas !
Elle revint ensuite à son repas, qu’elle termina en disant :
-Et je serai la première à en faire une vraie étude.
-Mais alors, fit un poney à la crinière poivre et sel, pourquoi devenir Chasseur ? Pourquoi risquer votre vie quand vous pourriez juste les étudier de loin ?
-Touiller la merde, ça va cinq minutes, et il faut que je remplisse mon assiette.
-Quoi ?
-L’intérêt d’étudier les dragons, c’est de pouvoir les approcher, pas juste remuer ce qui sort de leur trou de balle. Et entre deux, faut bien gagner sa vie.
-Et que diriez-vous de la gagner une fois de plus ?
La voix venait de derrière l’assemblée, qui se retourna, dégageant la vue à la ponette sur un vieux terrestre aux muscles saillants, une bière au sabot et l’œil inquisiteur.
-C’est-à-dire ?
Le poney finit sa choppe et la reposa sur le comptoir, puis s’approcha de la Chasseresse.
-C’est-à-dire que j’ai un boulot à vous proposer. Une chasse.
Lavyscale maintint le contact avec les yeux du vieil équidé quelques secondes, puis détourna le regard.
-Je ne suis pas intéressée. Je faisais juste halte avant de continuer.
-Et manger aux frais des Princesses ?
-J’ai entendu personne me demander de payer.
-Vous ne voulez même pas entendre ma proposition ?
-Ça concerne un dragon ?
Le vieux Steel Maker hésita un instant, puis répondit :
-Non.
-Alors non, je ne veux pas entendre votre proposition.
-Même pas contre quelque chose qui vous aidera pour votre livre ?
Une des oreilles de la pégase se dressa.
-Vous avez trois mots pour me convaincre.
-Corne de dragon.
Dans un grand raclement de bois, la chaise de Lavyscale tomba à terre.
-Qu’est-ce qui me prouve que vous ne mentez pas ?
-Vous n’avez qu’à venir voir par vous-même.
Les yeux de Lavyscale pétillèrent devant la vitrine. Elle était magnifique. L’ivoire était blanc sans aucune aspérité, la courbe, parfaite, et la pointe était si acérée qu’on pouvait deviner qu’elle percerait n’importe quoi qui lui serait présenté.
-Et vous dites qu’elle est là depuis quand ?
-Pas loin de soixante ans. Quand le dragon Toraba a terrorisé la région, et qu’un Chasseur de l’époque avait lutté contre lui. Il a réussi à lui couper l’une de ses cornes au prix d’un combat particulièrement difficile.
-Ce Chasseur a réussi à le tuer ?
-Non. Il est mort empalé sur les autres cornes de Toraba juste après lui avoir coupé celle-ci. Et puis le dragon est parti avec le corps du poney sur le museau et il n’est jamais revenu.
-Vous étiez là ?
-Effectivement. J’étais encore jeune et séduisant à l’époque.
La pégase ne put s’empêcher de lancer un coup d’œil en biais au forgeron.
-Vous n’êtes pas encore trop mal.
Steel Maker se mit à rire.
-Merci, mademoiselle. La forge conserve bien il parait.
-C’était un quoi ?
-Pardon ? demanda le vieux poney.
-Ce... Toraba. C’était quoi comme type de dragon ?
Steel Maker haussa les épaules.
-Pas la moindre idée. Il y en a de plusieurs types ?
Lavyscale soupira.
-C’est pas grave. Donc, je vous tue votre bestiole, et vous me donnez la corne, c’est ça ?
-C’est à peu près ça. Plus une récompense monétaire, et je pense que les autres villageois insisteront pour vous offrir votre séjour ici.
-Woaw, tout ça ?
-Ce monstre nous embête beaucoup. Cinq étalons sont morts déjà, et sept autres ont simplement disparu, sans que nous ne retrouvions leurs traces.
La pégase contempla la corne draconique encore quelques secondes, puis dit au vieux poney :
-Okay. J’accepte. C’est quoi, votre monstre ?
-Pas la moindre idée.
Les yeux de la jument s’écarquillèrent.
-Comment ça, “pas la moindre idée” ?
-C’est vrai, je ne sais pas ce qu’est ce monstre, personne ne le sait. Il attaque ceux qui s’aventurent trop loin dans la forêt, est trop rapide pour être identifié, et rares sont ceux à avoir réussi à lui échapper.
-Vous n’avez rien de plus ?
-À part un rire particulièrement angoissant, non.
-Pardon ? Un “rire” ?
-Eh bien, oui.
La Chasseuse fit la moue, se plongeant dans ses pensées. Les monstres ne parlaient généralement pas, mais il y avait bien le Kririk qui avait un cri ressemblant étrangement à un gloussement, et il était suffisamment agile pour effrayer ces villageois. Pourtant, ce n’était pas une bête si terrible, et qui ne valait surtout pas une corne de dragon. Mais si c’en était bien un, ce serait une récompense facile.
-Très bien, dit la pégase. Autant ne pas perdre de temps, la nuit tombera dans quelques heures, je vais voir si je peux trouver des indices avant qu’il ne fasse noir.
-À partir de maintenant, c’est votre boulot, pas le mien.
Sur ce, Steel Maker s’éloigna, se dirigeant vers ses outils et se remit à son travail. Lavyscale posa une dernière fois ses yeux sur la magnifique relique, puis traversa le bâtiment pour sortir dans la rue. Elle revint à l’auberge, traversa la salle principale sous les regards et les murmures, et monta à l’étage où se trouvait la chambre qu’on lui avait attribuée, et où elle avait rangé ses affaires. Elle ouvrit son sac, vérifia que tout ce dont elle avait besoin était présent, potions, pièges, nourriture, et laissa ce qui n’était pas essentiel. Puis elle se tourna vers le coin de sa chambre, et son regard s’attendrit.
Son arc était magnifique. Elle l’avait acheté il y avait quelques années déjà, et depuis, il ne l’avait jamais déçue. Il était immense, plus grand qu’elle, le seul type d’arc capable de percer les lourdes carapaces qui protégeaient les bêtes les plus grosses. Les Chasseurs avaient généralement une prédilection pour les armes démesurées, car les monstres qu’ils traquaient n’en demandaient pas moins, et Lavyscale était devenue une experte avec cet arc. Elle en connaissait chaque centimètre carré, chaque éraflure, chaque amélioration apportée. Car lorsqu’elle vainquait une créature particulièrement coriace, elle en récupérait toujours des morceaux pour l’améliorer.
C’était ça, la vie d’un Chasseur. Tuer des monstres pour en récupérer les matériaux, pour améliorer ses armes et tuer des monstres encore plus gros. Les muscles de la pégase s’étaient adaptés en conséquence, ses jambes musclées lui permettant autant de s’éloigner que maintenir la force nécessaire à bander l’arc.
Elle prit son encyclopédie à dragon, l’œuvre de sa vie, et décida de le laisser là, caché derrière une armoire. Elle n’en aurait pas besoin et chaque gramme d’équipement en moins était une chance de survie en plus. Peut-être qu’elle allait pour affronter un Kririk, auquel cas cette préparation était inutile, mais peut-être qu’elle tomberait sur pire. L’expérience lui avait montré qu’il ne fallait jamais prendre une chasse à la légère.
Elle passa sa ceinture à potions autour du corps, et y plaça les essentielles : les régénératrices et les énergétiques. Rares, précieuses et chères, elle avait pourtant appris qu’il ne fallait jamais hésiter à s’en servir, car un mort ne profitait jamais des économies. Et faire un bandage était beaucoup plus long que boire une gorgée de liquide.
Elle attacha son carquois sur le côté de son sac, de façon à pouvoir mettre le tout sur son dos sans qu’ils ne s’entrechoquent, et avoir un accès facile à ses munitions. Les flèches aussi étaient pour la plupart faites de morceaux de monstres, car le pouvoir pénétrant, par exemple, d’un os de Naraga était largement supérieur à celui du simple acier.
Enfin prête, elle prit son arc, qu’elle plaça à l’endroit prévu de son harnachement, sortit de sa chambre qu’elle ferma à clé, et retraversa la taverne sous les murmures impressionnés des villageois. C’était tellement facile.
Une dizaine de minutes plus tard, elle arrivait à l’orée de la forêt, sombre et menaçante, l’endroit approximatif de la dernière attaque en tête, et soupira. Elle n’aimait pas les forêts, et ce pour une raison très simple :
Il y avait des arbres tous les deux mètres. Comment tirer à l’arc dans ces conditions ?
Allez ma fille, tu le fais pour la corne.
Levant les yeux au ciel, elle estima que le Soleil se coucherait dans environ trois heures. Largement de quoi faire un pistage préliminaire, voire, avec de la chance, trouver et tuer le monstre. Elle avança donc d’un pas déterminé.
Dans le village, un poulain vit la pégase disparaître sous les arbres, et se dit que les Chasseurs avaient la classe.
Il faisait sombre, quand même, malgré le Soleil toujours présent dans le ciel. Se repérer dans la végétation n’était pas une sinécure, et la sourde angoisse de se perdre commençait à former une boule dans l’estomac de la pégase. D’autant que l’indication qu’on lui avait donnée était beaucoup plus que vague. La victime était partie cueillir des champignons – faut-il être con pour faire ça quand on sait qu’un monstre rôde ? – et tous les secrets entourant cette activité n’aidaient pas à avoir une localisation précise. La zone à ratisser était énorme et Lavyscale était contente d’avoir autant de temps avant le coucher de soleil. La traque de nuit d’un monstre inconnu était exclue, et le camping peu judicieux, surtout seule.
Les sens aux aguets, tentant de repérer tout son anormalement articulé, les yeux fouillant au sol pour trouver des traces de déplacement, et le pas léger pour ne pas se faire inutilement repérer, la pégase progressait lentement, minutieusement. Les Kririks étaient assez compliqués à débusquer, et la seule chose qui en indiquait la présence était généralement leur cri caractéristique.
Lavyscale ralentit quand elle entendit des bruits dans les fourrés non loin, mais ne s’arrêta pas. Un petit groupe de Pinites, des petits rongeurs sautillants, l’observa avec curiosité et méfiance alors qu’elle passait, et la pégase se retint de faire tout geste brusque qui pourrait les effrayer, car leur agitation pourrait avertir sa proie de sa présence. Les monstres n’étaient pas à prendre à la légère question intelligence. Là encore, c’était l’expérience qui parlait.
Quand elle y repensait, elle avait fait pas mal de conneries dans le passé. Et les avait payées, parfois cher. C’était avec beaucoup de chance qu’elle était encore en vie aujourd’hui. Mais la chance faisait partie des qualités d’un bon Chasseur. L’aléatoire était partie intégrante de son travail, il fallait juste savoir l’utiliser.
Elle s’arrêta entre deux arbres, plongea son sabot dans son sac sans cesser de surveiller les horizons, et attrapa un biscuit sec ainsi qu’une bouteille d’eau. Pas question d’avoir le ventre qui gargouille en plein milieu d’une traque, alors il fallait qu’elle grignote régulièrement. Elle avala rapidement son en-cas, et s’apprêta à continuer lorsqu’elle remarqua un détail au sol.
Des champignons au pied d’un arbre. Elle tourna les yeux à droite et à gauche, et en repéra d’autres. Elle était tombée sur un coin à champis. Le coin à champis, elle en était sûre.
Bien, au moins, elle pouvait commencer sérieusement. Elle prit son arc d’un mouvement de tête et le coinça entre son torse et une de ses pattes pour pouvoir l’armer plus rapidement en cas de problème, puis reprit sa recherche d’indices. Elle passa de longues minutes à observer chaque arbre, chaque zone au sol, cherchant des traces particulières, différentes de celles des animaux qu’on pouvait croiser habituellement.
Un sentiment étrange lui parcourut le dos comme un frisson, et elle regarda derrière elle, puis en l’air. Elle connaissait cette impression. L’instinct du Chasseur se trompait rarement. Elle prit une flèche dans son carquois, l’encocha sur l’arc détendu, et garda le bout du projectile et la corde de l’arme en bouche, les yeux pivotant pour repérer l’origine de son pressentiment.
Elle vit alors une chose étrange sur l’un des arbres. Un morceau d’écorce avait été arraché à hauteur de museau, et se trouvait par terre. Elle tourna autour du végétal, et constata que l’herbe était couchée en direction du vénérable de bois, sur une large traînée.
Elle ne put s’empêcher de claquer de la langue. Tant pis pour le Kririk. C’était un serpent qu’elle traquait.
Elle suivit la direction de l’herbe couchée, jusqu’à l’arbre, et commença à retracer le trajet emprunté par la bête, qui s’était enroulé autour de l’écorce, puis avait continué sur une branche. Des morceaux de bois arrachés par les écailles, des écailles même incrustées dans le bois, les indices du passage du monstre se multipliaient. Là, la bête était passé à un autre arbre par l’intermédiaire d’une autre branche, et...
Lavyscale tomba sur une énorme flaque de sang, qui avait giclé partout aux alentours. L’attaque avait dû être foudroyante et, espérait-elle pour la pauvre victime, extrêmement courte. Le sang s’étalait un peu plus loin, comme si le corps avait été traîné. Lavyscale toucha du bout du sabot le liquide pourpre, qui était sec. D’ailleurs, les insectes du coin commençaient déjà à nettoyer. La date de l’attaque devait correspondre à ses informations. Le pauvre type était bel et bien mort.
La pégase se retourna soudainement, l’arc bandé, et fouilla les alentours des yeux. L’espace d’un instant, son pressentiment s’était amplifié. La chose était là, et l’observait. Lavyscale calma sa respiration, et se mit croupe contre l’arbre. Les bruits de la forêt devinrent de plus en plus forts à ses oreilles alors que ses sens en alerte gagnaient en sensibilité.
Lavyscale ferma les yeux, et maîtrisa le malaise qui montait dans sa poitrine. Elle leva doucement sa patte postérieure droite, et plaça le sabot contre l’écorce. Elle inspira doucement, et sa respiration trouva un écho juste au-dessus d’elle.
D’un coup, elle appuya de toutes ses forces de son sabot sur l’arbre pour se propulser en avant alors que le monstre se jetait sur elle depuis les hauteurs de l’arbre, la ratant de peu. Encore en l’air, Lavyscale donna un coup d’aile pour faire une pirouette et faire face à son ennemi, tirant avec sa bouche sur la corde de l’arc pour l’armer. Mais juste avant de lâcher sa flèche, elle s’interrompit.
Devant elle, le monstre se frotta son museau meurtri par sa chute en grognant, puis, lorsqu’elle s’aperçut que la pégase l’observait sans bouger, partit dans un petit rire de pouliche.
Lavyscale ne s’était pas attendue à ça, et pourtant, les indices étaient clairs. Le rire, les traces serpentines, la violence des attaques et le fait que ses victimes étaient presque exclusivement des mâles. Sauf qu’il y avait un problème.
En face, la partie ponette du monstre se redressa fièrement sur sa partie serpentine qui rampa et s’enroula pour lui fournir une assise plus confortable, et un ressort plus foudroyant si elle devait se mettre à attaquer. Ses yeux jaunes fendus continuaient de dévisager Lavyscale alors qu’un sourire se dessinait sur son museau, distinct de la masse ponette par ses deux grandes canines effilées et humide du poison qui en coulait.
-’e peux chavoir che que ‘ais une ‘amia dans lhe cohin ?
L’autre afficha un sourire candide – faussement, mais très convainquant si on ne connaissait pas ces créatures.
-Pardon ? Je ne comprends pas.
-’e ffous ‘as dhe mha gale.
-Tu devrais, peut-être, enlever ce que tu as dans la bouche ?
Même pas en rêve, connasse.
-’ême ‘as en rhêve, ‘onache.
La Lamia fit la moue.
-Et grossière avec ça.
Lavyscale souffla des naseaux, et la Lamia fit un mouvement pour s’approcher, mais la pégase tendit un petit peu plus son arc – une menace suffisante pour que l’hybride entre un poney et un serpent reste à sa place.
Pourquoi je l’ai pas embrochée quand j’avais une ouverture ? Bordel. J’étais tellement surprise de voir une Lamia ici que j’ai hésité. Fais chier. Je peux plus tirer sans risquer qu’elle esquive.
En effet, malgré son air détendu, Lavyscale voyait bien que le monstre avait les anneaux tremblants, sur le point de se propulser dans l’une ou l’autre direction pour éviter le tir de la pégase. Et si Lavyscale la loupait, la vitesse de la bête l’empêcherait d’encocher une nouvelle flèche.
C’est comme avec ce foutu Nargacuga. Quitte ou double. Un seul tir pour me sauver la vie. Putain que j’aime pas ça.
-C’est dommage, continua la Lamia sans détacher ses yeux serpentins de sa proie, j’étais impressionnée par la façon dont tu me traquais. Une vraie professionnelle.
Lavyscale ne répondit pas, cherchant une ouverture pour assurer son tir. De par sa position, assise sur le sol avec les deux sabots avant tenant l’arc et la bouche tirant sur la corde, elle ne pouvait pas s’éloigner sans se mettre en danger. La seule solution, c’était d’attendre que la Lamia relâche sa vigilance. Ce qu’elle-même faisait concernant Lavyscale.
Les deux femelles continuèrent de se jauger, et Lavyscale tenta de distraire la créature :
-’as phas réphondu.
La créature perdit son sourire, et ses yeux se firent plus sombres.
-Ce ne sont pas tes affaires, euh... quel est ton nom ?
Va crever.
-’a cre’er.
-Tsssssssk, alors je t’appellerai Proie. Ironique, n’est-ce pas ?
Quelle pipelette. Et pourtant, elle se relâche pas une seconde. Bordel.
-Alors, Proie, nous allons rester comme ça longtemps ? Tu sais que je gagnerai sur la longueur. Pourquoi tu ne te laisses pas aller ?
Elle fit un autre sourire charmeur.
-Je ne te ferai pas mal, promis. Tu pourrais même trouver cela agréable.
Pour toute réponse, Lavyscale contracta ses abdominaux et mit ses pattes arrière aux côtés de celles qui tenaient déjà l’arc, sans cesser de viser la Lamia qui fronça des sourcils et en équilibre sur sa croupe, puis dégagea ses pattes avant pour les poser par terre.
À présent, elle avait les sabots antérieurs libres, et en profita pour prendre une de ses potions énergisantes, qu’elle montra à la Lamia, et en versa précautionneusement une partie entre ses dents, et avala. Immédiatement, elle sentit la fatigue de ses muscles la quitter, et banda son arc de façon plus assurée. La Lamia siffla entre ses dents, révélant sa langue fourchue, et fit une moue plus prononcée.
-Très bien, si tu veux la jouer ainsi, alors jouons.
Puis elle se tut, et se contenta de fixer Lavyscale férocement, qui lui rendait son regard coup pour coup.
Les secondes passèrent, puis les minutes, qui se transformèrent en heures. La luminosité baissa, ce qui fondit les contours des deux patientes. La Lamia se mit alors à siffler de façon plus fréquente, afin de goûter l’air et repérer sa proie malgré la nuit qui s’annonçait. Mais Lavyscale, elle, n’avait pas de moyen de compenser l’obscurité. La nuit serait son ennemie si ça continuait, et la Lamia le devinait sûrement. De plus, son ventre commençait à gargouiller, et elle avait soif, car les potions désaltéraient peu.
Il fallait en finir vite. Mais en douceur.
-Hey, fit-elle.
La Lamia ne répondit pas et continua de la fixer.
-’u chais. J’éthais cherieuse, to ta l’heure. Ch’est phas ‘on climat ichi.
En face, l’autre ne répondit rien, mais sa lèvre tressaillit, réprimant une moue contrariée.
Allez, presque.
-’aimerais ben chavoir.
-Qu’est-ce que t’en as a faire ? fit l’autre d’un air sombre. Tu es mon repas de toute façon.
Presque. Presque !
-’e ‘oulager l’echprit ? ‘u ‘eux en parhler ?
La Lamia entrouvrit la bouche, puis la referma. C’était un piège. Un piège grossier. L’autre allait mourir si elle attendait trop, et elle tentait de distraire son attention pour l’avoir. La nuit serait son amie, et elle pourrait l’avoir à ce moment-là.
Mais... ça faisait tellement de temps depuis... En parler avec Proie ?
Plongée dans ses pensées, la Lamia détourna les yeux.
Lavyscale ouvrit la mâchoire et la flèche partit, surprenant l’hybride qui tenta de l’éviter.
Quitte ou double...
L’air dans ses poumons était frais, léger, la route sous ses sabots relativement plate et ne meurtrissait pas ses boulets. Le ciel était bleu taché de quelques nuages blancs, et le Soleil, haut dans le ciel, dispensait sa douce chaleur sur le monde.
Tout en marchant, elle porta la corne devant ses yeux. Pour le monde, cela n’avait rien de particulier, juste une relique rare et prisée. Mais pour Lavyscale, c’était une source d’information inépuisable. Un autre pas fait dans l’élaboration de son Encyclopédie. Un trophée qu’elle ne lâcherait pas de sitôt.
Si bien qu’elle lui avait attribué une place dans sa ceinture à potion. Et pour joindre l’utile à l’agréable, ça faisait un très bon poignard. Depuis le temps qu’elle aurait dû investir dans une arme de corps-à-corps. Cela lui éviterait des problèmes dans les forêts, par exemple.
Ses yeux descendirent vers son torse. Elle s’était fait faire un plastron en écaille, et il était assez solide. Pas encore de quoi arrêter un Rotmuuk en pleine charge, mais c’était un nouveau pas en avant.
À sa ceinture, elle avait également placé une fiole de poison de Lamia. C’était toujours utile.
La chance était une qualité requise chez les Chasseurs, et Lavyscale avait un talent pour l’attirer. Mais jamais, plus jamais, elle ne se mettrait dans une situation comme celle-là. Si c’est un ennemi, on tire et on ne réfléchit pas.
Mais quand même...
Qu’est-ce que cette Lamia fichait là ?
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