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Hydre -- Le Griffonic

Une fiction écrite par Vuld.

Le Griffonic

La magie devint fluide et glaciale.

Ce fut comme un plongeon. À l'instant où le monde prit forme elle subit le choc, traversa la masse d'eau et cracha lorsque son museau perça la surface. Le ciel apparut au-dessus d'elle, plein de nuages juste avant qu'elle ne replonge, qu'elle se débatte pour surnager.

C'était une eau glaciale, gonflée de vagues, au goût de sel. Ballottée, secouée, prise au dépourvu la jument fouettait l'air et le flot de ses sabots, émergeait quelques instants, quelques instants de plus pour voler un souffle et voir à nouveau ces petits nuages duveteux, si doux et voluptueux dans le ciel d'Equestria.

Son regard avait aussi parcouru l'ensemble de l'horizon, tout autour d'elle, et pour autant qu'elle pouvait dire il n'y avait rien que les vagues et l'écume et l'aspect huileux d'un océan.

L'affolement la gagna. Elle toussait sous l'eau salée, sous le froid mordant. Ses pattes luttaient contre les courants. Son imagination la précipita dans les abysses, sous ses pattes arrières qui battaient furieusement. Elle se voyait déjà à bout de forces. Dans les instants où les vagues l'épargnaient, elle fouillait frénétiquement la mer et le ciel, pour un repère, pour un secours. Et à chaque fois son regard était coupé par l'éclat aveuglant du soleil.

Mais enfin cet éclat fut brisé, la silhouette s'en détachant, énorme, et glissant dans les airs en silence. Une ombre gigantesque s'étendit qui couvrait la jeune jument. Elle plissa les yeux, tant contre les feux du soleil que contre les embruns.

Un dirigeable.

Il volait haut ou, du moins, semblait voler haut pour la licorne. À mesure qu'il s'avançait, passant presque à la verticale au-dessus d'elle, elle put en voir les détails, la proue allégée, dorée et cuivrée, présentant le buste et les ailes d'un griffon. Trois séries de moteurs tout le long du ballon faisaient tourner avec lenteur leurs vastes pales. Tout ce qu'elle pouvait vraiment voir, autrement, était la quille la surplombant complètement, et qui s'apprêtait à la dépasser. Elle réalisa que ce géant aérien ne la voyait pas.

Sunset Shimmer se mit à calculer à toute vitesse, pour estimer la distance, pour estimer ses chances avant de secouer la tête furieusement. À nouveau les vagues la faisaient replonger, à nouveau elle émergea, expirant, cherchant l'air et cherchant du regard le dirigeable juste au-dessus d'elle. Alors, se concentrant, la jeune licorne fit luire sa corne, puis l'embrasa, et la magie dégagée sembla même briser les vagues autour d'elle.

Elle se téléporta, disparut dans un clignement d'oeil pour reparaître dans les airs, désorientée, l'eau autour d'elle s'abattant déjà dans le vide et elle avec. Le ballon du dirigeable, tout de toile brune, formait un vaste sol au-dessous d'elle.

Ce ne fut pas le coussin qu'elle espérait. La structure était rigide et seule la chance lui évita d'atterrir droit sur l'armature. Même alors la toile tendue fut trop solide, pareille à du sable humide et compact. Elle frappa le ballon sur le côté, voulut crier de douleur mais ses poumons s'étaient vidés au choc. Il n'y avait rien à quoi se retenir, rien que la toile tendue, en pente toujours plus raide à mesure qu'elle roulait, culbutait tout du long, vers le bord. Elle réalisa avec une clarté horrible ce qui l'attendait.

Puis elle vit les pylônes d'un des moteurs, quelques dix mètres en arrière du ballon, alors qu'elle les dépassait, et elle vit les pales tourner avec cette lenteur molle et morne. Elle vit deux silhouettes derrière les pales, deux pégases peut-être, filant dans la distance, et elle chercha à garder les yeux sur eux, en vain, un nouveau choc contre la toile, le dernier, la faisant tournoyer dans le grand vide au-dessous d'elle. Bousculée, elle saisit une fraction de seconde la baie vitrée devant elle, à presque vingt mètres, derrière laquelle de petits poneys en costumes et en robes semblaient danser parmi des tables nappées et des chandeliers de cristal.

Deux pattes acérées la saisirent sans encore la porter et elle sentit contre son dos un poitrail de plumes s'y plaquer. Sunset Shimmer tourna la tête et vit le griffon qui la tenait, plutôt maigre, taché de suie, le bec bossu vers le haut et le plumage poivre et sel. Une autre paire d'ailes battit à côté et elle vit l'autre griffonne, également sale, l'observer en silence. Tous deux portaient une livrée assez riche, habits rouges et bleus à boutons cuivrés qu'ils portaient mal, ouverts, laissant le vent battre et jouer avec, et qui étaient tachés.

La chute prit fin, les griffons redressant leur vol pour revenir en un large arc du côté du dirigeable. Toujours désorientée, le souffle court, Sunset Shimmer put enfin voir les trois ponts du bâtiment : le plus haut, presque entièrement vitré, richement paré ; le second fait de larges hublots décorés d'entrelacs et le dernier, quelques mètres au-dessus de la quille, dont les hublots espacés n'étaient à cette distance que des cercles de cuivre. À l'avant, au-dessus de la proue, semblant isolée se détachait à peine le poste de pilotage. La jument de flammes s'attendit à ce qu'on l'y emmène mais, à la place, les griffons virèrent encore et se laissèrent porter vers la poupe, tout à l'arrière, presque à hauteur des ailerons.

« Merci. » Souffla Sunset. « Pour m'avoir sauvée. »

« On fait notre travail. » Répondit la griffonne avec un faux sourire. « Vous z'inquiétez pas madame, on sera à bord dans un instant. »

La jeune jument soupira encore et osa regarder l'eau défilant en-dessous d'elle, à presque deux cents mètres de distance. Les vagues n'y étaient plus qu'un frémissement sur une surface autrement calme, comme immobile.

Trois autres griffons avaient pris les airs et battaient des ailes près de la passerelle ouverte où d'autres membres d'équipage, tous dans cette livrée rouge et bleue pompeuse, se portaient à leur rencontre. Elle vit tout cela puis se sentit tirée sur le côté, le griffon qui la tenait se déportant en un angle serré pour l'amener au-dessus de la passerelle, prêt à l'y poser quand un des marins à bord l'interpella et lui fit signe d'avancer encore. Grommelant, le griffon repartit à grands coups d'ailes, comme pour se dégager, puis revint et laissa les sabots de Shimmer toucher le sol métallique tout en bout de la passerelle, à l'intérieur.

Elle se laissa tomber au sol, encore tremblante et secouée, et se retourna pour voir le griffon qui l'avait portée repartir aussi sec.

« Vous nous avez fait une peur bleue, madame. » Lui dit un grand griffon à l'air fier, portant un cordon et un sabre d'apparat à la ceinture. « Lieutenant Strom, pour vous servir. Si vous le permettez, madame, je vais vous raccompagner au pont principal. »

Sunset Shimmer le jaugea rapidement. Puis, abandonnant ses pensées, elle se permit de se renfrogner poliment.

Et comme pour se faire comprendre, elle se permit de s'ébrouer, avant de lui jeter un regard offusqué et presque méprisant.

« Oh. » Dit le lieutenant, sans broncher malgré les gouttes d'eau qui lui avaient volé au visage. « Je fais chercher une serviette à l'instant. Et préparer du thé chaud. »

Il se retourna mais déjà les autres griffons se répartissaient les tâches et deux d'entre eux coururent, toutes ailes repliées, le long de la soute pour descendre par la trappe. Un autre marin se permit de s'approcher, de s'éclaircir la gorge et de présenter au lieutenant une couverture un peu rugueuse, assez sale, qui fit frémir le plumage de l'officier.

« Vous n'y pensez pas, voyons ! » S'insurgea-t-il. « Je lui donnerais plutôt mon uniforme que ce chiffon plein de crasse ! »

Piquée, Sunset Shimmer voulut intervenir, mais se retint. Elle se contenta de gronder intérieurement tandis que le griffon ainsi rabroué haussait les épaules et s'en retournait dans la pénombre de la cale. Derrière eux le reste de l'équipage relevait la passerelle, jusqu'à ce que celle-ci se referme et qu'il ne reste plus que la lumière des lampes à lucioles.

« Je vous en prie, » reprit le lieutenant en désignant la trappe à Sunset Shimmer, « ce lieu est réservé à l'équipage. »

« Bien sûr. » Observa Shimmer. « Je m'en voudrais d'empiéter. »

Son ton moqueur ne sembla troubler aucun des lieutenants présents. Elle se rembrunit. Ils y étaient habitués. Peu importait quel Equestria ce pouvait être, la jument ardente le portait déjà en haine. Elle aurait voulu abandonner son attitude hautaine mais, le museau bien levé, suivit le lieutenant jusqu'à la trappe et, la première, en descendit les marches.

En bas s'étendait un long couloir qui, à son sens, devait aller d'un bout à l'autre du dirigeable. Elle posa les sabots sur le tapis pourpre, frissonna de plaisir en le sentant moelleux et épais, et observa les bustes et les tableaux alignés. Levant les yeux, la jeune licorne observa le plafond assez haut, légèrement bombé, qui se donnait de petits airs de palais. La soute à marchandise, au-dessus de leurs têtes, devait s'étendre encore sur une bonne distance. Elle n'en savait rien.

Une griffonne en livrée s'approcha avec, à une patte, une grande serviette blanche, propre et touffue, pliée avec soin. Mais plus que la serviette, Shimmer regardait cette servante qui s'appliquait à marcher droit, sur trois pattes, et à ne pas ciller, avec une sorte de fierté digne. Son uniforme de service était impeccable.

La griffonne s'arrêta aux côtés de la jeune jument alors même que derrière elle le lieutenant la rejoignait et que l'escalier, après lui, se relevait pour se fermer. Elle déploya la serviette, la fit passer derrière la nuque de Shimmer et commença à frotter, avec soin, pour sécher le crin de la jument. Au loin, cette dernière entendit des rumeurs de mondanités.

« Je suppose qu'après cet incident vous voudrez vous plaindre au capitaine » reprit le lieutenant. « La Griffin AirLine est bien évidemment prête à vous dédommager. »

« La Griffin AirLine… » Ne put s'empêcher de songer Shimmer à haute voix.

« … est prête à vous dédommager. » Confirma poliment le lieutenant. « Si je peux me permettre, à l'instant il vous faut du thé chaud, une douche et du repos. Le Griffonic arrivera en Escurie dans la soirée, vous pourrez alo- »

Elle le coupa, d'une voix blanche.

« Le Gr-griffonic ?! »

****

Tout ce qu'elle avait écouté après cela était flou. Le lieutenant s'en partait, la laissant en compagnie de la servante qui, à présent, se tenait sur le côté, en chienne de faïence. Sunset Shimmer, enroulée dans sa serviette blanche, tremblait encore.

Partout où se portait son regard, il lui semblait voir un tombeau.

Alors, pour l'oublier, elle se raccrochait à sa situation. Aux préoccupations de l'instant. À la légère douleur dans tout son corps. Elle tourna le regard vers la griffonne, plumage blanc tacheté de brun, la crête aplatie au point de pendre sur ses petits yeux de rapace.

« Madame ? » Demanda celle-ci, d'un ton soumis, en percevant ce regard.

Shimmer grogna pour elle-même, puis reprit un ton hautain : « Je ne tiens pas à regagner ma cabine tout de suite. »

« Madame, » s'étonna la griffonne, « vous venez de faire une chute. Vous tremblez encore et vous avez des contusions. Vous devez être sous le choc. Le plus sage est de vous mettre au lit dans l'attente d'un docteur. »

« Certainement pas. » S'indigna Shimmer. « On m'a promis un thé chaud. »

« Il sera porté à votre chevet. »

« Je ne souffrirai pas qu'on me traite en indigente, » elle exagérait le ton, « et je préfère oublier ce désagrément en bonne compagnie, plutôt qu'à me morfondre dans un cagibis ! »

La servante tressaillit, puis se reprit et cacha l'expression ébouriffée qui lui avait gonflé les plumes au mot de "cagibis". Elle hocha la tête, se leva et invita la jeune licorne à la suivre.

Plus loin et sur les côtés de la coursive s'ouvraient des escaliers de bois plaqué, assez légers, tournant pour descendre et d'où montait une ambiance assez festive, étouffée par l'angle. Sunset ne put s'empêcher d'y jeter un bref regard, persuadée qu'on la ferait descendre, et elle supposa aussitôt que la servante devant elle l'avait vue faire. Mais la griffonne continua de son pas digne jusqu'à un couloir plus étroit, portant quelques petits pots de fleurs en plus des tableaux, et s'ouvrant au bout sur les baies vitrées.

Ils partirent à gauche. À peine avait-elle franchi le couloir, entrant dans la longue pièce largement boisée, emplie de tables et de tabourets, qu'une mélodie s'éleva et la fit se tendre. Elle tourna aussitôt la tête et vit, dans leur coin, trois griffons tenant leurs instruments, le premier laissant déjà glisser l'archet sur son violon tandis que les autres attendaient, dans leurs costumes noirs. La servante, elle, était partie de l'autre côté, vers un comptoir où le serveur l'écouta parler de thé chaud et, hochant la tête, s'éloigna vers une porte derrière un rideau d'ocre sec.

À part Sunset Shimmer, il n'y avait personne.

« Madame n'aime pas la musique ? » Demanda la servante en revenant vers elle.

La jeune jument n'arriva pas à dire si cette remarque était une raillerie déguisée. Elle se sentit percée à jour. Sans doute, une vraie passagère ne se serait pas laissée surprendre. Pourtant ce n'était pas ce qui la dérangeait le plus. C'était de la gêne, presque un remords d'avoir forcé ces musiciens à jouer.

« La mélodie est plutôt sèche, » observa-t-elle, « une musique de chez vous ? »

Son ton intéressé sembla plaire à la servante qui se détendit, son bec laissant deviner un fin sourire fier. Les trois musiciens jouaient à présent et leur musique sembla s'animer un peu plus, comme si eux aussi avaient entendu la remarque.

« Second vol, » dit la griffonne, « du grand Friedrich. Votre thé arrive, si vous voulez bien prendre place. »

Et elle désigna une table, proche de la baie vitrée, vers laquelle Sunset Shimmer se dirigea sans discuter. Elle avait relâché son jeu, abandonné son attitude hautaine pour trotter un peu plus sereinement, comme si, le malentendu passé, elle reprenait le contrôle. La servante lui tira le tabouret, la laissa s'asseoir puis la remit en place à l'instant où le serveur, revenant avec un plateau sur son dos, déposait la coupe et la tasse devant elle.

« Thé de germandrée, madame, ou thé de narcisse ? »

« Narcisse, je vous prie. » Dit-elle avec une petite grimace amusée. « Vous pouvez m'appeler Sunset Shimmer. »

Le violoncelle manqua un mouvement, faisant grincer les cordes dans l'air. Elle tourna la tête mais le trio de griffons continuait de jouer, détachés de tout, et la mélodie avait repris son cours sec et rythmé. Le thé fumait à présent dans la tasse ; elle resta encore une seconde à chercher sur le visage des musiciens un indice quelconque avant de s'en détacher.

Dès la première gorgée, Sunset Shimmer sentit la douleur dans tout son corps se raviver. Ses pattes et ses flancs la brûlaient, sa tête était lourde. Il y avait là surtout de la fatigue, de la peur, des souvenirs de chute en désordre que son esprit avait figés. Elle se força à boire encore un peu avant de reposer la tasse.

« Merci. J'avais… j'avais besoin de ça. » Admit-elle.

Et elle regarda tour à tour les deux griffons à ses côtés, et se rappela soudain où elle était. Son visage changea brusquement d'expression pour de la crainte.

« Reposez-vous, madame. » L'encouragea la griffonne. « Plus rien ne vous arrivera. »

« Oui… vous avez raison. » Se força à dire la licorne. « Après tout, » sourit-elle, « c'est le Griffonic. Personne ne pourrait faire tomber ce géant… »

Dehors, par la baie, elle pouvait voir le jour se prélasser avec ses petits nuages blancs parsemés paresseusement jusqu'à l'horizon. L'océan paraissait lointain, anodin. Elle reprit la tasse, y but sans coeur, soulagée en entendant le serveur s'éloigner.

Ses pensées furent brisées par des rumeurs venant du couloir, et bientôt par la voix d'un griffon assez fier, portant le bouc sous son bec, d'épais sourcils et un plumage jauni aux pointes. Son complet de fête un peu large lui donnait des airs comiques qui apaisaient un comportement autrement sévère et fébrile. À sa suite venaient plusieurs poneys, tous richement parés, curieux et amusés.

Le nouveau venu, jusqu'alors véhément, se tut en voyant Sunset Shimmer à la table. Il bomba le torse, s'approcha, suivi par les autres passagers, et gagna les côtés de la jeune licorne pour la toiser, l'air presque maussade.

« Alors comme cela vous êtes tombée. » Dit-il simplement.

Sentant poindre la colère, Sunset se contenta de porter la tasse à nouveau à ses lèvres, juste pour les humecter, sans aucune envie de boire. Pourtant, se dit-elle, le goût du thé était particulièrement agréable. Exotique.

« J'aimerais que vous m'expliquiez comment on peut tomber du Griffonic, je vous prie. » Reprit le griffon, ulcéré par le calme de son interlocutrice. « Les hublots ne s'ouvrent pas, il n'y a pas de trappe, pas de sabord, seulement deux passerelles qui sont verrouillées et réservées à l'équipage. À moins que vous ne sachiez vous téléporter, 'madame', votre histoire n'est qu'une médisance à l'encontre du Griffonic. »

Sunset eut un sourire fin.

Sa corne s'embrasa. Le flot soutenant la tasse à ses lèvres diminua à peine tandis que, dans un éclat et un claquement, le griffon se retrouvait deux tables en arrière. Des exclamations suivirent et la musique cessa plusieurs secondes, dans un véritable déraillement, avant de reprendre. La servante elle-même, pourtant stoïque, avait sursauté, et gardait toujours le bec grand ouvert, ses petits yeux écarquillés.

« Je n'aime pas qu'on me dérange quand je bois mon thé. » Fit observer Shimmer.

« Je vous interdis… » s'étouffa le griffon, déboussolé, « … ça ne se fait pas ! » Mais sa voix s'était réduite presque à rien. Il se forçait à s'indigner pour maintenir les apparences. On le plaignait un peu, mais les passagers s'approchaient à présent de Shimmer pour lui parler, lui demander ce qu'était cette rumeur et ce qui s'était passé, et par quel talent elle savait téléporter les griffons avec une telle facilité.

D'autres griffons entrèrent alors, dont le lieutenant aux côtés d'un rapace imposant, au plumage de poudre, l'aspect lourd, portant deux cordons et une épaulière, également un sabre et sur sa tête une casquette haute, avec deux petites ailes cuivrées.

Ce griffon s'avança, fendit la foule et demanda d'une voix forte mais mesurée aux passagers de bien vouloir se retirer. Il promit de les informer et tandis que les poneys s'éloignaient, avec de derniers mots et regards pour la rescapée, le griffon jeta un regard pesant sur celui qui avait été téléporté tantôt et qui se tenait encore dans la pièce, sans avoir bougé.

« Cela vaut pour vous, Maxim. » Dit-il plus durement.

« Capitaine, cette affaire me concerne. Personnellement ! » Se défendit le griffon.

Le capitaine ne broncha pas. Tous deux se défièrent du regard, assez pour mimer une passe d'armes muette que l'officier remporta sans mal, son congénère détournant enfin les yeux et pestant pour repartir, non sans un coup d'oeil à la jument et sa crinière ardente, toujours assise à sa table. Il grommelait encore dans le couloir quand le capitaine se retourna vers les trois musiciens pour leur dire de s'en aller également.

La musique cessa.

« Bien. » Dit le capitaine avant de s'approcher de Sunset Shimmer. À sa suite venait le lieutenant, ainsi qu'un autre griffon en livrée et portant un haut chapeau à plume bouffie. Deux autres membres d'équipage, aux chapeaux identiques, se placèrent en garde devant le couloir. Des gardes, songea Shimmer.

« Navré de vous déranger, 'madame', » commença le capitaine en dépassant Shimmer pour lui faire face, « mais je dois vous poser quelques questions. Pour le livre de bord. »

Son ton étouffait une certaine agressivité qui fit se hérisser le pelage dans la nuque de la jument. Elle reposa la tasse à présent vide et, confiante, plongea son regard dans le sien.

« Faites. »

Avant qu'il ne puisse enchaîner, cependant, l'un des musiciens avait approché la table et presque forcé son passage face à la servante qui, toujours présente, avait voulu lui barrer la route. Le griffon, violoncelle en main, ignora les regards courroucés des soldats et, à peine aux côtés de la jeune licorne, il fit soudain une révérence un peu maladroite, jusqu'à coller sa poitrine et son bec contre les lattes de bois du plancher.

« Excusez-moi, votre grandeur, je voulais juste remercier Sunset Shimmer, l'élève personnelle de la princesse Celestia, pour avoir apprécié notre humble musique. »

Et, sans attendre, comme craintif, le griffon s'effaça vite pour se dépêcher de rejoindre ses deux compagnons à l'entrée du couloir, qui lui jetaient des regards éperdus.

Le capitaine était sans voix. La servante, sonnée, fixait un point au-dessus de la crinière de Shimmer en tentant vainement de se reprendre. Puis le lieutenant, dans le dos de la licorne, se mit à glousser, une aile sur son bec pour étouffer son rire qu'il coupa vite sous le regard de son supérieur furibond.

Ce dernier tourna à nouveau les yeux sur la jeune jument. Elle, tranquille, lui offrait désormais un sourire moqueur, presque supérieur. Il ne sut pas comment réagir.

« Je n'étais pas au courant qu'un membre aussi 'éminent' du palais royal de Canterlot était à bord. » Se défendit-il, soupçonneux.

« Je ne vous en veux pas. » Se moqua la jument.

Le capitaine jeta un bref regard à son lieutenant, comme pour chercher conseil, et sans doute n'en trouva pas de bon car il se renfrogna encore plus. Il rajusta sa casquette, son épaulette puis le col de son uniforme avant de parcourir la jument du regard, de haut en bas. Le soupçon laissait place à l'inquiétude, peu à peu.

« Et je pourrai demander à votre éminence de ne pas 'ébruiter' inutilement sa 'péripétie' au reste des passagers ? » Tenta-t-il plus doucereusement.

Shimmer allait accentuer son air moqueur, mais le brisa soudain et, avec aplomb, presque un tremblement poignant dans la voix : « Capitaine Alexander, le Griffonic est le joyau de vos royaumes et la fierté de son équipage. Je ne me permettrai que des compliments. »

Un sourire immense apparut sur le visage du capitaine, qui sembla fondre de bonhommie :

« Dans ce cas, » lança-t-il, « qu'on lui donne la suite royale ! »

****

Les bourrasques de vent régulières faisaient battre sa crinière de flammes, puis devant elle, onduler la surface de la baie. L'ombre du Griffonic la surplombait, la masse du dirigeable couvrant le ciel, majestueux à en faire tourner la tête. La proue faisait face à l'île d'Escurie, les ailes de cuivre du griffon se déployant avec fierté. Les pales aux nacelles continuaient de tourner avec lenteur, à vide, et de même le mât éolienne où le géant était amarré faisait tourner ses trois pales pareilles à des pétales avec une grâce équestre.

À cette heure le soleil dardait des feux rougis à l'horizon, mais alors que toutes les ombres s'étiraient et s'effaçaient dans les premières ténèbres, celle du Griffonic s'entêtait encore à rester, ne s'échappant qu'à contrecoeur en avant et sur les terres.

Cette ombre immense qui peu à peu se faisait absorber couvrait encore quelques mètres d'eau sur la baie.

Sunset Shimmer s'était placée à la frontière entre ombre et lumière et, sans attention pour l'animation autour d'elle, des griffons qui portaient les caisses, des roulements sur le pavé et des passagers s'éloignant du côté du port même ou plus haut parmi les prés, la jeune licorne de son côté se contenta de se pencher au plus près de l'eau et de la toucher du bout du sabot.

Du côté où l'ombre ne portait pas, le sabot s'enfonça dans une froide et banale. Refaisant de même du côté ombragé, Sunset sentit la magie vibrer et onduler sous son ongle, et regarda de ce côté son reflet se troubler.

Un portail gigantesque.

Elle releva les yeux vers le géant aérien et murmura pour elle-même, songeuse et frustrée. Et elle ne savait que penser. Le Griffonic, dans toute sa gloire, allait appareiller demain à l'aube pour son dernier voyage. Sunset Shimmer secoua la tête, voulut reporter son attention ailleurs mais, encore et encore, la même idée revenait. C'était la veille d'un drame.

Son regard saisit soudain, parmi les griffons occupés au chargement, celui plutôt maigre, au bec bossu, qui l'avait secourue plus tôt dans la journée. Il travaillait sans relâche, portant et déposant les sacs sur la barge avec une force que sa carrure ne laissait pas deviner. Malgré le labeur, les travailleurs discutaient, s'échangeaient des bons mots et quelques sourires. La fraîcheur du soir aidant, ils parlaient de ce qu'ils feraient cette nuit-là, parlaient de se baigner. Elle saisissait leurs propos parmi les rumeurs du travail, comme des bribes, écoutait tout cela comme elle aurait écouté un disque d'archive sur un phonographe.

L'ombre du Griffonic s'évadait déjà, ne frôlant plus que les abords de l'eau. Son reflet affichait une expression douloureuse.

La jeune licorne se leva, se décida et alla au trot rejoindre cette troupe juste au moment où, les derniers sacs sur la barge, celle-ci partait pour le milieu de la baie, les laissant en partie désoeuvrés. Là-bas, sous le géant, la seconde barge vidée revenait de leur côté.

Un griffon la vit approcher, fit signe aux autres et tous s'arrêtèrent pour se tourner vers elle. Puis, lorsqu'elle fut à leur hauteur, indécis, ils se mirent à poser la patte au sol, à s'abaisser, à courber la tête. Elle fronça les yeux.

« Arrêtez ça, c'est ridicule. » Dit-elle sèchement. « Toi. »

Le griffon au bec bossu, surpris, pointa une serre sur son torse. Elle hocha la tête et ne le lâcha pas des yeux, mais une sorte de gêne s'empara d'elle, qui fit siffler un des travailleurs.

« Je voulais te remercier encore. Plus convenablement. Tu sais, pour m'avoir évité la noyade. » Elle chercha ses mots. « Donc merci. »

« Eh, de rien. » Le griffon haussa les épaules.

« Oh ce n'est définitivement pas rien. » Statua Shimmer. « On m'a proposé de me payer. Tu sais, parce que j'ai failli me noyer et toutes ces choses. Mais bon, je vis dans un palais et caetera, et je me disais que tu le méritais plus que moi. »

Il pencha la tête, semblant ne pas comprendre, et elle manqua de soupirer face à cet air presque bête, mais enfin il sourcilla, comme un déclic, et dit : « Ah. » Et : « C'est sympa'. »

Une griffonne que Shimmer reconnut comme son ailière se jeta sur lui pour faire face à la jeune jument : « Ehla, il était pas seul ! Si vous avez de l'argent à jeter sur cet incapable j'en veux ma part ! »

Les autres allaient s'y mettre mais il rejeta sa camarade d'un geste un peu énervé, « Ça va ! » et se détourna, le regard sur la seconde barge qui revenait. Shimmer le vit faire, se sentit agacée, incapable de dire s'il acceptait ou refusait, encore plus agacée qu'il ne la regarde plus. Mais elle se rappela aussitôt ce qui la motivait et, avec une patience qu'elle n'avait pas, elle se tourna vers les autres griffons.

« Qu'est-ce qu'il a ? »

Le travailleur le plus proche prit une mine sombre. « Il reste à terre, voilà ce qu'il a. Votre altesse. » Rajouta-t-il précipitamment, comme pour ne pas manquer de respect.

Elle sentit son coeur se gonfler, soulagée, sentit le sourire grandir et éclairer sa face, tenta en vain de le réprimer. C'était de la joie, de la vraie joie comme elle n'en avait plus ressentie depuis longtemps. Le griffon allait rester à terre. Sa réaction fit se renfrogner les griffons autour d'elle mais Shimmer s'en moquait. Il ne serait pas du voyage.

« Pourquoi ça ? »

« L'a aidé une damoiselle, voilà pourquoi. » Reprit le travailleur. « Alors, pour pas que ça lui monte à la tête, on lui donne une prime et on le remercie. Lui en voulez pas s'il est grognon. »

« Aye, » reprit la griffonne, bien moins enjouée qu'avant. « On nous a posé des questions, et c'te tête de gland a dit que vous aviez dit merci. Le capitaine en loupe pas une. Il a dit, pas de ça, et il l'a renvoyé. Puis il s'est tourné vers moi et j'ai juré mes plumes que j'étais même pas là. »

La jeune jument était trop contente pour vraiment compatir.

Elle demanda : « Mais il n'a plus à dormir en cale ? Il n'a plus à porter de sacs. Ce n'est quand même pas si terrible. »

« C'est le Griffonic. » Soupira l'intéressé en levant la tête presque à la verticale, sur la proue du géant. Sa voix se faisait dure, grondante. « C'toute ma vie. »

« Mais tu vas vivre ! » S'emporta la jument.

À peine le poids sur son coeur parti, ces mots dits, elle se rendit compte de leur effet. On la regardait avec étonnement, sans comprendre et à défaut de comprendre l'étonnement laissa place à une certaine hostilité. Les griffons ne répondirent rien, leurs regards sur elle, pareils à une bande de busards. Elle hésita à insister, elle hésita à reculer, refusa de reculer. Sa propre expression se durcit, confiante.

Juste à cet instant, rien qu'à cet instant, elle avait pu dire ce qu'elle avait sur le coeur. Partez, fuyez, vivez, ne montez pas dans ce sarcophage. Le Griffonic, fierté griffonne, portant les espoirs des royaumes, va s'abîmer au large d'Escurie demain après-midi à seize heures quatre. Un incendie, des cellules non ignifuges, un défaut de structure à l'avant qui a brisé le géant en deux, comme une brindille. Plus de trois cents passagers, douze survivants. Il ne fallait pas que ce soit arrivé. Pas en Equestria. Pas dans son monde.

Mais les travailleurs, toujours silencieux, ne savaient rien de cela. La seconde barge revenue frappa contre le rebord de pierre. On lança les cordes et les griffons se remirent au travail, comme ignorant désormais la présence de la licorne parmi eux.

Elle s'était retenue de dire un mot de plus.

Son trot pour s'éloigner fut presque une cavalcade. « Il va vivre, et il se plaint ! » Pesta Sunset Shimmer. Elle se sentait mal à présent, sans savoir pourquoi, elle se sentait horriblement coupable. « Il me remerciera. » Dit-elle encore, la tête basse, en ralentissant le pas.

De ce côté-là de la baie se trouvaient les chars, trois alignés, les harnais pendant à vide, attendant des passagers à ramener à bord. Elle gagnait ce côté-là, toujours ruminante, et s'arrêta pour regarder les uniformes rouge et bleu, à boutons de cuivre, et elle fut saisie. Presque par réflexe, elle s'était apprêtée à rembarquer sur le géant.

« Ah, madame Shimmer ! » Lança une voix fébrile.

Elle se retourna et vit approcher le même griffon dans son habit de fête trop grand, qui lui donnait un air burlesque. Le griffon revenait de la ville, l'air ennuyé, aussitôt pétillant et encore piqué par la présence de la jument.

« Je dois m'excuser, bien sûr, » expédia-t-il en passant devant elle pour gagner le bord de l'eau et se retourner, « j'ai parlé sur un coup de sang. Maxim Grad, pour vous servir, » dit le griffon en s'inclinant.

« L'ingénieur qui a dessiné le Griffonic. » Souffla Shimmer.

Maxim sourit : « Ma réputation porte donc bel et bien jusqu'à la cour de Canterlot ! Je me suis battu bec et serres pour que ce rêve devienne réalité, s'il vous plaît, et ce dirigeable est mon enfant. J'ai juste été un peu trop protecteur. »

« Ou pas assez. »

« Sans doute. » Approuva l'ingénieur sans comprendre la remarque. « Vous êtes le premier poney que je rencontre qui ne cherche pas à persifler sur mon travail ! Nous avons gagné l'Escurie en trois jours, nous serons à Manehattan demain soir -- nous y serions au matin sans cette escale inutile -- et on continue de me dire que le Griffonic est lent ! C'est proprement insupportable. Insultant ! »

Elle ne chercha pas à le disputer. La jument ardente s'était approchée à son tour pour faire mine de regarder le géant, puis le large au bout de la baie d'Escurie.

« On m'a dit que le Griffonic utilisait de l'hydrogène. » Glissa-t-elle.

« De l'hydro- » Maxim manqua de s'étouffer, la foudroya du regard puis, soudain, partit d'un grand rire. « Ah ! Évidemment, si on colporte des calomnies ! Non madame, le ballon n'est pas plein de gaz et les moteurs ne sont pas à charbon. » Statua-t-il d'un ton complice.

Shimmer, prise de court, le regardait avec de grands yeux, ce qui plut énormément au griffon. Ce dernier fit un geste de sa patte acérée, théâtral, pour reprendre.

« Deux cent huitante mille mètres cube de nuages, madame ! Et avec deux cent huitante mille mètres cube nous arrivons à soulever vingt-et-une mille tonnes ! Vingt-et-un mille deux cent vingt-quatre pour être précis. Record mondial, madame ! Aucun dirigeable équestre n'arrive à un tel ratio ! » Il regarda encore la licorne abasourdie et profita pleinement de son effet. « Quant aux nacelles, elles sont à magie, alimentées par des pierres précieuses. Le fameux "charbon" sert à chauffer l'eau des bouilloires pour faire grimper et descendre le dirigeable. »

Il continuait, donnant sa leçon, aiguillonné par les grands yeux écarquillés de la jeune jument. Sunset Shimmer, ébranlée, restait sans voix face à tout cela.

« Mais… » balbutia-t-elle « … mais enfin… et la coque rallongée de vingt mètres ? »

« Ah, vous êtes renseignée ! » Se réjouit encore Maxim. « Effectivement, le poste de pilotage a été déplacé vingt mètres en avant. C'est une anecdote, mais la couronne a trouvé la proue trop petite. Il a fallu l'agrandir, si bien qu'elle aurait caché la vue à l'équipage ! »

Shimmer tomba sur la croupe, sonnée. Elle jeta un regard désemparé en direction du Griffonic, vers la petite cabine isolée émergeant du ballon, en avant de la coque, et elle se sentit un vertige immense qui manqua de la faire tomber. Tout à son propos, le griffon ne le remarqua pas. Elle se rattrapa avec peine, se secoua et cligna plusieurs fois des yeux pour se reprendre.

Puis une explication émergea dans son esprit.

Un autre univers.

Un univers où le ballon était fait de nuages, où le défaut de conception n'en était plus un. Un univers où il ne pouvait pas y avoir d'incendie, où la coque ne se briserait pas. Elle se trouvait dans un univers, se réjouit-elle, où le géant ne pouvait pas tomber. Et la jeune jument eut presque peur de ressentir autant de joie, par crainte d'être à nouveau détrompée.

« Magnifique. » Souffla-t-elle, et l'ingénieur en l'entendant se gonfla d'orgueil. Elle se reprit. « Ça devrait en rabattre le caquet à plus d'un. Je connais une vieille pimbêche » railla-t-elle faussement en songeant à Celestia « qui disait qu'à la moindre étincelle il y aurait un incendie. »

« Un incendie ! Ah ! » Défia l'ingénieur. « Les médisants n'ont aucune imagination »

« Ils auraient peur de leur propre ombre. »

« Le Griffonic peut même soutenir l'attaque d'un dragon ! Tenez ! Crevez le ballon sur toute la longueur, les seize cellules ! Qu'est-ce qui arrivera ? Eh bien, je vais vous le dire, » sourit malicieusement le griffon. « Les nuages vont s'échapper avec lenteur, et le Griffonic va simplement descendre pour se poser tout en douceur sur l'eau. Rien ne peut faire tomber le géant ! Rien ! » Asséna-t-il avec une certitude flamboyante dans ses petits yeux. « Ce serait comme dire qu'à la moindre bourrasque la cité pégase serait balayée ! »

L'animation, la fougue de l'ingénieur gagna Sunset Shimmer. Le doute pesait en elle, tous ses souvenirs, tout ce qu'elle savait, mais tout cela était contredit par ce qu'elle venait d'entendre. La raison lui disait que c'était impossible, qu'il n'arriverait rien.

Plus elle y songeait, plus il lui apparaissait que c'était, effectivement, un tout autre univers.

« Je crois que je n'apprécierai jamais autant de voir des poneys remis à leur place, quand vous arriverez triomphalement à Manehattan. Ça ne me déplairait pas d'y être. »

« Comment ? » S'étonna l'ingénieur. « Vous ne comptez pas rester ici ? En Escurie ? »

« Bien sûr que non. » Coupa la jeune jument. « En fait, j'ai un service à vous demander… »

****

C'était à nouveau l'océan, vaste et insensible. L'Escurie avait disparu depuis longtemps. Après la brume de l'aube, le vaisseau avait surgi dans un ciel rayonnant qui perdurait depuis. L'ambiance était festive, emplie de tressaillements aux mouvements vifs des violons. On quittait les tables pour se rendre aux salons et on se plaignait de raser les flots, si bas sous les nuages.

Shimmer avait préféré le tabouret aux sofas où les griffons s'étendaient, leurs queues sauvages battant de plaisir après le repas. Le capitaine avait retiré son chapeau pour le poser sur les coussins et, sa crête d'encre enfin libre, il se laissait aller à la complaisance, riait aux bons mots de la table. Le vice-consul s'était retiré plus tôt pour profiter d'un dernier courrier avant que l'île d'Escurie ne soit trop éloignée.

« Vous regardez beaucoup la fenêtre, miss Shimmer. » Fit-il remarquer.

Elle hocha la tête.

« Je suis pressée de rentrer. » Dit-elle sincèrement.

« Vous ne m'en voulez quand même pas vous aussi ! » Le capitaine se pinça le bec. « Le vice-consul n'a toujours pas gobé cette escale, et si nous ne décrochons pas le record de traversée je peux rendre mes cordons. Sans doute, je me suis montré trop prudent. » Il fronça les sourcils. « Mais, quelque titan qu'il soit, je n'allais pas jeter mon vaisseau au coeur de la tempête. »

La jument fit mine de lui sourire poliment. « C'était bien la peine. Vous avez regardé le baromètre, récemment ? »

« Croyez-moi, madame, » sourit le griffon, « ce grain n'est rien face à ce qui nous attendait ! Un rideau de nuages noirs, gorgé d'éclairs, la hantise de tout ce qui vole. »

Un instant le regard de la jument ardente se fit soucieux, presque songeur, mais elle s'apaisa vite et, sûre d'elle :

« Notre ami Maxim Grad est persuadé que le Griffonic serait passé sans mal. »

« Peut-être. » Répondit-il, stoïque. « Mais j'ai à bord un vice-consul et deux neveux du prince. Et désormais l'élève d'une princesse. » Il offrit un sourire chaleureux à cette dernière, avant de reprendre. « La sécurité prime sur tout, et tant que nous sommes en l'air, je suis le seul maître à bord. Je ne risquerai pas inutilement le sort. »

Sunset Shimmer hocha la tête : « Heureuse de l'entendre. »

Déjà elle détournait la tête à nouveau vers la baie vitrée longeant les tables, et vers le ciel au-dehors où déjà les nuages, resserrés, tournaient à la grisaille. Le gros de la tempête passé, les reliquats à sa suite traînaient encore sur la route du dirigeable. Elle se rappela un tableau du Griffonic, dans des ténèbres pareilles à la nuit noire, déchirées d'éclairs, la masse du ballon crevant les trombes, les flammes rugissant.

Tout cela ne l'effrayait plus désormais.

Alors, s'excusant, la jeune jument gagna la baie pour regarder en contrebas les flots de l'océan, toujours aussi calmes d'apparence avec la distance. Elle regardait l'ombre vaste qui formait un ovale découpé net presque à la verticale sous le géant.

L'ombre faiblissait déjà à mesure que le soleil se laissait recouvrir par les nuages. Une goutte de pluie frappa la vitre, presque en face de son museau. Elle en attendit une autre qui ne vint pas, regarda encore au loin devant eux les nuages s'accumuler, rouler et s'obscurcir. Il suffirait de quelques minutes pour que l'orage gronde.

Derrière le capitaine parlait à une jument dans une robe superbe, de vert et de cyan, qui se forçait à rire à chaque mot du griffon. Elle regarda le reste de la pièce, eut envie de sortir. Descendre de deux étages, continuer sa visite du Griffonic.

Décidée, elle revint au capitaine, s'excusa encore et fit savoir qu'elle sortait. Ce dernier proposa de l'accompagner, de la protéger contre la « plèbe » des ponts inférieurs. Elle eut un rire jaune en déclinant.

Puis elle trotta pour gagner le couloir. Derrière elle les quelques conversations et la musique des violons s'étouffèrent rapidement. Une fois dans la coursive, il lui sembla que tout était silencieux.

Elle se dirigeait vers les escaliers quand le capitaine la rattrapa.

« Madame, il faut qu'on parle. » Dit-il sèchement.

Elle le regarda, regarda l'escalier. « Ça peut attendre ? »

Et elle fit mine de continuer, mais il lui barra le passage et, plus fermement : « Non madame. Je vous prierai de me suivre. »

Sunset Shimmer plissa le museau, fit la moue et le suivit nonchalamment.

Tous deux remontèrent la coursive, leurs pas étouffés par le tapis de pourpre, sans que les quelques poneys qu'ils croisaient, amusés et insouciants, ne fassent plus que les saluer au passage. Elle les regardait avec tranquillité, guignait par les autres couloirs, par la seconde paire d'escaliers à l'avant, pressée d'y retourner.

Ils passaient devant les salons où l'ingénieur Maxim parlait des routes commerciales. Sa voix tonnait par le couloir, assez forte pour les atteindre. Elle s'arrêta un bref instant pour jeter un oeil de ce côté-là, espérant le voir, et le vit debout devant tous les poneys, dressé sur ses deux pattes, la serre pointée sur les grandes cartes marines.

Il la vit de même, lui fit signe de venir, l'appela même. Le capitaine surgit derrière elle et lui dit de la suivre. Maxim le vit et son expression changea. Sunset Shimmer se contenta d'obéir.

L'ingénieur courut après eux.

« Où allez-vous ? » S'insurgea-t-il. « Madame, vous devez assister à la discussion. »

« Maxim, » coupa impatiemment le capitaine, « madame est occupée. »

Mais Maxim Grad, après un regard à la jument, gonfla le torse : « Arrêtez de voler dans les plumes des gens à tout bout de champ, Alexander ! Vous n'êtes pas sur un champ de bataille ! Et cette dame, Sunset Shimmer, est mon amie ! »

« Très bien. » Statua en retour le griffon de poudre. « Venez alors. »

Et il fit signe à Sunset Shimmer de continuer. Cette dernière souriait tranquillement, amusée par toutes ces scènes. Elle tenta d'écouter si l'orage tonnait dehors, mais tout était étouffé et au mieux ses oreilles ne saisissaient que quelque mélodie de chambre.

Cependant ils gagnaient le bout de la coursive. Le capitaine fit ouvrir la trappe et tous trois grimpèrent dans les quartiers d'équipage, juste sous les cellules de nuages. Aussitôt la chaleur du pont s'évanouit et les couloirs riches laissèrent place à l'éclat du métal et des pylônes.

Tout au bout de ce nouveau couloir se trouvait le poste de pilotage, derrière une porte boisée.

« Par ici, je vous prie. » L'invita le capitaine.

Elle obtempéra, entra et découvrit une cabine assez étroite, avec une couchette spartiate, un bureau et des cartes, un coffre, quelques photographies, un compas et le baromètre à vide. Sur le bureau jouait une petite pendule à poids. Il était passé quinze heures.

Alexander ferma la porte, dépassa ses deux invités et fit signe à la jument ardente de s'installer sur la couchette. Il avait à présent la patte sur son sabre.

« Madame, je dois vous demander qui vous êtes. »

« Sunset Shimmer. » Dit simplement cette dernière.

Le capitaine secoua la tête. « C'est impossible. Je viens d'avoir une discussion avec miss Littletoe. Cette dernière a rencontré la vraie Sunset Shimmer et m'a affirmé que non seulement celle-ci était toujours à Canterlot, mais qu'elle était une pouliche. »

Il se tut quelques secondes pour scruter la réaction de Sunset. Cette dernière semblait simplement amusée. Le visage du griffon se durcit.

« Très bien. Je prends votre silence pour un aveu. Vous avez donc usurpé une identité, monté clandestinement à bord et abusé de notre hospitalité. Je pourrais vous jeter par-dessus bord à l'instant, 'madame'. »

« Faites. » Le défia Shimmer.

Derrière eux Maxim regardait cet échange, l'air perdu. Il n'arrivait pas à suivre, passait de l'un à l'autre avec son petit regard et tantôt se renfrognait, tantôt écarquillait les yeux, tantôt ouvrait le bec pour le refermer dans un petit claquement.

« Madame, je vous envoie au troisième pont. » Reprit Alexander. « Trouvez-vous une place et faites-vous petite jusqu'à l'arrivée. Vous réglerez ces histoires avec la garde équestre. »

« Non, vraiment, capitaine. » Reprit Shimmer. « Jetez-moi par-dessus bord. Faites-vous plaisir. Je dois rentrer de toute manière. »

Maxim intervint : « Avec l'orage ? Vous n'y pensez pas ! Capitaine, nous ne sommes pas des sauvages ! »

Elle s'amusait de tout cela, songeait déjà à se téléporter. Dehors l'ombre n'avait pas pu complètement disparaître, il lui suffirait d'y plonger. Cette pensée l'aurait fait grimacer, mais elle en avait une autre plus précieuse. Le géant ne tomberait pas.

Puisqu'il fallait partir, songea-t-elle, son sourire s'agrandit encore et, de moqueur, il devint presque amical. Cela prit l'ingénieur au dépourvu et laissa le capitaine insensible. La jument devina qu'il se sentait trahi. Elle lui parla en premier.

Elle fut coupée par un grondement sourd.

Tous trois, surpris, regardèrent autour d'eux les parois de la cabine et, aux aguets, guettèrent le moindre bruit dans ce nouveau silence. Rien ne pourrait faire tomber le géant, se jura Shimmer. Pas cette fois. Son regard devint plus dur que celui du griffon.

Le capitaine s'était saisi de la boussole. L'aiguille affolée tournoyait dans tous les sens. Il ne cilla pas, se tourna vers Maxim, attendant une explication.

« Ce n'est rien, » grogna ce dernier, balayant tout d'un coup d'aile. « Une fusée qui a explosé en soute, peut-être. Vous ne croyez quand même pas qu'un orage arriverait à secouer un bâtiment de trois cents mètres ?! » Et il s'emporta : « Capitaine, avez-vous oublié à bord de quel vaisseau vous êtes ? »

« Maxim Grad ! » Avertit le capitaine, sa voix sifflant à travers le bec.

« C'est le Griffonic ! Record d'altitude à trois mille mètres ! Record de vitesse à cent quarante kilomètres heure ! Record de puissance de vol ! Record de poids, record de taille ! Trois cent deux mètres quarante ! Record de portance avec un ratio de cinquante-cinq point huitante-deux kilos par mètre cube ! »

Un frisson fit se dresser Shimmer.

Elle tourna un regard immense sur l'ingénieur : « Combien vous avez dit ? »

« Le Griffonic se moque de votre orage, capitaine ! »

« Cinquante-cinq pour un ?! » S'étrangla Shimmer. « Vous avez gonflé votre ballon avec des cumulonimbus ! Vous avez utilisé des cumulonimbus ! »

Maxim se tourna vers elle d'un coup, furieux, suffoquant presque. Le regard du griffon était pareil à la foudre.

« Ces techniques sont parfaitement maîtris- »

« Vous ne maîtrisez rien du tout ! » Hurla la jument ardente. « Vous avez condensé trois cent huitante mille mètres cube d'orage sur nos têtes en plein coeur d'une dépression ! »

La boussole alla tomber et ricocher sur le sol métallique.

Un nouveau grondement, plus long, leur fit lever la tête à tous trois. Maxim, le bec ouvert, semblait happer l'air pour parler. Derrière la porte, ils pouvaient entendre les premiers appels de l'équipage, les serres crépitant sur le métal. Le lieutenant Strom surgit, martial et calme, et interpella son capitaine.

« Monsieur, on vous demande sur la passerelle. »

Avec un unique regard pour Shimmer, le capitaine se détacha du groupe.

Il sortit et l'ingénieur, comme étourdi par un coup violent, suivit le mouvement, gagna le couloir pour regarder le griffon et son chapeau ailé marcher à grandes foulées vers la porte de la passerelle ouverte.

Derrière lui la trappe vers la coursive était ouverte. Une luciole s'en échappa, puis une autre, puis une autre encore. Sunset Shimmer sortait à son tour, les dents serrées, les desserra en voyant ce flot d'insectes tournoyer et bourdonner, taper le plafond de métal au-dessus de leurs têtes. Ce n'était même pas de la panique mais de l'instinct. Elle se demanda d'où ils venaient, se rappela les lampes et réalisa soudain qu'ils éclairaient les intérieurs.

La jument cavalcada en bas de la trappe, évita les bris de verre et regarda les poneys inquiets et surpris qui regardaient ce spectacle de lucioles passer et, toujours plus nombreux dans le couloir, qui se demandaient les uns les autres d'où venait toute cette agitation.

Rien ne pourrait faire tomber le géant.

Rien ne devait faire tomber le géant.

Rien.

Elle se précipita à travers les poneys, par le premier couloir, pour gagner la baie vitrée entièrement sombre, seulement éclairée d'instant en instant par les déchirements d'éclairs. Le ciel était d'un noir d'encre. La foudre courait tout du long du ballon et allait lécher le verre, aveuglante.

Sa gorge s'était nouée. Le besoin de hurler, de résister.

Sunset Shimmer se détourna, galopant à nouveau vers la trappe qu'encadraient désormais les gardes griffon. Le lieutenant en descendit, la vit venir au galop, agitée, l'arrêta.

« Madame, retournez à votre cab- »

« La cellule numéro un est percée, » siffla la jument avec rage, « ce n'est pas juste l'orage dehors qui tonne, ce sont les nuages du Griffonic ! À seize heures quatre, l'orage éclate, et vos trois cents passagers seront morts ! »

« Calmez-vous, » demanda posément le lieutenant, « vous êtes hystérique. »

« Faites se poser le Griffonic ! Maintenant ! »

« C'est en cours. » Nota simplement l'officier. « Nous allons amerrir en urgence, et c'est pourquoi j'aurai besoin que tous les passagers retournent dans leurs cabines et se préparent au choc. »

Elle resta là, une seconde, sans voix.

Puis une larme lui vint à l'oeil, mélange de peur et de soulagement. Elle regardait ce griffon qui, fier et solide, accomplissait son devoir sans ciller. Elle regarda ces soldats en garde, avec leurs grands chapeaux à plume, ignorant tout du danger. Et tandis que les lucioles, tapant au plafond, faiblissaient, plongeant la coursive toujours plus dans la pénombre de l'orage, elle regarda tous ces passagers qui pouvaient encore vivre.

Jusqu'au bout, l'équipage avait fait tout ce qu'il pouvait.

Exemplaire.

Mais il était seize heures quatre. Une violente secousse parcourut la coursive de la proue à la poupe, faisant chanceler les poneys, battre les tableaux sur les murs et faire tomber plusieurs bustes. Le lieutenant se retourna, fit signe aux gardes de tenir leur poste et remonta. Sunset Shimmer voulut le suivre. Ne nota pas que les gardes la laissaient passer. Gagna les quartiers d'équipage et, aux côtés du lieutenant, regarda le poste de pilotage, tout au bout.

Il n'y avait plus de poste de pilotage. L'orage l'avait arraché.

****

Voici ce qui s'était passé.

Le ballon du Griffonic, sous l'orage qui le déchirait de l'intérieur, s'était pelé d'avant en arrière. Le dirigeable volait alors à deux cents mètres d'altitude. Sa portance s'effondrant, il plongea vers les flots. Il fallut presque une demi-heure, à seize heures vingt-sept, pour qu'enfin le géant pique et se brise sur la surface fielleuse de l'océan. Entre temps, l'équipage avait lutté. L'orage empêchait tous les courriers et tous les signaux, et il n'y avait plus aucune terre ni aucun navire à portée. Alors ils avaient commencé par isoler les ponts, fermant les grillages. Mais la panique s'était installée partout. Les poneys brisèrent les vitres et, plus bas, les hublots. Il y en eut pour se jeter dans le vide.

Une légende voulait que l'orchestre avait joué jusqu'à la fin, mais la seule mélodie à la fin était celle du tonnerre tonitruant.

Sunset Shimmer s'était avancée jusqu'aux pylônes arrachés pour fixer le vide à l'avant du Griffonic, la mer démontée et l'ombre omniprésente. L'océan n'était plus qu'une masse de ténèbres qui se disloquait, se brisait sur elle-même, dévorante. La jeune jument frissonna. Ce pouvait être le portail. Ou bien le portail pouvait avoir disparu entièrement.

Le lieutenant Strom l'avait rejointe.

« Vous devriez partir, madame. »

« Pour aller où ? » Lui dit-elle sombrement en retour.

Il resta muet. À contempler l'immensité. Les bourrasques et la pluie battante les gagnaient, les giflaient sans pouvoir les faire broncher. Elle le regarda encore, le vit plongé dans ses pensées, dans ces calculs, ce lieutenant devenu capitaine trop vite.

« Vous n'allez pas abandonner ? » Se fâcha-t-elle.

« Bien sûr que non. » Nota-t-il. « La manoeuvre reste la même. Vider les cellules et tourner les nacelles à la verticale. Nous devrons le faire à la force des pattes, voilà tout. »

« Vous voulez dire, dehors. »

« Dehors. » Confirma-t-il sobrement.

Son estomac se noua. Le griffon lui offrit un sourire pour la rassurer, puis se releva tout à fait et, se détournant, rajusta son cordon, fit battre quelque peu ses ailes pour en chasser l'humidité. Le vent faisait voler ses plumes de rapace.

« Strom ! » Lui lança-t-elle tandis qu'il s'éloignait dans le couloir. « Le ballon est couvert de foudre ! Même si vous pouviez voler dans l'orage, vous ne pourrez pas le toucher ! »

« Nous verrons. » Dit-il un peu sèchement. « Le Griffonic et ses passagers sont notre responsabilité. »

« Je pourrais utiliser ma magie, nous téléporter plus bas ! » Lui dit-elle avec confiance.

Il se retourna, puis simplement :

« Non madame, vous ne pouvez pas. Quand bien même vous sauriez déplacer dix-huit mille tonnes sur plus de cent mètres, nous sommes en plein orage. Je préfère risquer la vie de tout mon équipage plutôt que celle de l'élève d'une princesse. »

« Je… »

Elle se tut. Son corps frissonnait. La jeune licorne frappa le sol, agacée de ne rien pouvoir faire et que ce griffon lui donne une leçon d'arcanes. Il sourit encore, comme satisfait, et s'en retourna en direction de la trappe, interpellant les griffons sur son passage.

Sunset Shimmer se précipita après lui, passa devant le lieutenant et l'arrêta du sabot.

« Cinq minutes ! Donnez-moi cinq minutes ! »

« Pour quoi faire ? » Demanda Strom.

« Pour m'approprier un univers. » Répondit Shimmer avec détermination.

Et elle descendit par la trappe.

Au premier pont régnait un calme étrange, fait d'appels, de bruits de sabots et de jeux d'ombres. Les secousses arrachaient à chaque fois des éclats de voix, mais pas de cris ou presque pas. Elle passa au galop, demandant partout aux poneys qu'elle rencontrait, aux griffons de l'équipage s'ils avaient vu Maxim Grad.

On lui désigna le salon, la salle des cartes. Elle s'y précipita, trouva l'ingénieur figé devant les vastes cartes maritimes. Assis. Les ailes pendantes. La jument se précipita vers lui et, au bruit des sabots, le griffon se retourna. Son regard conservait une sorte de fierté meurtrie.

« Ah, c'est vous. » Dit-il, la voix tremblante. « Qui que vous soyez. »

« Pas de temps pour ça, on a un dirigeable à sauver. »

Il eut un petit rire pitoyable. « Nous devions relier deux empires. Les griffons et les poneys, à quatre jours de distance. Nous aurions cessé d'être des étrangers. »

« Arrêtez votre mélodrame ! » Elle s'avança, le força à se reculer, le museau contre son bec. « Est-ce qu'il est possible de démonter la structure ? »

« Quoi ? »

« Déboulonner, découper, peu importe ! Je vous demande s'il est possible d'alléger votre dirigeable de dix-sept mille tonnes en moins de quinze minutes ! »

Le griffon ouvrit grand les yeux, prêt à répondre avec une petite secousse de la tête, puis se figea. « De combien de travailleurs je dispose ? »

« Trois cents. »

« Et ensuite ? »

« Ensuite ? » La jument eut un sourire féroce. « Ensuite je vous montrerai un ratio de cent pour un. »

Le griffon sembla ne pas comprendre, ne chercha pas à comprendre, se dressa et regarda autour de lui un instant. Ses ailes bondirent dans son dos, son plumage se gonfla.

« Je connais jusqu'au moindre câble du géant ! Je l'ai monté pièce à pièce, je peux le démonter ! Et dans quinze minutes, » ordonna-t-il, impérieux, le regard sur Shimmer, « vous me montrerez un miracle. »

Il sortit en trombe, vociférant, et bientôt les gardes se mirent à aboyer leurs ordres également. Sunset Shimmer suivit un instant, vit les passagers hésiter, se regarder, suivre le mouvement. Vider la cale, déboulonner l'armature, toutes les armatures, jusqu'aux murs et aux planchers du Griffonic. Une sorte de zèle s'empara de tous les poneys présents, de tous les griffons, de tous les coeurs. Ils se précipitaient déjà à l'ouvrage.

Elle se précipita par les escaliers, traversa le second pont où les ordres se propageaient à leur tour, fauchant les foules de poneys qui, de simple appareil, sortant de leurs cabines étroites à la lueur de chandelles, se mirent à galoper à leur tour. Sunset Shimmer ne s'arrêta pas encore, pas avant le grillage qui barrait l'accès au troisième pont.

Un griffon portant la livrée rouge et bleu s'y précipitait déjà pour l'ouvrir.

Les griffons derrière, foule hétéroclite, l'air sale et hirsute, grognait et tremblait, criait pour savoir ce qui se passait. Ils allaient se précipiter en avant mais, à la vue de Shimmer tous s'arrêtèrent, crièrent à ceux derrière d'arrêter de pousser.

Elle leur fit face, repéra parmi eux un bec bossu, détourna le regard pour englober la foule.

« Combien vous êtes ? »

Ils se regardèrent, et il y eut des réponses qui se chevauchèrent : « Cent ? Cent cinquante ? » Le nombre fit sourire la jeune jument.

« Allez aider à alléger le géant. Dans un quart d'heure, chacun de vous devra soulever cinq tonnes. »

Des secousses parcoururent tout le second pont, manquant de faire tomber Shimmer. Elle crut que c'était l'orage, mais c'était l'équipage se débarrassant de la proue. La foule devant elle, les poneys derrière elles, des deux côtés s'élevèrent les rumeurs. Puis ils s'élancèrent et la foule des griffons alla s'emparer de tous les ponts pour participer à l'effort.

Tout le fret embarqué, quelque huit mille tonnes, était jeté par-dessus bord. On vidait l'eau après avoir noyé le charbon. Des files emportaient le mobilier tandis que les poneys arrachaient jusqu'aux planches pour les amener aux baies et les jeter dans l'océan. Les secousses interrompaient ce travail de ténèbres, les licornes faisant luire leurs cornes, les griffons portant les lampes restantes où les lucioles tapaient dans tous les sens. Le géant était alors encore à plus de cent mètres de la surface et commençait à piquer.

Mais enfin Maxim revint, maître parmi ses troupes, et ordonna à tous d'aller se réfugier dans les ponts inférieurs. Le lieutenant Strom mena tout ce qui avait des ailes au troisième pont tandis que Shimmer, avec le reste des passagers, allait s'abriter. En haut, les quelques marins restants firent sauter les derniers points de structure.

Tous les pylônes, toute la tenture, les nacelles, les câbles, les soutes, les nacelles, les cheminées, tout fut emporté d'un coup comme un toit par la tempête. Le géant, dans un déchirement d'agonie, se fit arracher son ballon.

La secousse jeta tous les poneys à terre et, au dernier pont, tous les volants.

Mais le lieutenant Strom, se relevant déjà, sonné, et sentant le vertige de la chute alors que le géant tombait, hurla de tirer. Deux cents paires d'ailes se mirent à battre avec une énergie folle pour combattre la chute de près de mille tonnes. L'orage, la condensation de nuages enfin pleinement libérés, éclata avec furie, là où aurait dû se trouver le Griffonic. La secousse manqua de briser l'effort mais les griffons continuèrent de battre avec énergie, avec fureur, et les pégases à leurs côtés. Parmi les gémissements, tapie au sol, Shimmer vit les licornes autour d'elles, presque par instinct, déployer leur télékinésie.

L'effort lui sembla infiniment futile, mais elle ajouta sa magie aux autres.

Enfin la coque s'abattit dans le fracas de l'océan.

Shimmer se sentit écrasée, ouvrit les yeux et la bouche pour respirer, pour sentir l'eau aussitôt s'y engouffrer et la noyer. Elle paniqua. Elle vit au-dessus d'elle l'ombre noire de la coque se découper dans les flots, dans la distance. Puis elle sentit la magie du portail peu à peu l'attirer vers le fond et la sensation d'étouffement laissa place au feu dans ses poumons. Elle lutta pour rester, pour remonter, résister à l'attraction.

Elle vit des ombres, des ombres infimes et minuscules voler par-dessus la surface. Et elle réalisa soudain ce qui se passait. Une trouée dans l'orage avait laissé paraître le soleil, et permis l'ouverture du portail. Elle voyait les pégases, les griffons, voler au-dessus de la coque. Sunset Shimmer réalisa que le Griffonic flottait, ballotté, secoué mais toujours en une pièce.

La jeune jument songea au capitaine Alexander, aux autres griffons dans la cabine de pilotage. Elle se demanda s'il y avait des blessés, si d'autres comme elles… Puis elle sourit. Et emportée par la magie désormais, elle tendit encore la patte vers eux.

Elle s'en rappelait à présent. Ils s'en étaient tous sortis vivants.

Parce que c'était son monde. Son univers. Equestria.

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Note de l'auteur

Il s'agit d'une version alternative de la fanfiction "Le Géant", de Mimich' (avec sa permission). Il s'agit aussi d'un chapitre hors-plan de Bannie, la fanfiction du projet Hydre.

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